A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXV, 2003
LES SYSTÈMES DE VALEURS D’ENSEIGNANTS DU
SECONDAIRE SUR LA NATURE ET SUR L’ENVIRONNEMENT.
UNE ANALYSE COMPARATIVE EN FRANCE,
ALLEMAGNE ET PORTUGAL
Thomas FORISSIER, Pierre CLÉMENT
LIRDHIST, Université Lyon 1
MOTS-CLÉS : NATURE – ÉDUCATION À L’ENVIRONNEMENT – CONCEPTIONS –
ENSEIGNANTS DU SECONDAIRE – BIOLOGIE – HISTOIRE/GÉOGRAPHIE – VALEURS
RÉSUMÉ : Un questionnaire a été soumis à de futurs enseignants de Biologie et d’Histoire, dans
trois pays (France, Portugal, Allemagne) pour identifier leurs systèmes de valeurs sur la nature et l’environnement. Ces valeurs se répartissent en trois pôles : écolocentré (72 % des biologistes français), anthropocentré (67 % des biologistes allemands) et spiritocentré (70 % des biologistes portugais). Dans les 3 pays, les historiens se répartissent pour moitié dans le pôle anthropocentré, et pour moitié dans le pôle spiritocentré. Des hypothèses sont proposées pour interpréter ces résultats inattendus.
ABSTRACT : A questionnaire had been proposed to Biology and History trainee teachers, in 3
countries (Fance, Portugal and Germany), to identify their systems of values concerning Nature and Environment. These values can be categorised in 3 poles : ecolocentred (72 % of French Biologists), anthropocentred (67 % of German Biologists) and spiritocentred (70 % of Portuguese Biologists). In each of the 3 countries, the Historians are for half part in the anthropocentred pole, and for half part in the spiritocentred pole. Some hypotheses are proposed to interpret these unexpected results.
1. INTRODUCTION
L'éducation à l'environnement (EE) se caractérise à la fois par des objectifs de transmission de connaissances et par des objectifs relatifs aux attitudes des apprenants (prise de conscience, respect, responsabilisation). Ces derniers concernent des systèmes de valeurs (éthiques, comme le principe de précaution ou encore esthétiques par exemple pour l’aménagement des paysages).
Les travaux en didactiques ont jusqu’ici plutôt porté sur des valeurs consensuelles vers lesquelles l’EE doit tendre, telles que : Solidarité, Tolérance, Autonomie, Responsabilité (le système STAR évoqué par Goffin, 1992). Mais d’autres approches (philosophie, sociologie, psycho-sociologie) ont montré que les valeurs rattachées à la nature et à l’environnement sont loin d’être consensuelles, leur diversité s’enracinant dans des courants philosophiques plus ou moins anciens (Quillot, 2000). Ainsi, les enseignants ne partagent peut-être pas les mêmes valeurs sur la nature et sur l’environnement, ni celles de leurs élèves. À l’heure où l’EE (et EEDD : pour un Développement Durable) sont pris en charge par des enseignants de plusieurs disciplines, et où élèves et étudiants sont encouragés à effectuer partie de leurs études dans d’autres pays européens, il nous a semblé essentiel et urgent de mener des recherches pour mieux identifier cette diversité de systèmes de valeurs. Non pas pour les juger, ni pour favoriser certaines valeurs par rapport à d’autres. Mais pour effectuer un état des lieux qui soit un préalable à une amélioration de l’enseignement et de la formation des enseignants. En effet ces derniers, lorsqu’ils ont en charge l’EE, gagneront à devenir conscient de leurs propres valeurs, afin de ne pas en être prisonnier, de ne pas les imposer à leur insu et de mieux comprendre celles des élèves auxquels ils s’adressent.
2. CONTEXTE THEORIQUE
Si la notion de conceptions est devenue classique en Didactique de la Biologie (voir par exemple Giordan et de Vecchi, 1987), nous en précisons la définition en tant qu’interaction entre 3 dimensions, déjà décrites comme références de la transposition didactique (Clément, 1998, 2001) :
Figure 1 : C = Conceptions ; K = Connaissances ; V = Valeurs : P = Pratiques sociales
P
V
K
C
K = Les Connaissances scientifiques : issues de plusieurs disciplines dans le cas de la nature et de
l’environnement : écologie, géologie, physique, chimie, économie, sociologie, santé, droit, …
P = Pratiques sociales de référence (Martinand, 2001) : dans notre cas il s’agit aussi bien des
pratiques militantes pour la Nature et l’Environnement, que des métiers liés à leur protection et/ou utilisation.
V = Systèmes de valeurs : nous les définissons comme des représentations sociales qui guident nos
choix, attitudes et comportements : nos croyances, convictions, idéologies, positions philosophiques, éthiques, morales (assumées ou non).
Une recensement bibliographique de travaux de philosophes, sociologues, psycho-sociologues et de didacticiens (Forissier & Clément, 2002 ; Forissier, 2003) nous a permis d’identifier la diversité possible des valeurs attachées à la nature ou à l’environnement et d’en définir 7 axes à partir desquels nous avons construit un questionnaire. Nous rappelons ici ces 7 axes :
1 - Avec Homme - Sans Homme 2 - Spriritualisme - Matérialisme
3 - Approche systémique - Déterminisme causal simple 4 - Anthropocentré - Ecocentré
5 - Interventionnisme - passivité 6 - Local - global
7 - Aspects esthétiques - culturels.
3. MÉTHODOLOGIE
Le questionnaire, construit à partir de ces 7 axes théoriques, comporte 19 questions sur 4 pages (dont un choix de photos à associer à leur conception de la nature ; la demande de schématiser l’écosystème prairie à partir d’une série de mots fournie en les reliant avec le maximum de flèches ; plusieurs alternatives concernant des situations précises, pour dénombrer le nombre de positions écocentrées vs anthropocentrées ; une liste d’animaux pour cocher lesquels sont capables d’éprouver des sentiments ; etc.). Ce questionnaire est reproduit in extenso dans la thèse de Forissier (2003).
Il a été utilisé avec les objectifs suivants :
• Quels systèmes de valeurs sur l’environnement ont de futurs enseignants impliqués dans l’EE ? • Ces systèmes de valeurs sont-ils les mêmes chez des futurs enseignants de Biologie et des futurs
enseignants d’Histoire ?
• Sont-ils les mêmes dans des contextes socio-géographiques différents (par exemple France, Allemagne et Portugal) ?
Nous avons choisi d’interroger des futurs enseignants (en formation : PLC1 en France) de deux disciplines, a priori impliquées en France dans l’EE : les SVT (Sciences de la Vie et de la Terre) et l’Histoire – Géographie. Mais le découpage des disciplines différant de celui-ci au Portugal comme en Allemagne, nous avons finalement opté pour deux disciplines plus faciles à identifier dans ces trois pays : la Biologie, et l’Histoire. Nos échantillons ont été les suivants :
FRANCE PORTUGAL ALLEMAGNE
BIOLOGISTES 55 50 86
HISTORIENS 55 30 37
Les réponses ont été traitées par une ACM (Analyse des Correspondances Multiples). Nous avons présenté les caractéristiques de cette analyse qualitative à propos du traitement des réponses de notre échantillon de biologistes français à un différenciateur d’Osgood (Forissier & Clément 2002). La présente étude concerne les réponses des 313 personnes interrogées à 30 questions fermées (soit 88 modalités possibles, qui constituent les 88 colonnes du tableau qui a 313 lignes, à partir duquel est réalisée l’ACM (logiciel ADE 4).
4. RÉSULTATS
L’ACM met en évidence 3 systèmes de valeurs bien distincts, dans lesquels se répartissent de façon inégale les enseignants interrogés. Nous les avons nommés : pôle écolocentré, pôle anthropocentré et pôle spiritocentré. Le tableau ci-contre récapitule ces résultats. De façon globale, les échantillons de biologistes diffèrent très nettement d’un pays à un autre, plus des 2/3 étant dans chaque pays caractérisés par l’un des 3 pôles. En revanche, il n’y a pas de différence entre les 3 pays en ce qui concerne les échantillons d’historiens : ils se répartissent, dans les 3 cas, pour moitié dans le pôle anthropocentré, et pour moitié dans le pôle spiritocentré.
Comme le montre le tableau ci-après, chacun de ces pôles est caractérisé par certaines modalités dans les réponses, qui expriment soit le système de valeur de chacun de ces 3 pôles, soit certaines caractéristiques des échantillons interrogés (pourcentage de femmes, de croyants en Dieu, …). La forte différence des systèmes de valeurs chez les biologistes interrogés, d’un pays à un autre, ainsi que l’absence de différences entre les 3 pays chez les enseignants historiens, constituent les résultats principaux de cette recherche. Ils sont d’autant plus spectaculaires qu’ils sont étonnants : nous attendions a priori l’inverse (les mêmes valeurs chez les biologistes, mais pas chez les historiens).
Pôle écolocentré Pôle anthropocentré Pôle spiritocentré 72 % Biologistes français
Quasiment pas d’Historiens
67 % Biologistes allemands 1/2 Historiens des 3 pays
70 % Biologistes portugais 1/2 Historiens des 3 pays
Très impliqué dans la protection de l'environnement
Pas impliqué dans la protection de l'environnement
Les animaux éprouvent des sentiments Les animaux n’éprouvent pas de sentiments
Représentation cyclique d'un écosystème
Représentation linéaire d'un écosystème Non-réponse à la représentation d'un écosystème Une seule réponse écocentrée
Objectif EE : Évaluer des actions de protection de l'environnement
Objectif EE : rendre les gens capables de résoudre des problèmes
environnementaux
Objectif EE : développer des attitudes respectueuses de
l'environnement Idée de contre-nature faible Idée de contre-nature importante
Nature sauvage (photo cigogne) Nature anthropocentrée (moutons) Nature vie (photo générations) Une rivière déborde : reconstruire les
zones humides
Une rivière déborde : bétonner les berges ou construire un barrage
Une rivière déborde : ne rien faire Non croyant en Dieu Plus ou moins croyant en Dieu Croyant en Dieu Nombre d'hommes important Nombre de femmes important Nombre de femmes important
5. DISCUSSION ET CONCLUSION
Plusieurs hypothèses sont possibles pour interpréter cette interaction étonnante entre formation disciplinaire et systèmes de valeurs :
• La formation des biologistes ne prenant pas en compte explicitement les valeurs, rend leurs conceptions, leurs systèmes de valeurs, plus perméables au contexte social de chacun des pays. • La formation des biologistes, tout en se prétendant objective, dénuée de valeurs, véhicule
peut-être à son insu un système de valeurs qui serait alors différent selon les 3 pays.
• A contrario, la formation des historiens les sensibilise explicitement à l’importance des valeurs ; dès lors ils les assumeraient plus en fonction de leur formation qu’en fonction du contexte national : ce qui suggérerait que la formation des historiens les sensibiliserait aux mêmes valeurs dans les 3 pays auxquels nous nous sommes intéressés (France, Allemagne, Portugal). • Une des valeurs partagée par les historiens des 3 pays pourrait être la critique de l’utilisation
historique d’arguments biologiques pour justifier des idéologies insoutenables (racisme, nazisme, sexisme etc.). Ils rejetteraient donc toute biologisation des comportements humains. Par conception d’une biologie très déterministe (donc dangereuse) et n’ayant pas une formation scientifique suffisante pour remettre en cause cette conception de la biologie (ce dont témoigne l’absence de cycles dans leur schéma d’un écosystème), ils rejetteraient le pôle écolocentré.
Nos résultats ouvrent donc des hypothèses qui méritent d’être testées sur des échantillons plus diversifiés, ce qui va être prochainement entrepris dans le cadre d’un projet européen. Par ailleurs, ils restent à confronter aux résultats obtenus par d’autres auteurs dont les bases théoriques ne recouvraient pas entièrement les nôtres. Ainsi, des travaux allemands (Wiseman & Bogner 2003) proposent 8 axes théoriques (Man over nature, Altering Nature, Human Dominance, Balance of Nature, Intent of Support, Enjoyment of Nature, Limits to Growth, Care with Ressources) articulés autour de deux axes orthogonaux : en abscisses l’utilisation de l’Environnement (axe allant du moins vers le plus), et en ordonnées sa protection. Les trois pôles que nous avons mis en évidence ne semblent pas a priori réductibles à ces deux axes. Là encore, les recherches qui démarrent nous permettront de trancher.
BIBLIOGRAPHIE
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