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Maîtres et valets dans l'oeuvre de Marivaux

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(1)

1

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MAITRES ET VALEtS DANS L' OEUVRE DE MARIVAtrX

by'

\

\ .

, Lisette Lichtarge le' A Thesis submitted to \

the Faculty·of Graduat~ Studies and Research in partial fulfillment of the requirements

for tbe degree of \ Master of Arts ,

'.

/

o Department of French McGill University Montreal At)gust 1977

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/. Department of French Language and Literature Master of Arts

August 1977

Lisette' Lichtarge

MAITRB;)ET VALEjS DANS L'OEUVRE DE MARIVAUX

\

Résumé

\,

Marivaux, reçu dans les salons aristocratiques, mais/"marqué" par sa' naissance obscùre (et sa fortune médiocre), souffre d'être. socialement, un "parvenu" quand il se sent supérieur par l' int-elli-. gence et le tale~t à ceux qui l'entourent. D'où un\orgueil "à vif"

1

et une critique impitoyable des puissants dans leurs rapports avec leurs i~férieurs.

\\

Ces rapports, dans ce qu'ils ont de cruel et d'avilissant, Bont d'abord illustiés par le

"cas"l

exemplair~

de Marton, suivante

\

des Fausses Confidences, pour êtr~ ensuite analysés en fonction de !

l)~ttitude respective des maîtres et d~s valets face aux exigedces souvent contradictoires de la morale et de l'intérêt, de l'individu et de la société. Malgré la triple fatalité de la nature, de la naissance, de la fortune, les héros de Marivaux sont considérés, /---\

1

selon la conception sartrienne, cOlDIlle "des l:ibertés prises au/piège", , et ChaCl,lO d'eux, à l'exempie de l'auteur "en inventa!lt sa propre

issue, s'invente soi-m&!e,"

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Lisette Lichtargê r Department of French Language and Literature Master of Arts

August 197~

'+fAITRE'5ET VALETS DANS L'OEUVRE DE MARIVAUX Summary

Although Mari~aux was received in the drawing rooms of the aristocracy, he felt the stigma of his obscure birth and slender means. Feeli~g superior in intelligence and talent to tbose around him, the knowledge that he was a social parvenu wa~ a source of

If'"

sufferirig. Bence his easily-wounded pride and his pitiless criticism of the

powe~ful

io,their

relatio~shiPS

with their inferiors.

"

\

\

The cas~ of Marton, the waiting~aid in Les Fausses

Confiden-ces, is used to illustrate the cruel and debasing character of these relationships, which are then analysed in terms of the respective attitudes of masters and servants toward the often contradictory demands of morality and self-interest, the individual and society. Despite fate's predetermination of thei~character, birth and fortune,

1

the beroes of Marivaux - like those of Sartre - are seen as essential-ly, free but trapped in a web of circumstance. For them, as for

Mariva~'himseif,

it ia in

find~ng

their way' out of tbe trap that

they create both themselves and their destiny.

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/ / /, Introduction l' i, \

\

avons, de Marivaux, plusieurs images: celle que ses

con-. ,

temporains, se \faisaient de l~; celle\ q~

';p.

se faisait de lui-même; celle qu'il va' ait donner de lui-même; celle enfin que les ~xégètes

~

nous ont livrée \ !

.

)

Cette d rni~re

~

terprétations pos'ibles

image, ~ultiforme, riche d'une infinité d'in-et souvent contradictoires, n "est jamais une

\

image obje,ctive. omme un visi teur admirant un paysage sur une toile \

\

de musée, et dont l impression est un composé du paysage, de sa

ré-!

flexion dans l'oeil ,e l'artiste, et de sa vision-à lui, ,spectateur

\

ne ressemblant

à

auc le commentateur d~ Marivaux oriente sa recherche selon sa cull , ure et sa nature propre. En découvrant Marivaux, en tentant de faire

-"

lui-même. Découvrir a

\

par deux ver~s différen

ager

à

d'autres sa Vision, il se découvrira i

de~ ~lns

q\U.., en anglais, se traduisent

: to discover et ta ~co",er.

"J\

présent, i l f ~ t oopun.encer. Comment? Par quoi? Cela import~

peUl on entre dans un mort comme dans un moulin. L'essentiel, c'est de

~ 1

partir d'un problème." (1)

...

\ Celui que ,

\'

je me pro ose , , la première et

Marton,-partie

le

mon, ét Ile: le personnage rée \ et "suivantes" de Marivaux.

comme point de départ fera l'objet de Tenter de découvrir

à

travers Colombe le personnage fictif - q;U sont les

(~

Jean-Paul Sartre, 1 la famille,

.!

(Paris 'éface, p. 8. Gallimard,

\

\

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(6)

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1

-4-'.

Pour comprend,re le "cas" de Marton, il sera nécessaire de si tuer i

ociété cie son temps la jeune fille pauvre 'du XVIII"è'fiècle, qui s'incarne en Marton ou' en Colombe.

Comme i l nous faudra si tuer dans cette soçiété l'auteur iui-même,

"

afin de dégager les liens qui 1 'unissènt \ aux humiliés.

Dans l'E)iucation d'un Prince, parue en décembre

1754,

Marivaux

par

;;te

truchement de Théodose -don

d~

Dieu- pose une question \qui est LA

question par excellence du siècle des Lumi~res: ft • • • enfin pensez-vous de

bonne foi qu'un valet de pied, qu'un homme du peuple est un homme comme

1

moi, et que je ne suis qu'un homme comme lui? (1) Plutôt que de nous

borner

à

ci ter la réponse soufflée par Mari vaux au précepteur Thépphile

\ -qui \aime Dieu-, examinons celle qu'il a donnée

à

cette même question dans ses

pi~ces,

romans,\ journaux et oeuvres diverses où, en dépit delS

trai ts stéréotypés de certains personnages, nous yoyons aux prises des hommes et des femmes véritables. (2) .

(1)

(2)

1

Marivaux, Journaux et OeuVl;'es diverses, L'Etlucation d'un Prince, (Parif;l : Classiques Garnier,

1969)

p. ,522. ' "lees valets]

remplis~ent aupr~s

des maîtres les fonctions

~lUS'

diverses: miroirs grossissants, boucs-émissaires, agents provo ca-tJurs, val~ts-mod.èles jusqu f~ la parodie, brusquement vivants, agissants. Comme valets ou comme êtres hwna.1ns? on ne' sait pas toujours ( ••• ) On n'a jamais affaire ~ des portraits figés, ~ des types, mais dans toutes leurs réactions les héros de Marivaux sont eux-mêmes et plus qU'eux-mêmes. ( ••• ) un mot, une intonatioDt une

certaine qualité de silence, et un être se révèle: Arlequin et Silvia, ( ••• ) un valet et un maître, un hOlnme et une femme, les hommes et les femmes".

Henri COlÛet et Michel Gilpt, Marivaux, l,Ul humanisme expérimental,

(Pa.ri~ : Laxouse -Université,

1973)

pp. 149-î.50.

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-5-. (

\

Pour tâcher de decouvrir cette réponse, observons le

comporte-1

ment des maîtres et des serviteurs; soyons attentifs ~ leurs paroles; et

à

leurs silences; comparons leurs attitudes face ~ l'argent, face

à

l'amour. face aux impératifs de la "morale" et de la "raison". Voyons si elles diffèrent, at en quoi, et pourq~oi.

Alors seulement, saurons-nous si Marivaux pensait"... de bonne foi qu'un valet "de pied, qu'un homme du peuple ••• ", etc.

Et nous verrons, pensons-nous, que se situant dans un certain courant de ia' littérature. française}, qui, de Montaigne

à

Sartre et

à

Camus, ne semble pas près d'être tari, t'oeuvre'de Marivaux est: "morale -non

o

pas moralisatrice: qu'elle montre ,simplement que l'homme est ~ valeur et ~ue 'les questions qu'il se

pose

sont toujours morales." (1)

v'

"

,

\ Cl) Jean-paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature? (Paris

1948

p.

352.

Gallimard, 1

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1ère partie t " Le "cas de Mar on o

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-7~

contrjirement ho Voltaire, qui prend \ son

si~cle ~ bras-le-corp~

,

et passe pax -la Bastille avant de devenir son confrère

~

l'Académie /

f':tança:1,.~e,

, Mari vaux n'est pas un intellectuel "engagé". Il est même assez vindicatif' ~ l'égard de ces " ••• fourbes qu'on appelle sages ou philosophes"

(1),

qui se mêlent de f'aire la leçon ho tout le monde et

. , )

-qui sont les plus fous de tous. Tantôt, c'est ls déqain: ,"Laissez A

certains savants, je veux dire aux f'aiE;jeurs de syst~mes, ho ceux que le vulgaire appelle philosophes, laissez-leur entasser méthodiquement

J

vis~on::;; sur visions."

(2)

'Tantôt, c;est la raillerie:

"LE COURTISAN. - Crois-moi, ne te joue point ~ lui 0

[parlant du Philosophe) • ' Ces gens-lA sont dangereux.

BLAISE. C'est pis que la peste. Emmenez

ce marchand de çarvelle, et four-rez-moi ça aux Petites-Maisons ou bien aux Incurables."

(.3)

.

Pourtant, en

1714-1725,

A l'a.ge de vingt-six ~s, Marivaux prend paxti dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes, donnant libre cours ho son esprit satirique quand i l compose le Télémaque travesti et

1/( j

l'Hom~re travesti. Il ne pousse cependan~ pa;s l'audace jusciu 'A rendre

(1) Marivaux,

(2)

"

(.3)

"

Journaux et Oeuvres diverses, Lettres sur les habitants de Paris (Paris 1 Classiques Garnier,

1969)

p. 2,3.

Ibid. Le Spectateur Français, Yin€lt et uni~me feuille,

p. 2,32. \ .~,

Théâtre ,complet,

l,

L'fIle de la Ra.ison III, sc. 4 (Paris Classiques Gaxnier,

1968)

p.

94'.3.

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(10)

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-8-public le premier ouvrage, qu'il désavouer,!: lors9-ûe son éditeur le, publie-ra en Hollande vingt-deux- ans plus tard. Que les Anciens 'ne '141 laient pas pardonné sa verVe iconoclaste n'est pas pour nous surprendre. On acc~pte

--"

plus d.iffici1ement qu'un esprit aussi ouvert que d' Alembert ait "cru bon de stigmatiser l'auteur de deux livres - allant )usqu'~ parler de "foria~ t

littéraire" et, se réffrant à Marivaux, de "partIe honteuse de sa vie" (1)

-- dont l'un " ••• cri tique ouvertement la perséqution des 'Protestants de France," et dont l'autre " ••• est la satire la plus féro,ce qu'on a r faite de la guerre au XV~IIe si~cle, Candide- non excepté

(o •• )

ouvrages, dont le travestissement seul I!'lndit l'audace acceptable ~ la censure ••• " (2) .

---

,

Cette ,incoipréhension générale met en relief l'audace de Marivaux dans la contestation. Cette contestation, les contemporains ont bi~n

sen-, • 1

t:l.. ce 'lu 'elle avait de radical, de scanda.1.eux à la fois pa.!' le fond et la

~

forme. Ils ne la lui ont jamais pardonnée, malgré toutes les amendes' honorables qu'il aura pu faire pax la sUite.' L'analyse

d~

Sartre dans \

,

les pages qu'il consacre au XVIIIe si~cle peut expli~uer le blâme encouru

J

par Marivaux: "( .. '~) c'est qu'on exigeait d'abord pour lire up écr.it·q~e

son auteur fllt "honnête homme", c'est-à-dire que, moyehnaht'l-'observance [ "

.

"'.. ..

dtricte de 'certaines

r~gles,

i l f(ft intégré." ()1

(1) Mà.rLvaux, Théâtre corn let II Appendice . -Paris et 1007.

Marivaux,

p.

981

,{2) Marivaux, Oeuvres de jeunesse, La Pl~ade, Avant-Pro;pos de F. Deloffre, (Paris r Galli.mard,

1972)

p. XI. Jean-Paul Sartre, L'Idiot dç la famille, III (Paris: Gallimard,

~

, 1972)

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-9-Cependant, la réfle'xion de Marivaux n'al pas pour objet la "chose

"

publique", et, sur le plan social, il n'a pas franchi le pas qui sépare l'exigence morale .de la revendication politique. Ce qui l'intéresse,

,.

c'est l'homme, et, entre tous les hommes, l'individu Marivaux, dont il fait un sujet_d'obse~vation privilégié: "( ••• ) i l parle beaucoup de lui-même, parce qu'il en est infiniment occupé, ou plutôt i l n'est occupé que de lui-même (:.".)" (1) Marivaux confirme: "( ••• ) j'ai été mon propre

~

j

spectateur, corrime le spectateur des aatres; je me suis connu autant qu'il est possible de se connai tre; ( ••• ) Il

....

<-Il nous montre par quet proèess-1ts, passant de l'introspection ~ l'observation de

paré cet homme

~~

o

ses semblables, i l extrapole;: "( ••• ) quand alreé:, ou les autres

~

lui, j

'~i

>]

-j'ai

com-,nous ressemblions presque tous. Il (2)

Ce ~ qupi Marivaux aspire, ce n'est,pas ~~une justice sociale

~

'~démocrati~ue", ~ laquell~ i l ne croi't. pas, puisque ~'ordre monarchique lui parait immuable et qu'il partage le mépris de l'aristocrate pour le bourgeois, ~venu, le nouveau riche. Ce dont i l ne se console pas', c'est

""

de n'être pas "né" lui-même, hbéritier d'un grand \nom et d'une grande /

fortune. Ah! comme il aurait su, lui, ménager l,a dignité des humbles

(1) Marivaux,

(2)

"

Journaux et Oeuvres diverses, Exvtrai t des MémOires Ide l'Abbé Trublet, Appendice, (Paris : Classiques

Garnier,

1969)

p. 728.

Ibid. Le Spectateur Français, Vingt et uni?:'me feuille, p. 2)2. 1

(12)

1

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(,

-10-en soulageant leur mis~re: A ses yeux" manquer à "la délicatesse, blesser \ les sentiments de celui qu'on oblige est le crime de l~se-humani té le plus réPréhensible: "Grands de ce monde: si(vous saviezJ YOUS frémiriez

des injures dont votre orgueil contri~te, , étonne et , désesp~re la géné-reuse Jierté de l ~onnête homme qui a besoin de vous." (1) Sa grande

1 affaire, son souci dominant, ce sont les rapports humains. Question moderne et actuelle s' il en est, en notre siècle et dans un Occident où le problème n'est plus tant celui de la pauvreté que celui de l'aliéna-tion,- de la dépërsormalisation.

Mari vaux acceptait comme inéluctable 1 tinégali té des conditions

(<w-i oserait, et sur quel exemple, l~ dire q~elle ne l'est pas?) 0

,En même temps, il souf'frai t infiniment de voir le mérite humilié pd; les détenteurs de privilèges.

Il faut cependant remarquer que pour Marivaux,< le "mérite" était une qualité aristtcra tique -'- et chrétienne -- par opposition au mérite . bourgeois des

soc~ét~s

marchandes et industrielles ot chacun est censé

avoir au départ les mêmes chances de réussir pax l'effort et'le travail.

Le mérite, selon Mari vaux, ne pouvait être que le mérite désintéressé

1

conforme au code de l 'honneur hérité de la société f'éodale. S'il regret- '"

ta \ A ' i '

it de n'etre pas noble, c'est qu~il souffra t de la morgue des "mauvais" aristocrates, quteil-.P s'exerçât h. ses dépens -- bien qu'il y

donnât peu pr;ise -- ou

â.ux':;~~~:pens

d'autres roturiers auruels, pa.r\ sympathie, i l s'identif'iait et dont i l ressentait les humi~iations.

(1) ,

Marivaux,

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Journaux et Oeuvres di verses Le Paris : Classiques Garnier, l

11.

116.

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(13)

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-11-Quant ~ l'argent, i l se serait contenté d'une fortune qui lui assurât l'indépendance matérielle et lui permit le luxe de la généro-sité •

..

Tel que le sort l'avait fait, pauvre et roturier, Marivaux tra-versa l'existence en écorché, saignant

à

toutes les ronces que dissimu-laient pour lui les fleurs de la poli t~sse la plus iaffinée, ronces qu'un autre, moins ~él~cat, n'eût peut-être pas senties mais dont son 1mpi toyable amour-propre lui rendait cruelle la blessure t9ujours renou-velée.

\

Il aval t beau être reçu et fêté dans les salons de Madame de Lambert, de Madame de Tencin, hauts lieux de l'esprit où les grands noms voisinaient avec l'élite intellectuelle sans quartiers de noblesse,

\

---cet' accueil libéral ne doit pas faire illl.fsion; Marivaux, lui, ne s'y est :pas laissé prendre. Il sait que_~~(v') cette égalité, ils ne la nieront pas, mais ils ne la savent que pour eI?- discourir, et non pas pour la croire; 'ce n'est pour eux qu'un trait d'érudition, qu'une morale de conversation, et non :@s unJ vérité d'usa.s,e." (1) .

A propos des salons, Frédéric Deloffre ci te la Dtichesse du ,

\

Maine l "Tandis que Mme de Lambert maintenai.t, une distinction entre ses !

"mardis", consacrés aux "gens du premier mérite", et ses "mercredis", où elle recevait aussi des "virtuoses étrangers" et des "li ttéra teurs et savants du secoIfd ordre", ( ••• ) Mme de Tencin semble' a.voir aboli cette

(1) Marivaux,

• 0 \ \ "

Journaux et OeuVres diverses, L'Diuca.tion d'un Prince, {Paris 1 Classiques Garnier,

1969)

&i-

527.

(C'~t nous

qui SOulignons).

\

(14)

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-12-distinction. Il (1)

c, Dans La Vie de Marianne, 'Marivaux décrit le salon de Mme Dorsin,

en qhi on s'accorde

~

reconna1tre Mme' de Tenci,n (2). Nous apprenons ainsi

,

que chez elle:

Il n'était point question de rangs ni d' éta ts (\ ••• ); personne ne, s 'y souvenait du plus ou moins d'impor-tance qu'il avait; c'était des hommes qui parlaient ~ des hommes ( ••• ); i l ne s' agissai t plus des titres que le hasard leur avait donnés ici-bas ( ••• ); tout le monde était philosophe ( ••• )

(3)

Cette philosophie ne va pas jusqu'~ interdire l ~ Mme de Tencin les concessions indispensables aux préjugés de sa caste:

Ce n'est pas, d'un autre côt~, que, pour entretenir la considération qu 1 i l lui convenait d'avoj,r, étant

née ce qu'elle était, elle ne se corûormât aux

pré-jugés ~gairesJ et qul~l1e ne se prêtâ~ volontie:r-s aux choses que la vanite des hommes est1\ffie, comme par exemple d'avoir des liaisons d'amitié avec des gens puïssants' qui ont" du crédit ou des dignités, et qui cornp6sent ce qu'on appelle le grand monde; ce sont

n.

des attentions g,u 1 il ne serait fas sage

de négliger ( ••• ) et elle ne les a vai t qu'a cause de la vanité des autres. (l})

L'intérêt

bie~

COIllpris a de ces exigences ••• Descartes , '

dé~

ne

o

conseillai t-i1 pas de se conformer aux usages et aux croyances de son

'ff

pays et de son temps?

(1) Marivaux, La . Vie de Marianne, Note p.

226.

(Paris ClaSsiq~es Gârniex, 196})

(2)

"

Ibid. Note p. 210.

(J)

"

Ibid.

,(0-119.

ui~me partie, p.

226,

1

227.

~

(4)

"

nid. p.

227.

(C'est nous qui soulignons)

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...-c.--..---_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ ~_.,._-...-....,,-.;-__ - _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ --. _ _ _ _ . _____ . ____ _

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Ci

• 1 • -13-~ \

Si au XVIIIe si~cl&, ces "philosophes" de ~alon affichaient un

~ertain ,anti conformisme, cette coquetterie d'intellectuels ne risquait pas de mettre en danger les institutions. Les distances paraissent abo-lies, mais ~n fait, elles ne le sont pas. Dans ces salons, la situation

\ de l'écrivain est "ambigu~":

( ••• ) il est souvent choyé par la minorité réformiste de 1 'aristocra tie: ces g«;rns se veulent "éclairés". Il d1ne

~ la ta1:ile des grands seigneurs quand, vers la même épo-que, les plus c~l~bres des musiciens prennent leur repas dans les cuisines. Il leur parle avec une respectueuse familiarité ( ••• ) Il prétend aimer l'homme chez le duc ou le prince qui le prot~ge ( ••• ) De fai t, pens~t-il, s'il cGlmmunique avec les ducs, les princes et les bourgeois --dont les statuts sont si divers -- ce ne peut être qu'en tant que ce sont des hommes et qu'il est homme lui-même. Et s'il diff~re d'eux tous, c'est que leurs prérogatives et leurs charges masquent d'abord leur humanité; l'écri-vain, au contraire, qui ne communique avec eux qu'en les arrachant ~ leurs :particularismes pour les rappeler ~ la Raison, cfest-~-dire ~ l'universalité, c'est tout simple-ment un hommê. (1)

Ainsi, les arist09'ates "libéraux" souscrivaient de bonne grâce ~ cette égalité idé'ale, théorique, ~ laquelle les conviait l'élite

,

intellectuelle bourgeoise.

\ \

Dans les faits, elle restait lettre morte: ce n'étaityu'un leurre.

C,

enfin, l' inégali té sub~istai t en faveur des pxi vil~ges de l~ ,naissance. Ces prlvil~ges, on n'avait pas ~ les gagner, ils étaient donnés et n'impliquaient en retour que le'respect, au molns apparent, de certaines r~gles de l'honneur ar,istocratlque. Pax contre, les privil~ges

(1) Jean;-Paul Sartre, L'Idiot de la famille, III (Paris : ballimard,

1972)

p.

77-78.

(C'est nous qui soulignons)

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-14-âccordés ~ l'esprit et ~ la vertu n'étaient ~ tout prendre, qu'une gra-cieuseté consentie par les nobles qui voulaient bien oublier, exception-nellement,les distances en faveur du talent ou du génie, dans la mesure ob les bénéficiaires comprenaient que la "fraternisation" se limitait au domaine intellectuel et qu'il ne fallait pas toucher aux choses sérieuses,

comme le mariage, institution dont chaque mésalliance sape les fondements) puisque par elle se transmettent et se conservent ~ l'intérieur d'une même caste la propriété et les privil~ges. (De nos jour~, nous avons beau, n'est-ce-pas, avoir les idées larges, frayer avec les étrangers de toute

; .

-race et de toute couleur, il est entendu qu'ils resteront dans les limites du bon goût et n'iront pas jusqu'~ nous demander la main"'de notre fille,.)\

On recevait donc Monsieur Pierre Carlet -- de Marivaux -- comme un ami, comme un fils même. On lui pardonnait s~n mauv~is caract~re, son langage bizarre, sa auscepti bili té: il

é~i

t! cet homme, si "aimable" et au fond si inoffensif; i l suffisait de savoir le prendre, on en faisait ce qu'on voulait!

\

\

Raisonnablement, il avait épousé une petite bourgeoise convena-ble et discrète (on ne ~ait à peu pr~s rien d'elle). Discr~tement, elle mourut apr~s cinq ans de vie conjugale\r laissant ~ Marivaux une fille qui, tout aussi discr~tement, partit s'enfermer ~ l'âge de vingt-six'gns dans un couvent ob elle devait passer les quarante et quelques années qu'il lui restait" ~ vivre. (l)

(l)

\

~arie-Jeann:

Durry,

(17)

1

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6,

,

-15-\ Comme on voit, ces

ge~s

savaient se tenir

~

leur place. On rêve sur cette Colombe-Prosp'he, fille de Colombe Bo11ogne, Avait-elle hérité

1

de son ~re et de son grand-père, Nicolas Carlet, ce caracthe tourmenté, susceptible, cette aptitude, presque cet entêtement, ~ souffrir \ par les autres, ce désir si aisément déçu d'être reconnu, aimé, admiré pour ce

,

que l'on est, et pour ce que l'on'" vaut?

Si on l'imagine lucide et orgueilleuse, que n'a-t-elle dû souf-frir avant de se résoudre, jeune fille vieillissante, h. s'enfermer vivante dans un de ces tombeaUx pour femmes seules où la société se débarrassait des filles et soeurs surnuméraires qui, avaient peu de chance

œ

-trou\&' p:-eneur

1 /1

sur le marché aux épousy' Trop pauvres pour 'lu 'un homme de bonne condi-tion et de bonne mine veuille d'elles, un barbon peu ragoûtant comme le baron de Sercour était davantage dans l'e domaine du possible, et Marivaux fai t dire ~ la jeune Tervire:

\ . ! "

N~e sans bien (".) 11 n'y avait\~lus à m'inquiéter de

[~'avenir

(, •• ) si j'épousais le baron qui était riche.

Ce mari me répugnait, i l est vrai; mais ( ••• ) on s'ac-coutume ~ tout dans l'abondance, i l n 'y a guère de dégoût dont elle

pe

console." (1)

/

Mais- combien avaient le triste courage de surmonter leur répugnance?

'"

../" .-.... 1

'trop fières ou trop fines pour épouser un rustaud. -- quand bien même

! .

\

/ elles l'eussent voulu" la famille y eût mis bon ordre! -- elles avaient le bon goût de disparaHre derri~re les grilles sans avoir toujours la

,(1) Marivaux, La Vie de Marianne, Neuvième Partie, (Paris Classiques

Garnier,

196J)

p,

469.

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1 l ,

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1

(18)

1

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'," J \ 1 1 1

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-16-consolation cl 'une foi véritable.

\

1

,

"Tout le monde n'a pas la chance d' êJe" une orpheline de naissan-ce illustre quoiqu'inconnue ",a peut-être pensé la jeune Colombe en lisant

1

- pourquoi non? - La Vie de MariaruQe, dont la publication commença en 1731

quand elle avait d.ouze ans, et s'ilcheva en 1741: elle en avait alors

ving\-~ -.. '~

Màlhe~eusement pour Colombe, aucun Val ville ne vint; aucun comte

de Saint-Agne, a~cun marquis de Sineri ne se présent~rent pour lui offrir \ ,

leur main et leur fortune •••

1

En voulut-elle

à

son père d'avoir bercé 'son adolescence d'un beau conte? Et lui, ~ son tour, pensa-t-il jamais

à

sa fille, sa fille t!11i:que, sans mère et sans dot, sans autre appui que lui, en peignant ses héro1nes orphelines et désespérées,' r~ui tes

nier asile qui\ leur restât, le couvent? (1)

à

chercher refuge dans le

der-Dans la vie réelle, point de Mme de Miran : quelle grande dame titrée et éclairée, parmi celles qui.honoraient Marivaux de leur amitié, eût voulu de sa fille pour bru?

Dans la première pax~i'ë de La Vie de Marianne, les paragraphes oh Marivaux laisse parler l'orpheline, ont un ton de vérité touchante et désenchantée qui fait 'soupçonner "1

'~xpérience

vécue", vécue par lui

(1) A propos de Terme, la religieuse dont l'histoire est narrée dans La. Vie de Marianne, Marcel Arland note: " ••• chez Marivaux, ( ••• ) une amertume contenue, comme s'il songeai t

à

sa propre fille promise au cloItre." Marcel Arland, Marivaux, (Paris': Gallimard, 1950) /

p. 89.

(19)

-~-1 1 1 !

: 1

1

" 1

c

\

lorsque sa femme mourut, lui laissant une petite Colombe de quatre ans:

> \ ,

,

" 1

Les dames surtout s'intéressaient pour moi au el~ de ce que je pUis vous dire; c' étai t ~ qui d' e tre elles me ferait le présent le plus jo~~, me do e-ra.it l 'habit le plus galant. "

.

.

.

.

-.

.

. . .

.

. . .

.

. .

.

.

Aus~i, quand elles parlaient de moi, elles ne

sa.ient point cette petite fille; c'était toujo cette aimable enfant. (1)

-17-Quelle tentation de voir dans ce passage des des premiers temps de son veuva~; On imagine assez bien toute ces grandes damesl apitoyées par le malheur récent de leur ami, cajolant et gâtant la pauvre petite, rô+e, comme on va ie voir, dont ~lles se lasseront vite:

M'1is tout s'use, et les beauX sentiments comme autre F, \

ehpse. Quand mon aventure ne fut plus si fraîche, elle frappa moins l'imaginatio~. ( ••• ) Et aU bout de six mois, çette aimable enfânt ne fut plus qu'une pauvre orpheline.

(2)

" ••• Tout s'use et les beaux sentiments comme ,aütre chose ••• ":

\

véri té banale, dont Marivaux dut éprouver le bien-fondé, 'pour décrire avec {

cette ironie amère le caprice passager de ses nÇlbles amies, leur

attendris-\

sement

~

fleur de peau, leur "bonté vi te lassée. I l est intéressant de re-marquer, dans' le réci tf

de Mari vaux, l ' opposi tion voulue entre les "beaux

sentiments" fé\,ctices des dames riches, dont le caprice charitable est sans

lendema~n,

et les sentiments vrais et durables du curé et de sa

~oeur,

pauvres gens qui prennent de la "tendresse" pour Ma:rianne et l'élèvent comme leur enfant.

/

(1) Marivaux, La Vie de Marianne, Première partie (Paris , Cla:;;siques ....

Ga.rni~,

1963)

p.

13.

(2)

"

Ibid. p. 14.

1

. ;

1

, . ~ 1 1

!

1

(20)

1

(

....

-18-Dans la

descr~ption

des grâces enfantines de la.,petine orpheli-ne "( ••• j'~vais des grâces et de petites façons qui n'étaient point d'un enfant ordinaire; j'avais de la dou,ceur et de la gaieté, le geste fin, l' espri t vif (.,~.)" n' y aurait-il pas une réminiscence de la fierté paternelle de,M~ivaux, de sa tendresse émerveillée devant son enfant, qui n'était pas - en est-il jamais pour les paxents? - ".),ln enfant ordi-narre"?

Fille d'ud petit bourgeois ruiné PfXîa-~queroute de Law, quel

choi~

s'offrait,

à

l'époque,

à

une Marianne

d~';hair

et d'os,

à

une

Marianne véritable qui'n'avait guère de miracle romanesque à espérer dans la sôciété de son temps,

à

une Colombe carlet - de MarivauX - ,? Le

maria-4"

ge? Avec 'qui? Avec

un

aristocrate séduit par son apparence et ses quali-tés? Hors de question.

se serait-il trouvé un jeune noble assez fou

- -

\

pour affronter le s~dale d'Une m~salliance dont l'opprobre aurait rejailli sur sa~famille aussi bien que sur celle de la jeune fille?

Comment jeter la pierre

rétrospective~ent

à

cet

éventu~l s~upirant,

trop raisonnal;ùé- pour transgresser les interdits de son époque quand de nos

1

jours, dans nos sociétés libérales,l'ostracisme et la haine menacent les "âmes fortes" qUi ont le courage d'ignorer les tabous commis à la garde des inégalités et des injustices du XXe

si~cle?

Les

:persohn~gês

de Mari vaux expriment là-dessus le sentiment du XVIIIe siècle: Mme de Miran serait" charmée fi de l'amour de son :fils pour Marianne Il ( • • • ) sans

les. usages et les maximes du monde ( ••• )" Elle poursuit: ( ••• ) Hélas! cependant que vous

manque-t-il~

Ce n'est ni la bea~té, ni' les grâces, ni la vertu, ni le bel esprit, ni l'excellent coeur ( ••• ) mais vous n'avez

(1) Marivaux, La. Vie de Marianne, Première partie (Paris :Classiques Garnier,

1963)

p.

15.

(21)

1

..

(

1

,

j

;1

pas vingt mille livres de rente, on ne ferait aucune alliance en vous' épousant ( ••• ); et les hommes qui sont sots, qui pensent mal, et ~ qui pourtant je dois compte de mes ac~ions là-dessus, ne pardonnent point aux disgrâces dont vous souffrez, et qu'ils appellent

de~ défauts.

La raison vous choisirait, la folie des u&ages vOfs rejette. (l)

Cet aveu de Mme" de Miran donne tout son sens à la réflexion,de Jacques

Sc herer af·firmant que:

"

La.. pauvreté, au temps derMarivaux, n'est pas seulement

sent~comme un manque; elle est aussi, sans qu'on ose

le proclamer, un défaut moral; on éprouve encore le besoin de répéter 'que pauvreté n'est pas vice; elle ne

la~sse pas d'~e inavoué dans la mesure où la

fortune, au ~ême titre que la noblesse, est respebtée' comme une vaJ.eur que seule la naissance devrait donner. (2) ~~f, la morale aristocratiqueJ par la voix de la Mère, exige de Marianne ce que la moral~ ,bourgeoise, par la voix _dU

Pèré,

efgerà au siècle suivant de Marguerite Gauthier: qU'elles se'

sacrifie~t

dans l'intérêt de ceux qu'elles aiment.

On

ne peut impunément mettre en

-19-danger l'~e, que ce mot soit pris dans son acception ancienœ:l'ordre

,

voulu par Dieu, ou'dans son acception moderne: l'ordre social et politique. '

, 1

Dans Le Jeu,de \1 'Amour et du Hasard, la fausse Lisette,

courti-l

sée par Dorante, se fait le porte-parole de l'opihitm publique: "Vous m'aimez, mais votre amour n'est,pas une chose bien sérieuse pour vous ( ... ) la distance qu'il y a de vous à\moi ( .. ~) l'envie qu'on aura de

f

vous rendre sensi bie ( ••• ) tout va vous ôter cet amour ( ••• )"

(3)

(l)

(2)

(J)

Marivaux, La Vie de Marianne. Juatrième pa;rtie. (Paxis:ciassiques Garnier,

1963)

p. l • (C'est-nous qui soulignons)

Jacques Sherer', Analyse et mécanisme. des ''Fausses Confidences" (Paris,: Julliard, janvier

1960)

Cahiers Renaud-Barrault nOi 28,

p.

13.

o.

Marivaux, Théâtre complet, II, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, (Paris: Cla.ssiques Garnier,

19(8)

p~

84J.

,1

(22)

1

..

.

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(

1

Cl

" .1. "

-20-Et dans

La

Vie de Marianne, Mademoiselle Varthon brosse-un tableau cruel des représailles exercées sur Valville par son ento~age:

Vous ne sauriez croire ( ••• ) combien on condamne sa

m~re, combien on persécute ce jeune horurre sur le

desse:h1 qu'il a de vous, épouser. Ce sont des amis qui rompent avec lui, ce sont des parents qui ne veulent plus le voir ( ..

01);

i l 'n 'y a

pas

jusqu'aux indifférents qui ne le raillent'; (, •• ) c'est tout ce qu'il y a de plus mortifiant qu'il faut qu'il essuie; ce sont des avanies sans fin, ( ••• ) Quoi! une fille qui n'a rien? dit~on; (".) elle a de la \ode mieux? Est-ce vertu? ( ••• ) Elle l~ VQ~S un ,amour si flatteur? ( ••• ) Que aime? Eh! que peut-elle faire

savez-vous si la nécessité où elle était ne lui a pas tenu lie~ de penchant p vous? ( ••• ) quelque jour( ••• ) vo~ sentirez l'affro t que vous vous faites ~ présent ('D'); du moins lIez vivre ail-leurs, sortez de votre pays, allez vous cacher avec votre femme pour éviter le mépris où vous tomberez ici: mais n'espérez pas, en quélquF en-droit que vous allie~, d'éviter le malheur de la

'hafr,

et de maudire le jour où vous l'avez connùe.h (1)

Les aristocrates étant, et pour cause, peu enclins ~ encourir le blâme d'une mésalliance, ColoŒÇe pouvait-elle espérer une union

)

bourgeoise? Difficilement. ~uand ils sont riches, ces messieurs n'ont que l'embarras du choix parmi les hériti~res bien dotées,comme Frontin le rappelle, dans L'Epreuve, ~ son maître amoureux d 'un~ jeune fille sans fortune:

~oucement, vous ête~ le fils d'un riche négociant

qui vous a laissé plus de cent mille livres de rente, et v~us pouvez prétendre aux plus grands partis; le minois dont vous parlez l~ est-il fait

(1) Mariv,:ux, La Vie de Marianne. Huiti~me partie (Paris: Classiques

~nier,

1963)

p.

391-392,

[ 1 , \ j " } j !

J

1

1

(23)

"

1

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1

/

-21-1 ,}

.

P01JI' VOUS appartenir en légitime mariage? Riche

comme vous ~es, on peut se tirer de

n.

~ meil-leur marché, ce me semble. (1)

Et, pour ~ Lucidor s'élevant au-dessus du vulgaire: "( ••• ) I l est vrai qu'Angélique n'est qu'une simple bourgeoise de campagne; mais originai-remeijt elle me vaut bien, et je n'ai pas l'entêtement des grand~s alli-ances (.

1.)" (2)

,

combien de Dorante, de Rosimond, de Cléandre, chez qui l'amour se confond avec l 'intérêt!

Et~;i,

apds le mariage, l 'épouse

~

\ ,

la fortune bien assortie lasse leur fidél1té, si les maris inconstants, ;~

leur bonne mine ou leur fortune aidant, s'autorisent des aventures extra-conjugales, celles-ci ne feront qu'ajouter ~ leur réputation, ~

, '

leur prestige, à leur Il standing" si l'on ose dire: 1 '

Jetez Ie~ le~

_

s~ _ ~ !!!B.!i .... ~nfid~le.

d

, Son libertinage, ou plut8t-~a galanterie, le , rend illustre; elle en faitk.un héro_s qu~on

est curieux de voir}

on

se le montre en spec-tacle; on épie l, ~ ,(omep,t qu'il-vous salue." (3)

.

. )

\

;~ , ~ ['

L'éventualité

d'ùh

mariag~ riche étant ~ peu pr~s exclue,

- ~ \ ..

.---Colombe }louvai t-el~e envisiger comme elle-même? Imagine-t-on

d'épouser un bourgeois

~~Vré ~

ve;tuêüX

(1) Marivaux,

"

"

l'association de ces deux mis~es: pas de

1

Théâtre co~etr II, L'Epreuve (Paris Garnier, l ) p.

5lI?:

.51.5-'

Ibidem.

Classiq ue's

Le Cabinet du Philoso he, Paris :

Classi-j

(24)

" 0

1

,

rentes, pas d'oncle ~ héritag~ (1) un ~re démuni? Les revenus que

'.

Mari vaux tire de son labetm l i ttm:aire,o auxquels s'ajoutent les pen-sions que lui font quelques' amis aussi génér~ux que délicats -- dont Helvétius -- l~ garantissent ~ peine une modeste aiqance, et ne lui permettraient en aucun cas d'assurer le trainÎ

d'un jeune ménage. Dans son Eloge de Marivaux, D'Alembert parle de ,,,(~ '~1) [sa] fortune

...

22-très bornée et que beaucoup d'autres auraient appelée indigence (II" )~I (2)

~

-A

défaut de se marier.

à

quoi une je~e fille pauvre de bonne famille pouvait-elle s'occuper?

Peut-être

'brodait-ell~ignait-elle,

jouàit-elle du clavecin1 D'activité rémunérée, il n'en

n'éta~~

aucune

qU'ell~eût

pu exercer sans

!

1 0

déchoir. Voit-on Colombe lingère? Accident encore plus~lnacceptable

J , . pour elfe que pour la Marianne du' roman. C' élai't bOF pour une fille du peuple de prendre un'état.

/'0

Fille d'honneur de quelque Altesse peut-être? Monsieur son .'pke n'était-il pas introduit dans les milieux huppés? Mais cette si

tua-.

tion honorifJq ue e~geai t qu'on fllt "née",

ét

se1:on toute apparence, Maderhoiselle Carlet -- de Marivaux -- ne pouvait y prétendre.

(1)

1

1

(2)

-Ou bien, suivante d'une dame de moins haute volée?

Màrie-JeannJ

Durry,

Marivaux,

"La rente viagère de

55

livres" que le grand-oncle Bla-ise Martin s'est constituée "sur ''la tête de Colombe de Marivaux" ne dure -pas et ' quelques années plus tard cette "peU te fortune a fondu; elle est pauvre".

A Pr~os de Marivaux (Paris: S .E.D.E .S .• ,

1960)

pp. K 59.

Th6âtre complet,

II,

(Paris Classiques Garnier,

).968,

Appendice, p.

999.

..

(25)

'"

1

(

-23'"

Il suffit d'observer le haut-le-corps des héro!nes ~ qui

pareil-, If'

le proposition est faite, pour mesurer l'atteinte à la dignité, la déché-ance que cette situation subalterne impliquait.

Dans La Pro~inciale, (1) Marivaux, par le 'truchement de Madame

"

Lépine, nous offre un ?-perçu des talents utiles à une "compagne gagée" - euphémisme inusité - pour se faire' valoir:

" \ ..

~J

'ai la modestie de ( .. :.) lui céder les honneurs

..

'du pas, -et de laisser entre elle et moi, une petite distance- qui me gagne sa vanité, et qui ne me coûte que des égards et quelques flatteries, de façon que je suis tour

à

tour, et sa complai~ante, et 'Son ora-cle. (2)

Le personnage fait étalage de la rotl§;l"\-ie et du cynisme que l'on retrouve,

,

à

des degré~ divers, chez les autres suivantes~venir "compagne JSagée", c' étai t à la fois perdre sa 11 ber té par une soumissi~on de tous les instants

~

aux bons plaisirs ~ la maîtresse, :perdre' sa dignité aux yeux du monde en acceptant d'ê,tre ravalée ~ :La condition de domestique, d'être séparée des hommes libres par unb barrière quasi infranchissable, tombée

~

jamais dans une cas~e d'intouchables.

u

Lorsque M. de G1imal propose

à

Marianne d'entrer au ser~ice dè sa belle-soeur, "personne très raisonnable" et "fort

à

son aise", qui la

:pre~drait avec plaisir, la jeune fillé ne peut taire son iignation.

, (l) Refutant tipypothèse de Mar~e1 Arland et d~ B:rnard Dort, F. De10ffre affirme "sans a~ne hésitation" que' cette piece est bien de Marivaux" cf. La Provinciale, Théitre complet II (Paris : ClassiQuès Garnier, 1968) Notice pp. 793-798 .

(2) Ibid. La Prov~nciale, Sc. IV, p. 805.

,

(26)

1

(

-24-Elle rapporte:

\\

Cette

prOPos~tion

me fit r.ougir. Hélas! ( ... ) quoique je n ',aie tien ( ••• ) i l me semble qlle j'aimerais mieux mourir ue d'être chez uel u 'Ùl1 en ualité de domes-,tique •••• Puisque je suis obligée de travailler pour vivre ( ••• ) jeopréf~re le plus petit métier qu'il y ait, et le 'plus pénible, pourvu q.ue je sois libre.,

~ l'état dont vous me parlez, quand j 'y devrais faire fortune ~ Eh! mon enfant, me di t-u, ( ••• ) c'est une marque que vous avez du coeur. (1)

Celles qui Si y résignent, comme la Marton des Fausses

Confi-dences, quel est. leur sort~

\

\

On peut, au passage, noter la similitude de l'origine sociale de Marton et de Colombe.

Celle~ci

vient -- côté Carlet -- d 'Wle famil-le qui "avait donné plusieurs, magistrats au' Parfamil-lement" de Normandie, et qui, "depuis, était descendue de la robe ~ la finance'"

(2).

Du côté maternel, son grand-p~re Jean-Gervais Bollogne, de Sens, était "avocat au Parlement"

(3)

0

\

\

Marton, elle, est fille d'un procureur qui l ' a laissée

sans bien". C'est ce que nous apprend Monsieur Rémy, qui, parlant d 'elle ~ Dorante,-trcuvS;

1:cn de préciser:

nC ••• )

la dame d'ici a voulu l'avoir; elle l'aime, la

trai te bien moins en sui vante qu'en amie, lUi a fait beaucoup de bien

(1) Marivaux,

(2)

il

(3)

Il

/

'.

e de Marivaux

979.

Oeuvres de jeunesse 1 La. PléiMe, Chrono,lOfie (Mis

(27)

.-

(

1

- 'II'

\

\\

I,

.

"

-25-lui en fera encore, et a offert même de la marier." (1)

Ce que la sui te de la pièce nO}ls montre des relations entre Marton et Araminte, est tr~s éloigné de l'idée que l'on se fai t gén~­

lement de l'amitié. Ce sont tr~s exactement des rapports de subor-dina on, où se''> manifeste de part et d'autre un égofsme. sans scrupule, hJpocrit ment tempéré chez la maîtresse, par les signes extérieurs de

,

la bienveillance et chez la suivante, par ceux du dévouement dans un

,

,

souci de ménagement

~~

nom d'un' intérêt bien

cornpri~.

,-

.

~

La scène XI de l'acte l est,

f

cet égard,

ré~élatrice:

Marton

t .... ,.'1

veut convaincre Dorante --

à

qui ell-e,1 se croit pratiquement fiancée, . grâce ~ M. Rémy de l'avantage qu'il aurait ~ favoriser le mariage

d'Araminte avef le Co~te:

(1)

(2)

MARTON .-- Oh, i l Y a une petite raison

à

laquelle VQus d~~~ vous rendre; c'est Clue Monsieur le Comte me fait présent de mille",.écus le jour de la signature du contrat; et cet~gent-l~, suivant le projet de Monsieur Rémy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous. voyez.

DORAN'IE.-- Tenez, Mademoisèlle Marton, vous êtes la plus ain1able ,fille du mônde; mais ce n'est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent\.

MARTON.-- Au contraire, c'est ~ar réflexion qu'ils

me tentent: plus j 'y rêve, et plus je les trouve

~ns.

-DORAN'IE,-- Mais vl(6.s aimez votre maîtresse: et si elle n'était pas t\eureuse avec cet homme-l~, ne vous reprocheriez-vous pas d'y avoir contribué pour

une si misérable somme? 1

MARTON.-- Ma foi, vous avez )eau dire: d'aflleurs,

le Comte est un honnête homme, et je n'y entends point de finesse. ( ••• ) méditez sur cette sonune,

vous la gonterez aussi bien que moi.

(2)

1,

Marivaux, -7T;:h=-é.;.;â-:-tr_e.;;;..._c-=o:'::"m~l_e;;..t~ ... I_I=-:.::;;Le;;.;;..;s~F~a;.;;u;;:s;.;:s~e;..;;s~==-.:::~=;;.;;;.A- l,

J

Paris : Classiques Garnier 2.

"

Ibid~ p.

370.

\

- - - -... - - . ,":'", ~,.~.r-, ~_ 'h/~ :-;'~--:',r ~'",-'_r::.=~.-:~;;,";"'---. .

-\ 1

(28)

J

(

1

..

\ \

-26-\

Comme on le voit, nulle gêne, nul désarroi, nul cas de conscie~­

ce chez

M~ton.

Elle ne se sent pas responsable du bonheur de sa

ma1~

tresse; qui est-elle pour s'en soucier? Araminte a tout, de la fortune,

une m~re dévouée, un prétendant titré. Marton n'a rien. Ni personne.

Qu'elle vienne ~ déplaire, qu'adviendra-t-il d'elle? Peut-el~e se per-mettre de contrarier des "puissances" comme Madame Argante et le Comte? Peut-elle les trahir? Le Comte, pense-t-elle sans doute, parviendra ~ ses fins de toute façon, et s'il doit épouser Araminte, ne vaut-il pas mieux qu'il se sente son obligé ~ elle, Marton? En plus des mille écus

-- qui ne sont pas une misérable somme pour elle, Dorante en parle bien

~

son aise: -- n'a-t-elle pas tout

~

gagner en méritant la

reconnai~sance

\ du futur maHre de maison?

L'inséc~é

est le

l~t d~s

déshérités, ils ont

for~ ~

faire

pour survivre, c'est trop leur" demander que de se tourmenter de

,~urcroit

pour les nantis.

Marton n 'est ~~ ,méchante. Elle.est froide et réaliste. Sa maîtresse la loge, la n~urrit, la rétribu~, lui donne le pas sur ses autres domestiques, en échange de '11,loi Martoà la ser't, la flatte, sait se rendre indispensable. La familiarité de l'une est bienveillante, condescendante; celle de l'autre est respectueuse. Chacune des deux

y trouve son compte, et la suivante s'estime quitte de tout devoir superflu.

.

\

En

fait, Marton a besoin d'Araminte plus qu'Araminte n'a besqin d'elle. Cette dépendance est peu faite pour favoriser une affection sinc?:!re •

(29)

"

r

..

\

1

(

o

\

't

-27-Déçue dans son amour pour Dorante, humiliée de sa défaite dans cette rivalité involontaire et imprévue avèc Araminte, Marton parvient

~ conse;r';er sop sang-froid, et, prenant son parti, ne songe plus qu;~

rentrer dans/les bonnes grâces de sa maltresse qui la traite avec la froideur la plus hautaine.

La sc~ne X de l'acte III, affreuse et pathétique, selon nous,

l'une des plus poignantes du théâtre de Marivaux parce qu'en quelques ,répHques la défaite d'uh être s'y consomme, cette sc~ne, donc, met en

évidence la panique de la pauvre fille qui se voit ~ la rue -- pour quel crime, ô Ciel! pour s'être imaginé qu'elle était un êtr~ humain ~ part

eriti~re qui avait droit au bonheur -- et, apr~s une amende honorable qui

ne lui laisse pas la moindre parcelle de dignité, moyennant une abdica-tion,totale devant la puissance souveraine qui détient le pouvoir de lui dispenser protec\ion et sécurité ou de la rejeter dans les froides

tén~­

/ bres du mond~ extérieur, nous assistons ~ l'infini soulagement de la pauvre Marton, toute tremblante encore

ŒU

danger couru, et, on l'imagine, matée pour toujours.

'Dans la

sc~ne

VIII de l 'acte

III~

Araminte mise au pied du mur, exaspérée, cesse de tergiverser et manifeste une opposition irréductible

aux manoeuvres de sa m~re et du Comte, et, lorsque Marton hasardê une

derni~re tentative maladroite qui va ~ l'encontre des désirs véritables

de sa maîtresse, son intervention est la goutte qui fait déborder le vase. Araminte, ~ bout de nerfs, fait front ~ ses adversaires. En bonne

tacti-~,

cienne, elle COmmence par exécuter la plus faible d'un "Allez-vous-en"

\

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(30)

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-28-~

sans réplique. Les autres ont compris, la partie est perdue, il ne leur reste qu'à se retirer en bon ordre, en essayant de sauv\r la ;face.

Quand Marton quitte la, sdme, el,le a toutes les ralLsons du monde d'être désespérée. Ell~ a tout perdu: les mille écus convoités se sont évanouis, et pis que cela, elle se vo~t sur le point d'être chassée de cette demeure o~ elle ayait le gîte et le couvert assurés, où elle participait, à sa modeste plaçe, ~ la richésse et au luxe de sa maîtresse, moyennant l'obligation impérative de prévenir ses désirs et

1

de ne jamais la contrarier. Cette petite cour miniature est à l'image \ de la grande, de la vraie, et l'analogie de la situation de Marton"avec

\

celle des courtisans est soulignée par le vocabulaire dont elle use: "Vous me renvoyez, Madame, d'où vient ma disgrâ.ce? (1)

Mais la pauvre Maiton n'~ point de "terres où s'exiler". Où ira-t-elle? Chez cette "parente aj5thmatique" dont Monsieur Rémy nous a appris l'existence? (2) Si celle-ci la recueille, ne risque-t-elle pas de lui faire sentir lourdement sa charité? Chez elle, Marton ne mènera-t-elle pas; au mieux, une vie étriquée et mesquine?

Chez une autre grande bourgeo\s~? Mais chassée de chez Araminte, qui

1\

pre cIra. et sur quelle recommandation? Comme elle doit s'en vouloir, la pauvre M t'on, de n'avoir pas compris ce qui se passait dans le coeur

(1)

(2)

Marivaux,

"

Théâtre complet, II, Les Fausses COnfidences, III, 10, (Paris : ClassiquëS Garnier,

1968)

~.

412.

Ibid., Acte l

fC.

J,

p.

362.,

1

,

--.I(~ '" " . . . ~ : ... ~i"~}~;. :.r ,~~~ %"';Jf.;Jo"""l'~~" , \ , . .

1

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1

t 1 , _ ; _ _ f

(31)

1

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" . ~ . -29-; 1

de sa maîtresse, d'avoir osé se mettre en travers de ses désirs, d'avoir, par mégarde, prétendu se mesurer ~ elle. 'Le premier devoir d'un servi-teur -- d'un courtisan ...:- qui veut ~ n'est-il pas d'être

h

l'affût

/

des désirs' secrets de son maître; de les comprendre, de les deviner avant qu'il n'en prenne clairement c~nscience lUi-même, de l'encourager

~ surmonter ses scrupules et ses hontes, de le "déculpabiliser" en lui fournissant les arguments qui lui donneront prétexte

1.

suivre sa pente,

qui exc~seront d'avance ses faiblesses? Le bon serviteur tel qu'il

o

apparait'à tout moment chez Marivaux, a cela de commun avec le bon cour-l' 0

"'",j"I""

tisan, qu'il est l'avocat des aspirations de son maître, que son rôle

\

est de l'aider à, tourner les commandements de la morale, celle du "monde" ou celle de la ''conscience'' •••

r / 1 \

Hié~, confident de tragédie dans Annibal, ne fait pas exception

à

la r~gle. Quand Prusias, hésitant', sans grél;Ilde conviction, ~"sacrifier son hôte, fait part

à

Hiéron de ses scrupules, ce dernier, Tartuffe ac-compli, s'emploie

à

disculper le roi et ~ lui dépeindre la lâcheté sous les couleurs de la vertu. "D'ailleurs cette action dont vous avez horreur,

1

le péril du refus en ôt;ha noirceur."(l) souffle-t-il

à

Prusias, qu'il sout d'avance: "C'est la faute du sort, et non\ de votre coeur." (2)

I l est d'ailleurs patent que les "manoeuvres" des valets ne

ab-sont couronnées de succès que dans la mesure où elles servent les passions

(1) Marivaux,

(2)

"

}

Théâtre com~let, l, Annibal, II, 4, (Paris Garnier, 19

8)

p.

142.

Ibid. V,' 1, p. 164.

Classiques

"

(32)

r

(

"

'..,30-de leurs maîtres, passions en germe chez les uns, déclarées chez les autres, et qu'ils contribuent ~ faire éclore, ~ entretenir, ~ excefber ~t ~ assouvir.

Une erreur de jugement, une faute de psychologie, comme celles dont Marton s'est rendue coupable, se soldent par la disgrâce du servi-teur -- ou du courtisan.

Marton, aux abois, va donc tenter une, manoeuvre désespérée.

Risquant le tout pour +e 'tout, elle ira ,au-devant du désir de sa mai-tresse pour éviter, s'il en est encore temps, que cet "allez-vous-en! ... furieux ne se transforme en congé définitif.

\ \ L'entrevue, dont elle prend l'initiative, commence mal pour elle:

MAR'IDN • -- ••• Madame, ( ••• ) je crois vous faire plaisir en vous demandant mon congé.

ARAMINTE, froidement :..- Je vous le donne

La réponse tombe comme un couperet. L'arrêt est prononcé., ,

Marton essaie de temporiser, d'éveiller une ombre d'intérêt pour elle dans le coeur fermé de sa maîtresse; elle plaide le sursis:

MAR'IDN.-- Votre intention est-elle que je sorte dès aujourd' hui, Madame?

1 1

1

En clair: vous voulez me chasser, me mettre ~ la rue sur-le-champ?

ARAMINTE. -- Comme vous voudrez.

\

(33)

1

1 , i '

!

J

"

r

/

/

(

,

-31-En clair: parte~ aujourd'hui, partez demain~ en quoi cela me

concerne-t-...

il, pour moi vous n'existez déj~ plus.

Marton ,cherche désespérément une faille dans ce mur d' indiffé-rence, de froideur insultante. Les pont's sont\\coupés. 'Toute l'attitude d! Araminte pro\plame: qui es - tu, qu'il Y a-t-il de commun entre toi et moi? La pauvre fille, ~ tâtons, jette une\ corde, tente de renouer le dialogue, de se rendre visible

~

nouveau, dxattirer l'attention sur elle:

~TON.--

Cette aventure-ci est

bi~n

triste pour moil

"Triste" 1 est une litote dont le vrai sens est "tragique".

ARAMINTE.-- Oh! point d'explication, s'il vous plaît.

La riposte part comme une gifle, révélant la violence du ressentiment.

Le ton monte; ~ mesure que l'impatience croit, l'attitude de la suivante se fait plus suppliante et elle rév~le enfin toute sa dé-tresse.

/

1

1

MARroN .-- Je suis au désespoir.

Araminte co~sent enfin ~ comprendre oh l'autre veut en venir. La. grâce es}. accordée avec une hauteur dédaigneuse, comme une. aumône ~ un pauvre qu'on veut tenir ~ distance.

ARAMINTE, ,avec impatiete.-- (.

Il)

Mademoiselle, restez: j'y consehs;

\ J Eh bien, restez, mais finissons. \1\

\

1

; : l 1 l, i'

1

(34)

"

1

(

!

)

-32-Le danger le plus immédiat étant écarté, 11 reste

à

Marton à consommer son humiliation aux pieds de la divinité irritée. Pour survivre dans cette maison, elle doit reconquérir son_statu~ de s~rvante privilégiée, de confidente:

MAR'roN.--(.I\ •• ) que ferais-je aupr~s de vous,

l

présent que je vous suis suspecte, et que j'ai perdu toute votre confiance?

Elle se résout alors au sacrifice le plus pénible,

l

l'aveu le plus

DI

cruel, elle s·' abaisse , elle se prosterne ••• Pendant un bref moment, elle a connu le luxe d 'être considéré~ comme une femme par cette autre femme toute puissante qui a pu la -croire, fût-ce

à

tort, sa rivale, donc sur un certain plan, celui de la féminité, son égale. Son égale, quel blasphème! Il faut qu'elle ,expie, elle s'y emploie:

MAR'roN.-- Ah! Madame, pourquoi m'avez-vous exposée au malheur de vous déplaire?

En clair: je n'aurais seulement pas osé lever les yeux sur lui si j'avais su qu'il vous piaisait. Et elle poursuit: "J"ai persécuté par ignorance l'homme du monde le plus aimable, <:j,ui vous aime plus qu'on a jamais aimé ...

En clair: je le sais bien, allez, que je_n'ai jamais existé pâur lui. Et elle continue: "Pourquoi avez-vous eu ~a cruauté de m'abandonner au

\

hasard d'aimer,un homme qui n'est pas fait :pour moi, qui e,st

digr

de

vo~ ( ... )" C'est d'une évidence inattaquable: s'il est digne de vous,

i l faut que je sois indigne de lui. - Sa nature, son mérite en font un homme de votre caste et puisque je suis' infiniment au-dessous de vous, je suis infiniment au-dessous de lui. J'ai commis un crime de

(35)

1

(

··1

!

o

,

"'

1

,

-33-majesté en

aimant\~

être supérieur qui vous était destiné; j'en suis

\ J

bien punie. Une souffrance d'esclave, c'est peu de chose, mais je vous l'offre si elke

pe~t ~ontribuer ~

vous apaiser;

1

La divinité enfin ,se laisse fléchir: cela a beau n'être qu'un petit coeur d'esclave, tout sanglant, le fumet en est doux ~ ses narines:

\\

ARAMINTE, d'un ton doux.-- Tu l'aimais donc, Marton?

Mais oui, je l'aimais, je so~fre, n'en doutez surtout ~s, ne vous refusez

pas

ce petit triomphe. Et de poursuivre: "Rendez-moi votre ami ti-e comme je l ' avais, et je serai con ten te." Autrement dit, rendez-moi la place que j'avais dans cette maison, laissez-rendez-moi, comme avant, vivre

~

l'ombre de Joue luxe, dans cette sécuri té

~

laquelle je ml étais accoutumée.

ARAMINTE.--

Ah:

je te la rends tout entière.

MAR TON , lui baisant la main. -- Me voil~ con-solée.

ARAMIN'IE.-- Non, Marton, tu ne l'es pas encore. Tu pleures et tu m'attendris.

MAR\TON.-- N'y prenez point garde. \ Rien ne m'est si Ibher que vous. (1)

L'orage est passé. Signe d'alliance, arc-en-ciel symbolique, le tutoie-ment réappara!t. Pourtant, elle pleure, la pauvre Marton: ~ l~issue de de ce "combat douteux", sa victoire de "suivante" consacre sa défaite de femme. A ce prix, elle a reconquis le droit de vivre et vieillir

(1) Marivaux, '<-Théâtre corn let II

\

III,lO Paris : Classiques

\\

_ § b Pi 1 l~ j , : 1

(36)

,

\:

(

1

;)

.'

.

:~ , 1

-34-à

l'ombr~

d'une

ptotecttic~

qui tolérera sa présence effacée, empressée, discrète, util~à mesure que les années passeront.

1

Dans La Vie de Marianne, Marivaux évoque l'une de ces servantes-compagnes, vieille fille qui vient de mourir après avoir 'servi sa'ma!~

tresse pendant Vingt-Jinq ans:

Mme Dursan en fut

consterné~;

il est. vrai qu'à 1,IMe

où elle était, il n'y a pas de perte égale

à

celle-la. C'est une amie d'une espèce unique que la mort vous enlève en pareil cas, ,une amie de tous les instan~s,

à'''qui vous ne vous donnez pas la peine de plairei qui vous délasse de la fatigue d'avoir plu aux autresj qui n'est, pour ainsi dire, personne pour vous; quoi-qu'il n'y ait personne qui vous soit plus n~cess~1re;

avec q~i vous êtes aussi rebutante, aussi petite ~

d'humeur e~de caractère que vous avez quelquefois besoin de l'être, avec qui vos infirmités les plus humiliantes ne sont que des maux pour vous, et point une honte; enfin, une amie qui n'en a même pas le nom, et que souvent vous n'appreniez que vous aimiez

que lorsque, vous,ne l'ayez plus, et que tout vous - ,

! .

manque san si elle." (1)

C'est sans doute l'épitaphe

à

laquelle, après une vie de "bons et loyaux services" J Marton pourra quelque jour s"attendre, et l'on

,1

comprend cette réflexion de Sartre, découvrant dans l'oeuvré des 'auteurs (1 du Û XVIIIe siècle "un pessim~sme désespéré": ''Marivaux est un auteur noir

[en italique dans le texte], il suffit pour le

compren~e,

de lire Les Fausses Confidences." (2)

(1)

(2)

'-"

Marivaux, La Vie de Marianne, Dixième partie, (Pari;-~ - Classiques Garnier,

1963)

p.

499.

(C'est nous qui soulignons)

Jean-Paul Sa.rtre, \t,'Ialdt de la famille, IiI (Fafis :Gallima.rd, _1972) p~

82.

Figure

Table  des  Matières

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