POSTURES DANS LES EXPÉRIENCES DU VIVANT
ET DE LA MATIÈRE
Maryline COQUIDÉ
Université et IUFM Rouen, GDSTC/LIREST ENS Cachan, France
MOTS-CLÉS : EXPÉRIENCES - POSTURE EMPIRIQUE - POSTURE EXPÉRIMENTALE – ENJEUX ÉDUCATIFS
RÉSUMÉ : Une approche historique et épistémologique de la construction d’un rapport expérimental au monde permet d’établir et de comparer des idéaux de posture empirique et de posture expérimentale selon différentes dimensions. Les formes et les fonctions des expériences scolaires sont étudiées et un tableau comparatif des perspectives expériencielles, empirique contrôlée et expérimentale des pratiques didactiques est proposé.
SUMMARY : The history of science shows how a construction of an experimental relationship to the world has requested the overcoming of several obstacles, and I suggest comparing empirical and experimental attitude. Then, I present different forms and functions of experience and experiment at school and I distinguish "experiencial" attitude, control empirical attitude and experimental attitude.
1. INTRODUCTION
Représentant souvent un incontournable de toute éducation scientifique et technique, les activités éducatives expérimentales peuvent prendre des formes diversifiées d'investigation ou d'illustration de concept. Mais elles posent actuellement de nouveaux problèmes pédagogiques et didactiques, avec le renouvellement de l'instrumentation, la nécessité de prendre en compte de multiples contraintes : pratiques, économiques, éthiques et sécuritaires. En outre, ces formes sont souvent conçues comme devant répondre à des finalités multiples, qui sont parfois divergentes, ce qui conduit à des difficultés supplémentaires (Coquidé, 1998). Face à ces difficultés, et pour éviter d'avoir à trancher entre des options différentes, certains envisagent de renoncer aux pratiques expérimentales, de favoriser des pratiques essentiellement documentaires, ou d'avoir recours uniquement à des activités de traitement de données. Pourquoi faire expérimenter si les résultats parfois diffèrent de ce qu’il y a dans les livres ? Pourquoi envisager des activités pratiques, coûteuses et contraignantes dans l’organisation du temps scolaire, si les avis divergent quant à leur impact ?
Il s'agit de considérer les "expériences", au pluriel, et avec les deux significations de experience ou experiment en anglais, de Erfahrung ou d'Experiment en allemand, et de ce que l'on pourrait dénommer expérienciation et expérimentation scientifique en français. Les enjeux éducatifs apparaissent multiples. Les recherches didactiques et médiatiques se centrent, le plus souvent, sur l'acquisition de savoirs, et en particulier les savoirs conceptuels. Les expériences sont abordées comme contribuant au référent empirique (Martinand, 1986), dans la construction de ces savoirs, ou comme mise à l’épreuve des modèles conceptuels. Dans les recherches, relatives à l'expérimentation scientifique, les questions concernant l'acquisition de démarches ou de compétences techniques sont également fréquentes. Mais une interrogation sur les expériences dans l'éducation scientifique peut aussi prendre en charge bien d'autres aspects, tels les aspects instrumentaux et les aspects de rapport au monde.
2. LA CONSTRUCTION D’UN RAPPORT EXPÉRIMENTAL AU MONDE
2.1 Différents rapports à un monde « qui résiste »
On peut rappeler que, historiquement, les premiers rapports de l'Homme au monde ont relevé d'un fondement essentiellement utilitaire. Ce rapport utilitaire a permis l'établissement de tout un ensemble de connaissances empiriques, par exemple pour l'agriculture, l'élevage, la chasse ou bien encore l'artisanat (Salomon-Bayet, 1978). Avec la constitution des sciences dites "expérimentales", tout au long du XVIIe siècle pour l'Occident cartésien, s'est peu à peu construit un rapport expérimental au vivant et aux phénomènes naturels, qui se distingue d'autres rapports que l'homme peut établir au monde, tel un rapport pratique ou un rapport symbolique, même si ces différents rapports peuvent interagir entre eux.
Mais le réel ne se laisse pas facilement manipuler ni conceptualiser, et cette « résistance » a conduit la communauté scientifique à relever de multiples défis : défis intellectuels et techniques, mais aussi défis
éthiques et sociaux. Une rationalité expérimentale nécessite d'articuler un système matériel et un système intellectuel et ne peut jamais se réduire à la seule logique, ou s'enfermer dans une méthode dite "expérimentale" avec :
- l'importance qui doit être donnée à la matérialité et à l’instrumentation, - l'importance des dynamismes entre divers moments,
- l'importance des multiples écrits (carnets de laboratoire, comptes rendus expérimentaux, inscriptions diverses...).
Ce qui conduit à une vision élargie de l'expérience scientifique, très éloignée de tout dualisme théorie/pratique, et qui intègre de façon très interactive expérimentation, modélisation, mise en œuvre de techniques, démarche d'enquête et observation active (Legay, 1997).
2.2 Perspective empirique et perspective expérimentale
Une analyse épistémologique m'a conduit à lister et à comparer les différentes dimensions en jeu dans une posture empirique, et dans une posture expérimentale. Toutes ces dimensions, rassemblées, représentent ce que je pourrai qualifier « d’idéaux » de posture empirique, et de posture expérimentale (document 1, page suivante). Elles concernent :
- le lieu d'investigation,
- l'étude de phénomène naturel ou la création de phénomène artificiel, - les principaux efforts déployés,
- le qui conduit aux méthodes développées, - les connaissances visées selon les postures,
- enfin, chaque posture a recours à des formes d'écrits spécifiques (Licoppe, 1996).
Dans chacun de ces idéaux, l'ensemble des dimensions forme une cohérence, mais chaque dimension peut, aussi, représenter soit une aide, soit un obstacle dans la construction d'un savoir scientifique. Il ne s’agit pas de hiérarchiser ces différentes perspectives, mais de mieux comprendre la cohérence de chacune et leurs articulations dans toute investigation, tout processus de recherche nécessitant des moments empiriques parfois très longs.
2.3 Rapport expérimental au vivant
Un rapport expérimental au monde conduit à la construction d'une rationalité expérimentale, mais d’autres relations sont à considérer. Ainsi, la construction d’un « rapport expérimental au vivant » ne se situe ni dans la conscience, la perception et l’émotion du sujet expérimentateur seul, ni dans l’objet biologique seul, mais bien dans une mise en relation spéciale qui est un « rapport expérimental », et l’expérimentation biologique a nécessité de dépasser de multiples obstacles théoriques, éthiques et pratiques.
Comment les pratiques didactiques peuvent-elles prendre en compte cette construction d'un rapport expérimental au monde ?
Document 1 : Tableau comparatif perspective empirique et perspective expérimentale
Perspective empirique Perspective expérimentale
- La nature et les pratiques sociotechniques - Le vécu et le rapport pratique aux objets, la description d'objets et de phénomènes - Le familier et le naturel
- Effort de catégorisation
- Collecte d'observations et manipulations - Données hors cadre théorique
- Savoirs et pratiques empiriques inclus ou issus des pratiques sociales
- Recherche de régularités - Corrélations empiriques - Faits curieux et faits utiles
- Récits et descriptions, recettes et formules, rapport d'expérience chronique
- Une pratique sociotechnique : le laboratoire - Le détour et le rapport construit aux objets, la création de phénomènes
- L'artificiel
- Effort d'analyse, d'objectivation et de mesure - Expérimentation
- Données avec cadre théorique
- Mise au point de pratiques empiriques reproductibles et application
- Recherche d'invariants - Relations causales
- Faits exacts reproductibles - Comptes rendus expérimentaux, rapport d'expérimentation méthodique
3. ENJEUX ÉDUCATIFS
3.1 Formes et fonctions des expériences scolaires
Soulignons, tout d'abord, que vivant et matière, loin de se confondre ou de s'absorber l'un par l'autre, représentent deux domaines d'investigation complémentaires pour le développement d'une rationalité expérimentale dans l'éducation scientifique. Soulignons, ensuite, les formes diversifiées des expériences du vivant et de la matière : différentes formes scolaires, de la maternelle à l'Université, et différentes formes non scolaires, par exemple dans les musées et dans les associations de culture scientifique. Ces formes correspondent à des fonctions d’investigation ou d’illustration des expériences. Rappelons l'importance de la constitution d'une « propédeutique d'expériences » partagées par les élèves, en reprenant les termes de Louis Legrand (1980). Avec l'exploration et l'appropriation du monde, la découverte du vivant et de la matière, la familiarisation pratique à des objets et à des phénomènes scientifiques, l’élève peut construire une première représentation du monde, mais aussi de se rendre "étranger" ces phénomènes, qu’il considérait comme « familiers », afin de développer un questionnement scientifique et mettre à l'épreuve ses premières représentations. Les expériences et les expérimentations peuvent représenter aussi, dans les enseignements scientifiques, les références empiriques, nécessaires pour la mise à l'épreuve à la validation des savoirs conceptuels et des modèles.
3.2 Articulation de différentes postures
J'ai analysé (Coquidé, 2000) que ces formes pouvaient privilégier 3 postures : une posture d'expérience « vécue » ou « expériencielle », une posture empirique, plus ou moins contrôlée et systématique d'exploration et d'enquête, et une posture expérimentale. Le détour par l’analyse historique et épistémologique avait permis de comparer posture empirique et posture expérimentale. En revanche, la posture que je désigne ici comme « expériencielle » n’a pas été abordée par ce détour et apparaît comme une nécessité éducative (document 2, voir page suivante). Chaque posture présente une cohérence dans ses visées, dans les tâches scolaires, dans les efforts développés et dans les écrits sollicités. Mais surtout, il serait nécessaire de mieux comprendre les dynamismes qui se mettent en place entre ces différents moments, de mieux analyser les continuités ou les ruptures, de mieux comprendre les articulations (temporelles ou dans les renversements didactiques que représentent les finalités de découverte ou bien d'appropriation d'un concept par les apprenants).
4. POUR ÉLARGIR LE DÉBAT
Il s'agirait aussi de mieux comprendre des dynamismes plus "fins" et à plus petite échelle. Par exemple, avec le développement du monde virtuel et les logiciels de simulation, comment s'établissent les relations entre expérimentation, simulation et modélisation ? Comment interagissent, dans les investigations, recherche documentaire et recherche expérimentale ? Comment apparaissent les rapports à l'instrumentation et aux écrits dans ces pratiques ? De nombreuses autres recherches didactiques seraient à entreprendre.
BIBLIOGRAPHIE
COQUIDÉ M., Le rapport expérimental au vivant, Mémoire d’HDR : Université d’Orsay Paris-sud, 2000.
COQUIDÉ M., Les pratiques expérimentales : propos d’enseignants et conceptions officielles, Aster, 1998, 26, 109-132.
LEGAY J.-M., L’expérience et le modèle. Un discours sur la méthode, Paris : INRA éditions, 1997. LEGRAND L., Freinet aujourd’hui. Perspectives, 1980, X (3), 389-390.
LICOPPE C., La formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Paris : La Découverte, 1996.
MARTINAND J.-L., Connaître et transformer la matière, Berne : Peter Lang, 1986.
SALOMON-BAYET C., L’institution de la science et l’expérience du vivant, Paris : Flammarion, 1978.
Document 2 : Tableau comparatif des pratiques didactiques du rapport expérimental au vivant. Perspectives expériencielle, empirique contrôlée et expérimentale
Perspective expériencielle Perspective empirique contrôlée
Perspective expérimentale
Établir des relations au vivant Constituer
un référent empirique
Élargir le référent empirique, si possible étendre le domaine d'application
des constructions
conceptuelles et modélisantes Découvrir le vivant et
des pratiques sociotechniques
Décrire et catégoriser le vivant S'approprier des pratiques et des savoirs empiriques
Expliquer et modéliser le vivant
Explorer les domaines
de validité des constructions conceptuelles
Appliquer des techniques Le vécu et la familiarisation
pratique aux objets et aux phénomènes
Le vécu et le rapport pratique aux objets et aux phénomènes
Le construit et le rapport construit aux objets, la création de phénomènes Actions, imitation et manipulations Constats Manipulations organisées Collecte d'observations Expérimentation Observations contrôlées
Données hors cadre théorique Données avec cadre théorique
Effort de catégorisation et d'attribution
Effort d'analyse et d'objectivation
Découverte d'attributs Recherche de régularités
Corrélations empiriques
Recherche d'invariants, de relations fonctionnelles et causales. Modélisation Dessins, récits (oral et écrit) Descriptions, comparaisons
et classements Rapport d'expérience chronique Comptes rendus expérimentaux Rapport d'expérimentation méthodique