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La déviance à l'ère d'internet : le cas des communautés en ligne de barebackers et leur discours

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La déviance à l’ère d’internet :

Le cas des communautés en ligne de barebackers et leur

discours

Mémoire

Nicolas

S

AUCIER

Maîtrise en sociologie

Maître ès arts (M.A)

Québec, Canada

(2)
(3)

III

Résumé

Ce mémoire traite du discours entourant le barebacking, c'est-à-dire les relations sexuelles délibérément non protégées entre hommes, la sexualité et la santé dans un espace en ligne réservé que se sont créé les pratiquants du barebacking où ils se réunissent, échangent plus librement et, ce faisant, construisent un discours lié à leur pratique. Le discours des barebackers porte sur la liberté sexuelle et la déviance, mais aussi sur le choix éclairé et la responsabilité de l‟individu en ce qui a trait à sa santé. L‟analyse montre que le barebacking ne signifie pas une prise de risque inconsciente, qu‟il faut faire ce choix de façon éclairée et que le barebacking n‟est pas là pour répandre des maladies. La santé des barebackers leur tient à cœur et ils sont bien informés des risques qu‟ils prennent et de la manière de les limiter le plus possible tout en continuant leur pratique.

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Table des matières

Résumé ... III Table des matières ... V

Introduction ... 1

Qu‟est-ce que le barebacking? ... 2

La montée du barebacking ... 6

Bugchasers versus barebackers ... 7

Pourquoi étudier le barebacking? ... 8

Structure du mémoire ... 10

Chapitre 1 : La déviance et la norme ... 13

La déviance et le contrôle social ... 17

La norme ... 22 Le santéisme (healthism) ... 25 La classe moyenne ... 28 La (sur)médicalisation ... 28 La responsabilité individuelle ... 30 La consommation ... 31

Les pratiques dites «à risque» comme stigmate ... 32

Chapitre 2 : la communauté en ligne ... 35

Les communautés en ligne ... 37

La carrière déviante et la communauté de déviants ... 41

Question de recherche ... 44

Chapitre 3 : Méthodologie ... 47

Présentation de la stratégie de recherche ... 47

Le choix du terrain d'enquête ... 49

Présentation du terrain d'enquête ... 52

Méthode et techniques d'analyse ... 55

Limitations et biais ... 56

Chapitre 4 : motivations et plaisirs liés au barebacking ... 59

Un désir irrépressible ... 59

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VI

Un souci d'«authenticité» et de «naturel» ... 63

L'«obsession» pour le sperme ... 66

La quantité ... 67

Les qualités ... 69

Les pratiques ... 70

Chapitre 5: Le discours du barebacking comme déviance ... 75

La libération sexuelle ... 76

Célébration de la déviance ... 79

BDSM ... 80

Les jeux de groupe ... 83

L’urophilie ... 85

Difficulté à vivre la déviance ... 87

Chapitre 6 : Santé, normes et prise de risque dans le discours des barebackers ... 95

Les réticences ... 96

Bugchasing ou le désir d‟infection ... 99

Un discours sur la santé ... 107

Responsabilisation de l'individu ... 108

Cadrage et contrôle de la sexualité ... 116

La vision holiste de sa santé ... 119

Conclusion ... 123

Héros et zéros ... 126

Retour sur les buts de la recherche ... 127

Les apports pour la santé publique ... 129

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Introduction

Plusieurs études (Doods, 2000; Clark, 2001; Bellis, 2002; Clutterbuck, 2001; Mattison, 2002 et Lewis, 2001 dans Crossley, 2004) effectuées dans plusieurs communautés gaies en Occident tendent à démontrer qu‟il y a, depuis quelques années, un intérêt grandissant pour les pratiques sexuelles dites «à risque» et une lassitude pour les pratiques impliquant de prendre des précautions en regard de la santé sexuelle (safesex) dans ces communautés. Ce phénomène est mis en évidence par une pratique appelée le barebacking.

Les individus pratiquant le barebacking sont appelés des barebackers. Les individus s‟opposant ouvertement au barebacking, comme je l‟expose dans un chapitre ultérieur, seront appelés, dans le cadre de ce mémoire, des individus anti-barebacking ou, pour faire plus court, des «anti-barebacking». Finalement, à l‟inverse des anti-barebacking, les pro-barebacking sont des individus qui adhérent au discours des barebackers, qui véhiculent eux-mêmes ce discours, voient positivement la pratique et vont même jusqu‟à la promouvoir, tout cela sans pour autant la pratiquer eux-mêmes. Les pro-barebacking, comme nous allons le voir en analysant leur discours, ont un fort désir de prendre part à la pratique mais se retiennent pour plusieurs raisons. Ils la vivent plutôt à travers le fantasme et la pornographie dite bareback. Cela ne les empêche pas de fréquenter les mêmes milieux en ligne.

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Qu’est-ce que le barebacking?

Il y a plusieurs définitions du barebacking, formulées par des individus le pratiquant ou travaillant sur le sujet, qui diffèrent les unes des autres. Toutes ces définitions ont tout de même en commun de désigner les relations sexuelles délibérément non-protégées entre hommes. Nous avons donc, dans cette définition préliminaire, deux éléments très importants du barebacking comme pratique sexuelle : la sexualité entre hommes et le refus délibéré de protection sexuelle.

Quand on parle de barebacking, on parle inévitablement d‟homosexualité masculine. Le barebacking ne semble pas être une pratique répandue, voire même présente, dans les relations hétérosexuelles. Il y a certainement des relations sexuelles non protégées dans les pratiques sexuelles entre homme et femmes, mais ces pratiques ne sont pas l‟objet d‟un discours particulier qui leur donnerait une certaine unité. Elles ne sont pas associées au barebacking comme nous le verrons dans ce mémoire, d‟autant plus que, dans les relations hétérosexuelles, l‟utilisation du condom est aussi associée à la contraception, une préoccupation absente des relations homosexuelles. Pour les mêmes raisons, le barebacking ne s‟applique pas non plus à l‟homosexualité féminine. Les relations sexuelles entre femmes étant vues comme peu risquées du point de vue de la santé, les lesbiennes sont rarement visées par les interventions des organismes de santé publique et le condom y est très discuté. Même si elles ont leurs propres préoccupations en matière de santé sexuelle, le condom n‟en fait pas partie, ou très peu, et ne peut donc devenir un symbole à rejeter comme il l‟est dans l‟homosexualité masculine.

Étant étroitement lié aux relations homosexuelles masculines, le barebacking est presque indissociable de la culture gaie et de l‟identité qui s‟y rattache. Pourtant, il est très important, dans une recherche comme celle-ci, de faire la distinction entre l‟homosexualité comme pratique sexuelle et l‟identité gaie bisexuelle et pansexuelle : un individu, dans le cas qui nous intéresse ici, un homme, peut s‟identifier comme gai ou bisexuel ou pansexuel

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sans jamais avoir eu de relation sexuelle avec quelqu‟un du même sexe1 et, inversement, un individu peut se considérer hétérosexuel tout en ayant régulièrement des relations sexuelles avec d‟autres individus du même sexe. Ainsi, dans les recherches sur le barebacking, surtout celles plus axées sur les aspects de santé que sur les aspects sociaux, il est plus question d‟hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH) traduction de « men who have sex with men » (MWHSWM [Crossley, 2001, 2002, 2004] ou MSM [Halkitis, Parson et Wilton, 2003]). Ce concept permet d‟inclure tous les hommes s‟adonnant à des pratiques homosexuelles peu importe leur orientation sexuelle.

L‟autre élément qui ressort de cette définition commune et préliminaire dans ce mémoire est le refus conscient et délibéré des barebackers d‟avoir recours à des pratiques sexuelles dites sécuritaires (sécurisexe [safesex]) et, plus particulièrement, de porter le condom. Cet élément est parfois central à certaines définitions données du barebacking, comme chez Farber (1999) « […] the performance of conscious premedited unprotected anal intercourse », ou Crossley (2002) : « […] the conscious informed, deliberate decision to engage in unsafe sex […]. » Dans d‟autres définitions, cet élément est moins directement présenté, mais néanmoins, toujours présent. La simple absence de protection, du condom, ne semble pas être suffisante pour qu‟une pratique soit considérée comme étant du barebacking. Il faut qu‟il y ait un choix prémédité de ne pas utiliser de condom, de prendre des risques et, ce faisant, une norme est transgressée, celle qui veut qu‟on ne devrait pas mettre sa santé en danger. Vu l‟importance de l‟intentionnalité des acteurs dans le barebacking, une relation sexuelle pendant laquelle le préservatif aurait failli à sa tâche, en déchirant par exemple, n‟est pas considérée comme du barebacking. Bien que le risque soit tout aussi présent, sous une forme accidentelle, l‟absence d‟intention des partenaires sexuels donne une tout autre dimension à la relation. La place prépondérante de l‟intentionnalité dans le barebacking est très bien illustrée dans les médias pornographiques homosexuels. On peut constater des appellations différentes utilisées pour référer aux films pornographiques présentant des scènes sans condoms selon l‟époque de production. Le descriptif «bareback» est presque exclusivement utilisé pour les œuvres pornographiques qui ont été produites à la fin et après ce que Crossley (2004) appelle la crise du sida ou l‟ère du sida (the era of AIDS), soit du milieu des années 1980 jusqu'à maintenant, une période

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caractérisée par l‟instauration du port du condom comme norme sexuelle dans les milieux gais. Les productions pornographiques datant de l‟ère pré-sida (pre-AIDS) (Crossley, 2004), quant à elles, portent plus souvent sur leur couverture ou dans leur titre, pour les vidéos en ligne on utilise descriptif «vintage», quand l‟absence de condom ne parait pas ou importe peu, ou le descriptif «pré-condom» qui met l‟accent sur cette absence «normale» de condom. Ces films pornographiques classés «pré-condoms» ne sont pas censurés aujourd'hui, car, bien qu‟il y ait absence de condom, cette absence n‟est pas vue comme une transgression de la norme actuelle de protection de la santé puisque, à l‟époque, le sida n‟existait pas et, donc, le condom était surtout une protection contre la fécondité chez les hétérosexuels et n‟était pas utilisé par les gais. Ceci explique aussi pourquoi ces films dépassés dans leurs référents culturels et dont la qualité visuelle et technique est de loin inférieure à la qualité des films produits actuellement, ont été transférés en numériques et se vendent encore.

La pénétration anale est un autre élément fortement lié au barebacking et qui ressort dans la majorité des définitions du barebacking. Bien que la pénétration anale ressorte dans toutes les définitions, seulement certaines considèrent également les rapports oraux non protégés comme constituant des pratiques de barebacking. Il est vrai que les organismes de santé publique et leurs interventions ne sont pas aussi sévères sur le port du condom lors de relations sexuelles orales, surtout en rapport au VIH/sida, le sexe oral reste tout de même considéré comme comportant des risques (MSSS, 2011).

Même pour les barebackers l‟acceptation du sexe oral comme forme de sexualité bareback est sujette à controverse. Vu que, dans le cas des relations sexuelles orales, le risque de contagion d‟infections transmises sexuellement et par le sang (ITSS) (autrefois appelées maladies transmises sexuellement ou MTS) et, surtout, du VIH/sida2, est vu comme moyen ou faible, le sexe oral semble être plus souvent considéré comme «bareback» dans les cas de rapports sexuels oraux entre partenaires sérodiscordants3. Ceci

2 Pour le dire simplement, le VIH (virus d‟immunodéficience humaine) et le sida (syndrome

d‟immunodéficience acquise) sont la même maladie dans un état dormant ou latent (VIH) ou actif (sida). Les individus infectés et porteurs du virus sont appelés «séropositifs» et ceux souffrant de la maladie, des «sidéens».

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montre bien la place importante du risque et de la déviance à la norme de santé dans la pratique du barebacking.

Plusieurs autres définitions ajoutent que le barebacking serait une relation sexuelle avec un partenaire inconnu, peu connu ou dont l‟état de santé sexuelle est inconnu, selon les définitions. Mais, parallèlement, la santé publique tient un discours disant que le quart4 des individus porteurs d‟ITSS ignorent leur état, faisant de n‟importe qui, connu de l‟individu ou non, un danger potentiel, même si ce dernier est récemment testé et prêt à jurer qu‟il n‟a aucune ITSS5. En d‟autres mots, selon les organismes de santé publique, l‟état de santé sexuelle de quelconque partenaire, et de soi-même, est toujours inconnu à un certain degré, donc, il y a toujours un risque. Cette précision ne vise pas tant à mettre l‟accent sur l‟aspect dangereux et risqué du barebacking, mais plutôt à exclure les couples monogames mutuellement exclusifs et testés ayant des relations sexuelles non protégées. Ces couples monogames, bien qu‟ils n‟utilisent plus le condom ne sont pas pour autant considérés comme des barebackers, car ils agissent conformément aux normes en matière de santé.

Finalement, la définition du barebacking qui semble faire l‟unanimité et que j‟utiliserai va comme suit : une pratique homosexuelle masculine comportant des relations sexuelles anales délibérément non-protégées avec un ou des partenaires dont l‟état de santé sexuelle est inconnu.

Le terme «barebacking» est un emprunt du vocabulaire de l‟équitation et du rodéo où il désigne l‟action de monter à cheval sans utiliser de selle. D‟autres termes sont parfois utilisés dans le langage populaire québécois et «international-internet» pour référer au barebacking comme «raw», «à cru» ou «à sec», «BB» (ou «B/B»), «seeding», «breeding» (ces termes faisant clairement référence à la fertilité et l‟absence de préservatifs), «au naturel», «skin-to-skin» ou «peau-sur-peau» (des termes qui rapportent à une idée de

4 27% en 2007 selon l‟Actualité en épidémiologie sur le VIH/sida (novembre 2007) publiée par l‟Agence de

santé publique du Canada. Page 9.

5 Par exemple, pour les tests de dépistage du VIH, la technologie actuelle ne peut détecter les infections

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sensation plus «authentique», «vraie») et, bien sûr, «sexe non protégé», «unsafe sex», «sans condom», etc. Malgré ces autres appellations, le terme bareback/barebacking reste le plus répandu y compris dans la francophonie québécoise.

La montée du barebacking

Crossley, dans son texte « Making sense of „barebacking‟: Gay men‟s narratives, unsafe sex and the „resistance habitus‟ » (2004), aborde le barebacking en tant que phénomène social. En se basant sur ses recherches antérieures sur le sujet, Crossley voit quatre raisons à l‟émergence du barebacking en occident :

Premièrement, les avancées médicales et, plus précisément, la découverte des inhibiteurs de protéases utilisés dans les traitements de contrôle du VIH, ont fortement diminué les effets négatifs du sida, en faisant une maladie chronique, certes, mais contrôlable qui n‟est plus mortelle.

La deuxième cause découle de la précédente : les jeunes gais seraient plus enclins à avoir des relations sexuelles non protégées parce qu‟ils n‟ont jamais été témoin des ravages de la crise du sida (fin des années 1970 au milieu des années 1990) et de la souffrance qui lui est liée. Cette nouvelle génération ne partage pas les mêmes préoccupations que la génération précédente et tend à voir la sexualité différemment.

Troisièmement, le barebacking serait utilisé dans les couples gais, surtout chez les jeunes comme une expression d‟amour, d‟intimité et d‟engagement. Ainsi, laisser tomber les protections symbolise une confiance certaine envers l‟autre, qu‟on lui confie sa santé et sa vie. La relation non protégée est ainsi utilisée pour marquer une transition à un couple plus engagé et officiel.

Finalement la quatrième et plus importante raison de la montée du barebacking selon Crossley (2004) est le phénomène culturel de résistance (cultural „reactance‟). Les campagnes et interventions visant à diminuer les cas de VIH/sida chez les gais auraient mal

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été faites poussant trop et mal le sécurisexe, en faisant peu de nuance quant aux risques d‟infection et prônant principalement la réduction des risques au minimum (ce qui se résume par «Condom! Condom! Condom! Partout et tout le temps!») sans jamais donner d‟information qui permettrait aux individus de calculer leurs prises de risques et d‟agir en conséquence. Ceci a résulté en un désintérêt pour ce sujet trop souvent abordé, « […] an increasingly hostile and sceptical stance towards the continuing and relentless efforts of health promoters. » (Crossley, 2004, p.227). Pour Crossley, cette réaction est en continuité des luttes de la diversité sexuelle qui, depuis longtemps, se bat pour faire reconnaitre une plus grande diversité et une plus grande liberté dans les pratiques sexuelles. Crossley parle donc, effectivement, du barebacking comme une déviance, une forme de résistance envers les normes sociales de sexualité telles que véhiculées dans la société, entre autres, à travers le santéisme. C‟est « […]a kind of symbolic act of rebellion and transgression which they [les barebackers] are not necessarily aware of. » (Crossley, 2004, p.227)

Bugchasers versus barebackers

Quand il est question de barebacking, les gens ont tendance à mélanger les bugchasers et les barebackers comme s‟il s‟agissait du même groupe d‟individus. Les bugchasers sont des individus cherchant à contracter des maladies, plus particulièrement le VIH/sida, ou, du moins, qui se présentent comme tels. Ces deux groupes sont souvent confondus, car ils fréquentent les mêmes lieux, ils s‟opposent tous deux à des normes de santé et les deux rejettent le sécurisexe. Ainsi, les bugchasers utilisent parfois le barebacking pour arriver à leurs fins, adhèrent parfois au discours bareback et peuvent être considérés comme des barebackers. Or, tous les barebackers ne sont pas pour autant des bugchasers.

Nous aborderons plus en profondeur la différence entre ces deux groupes et les motivations de chacun d‟eux dans le septième chapitre. D‟ici là, il est important de comprendre que ce sont deux groupes différents qui ne s‟apprécient pas nécessairement et de retenir que les barebackers ne sont pas des individus qui cherchent les maladies.

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Pourquoi étudier le barebacking?

Le but premier de la plupart des études sur le barebacking est de mieux connaître le phénomène en vue de le combattre et d‟y mettre fin. Il faut dire aussi que la majorité des études sur le barebacking sont financées par des organismes de santé publique. Cette motivation est, certes, louable, car on ne peut nier les ravages des ITSS et, plus précisément, dans le cas qui nous intéresse et pour sa fatalité, du VIH/sida. Bien que je comprenne le but de ces études et que je déplore les conséquences du barebacking (c'est-à-dire la maladie et la mort), je ne souhaite pas, avec ce mémoire, contribuer à ces entreprises visant l‟éradication du barebacking. Ce choix est motivé par le fait que pour combattre ce phénomène, comme toute autre déviance, il faudrait d‟abord discréditer les barebackers. Face à la norme, des pratiques comme le barebacking « […] symbolize, controversely, lack of control, „badness‟, „immorality‟ and „irresponsability. » (Crossley, 2002, p.49) Ainsi, dans ces études «anti-barebacking», qu‟elles soient en psychologie, en santé ou en sciences sociales, les barebackers sont souvent présentés comme des êtres irrationnels, autodestructeurs, qui n‟ont pas conscience des dangers de leurs pratiques, désirant faire du mal aux autres, à la société ou à eux-mêmes, accros au sexe ou au risque (donc, encore, irrationnels ou dirigés par des pulsions irrationnelles). Cette perspective s‟inscrit dans une logique simpliste qui occupe une place centrale en santé publique et qui « […] produce an image of the individual that is overly rational and fails to takes [sic.] sufficient account of the complex interrelations between psychology, health issues and the sociocultural and moral environment in which people live. » (Crossley, 2004, p.226) Cette façon de voir les individus qui adoptent une pratique déviante est, selon Howard Becker (1963), une étape normale de l‟imposition d‟une norme : ceux (des individus ou des institutions) qui souhaitent voir une norme appliquée, dans ce cas-ci, différents agents de la santé publique et d‟autres, doivent attirer l‟attention sur les potentiels déviants, les barebackers, les discréditer et mettre l‟accent sur l‟horreur6 de leurs actes.

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Je ne souhaite évidemment pas, dans ce mémoire, prendre cette tangente. Becker, dans Outsiders : études de la sociologie de la déviance (1963) n‟encourage pas, déconseille même, dans les recherches en sciences sociales, les points de vue «anti-déviants». Pour lui, inspiré par Hebert Blumer « […] nous devons prendre le point de vue de la personne ou du groupe (« l‟acteur ») dont le comportement nous intéresse, et comprendre le processus d‟interprétation à travers lequel il construit ses actions. » (Becker, 1963, p.194-195) Mais Becker déplore aussi que, dans les études sociologiques de la déviance, les déviants sont « soit des héros, soit des scélérats » (Becker, 1963, p.198) et qu‟il faut éviter ces deux extrêmes. Ainsi, je ne veux pas combattre le barebacking et y mettre fin ni présenter les barebackers comme des paladins vertueux ou des martyres, mais simplement comprendre la logique des barebackers, l‟univers de sens dans lequel ils s‟insèrent.

Pour cela, je préfère me laisser guider par le point de vue proposé par Michele L. Crossley (2001, 2002, 2004), selon lequel les barebackers sont des hommes rationnels qui donnent un sens à leur pratique, qui partagent ce sens, lequel diffère de celui que donnent les entrepreneurs moraux ou la société en général à cette pratique. Autant pour étudier le barebacking que d‟autres déviances allant à l‟encontre de la santé comme l‟anorexie, l‟automutilation, le sadomasochisme, la consommation de drogues, de cigarettes, etc., il est important, même nécessaire « […] to develop a „deeper‟ explanation of the connection between health, individuals and their social world. » (Crossley, 2002, p.49) En d‟autres mots, il s‟agit de faire le lien entre (1) la santé qui fait acte de norme par l‟entremise du santéisme que nous verrons plus tard, (2) les individus qui sont les barebackers, et (3) les communautés de pratique qui constituent leur monde social.

Une autre motivation pour étudier le barebacking me vient de Howard Becker qui, dans son livre Outsiders : études de la sociologie de la déviance (1963 [1985]), parle de l‟importance d‟étudier les différentes déviances, de les répertorier et de bien les étudier. Selon lui, la déviance est un aspect très important de la société et de la vie humaine et les études sur le sujet posent souvent problème et sont peu nombreuses. Près de 50 ans plus tard, ceci ne semble plus vraiment être le cas, les recherches sur la déviance et les différentes déviances sont maintenant nombreuses. Toutefois, celles sur le barebacking sont rares et une de plus ne peut pas nuire. Puis, parce que les études sur les différentes

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déviances manquent en qualité : nous, qui travaillons sur la déviance, devons souvent travailler « […] à partir d‟études fragmentaires et de comptes rendus journalistiques, sans pouvoir fonder nos théories sur une connaissance adéquate des phénomènes que nous essayons d‟expliquer. » (Becker, 1963, p.190) De nos jours, ceci n‟est plus si vrai pour plusieurs déviances, mais, dans le cas du barebacking, le journalistique et même le sensationnel produisent encore plus sur ce nouveau phénomène que les milieux académiques. Par ce mémoire, je veux donc enrichir les études sur la déviance en contribuant en quantité, en produisant du savoir sur le barebacking comme déviance, et en qualité (du moins je l‟espère) en documentant un sujet qui est, pour l‟instant, principalement traité en santé publique ou de manière journalistique (cherchant souvent à exposer l‟horreur et l‟exotisme).

Ainsi, en étudiant le barebacking, je veux montrer comment, dans le contexte du développement des interventions de l‟État en santé publique et, plus particulièrement, face au santéisme en tant que norme sexuelle, étudier le barebacking permet, par la marge, d‟éclairer les rapports à la norme et leur fonctionnement, de même qu‟il permet de comprendre cette forme de déviance.

Structure du mémoire

Ce mémoire se divise en 2 parties. Dans la première partie, je place les bases pour comprendre le forum de Bareback.com, les barebackers et les pro-barebacking qui y participent et pour procéder à l‟analyse de leurs échanges sur ce forum. Cette partie, plus théorique comprend le chapitre 1 qui porte sur la norme et la déviance dans lequel je définis et discute de la déviance, de ses caractéristiques et de ce qu‟est la carrière déviante. J‟aborde également la norme, le lien entre la norme et la déviance et, plus spécifiquement, la norme qui nous intéresse dans le cas du barebacking, c‟est-à-dire, le santéisme. Dans le chapitre 2, je discute de la notion de communauté et de la manière de penser les communautés de barebackers qui sont à la croisée de plusieurs phénomènes : la communauté de déviants, la communauté de pratique et la communauté en ligne. J‟aborde

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plus particulièrement le phénomène des communautés en ligne afin de bien comprendre la place que prend ce type de communautés dans les expériences individuelles et d‟éclairer la nature du lien social qui est en jeu dans les échanges en ligne. Au terme de cette partie, j‟expose la question de recherche.

La deuxième partie, qui regroupe les derniers chapitres, présente la démarche empirique menée principalement dans le forum de Bareback.com. Le chapitre 3, dédié à la méthodologie, jette les bases de cette démarche empirique. J‟y explique la stratégie d‟enquête mise en œuvre et je présente les données utilisées, plus exactement les différentes parties du site de Barback.com, le fonctionnement du forum de Bareback.com de même que les autres sites et les blogues qui ont fait l‟objet de l‟analyse. Dans les chapitres 4, 5 et 6, qui sont le cœur de ce mémoire, je développe l‟analyse du discours des barebackers et pro-barebacking comme relevé dans leurs échanges sur le forum de Bareback.com et dans les autres sites. L‟analyse est divisée en trois parties : les motivations et plaisirs liés au barebacking, des éléments primordiaux qui traversent et colorent tout le discours des barebackers (chapitre 4), le discours sur la déviance (chapitre 5) et le discours sur la santé (chapitre 6).

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Chapitre 1 : La déviance et la norme

Qu’est-ce que la déviance?

Dans « Outsiders : Études de sociologie de la déviance » (1963), Howard S. Becker définit la déviance comme le produit des interactions et des expériences d‟un individu en relation avec des groupes sociaux divers ayant des exigences, des normes, différentes : « […] je considérerai la déviance comme le produit d‟une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme. » (Becker, 1963, p.33) L‟acte déviant n‟a donc pas, pour Becker, de nature immorale ou mauvaise, la déviance est une simple interprétation par des membres d‟un groupe social qui ajustent leur comportement envers un individu selon cette interprétation qu‟ils font d‟un acte de l‟individu jugé. « De ce point de vue, la déviance n‟est pas une qualité de l‟acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l‟application, par les autres, de normes et de sanctions à un “transgresseurˮ. Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette. » (Becker, 1963, p.33) L‟individu est ainsi plutôt passif face à cette identité de déviant qui lui est attribuée.

Aussi, transgresser une norme, même ouvertement, ne mène pas nécessairement un individu à être étiqueté comme déviant. En effet, puisque l‟étiquetage dépend de la manière dont les autres réagissent face à l‟acte transgresseur de norme. Ainsi, un individu peut

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transgresser la même norme qu‟un autre et subir une sanction plus sévère, amoindrie ou, même n‟en subir aucune. Becker identifie quelques facteurs qui peuvent influencer la réaction des autres face à la transgression de normes. D‟abord, la réaction à la transgression d‟une norme peut différer selon le temps, l‟époque : les normes ne se voient pas toujours accordées la même importance et la réaction à leur transgression change pareillement. Par exemple, au Québec, aller à l‟église les dimanches est une norme qui, jadis, était très importante et qui est toujours valable pour les personnes se revendiquant catholiques et pratiquantes. En revanche, de nos jours, cette norme (et donc aussi sa transgression) est largement disparue de la société québécoise. De plus, les individus réagissent différemment en fonction de qui transgresse la norme (Est-ce le président? Un fils de ministre? Un homme blanc, occidental, dans la trentaine, hétérosexuel et de classe moyenne?) et, tristement, en fonction de qui se sent lésé par cette transgression. Puis, comme on peut s‟en douter, la réaction des individus et, donc, les sanctions à la transgression de normes diffèrent selon les conséquences de l‟acte dit déviant. Par exemple, la société est beaucoup plus clémente envers les cas d‟alcool au volant s‟il y a pas d‟accident, moins clémente s‟il y a accident (dans quel cas on impose des sanctions juridiques), et sans pitié s‟il y a des morts dans l‟accident – la transgression pouvant apparaître comme encore plus grave en fonction de qui est mort.

De la même manière, la relation sexuelle non protégée entre hommes consentants n‟est pas par nature déviante, immorale ou mauvaise. Bien que l'homosexualité ait pu être vue comme déviante ou immorale, le fait de se protéger ou non lors de telles relations n'entrait pas dans la négociation entre le groupe social et l'individu. Avec la montée du sida, les normes ont changé et les relations sexuelles non protégées, surtout entre hommes, sont devenues un point sensible de la moralité sexuelle (Crossley, 2004). Même si elles sont désormais l‟objet d‟une norme et d‟une moralité sexuelle, le fait d‟avoir des pratiques sexuelles non protégées ne suffit pas pour étiqueter un individu en tant que barebacker, celles-ci étant acceptées dans le cadre des relations monogames exclusives. Donc, pour cet exemple et bien d'autres discutés dans le chapitre précédent, l'étiquette de déviant, de barebacker, peut être apposée ou non à un individu qui transgresse la norme du santéisme à laquelle je reviendrai sous peu. De plus, les conséquences associées à l'étiquette de barebacker, comme aux autres étiquettes de déviant, ne vont pas selon la «nature» de l'acte

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transgressif, mais elles diffèrent plutôt selon l'époque et, aussi, selon une multitude de facteurs. Par exemple, le barebacker est perçu différemment par la population en général (les outsiders) selon qu'il est séropositif ou non, qu‟il est ou non conscient de son sérostatut et des conséquences qui s'y rattachent et selon qu‟il a ou non transmis la maladie à quelqu'un d'autre.

D’où vient la déviance?

La déviance et la norme sont deux phénomènes étroitement liés qui doivent être vus comme complémentaires l‟un de l‟autre (Becker, 1963). Chaque déviance est associée à une norme, ou à un ensemble de normes, et chaque norme, pouvant être transgressée, a ses déviants. C‟est donc dire que c‟est la norme qui fait la déviance. Mais si l‟origine de la déviance est la norme, quelle est l‟origine de la norme?

Becker (1963) s‟est attaqué à cette question. Pour lui, « [l]es normes sont créées par des groupes sociaux spécifiques. » (Becker, 1963, p.38) Il reconnaît que les normes seraient, certes, des constructions sociales, mais il trouve la société occidentale trop éclatée pour penser qu‟il puisse y avoir une quelconque unanimité sur les normes. Il y aurait donc plusieurs normes balisant un même phénomène et ces normes issues de groupes sociaux différents seraient en conflit les unes avec les autres : « Les contradictions et les conflits entre les normes des divers groupes entraînent des désaccords sur le type de comportement qui convient dans telle ou telle situation. » (Becker, 1963, p.39) Cela donne un caractère très situationnel aux normes, le contexte faisant qu‟une norme puisse exister, ou non, d‟une certaine manière dans un certain groupe à un certain moment, alors qu‟il en va tout autrement dans un autre groupe, à un autre moment.

La norme variant grandement, l‟identité du déviant, échappant au contrôle de ce dernier, varie tout autant. « Un individu peut estimer en effet qu‟il est jugé selon des normes qu‟il n‟a pas contribué à élaborer et qu‟il n‟accepte pas, mais qui lui sont imposées de force par des «étrangers». » (Becker, 1963, p.40) L‟identité de déviant n‟est donc constante que dans le fait qu‟elle est apposée de force à l‟individu, qu‟il l‟accepte ou non.

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Pour que cette identité déviante soit apposée de force à l‟individu dans un groupe, il faut bien qu‟au sein du groupe les conflits entre les différentes normes soient, en quelque sorte, résolus. Pour Becker, la résolution de ces conflits et l‟accord sur une norme qui en découle « […] est évidemment une question de pouvoir politique et économique. » (Becker, 1963, p.40) C‟est par des luttes de pouvoir que les normes sont établies, par conséquent, les normes sont appliquées aux dominés par les dominants. De cette manière, pour suivre les exemples donnés par Becker (1963, p.40-41), se sont les adultes qui décident des normes pour les enfants, les hommes pour les femmes, les Blancs pour les Noirs, les maîtres pour les esclaves, les patrons pour les employés, etc. L‟exemple de l‟imposition des normes des jeunes par les adultes est particulièrement éclairant. Effectivement, les adultes déterminent les normes vestimentaires des adolescents non seulement en tant que parents (« tu ne sortiras pas habillée comme ça jeune fille! »), mais aussi en ayant le contrôle sur l‟industrie de la mode, par exemple. Néanmoins, dans la sous-culture adolescente occidentale, les normes vestimentaires peuvent, et sont souvent, très différentes de celles imposées par les parents, sans être nécessairement opposées à celles véhiculées par l‟industrie de la mode.

Les dominants ont le privilège de décider des normes, mais ils sont les dominants justement parce que ce sont eux qui ont le pouvoir de faire appliquer leurs normes. « Les groupes les plus capables de faire appliquer leurs normes sont ceux auxquels leur position sociale donne des armes et du pouvoir. » (Becker, 1963, p.41) C‟est aussi pour cette raison que, parmi les adultes, ce sont ceux qui contrôlent l‟industrie de la mode, ayant plus de pouvoir politique et, surtout, économique qui ont le dernier mot dans les normes vestimentaires des jeunes, non pas les parents.

En déterminant les normes, les dominants déterminent aussi les réactions des gens face à un comportement. En d‟autres mots, par leur influence sur la norme, les dominants ont aussi le pouvoir de désigner des comportements comme déviants. Ce pouvoir de désignation permet de mieux conserver le pouvoir sur la norme, mais la norme n‟en est pas moins l‟objet de conflit dans l‟ensemble social : « […] les normes créées et conservées par cette désignation, loin d‟être unanimement acceptées, font l‟objet de désaccords et de conflits parce qu‟elles relèvent de processus de type politique à l‟intérieur de la société. » (Becker, 1963, p.41)

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La déviance et le contrôle social

Le contrôle social

Les déviants apprenant, par la socialisation avec d'autres déviants, à s'organiser et à faire face à ce jeu politique qu'est la négociation de la norme, la norme en place et ses agents doivent raffiner leur jeu aussi. En effet, selon Howard Becker, les moyens de contrôle social directs, comme l‟interdiction juridique ou l‟application de sanctions, peuvent être coûteux et inefficaces en regard de certaines normes, comme c‟est le cas, depuis des décennies, avec la prostitution. Plusieurs facteurs entrent en compte et permettent d‟expliquer que les interdictions soient parfois inefficaces et onéreuses. On peut notamment signaler le fait que les lois ne sont pas toujours appliquées ou que, parfois, il est même impossible de contraindre certaines catégories de déviants, d‟autant plus que la plupart des déviances ne sont pas illégales. C‟est notamment le cas du barebacking.

Mais il y a d'autres moyens, plus raffinés, de renforcer la norme et de lutter contre la déviance. Becker identifie trois moyens principaux de contrôle social raffiné : (1) la limitation technique, (2) le fait d‟éviter la découverte de la déviance et (3) la désignation d‟une pratique comme immorale.

Le premier moyen, la limitation technique, consiste à rendre techniquement très difficile ou, idéalement, impossible la reproduction d‟un comportement déviant. Les institutions peuvent, pour cela, s‟attaquer, par exemple, à l‟approvisionnement en s‟en prenant à ceux qui rendent possible la déviance comme les vendeurs de drogues ou en criminalisant l‟achat, mais pas nécessairement la consommation, comme c‟est le cas de la cigarette ou de l‟alcool pour les adolescents. Elles peuvent aussi s‟attaquer aux lieux où prend place le comportement déviant visé, par exemple en détruisant un squat de drogue ou en transformant un espace comme c‟est le cas du quartier Saint-Roch qui a été rénové pour en chasser les sans-abri, les prostitué(e)s et les groupes de délinquants. Une autre stratégie peut consister à rendre difficile l‟accès à certains lieux pour un type précis de personnes

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comme c‟est le cas avec le barebacking. En effet, les parcs publics étant reconnus comme des lieux de rencontre de barebackers, il y a, tous les étés, depuis quelques années, des descentes de policiers accompagnés de travailleurs sociaux des organismes antisida dans certains parcs des régions métropolitaines de Québec et de Montréal, résultant en plusieurs arrestations, toujours d‟hommes, sous le prétexte d‟indécence publique.7 Mais l'indécence publique ne nécessite pas la présence de travailleurs sociaux d'organismes de défense des droits des gais et lesbiennes, ces mêmes qui ont pour mandat de combattre de telles actions visant les homosexuels. Les organismes antisida justifient leur appui et leur présence dans ces actions par la lutte au barebacking.

Bien souvent, en réaction à ces moyens de contrôle, les déviants ne font que trouver d‟autres sources d‟approvisionnement, d‟autres lieux pour s‟adonner à leur déviance et où ils peuvent contrer la surveillance.

Deuxièmement, les institutions du contrôle social tentent d‟éviter la découverte d‟une déviance, de manière à empêcher sa popularisation. Pour ce faire, elles obligent les déviants à vivre leur déviance dans le secret en leur faisant croire qu‟ils courent des risques s‟ils exposent leur déviance. « Bien que l‟utilisateur ne sache pas exactement à quelles sanctions il doit s‟attendre, l‟idée générale est claire : il craint d‟être rejeté par ceux dont l‟estime et l‟approbation représentent pour lui un enjeu à la fois pratique et affectif. » (Becker, 1963, p.90) Ainsi, les déviants sont poussés à craindre des moyens coercitifs et des sanctions qui peuvent être totalement fictives ou inapplicables dans la pratique. L‟important reste que les déviants pensent que ces formes de sanction sont réelles et en anticipent les conséquences.

Ce moyen est limité puisque le contrôle n‟est efficace que si la crainte des déviants est alimentée régulièrement par les faits concrets, la rumeur populaire ou les discours médiatiques. 7 À Québec: http://www.cyberpresse.ca/le-soleil/200809/08/01-654780-neuf-arrestations-pour-actions-indecentes-au-domaine-de-maizerets.php À Montréal: http://www.lavoixpop.com/Actualites/Vos-nouvelles/2011-11-09/article-2800145/41-arrestations-pour-actes-indecents-au-parc-Angrignon/1

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Dans le cas du barebacking, la pratique n‟étant pas illégale, les conséquences anticipées ne sont pas l‟emprisonnement ou la honte publique. C‟est plutôt la maladie elle-même, principalement le sida, qui semble crainte, ainsi que la stigmatisation qui lui est associée.

Le troisième moyen raffiné de contrôle social décrit par Becker consiste à définir une pratique comme immorale. Les institutions d‟application de la norme utilisent les impératifs moraux, qui « prescrivent à l‟individu de se soucier de sa santé, de son propre équilibre, et de se conduire raisonnablement » (Becker, 1963, p.96), en créant des stéréotypes de déviants immoraux et irrationnels et en véhiculant ceux-ci dans les médias et dans la culture populaire. Face à ces stéréotypes, le déviant devra d‟autant plus justifier son comportement déviant et souhaitera se détacher le plus possible de cette image immorale. Par exemple, dans le cas des drogues, le stéréotype véhiculé est, entre autres, celui de l‟individu esclave de la drogue : « Pour pouvoir commencer ou continuer d‟utiliser la drogue, ou augmenter sa consommation, il [le déviant] doit neutraliser sa sensibilité à ce stéréotype en adoptant une interprétation de sa pratique. » (Becker, 1963, p.97) Dans le cas du barebacking, le stéréotype véhiculé, le déviant par excellence, semble être celui de l‟homme gai séropositif qui ne pense qu‟à son plaisir personnel. Les comportements dits «à risque» « […] become practices which symbolize, conversely, lack of control, „badness‟, „immorality‟ and „irresponsability‟. » (Crossley, 2002, p.49) Si le déviant se reconnait trop dans le stéréotype, et qu‟il n‟arrive pas à trouver un nouveau système de justification pour se distancer du stéréotype, il devra diminuer ou même arrêter son comportement déviant. De la même manière, dans les groupes d‟aide pour déviant, comme les alcooliques anonymes par exemple, la première étape est d‟admettre que l‟on a un problème, c‟est-à-dire, de se reconnaitre et de s‟associer soi-même au stéréotype de l‟individu immoral, irresponsable, mauvais.

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Face au contrôle social et à la norme, les déviants ont deux craintes principales associées à deux risques : celui d‟être découvert en train de s‟adonner à l‟acte déviant et celui de ne pas pouvoir dissimuler les effets de la déviance. (Becker, 1967)

Pour remédier à ces risques et, ainsi apaiser leurs craintes, les déviants ajustent leur attitude. Pour éviter d‟être découverts en train de se livrer à l‟acte déviant, ils peuvent avoir recours à un isolement spatial, c‟est-à-dire, se trouver des lieux dans lesquels ils peuvent s‟adonner à leur comportement déviant sans crainte. Les barebackers, dans leur cas, semblent isoler leurs pratiques dans des lieux très privés, comme dans leur propre résidence (ce qui n'est pas vraiment surprenant en Occident quand il est question de sexualité), ou dans des lieux très publics et anonymes comme les parcs, les saunas et les backrooms. Les barebackers s'isolent aussi sur internet : dans des forums, des sites de rencontres amoureuses ou sexuelles et des sites de clavardage (chatroom) isolés et réservés à ceux qui adoptent cette déviance. Le vocabulaire propre à chaque déviance permet aussi d‟assurer un certain secret et une certaine distance entre les déviants, qui comprennent cet argot, et les non-déviants, qui ne le comprennent pas, sans que le déviant soit associé à quoi que ce soit. Outre certains mots comme «bareback», «raw», «seeding», «breeding», etc. ou, à l‟écrit, «BB» ou «B/B» (à ne pas confondre avec les Body Builders qui utilisent aussi «BB» et «B/B») les barebackers ne semblent pas avoir un vocabulaire qui leur soit propre, ils partagent plutôt l‟argot caractéristique de la culture gaie, même qu'ils l'enrichissent et l'influencent comme c'est le cas avec les termes énumérés plus haut.

Pour ce qui est de la crainte de ne pas être capable de dissimuler les effets de la déviance, l‟isolement sera souvent aussi la solution. Mais, au fur et à mesure que le déviant apprend à reconnaître les effets et à les contrôler, cette crainte s‟estompe. « À la suite d‟une ou plusieurs expériences de ce type [positives], il conclura que sa déviance peut rester secrète et que sa prudence était excessive et sans fondement. » (Becker, 1963, p.95) Dans le cas du barebacking, les effets de la déviance peuvent être assimilés à la crainte de contracter des infections transmises sexuellement et par le sang (ITSS). Cette crainte est nettement visible dans les blogues et forums, la crainte du VIH étant la principale.

I have always wanted to have a dude cum in my ass. I dream about it often but I am so damn scared of getting AIDS. My question is - How do

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you know if he is neg [séronégatif] or poz [séropositif]? If I meet someone on this website and he swears he is negative is there some way I can find out? Can He and me take AIDS tests the day before and get a confirmation?

I'd love to hear from anyone with suggestions and/or ideas. You can email me at [adresse couriel].

I'm near [ville], North Carolina if you want to hook up!

(Crazyidea69, « How do you know? », Bareback.com, 17 déc. 2007)

Rarement, les usagers des forums et blogues sur le barebacking ne font état d'une autre crainte. En réponse à cette crainte, certains barebackers passent régulièrement des tests de dépistage d‟ITSS ou font de la sérosélection, c‟est-à-dire, qu‟ils choisissent leurs partenaires sexuels en fonction de leur état de séronégativité ou séropositivité, pour avoir un partenaire qui a le même statut sérologique qu‟eux. À force de tests négatifs (ne révélant aucune ITSS ou que des ITSS bénignes) et de rencontres avec des partenaires séronégatifs, on peut croire que la crainte de ces barebackers peut finir par s‟estomper.

Les relations avec les «étrangers» (outsiders)

Les réactions des non-déviants devant la transgression de la norme influencent beaucoup la manière dont les déviants perçoivent les relations qu‟ils peuvent avoir avec les «étrangers», les «outsiders». On peut voir, dans le cas du barebacking, comme dans beaucoup d‟autres déviances, deux types d‟«étrangers». D‟un côté, il y a ceux qui militent contre la déviance et en faveur de la conformité à la norme, les «anti-déviance», que j‟appellerai les «anti-barebacking», et, de l‟autre côté, il y a ceux qui n‟adoptent tout simplement pas le comportement déviant sans pour autant s‟y opposer, les «non déviants», les «non barebackers».

Les relations avec les anti-barebacking, c'est-à-dire les agents de la santé publique ou toute personne condamnant ouvertement le barebacking, peuvent être envisagées comme

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conflictuelles, comme c‟est le cas pour d‟autres déviances. Les anti-barebacking constituent un groupe ennemi contre lequel se battent les barebackers dans la lutte de pouvoir pour l‟élaboration des normes. Dans ces conditions, les interventions et critiques des anti-barebacking en tant qu‟«étrangers» sont susceptibles d‟être considérées comme irrecevables et d‟être dénoncées comme mensongères par les barebackers.

I've been going bare for about 15 years (almost since i [sic.] started fucking around), and I remain neg. Fucking sans condom does not mean you are going to end up poz [séropositif] -- it's not an inevitability, and there's no need to resign yourself to it, necessarily.

(Sopofucker, « BBvirgin with question », bareback.com, 10 déc. 2009)

Bien sûr, les agents de la santé publique (par cela j‟entends les ministères de la Santé, les médecins, les organismes de santé publique, etc.) ayant la forte main dans cette lutte ne se voient pas en conflit avec les barebackers, mais se placent plutôt en relation d'aide avec eux. Certes, de plus en plus, les agents de la santé publique, plus précisément, les organismes de santé publique ajustent leur discours afin d'interpeller les barebackers en faisant des interventions pacifistes dans les parcs et les saunas ou en donnant des ateliers promouvant une sexualité sécuritaire plus «libre». C‟est ce que fait notamment le projet Phénix8. Mais le discours santéiste sur le port quasi obligatoire du condom qui fait de facto du barebacking une déviance reste le discours dominant de la santé publique et ce, même dans le cadre de ces ateliers Phénix.

La norme

Comme je l‟ai exposé précédemment, on peut retenir que la norme est fortement liée au pouvoir. Comme le dit Becker, son établissement « […] est évidement une question

8 «Ateliers Phénix», Rézo, Programme et services. [En ligne]

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de pouvoir politique et économique. » (Becker, 1963, p.40) C‟est à travers les conflits pour faire valoir une norme ou une autre qu'elles s‟établissent et changent.

Dans Outsiders : Études de sociologie de la déviance (1963), Howard Becker identifie différents facteurs qui sont nécessaires pour qu‟une norme soit établie dans un groupe et, surtout, pour désigner, en lien avec cette norme, des comportements comme déviants.

«Premièrement, il faut que quelqu‟un prenne l‟initiative de punir le présumé coupable […] » (Becker, 1963, p.146) Pour que s‟enclenche ce processus, il faut qu‟une personne dans le groupe se sente interpellée par la norme, ou repoussée par la déviance, et qu‟elle prenne l‟initiative. Cet acteur social est appelé par Becker un «entrepreneur moral». Cet «entrepreneur moral» est la personne par qui la norme passe et qui désigne la déviance. Il est « […] la personne qui s‟occupe de veiller à ce que les normes [soient] appliquées et respectées.» (Becker, 1963, p.158)

Ensuite, cet acteur social doit attirer l‟attention sur les comportements qu‟il juge déviants : « […] il faut que ceux qui souhaitent voir la norme appliquée attirent l‟attention des autres sur l‟infraction. » (Becker, 1963, p.146) D‟une part, l‟«entrepreneur moral» doit rendre visibles des comportements qui, comme on l‟a dit, sont souvent cachés, personnels, privés ou considérés comme anodins, dans le cas des normes non appliquées. Ceci ne veut pas dire que ces comportements sont rares : « La plupart des gens croient probablement que le fétichisme – le fétichisme sado-masochiste en particulier – est une perversion rare et exotique. Or j‟ai eu l‟occasion, il y a quelques années, de consulter le catalogue d‟un vendeur de photos pornographiques […] Le nombre de photos [sadomasochistes] en vente et l‟impression luxueuse du catalogue indiquaient que le vendeur était à la tête d‟une affaire prospère qui disposait d‟une vaste clientèle. » (Becker, 1963, p.44)

C‟est d‟autant plus vrai pour les comportements sexuels qui, déviants ou non, sont tabous, comme le barebacking qui, en plus, est une pratique qui concerne une minorité sexuelle, les hommes ayant des relations sexuelles avec d‟autres hommes. Par ailleurs, l‟«entrepreneur moral» doit désigner ces comportements comme déviants, immoraux, il doit les présenter comme des infractions. Ceci se fait souvent par la manière par laquelle il

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attire l‟attention des autres, en utilisant un vocabulaire péjoratif, des exemples négatifs ou en associant le comportement avec d‟autres comportements et des conséquences négatives qui n‟y sont pas nécessairement liés. Becker donne l‟exemple de la consommation de la marijuana présentée comme associée à d‟autres actes criminels : « Le commissaire déclara que de nombreux crimes étaient commis sous l‟influence de la marijuana […] (Becker, 1963, p.167)

Dans le cas du barebacking, on peut remarquer que, cette pratique sexuelle est, de plus en plus, présentée dans les médias de masse. Le phénomène a fait l‟objet d‟un reportage à l‟émission les Francs-Tireurs9, diffusée sur les ondes de Télé-Québec le 6 janvier 2010. Il a été abordé dans des revues à grand, ou moins grand, public comme dans la revue gaie québécoise Fugues, qui a publié 64 articles (en octobre 2012) liés au barebacking, dont un dossier spécial en collaboration avec le Réseau canadien de la santé10. Le phénomène est également le sujet de livres, comme Serial fucker : Journal d’un

barebacker (2005) par Érik Rémès, sexologue. Dans ces représentations médiatiques du

barebacking, l‟image des barebackers est étroitement associée à la prolifération des ITSS et, plus précisément, du VIH/sida.

Troisièmement, l‟«entrepreneur moral» doit avoir une raison, souvent personnelle, de faire tout ce travail, d‟y mettre des efforts : « […] il faut y trouver un avantage : c‟est l‟intérêt personnel qui pousse à prendre cette initiative. » (Becker, 1963, p.146) Ces intérêts peuvent être de nature variée, allant de la volonté floue de «sauver» l‟âme de ses semblables à un intérêt purement matériel et économique, en passant par la peur de l‟inconnu ou du changement. Dans le cas des opposants au barebacking, les intérêts semblent aussi être multiples, que ce soit la peur de la contagion, une forme d‟homophobie, etc.

Finalement, «l‟entrepreneur moral» doit personnellement faire en sorte que la norme qu‟il veut faire appliquer soit respectée dans le groupe. Cet effort pour faire respecter la norme peut prendre plusieurs formes comme punir soi-même les déviants, dans le cas des

9 «Topo sur le VIH/SIDA (Bareback) », les Francs-tireurs, 6 janvier 2010, [disponible en ligne]

http://video.telequebec.tv/video/2629/topo-sur-le-vihsida-bareback (consulté le 10 mai 2013)

10 «Dossier spécial / bareback» Fugues, [en ligne]

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petits groupes, faire de la propagande, former un groupe de surveillants volontaires, sinon payés, ou faire pression, souvent en groupes, à l‟aide de lobbies ou autres groupes de pression, pour institutionnaliser la norme en faisant une loi, la police se chargeant ensuite du reste. La démarche utilisée varie, selon Becker, en fonction de la complexité de la situation, la position sociale politique ou économique des différents partis et les intérêts des «entrepreneurs moraux» dans l‟affaire. (Becker, 1963)

Comme il a été mentionné à quelques reprises, la norme principale remise en question par les barebackers et soutenue par les «entrepreneurs moraux» s‟opposant au barebacking, les anti-barebacking, est le santéisme ou healthism en anglais.

Le santéisme (healthism)

Le santéisme n‟est pas, à proprement parler, une norme, mais plutôt un phénomène social et un ensemble de normes dans lequel « [t]he concern with personal health has become a national preoccupation. » (Crawford, 1980, p.365) Il y a, chez les auteurs qui se sont intéressés au santéisme, différentes définitions de ce concept. Pour pouvoir, ici, en donner une, je me base principalement sur les travaux de Robert Crawford (1980, 1994, 2006), considéré par la majorité des auteurs qui s‟intéressent au phénomène comme étant un important instigateur des recherches sur le santéisme. Crawford définit le santéisme ainsi : « Briefly, healthism is defined here as the preoccupation with personal health as a primary – often the primary – focus for the definition and achievement of well being; a goal which is to be attained primarily through the modification of life styles, with or without therapeutic help. » (Crawford, 1980, p.368)

Le santéisme est donc cet intérêt de plus en plus obsessif dans la société pour les questions de santé personnelle, lequel rend souhaitable à tout prix la santé, physique et mentale, de tout le monde sans exception. En tant que norme, le santéisme désigne toute pratique évitable dite «à risque», qui est de nature à nuire à la santé personnelle d‟un individu, comme une déviance.

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Bref historique du santéisme

Dans quelques-uns de ses travaux, dont « The Boundaries of the Self and the Unhealthy Other: Reflections on Health, Culture and AIDS » (1994) et « Health as a meaningful social practice » (2006), Robert Crawford, en s‟inspirant encore une fois de Michel Foucault, retrace les grandes lignes du développement du santéisme en Occident et principalement en Amérique du Nord.

Avant le XVIIième siècle, la santé était vue comme un don de Dieu que l‟on reçoit ou pas. L‟individu n‟était pas considéré comme étant en contrôle de sa santé, peu importe ce qu‟il mangeait ou ce qu‟il faisait, si Dieu voulait qu‟il soit malade, il le serait. La maladie était donc une punition de Dieu et la santé une preuve du fait qu‟on était un bon croyant. S‟appuyant sur cette vision de la santé, les protestants ont développé un discours encourageant des pratiques dites bonnes pour la santé, ce qui supposait d‟interdire les pratiques «dangereuses» pour la santé. En promouvant la santé et en étant effectivement plus en santé, la population protestante confirmait, à elle-même et au monde, qu‟elle était, individuellement et collectivement, aimée et élue de Dieu.

Puis, vint la séparation cartésienne du corps et de l‟esprit, au milieu du XVIIième siècle, qui a graduellement changé les choses : « Conversely, the body, now separated from the soul, took on a dual significance. On the one hand, this radical separation of mind and body laid the foundation for a new kind of knowledge […] On the other hand, the sensate and sensual body appeared as a source of danger. » (Crawford, 1994, p.1350) Ainsi, le corps est devenu, avec l‟institutionnalisation de la médecine, source de savoir et, donc, de pouvoir. De plus, le corps est devenu, avec la maladie, la sexualité la gourmandise, le plaisir, etc., une source de danger, le siège des immoralités. Ce corps-danger devait, par conséquent, être contrôlé pour permettre le «bon» épanouissement de l‟individu. Le contrôle du corps a alors été intégré, avec l‟aide du savoir médical, au pouvoir et, avec l'arrivée de l'industrialisation au milieu du XVIIIième siècle, cette nouvelle forme de pouvoir a rapidement été investie par l‟État. Aux yeux de l‟État, contrôler le corps est essentiel, car un peuple en santé est un peuple productif (intérêt économique), prolifique (force

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démographique), qui vit longtemps (plus spécialisé), etc., le peuple dont la santé est contrôlée est un peuple moderne : « In the name of health then, a number of conceptions, aims, and practices converge, all of which contribute to shaping the modern individual. » (Crawford, 1994, p.1351) Dans cette démarche, l‟État incite les individus à faire leur part : « The healthy individual, for example, was a person who, in resisting immediate gratification, took command of his or her life possibilities. » (Crawford, 1994, p.1352)

Ce souci de l‟État pour la santé qui a émergé de la fin du XVIIIième siècle jusqu'à la modernité, s‟est ensuite graduellement estompé, pour revenir en force depuis les années 1970 : « Notably, the last three decades have been marked by a significant increase in the importance of health in everyday life. […] Governments now include protecting the public‟s health among their most important domestic duties. » (Crawford, 2006, p.402) Les raisons de ce retour du santéisme sont floues, inconnues ou contradictoires selon les auteurs, mais Kamin (2005), en se basant sur Robert Crawford, attribue cela à la transformation de la culture occidentale qui devient de plus en plus basée sur l‟économie: « The reason for such a high value attached to the body and health has to do with need for self-discipline and self-denial in difficult economic conditions and life in general. » (Kamin, 2005, p.79) La santé devenant alors un investissement, le plus grand des investissements, et être en santé (avoir un bon capital de santé) démontre des qualités de contrôle de soi, de discipline, de responsabilité, etc., aussi valorisées en économie.

Quelques éléments constituant le santéisme

Le santéisme est associé à plusieurs thèmes dont l‟importance varie selon les auteurs et les textes. Dans ce qui suit, je me concentrerai sur quelques-uns de ces thèmes, qui sont, selon moi, les plus importants dans la littérature sur le santéisme ou qui rejoignent plus étroitement le cas des pratiques dites «à risque» comme le barebacking. Conséquemment, je laisse volontairement de côté certaines questions abordées dans la littérature sur le santéisme mais qui me semblent moins pertinentes dans l‟étude du barebacking, par exemple, la relation médecin-patient, la médiatisation excessive de la santé (Kamin, 2005) ou le recours aux médecines alternatives.

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La classe moyenne

Premièrement, Crawford insiste beaucoup, surtout dans ses textes moins récents (1980, 1994), sur l‟idée que le santéisme est un phénomène lié à la classe moyenne (middle

class). « The health enthousiasts, those proclaming by exemple and advocacy a healthy life

style, appear to be overwhelmingly middle class. » (Crawford, 1980, p.365) souvent, Crawford fait référence à la classe moyenne comme étant celle qui a créé, appliqué et qui vit le santéisme comme norme, en possédant le vocabulaire, le système culturel de référence et le mode de vie (lifestyle). Je ne m‟attarde pas plus sur ce point, car Greenhalgh et Wessely (2004), qui se sont intéressés plus spécialement au santéisme dans la classe moyenne, critiquent cette perspective et affirment que l‟association exclusive du santéisme à la classe moyenne est une erreur. Selon ces auteurs, le santéisme se retrouve aussi dans les autres classes sociales, mais différemment. Ils expliquent que si on attribue le santéisme à la classe moyenne, cela est dû à deux facteurs : d‟un côté, les gens de la classe moyenne sont effectivement ceux qui parlent de santé dans des termes associés au santéisme. Les gens des autres classes sociales utilisent tout simplement d‟autres termes. D‟un autre côté, la classe moyenne est la population la plus souvent traitée et ciblée dans les médias, dont les médias sur la santé comme les rubriques sur la santé dans les journaux, les magazines dédiés à la santé, les documentaires sur différents sujets de santé, etc. (Greenhalgh, 2004)

La (sur)médicalisation

Un deuxième thème fortement associé au santéisme est la médicalisation du quotidien ou, plutôt, la surmédicalisation. Avec le santéisme, la santé est devenue le centre de la vie quotidienne des individus. « Daily, government and individuals speak of and are spoken to, about pursuing health and/or healthy lifestyles, achieving health […]. » (Cheek, 2008, p.974) Cette obsession pour la santé part de la prémisse voulant que tous les individus sont à la base des malades potentiels. Par conséquent, les individus ont besoin d‟une attention constante portée à leur santé, ils sont encouragés à se renseigner sur la santé régulièrement et, surtout, puisqu‟il est impossible pour les individus de gérer eux-mêmes

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tous les aspects de plus en plus techniques de leur santé, ils sont encouragés à faire appel à des professionnels de la santé. (Kamin, 2005) Le santéisme suggère que, par cette attention constante à la santé, les individus augmentent leur sentiment de sécurité. Crawford (2006) soutient que c‟est plutôt le contraire qui se produit : il se développe un sentiment grandissant d‟anxiété, une sorte de paranoïa, proportionnelle à l‟attention que l‟individu porte aux sujets touchant la santé. (Crawford, 2006)

La médicalisation fait miroiter aux individus un avenir sans maladie ni symptômes : « […] the illusory prospect that people are entitled to a life not just free of disease, but also free of symptoms, with the social, psychological and physical all in harmony. » (Greenhalgh, 2004, p.201) C‟est une promesse qui suggère que, si on s‟abandonne à son contrôle, tout se traite ou se guérit, même la vieillesse : « […] even old age itself has become a sort of disease that could be postponed if not cured. » (Kamin, 2005, p. 80) Ainsi, comme Foucault (1976) en parle aussi, tous les aspects de la vie des individus sont pris en charge par les institutions de santé, pas seulement la maladie, mais aussi la santé, la sexualité, l‟organisation sociale, la famille, etc. : « The all-inclusive propriety of health concept […] could be emphasised with the statement that no area of everyday life remains unaffected by health. » (Kamin, 2005, p.78) La médicalisation aurait aujourd‟hui remplacé la religion en tant que producteur hégémonique de discours sur ce qui est normal, moral, accepté et, symétriquement, ce qui est déviant, immoral, inacceptable. (Crawford, 1980) « […] the public health authorities, together with mass media, hold a central discursive role in constituting the identity of a modern „healthy‟ citizen. » (Kamin, 2005, p.78) Crawford voit cette médicalisation grandissante comme un outil de pouvoir, de contrôle social investi et manipulé par les dominants : « The impact of institutionalized therapeutic practice is to reinforce dominant ways of seeing. » (Crawford, 1980, p.372) Cette interprétation qui peut être faite de l‟hégémonie des autorités médicales comme agents créateurs et applicateurs de normes, dans tous les domaines de la vie, et de la médicalisation comme son outil du pouvoir, est fortement inspirée des théories de Michel Foucault sur le pouvoir, le biopouvoir, le contrôle social et l‟émergence des institutions de santé comme pouvoir. Foucault décrit, dans quelques-uns de ses travaux, l‟émergence des institutions et autorités de santé et leur prise graduelle de pouvoir sur les individus faisant des institutions de santé bien plus que des centres de service : « The clinic (originally in French, la clinique) is no

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