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La Bruyère lecteur des Essais de Montaigne.

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Academic year: 2021

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(2)

AESTRACT-Autho-r:

Title of thesisl

Departmenta

Degree

1 RESUME M. Dufournaud.

La.

Bruyère lecteur des Essais

de Montaigne.

French La.ngua.ge

am

Literature

Master of

Arts

Dans cette thèse nous avons voulu délimiter de façon détaillée

ce que Les Caractères de La Bruyère doivent aux Essais de YlOntaigne.

Outre le pastiche du style de Montaigne, ainsi que le portrait voilé

de lui que l'on trouve dans Les Caractères, 11 y a de nombreux passages

portant sur des sujets très divers qui par :!.es idées exprimées et le

vocabulaire employé, font écho aux Essais de façon surprenante. Ces

indications prouvent que l'influence de la pensée de l-iontaigne n'a pu

être que très

~e

sur celle de La BrllYère. Les quatres chapitres

de la thèse viennent

à

l,'appui de ceci par un examen précis des réflexions

de La Bruyère sur la nature de l'homme et ses jugements, sur la coutume,

la politique, l'amitié,

la

conversation,

la

vertu, et la sagesse.

D'autres indications sur des concordances entre les deux oeuvres en ce

qui a trait au vocabulaire ou au style en général sont faites.

(3)

LA BRUYERE :ŒCTEUR DES ESSAIS DE MONl'AIGNE

DUFOURNAUD, Monique

A thesis

submitted.

ta

the Faculty of Gzaduate Studies

and

Research

Mc

Gill University,

in partial

fulf'ilment of the requ1rements

for the degree of

l'aster of Arts

Department of French Language

and.

Literature

i

1971.

!

i

i

1. l

1

)la.rch

1971

(4)

t

-1-La Bruy~re dans son Discours sur Théo'Ohra.ste définit, à partir d'une comp2.raison avec les Pensées de Pascal et les Maximes de La R"che-foucauld, l'objet de son ouvrage sur les moeurs. Les Caractères ne veulent

que rendre l'homme ~isonnable, et ceci par une méthode qui n'en est ~s

une. La Bruyère veut examiner l ' homme "Indifféremment, sans beaucoup de

méthode. ,,1 Et dans la préface de son livre il spécifie que, quoiqu'il tire

ses exemples de la cour de France et des hommes de sa nation, il n'envisage

que de peindre l'homme en général. Bien que c'ette remarque ait été ajoutée

à la huitième ériition dans le but tie ~llier des critiques qui voul;:!.ient

que La Bruyère soit, da.ns son ou~~e, descen:lu tians le particulier et que

l'on puisse aisément y reconnaître des personnages et des situations réels,

elle reste vraie. 2" Une gr:3.rrle partie de l'oeuvre de La Bruyère est

~ppli-cable à l'homme éternel.

La Bruyère se défend ici de ses arlversaires un -"eu comme, un siècle

aup~.ravant, Montaigne avait justifié le projet "le se prendre pour unique

matière de son livrf: en dis~nt que chaque homme p"rte en s0i ·'L? f0rme

en-tière de l'hum?.ine con:iition."3 Tout ce qt:e M'ntaigne observera. en s,":>1

offrira. du même coup un éclairage sur l? ll?.ture humaine. Ainsi ces ,-ieux

moralistes, à partir d : une étude f;tite sur ::3es sujets très è.1ssemblables, i l

est vrai, aboutissent à ce que

H.

Friedrich dans son livre sur Montaigne

1 Jean de

La

Bruyère, Les Caractères ou les moeurs 1e ce si~cle,

éd.

R.

Garapon{Paris : Garnier Frères,

1962),

p.

15.

T"utes

les références suivantes à cette énition des oeuvres ~e La

Bruyère apparaîtront d?ns le texte.

2

Voir l'article 1e

M.

Le~ilJif, n'Pens~es'

et 'portraits'

~ans

l'oeuvre de La Bruyère," ~evue UniveTSi~ire,

55(1946),

215-18.

Lebaillif démontre que 1-2. Bruyère a~it, à l'origine, fait une

oeuvre de "p"rtée générale comp~sée -pour l~ plu~rt 1e V'V-'xi!:!es et

de réflexions, et que le succès rie ses quelques ~~rt~its le p~us~

dans ses éditi~ns ultérieures ~ ri~velopper cet aspect n~rticulie~

tie son o~~e.

3 Michel de Montaigne, Oeuvres comiJlètes,éd. M. 3at(P::!ris :

Galli-mard,

1962),

p. 782. Les r~férences suivantes ~ cette .§dition apparaîtront -1ans le texte.

(5)

()

--•

-2-a. p..ppelé une "anthropologie" de l'homme--une science essentiellement descriptive, sensible aux détails concrets, qui veut f~ire de l'~nP..tomie

psychologique. 1 Il n'y a pas de leur part un effort conscient de synthèse. Il ne s'agit pas d.e ,rpsenter un trait essentiel chez 1 'homme a.uquel tous les autres se rapporteraient. La Bruyère n'a p;:1s, comme La. R":)chefoucauld, observé en l'homme que l'amour-propre est la cause.de tous ses fp..ibles pour l'attaquer sP..ns ~elâche. Ce n'est pas une inqui~tuie métaphysique qui, comme p"ur Paseal, serait, aux yeux de Montaigne ou de La Bruyère, au fond de l'âme de l'homme.

A cause de cette absence a priori d'une idée sur l'homme, il n'est pas question d'érige~ de système philosophique, d'écrire de traité avec force divisions et subdivisions. L'oeuvre de La Bruyère, cow~e celle de Montaigne, pourrait être comp?rée ~. une enquête pour assembler, un peu au hasard, des renseignements sur son su.jet~ Tel est en fait le rôle du mo-raliste. Il n'est pas un théoricien qui part d'une norme. Il ne d~cr1t

que ce qu'il voit. Il s'agit de faire un ?Ortrait de l'hoa~e et de son comportement dans les situations différentes d.e 1:::.. vie. Friedrich parle des formes littéraires se prêtant ~ ce genre d'étude:

Formes littéraires ouvertes qui, évitp..nt toute rigueur systém:=!ti-que, autorisent ~~pétiti:)ns, variations, nuanc~s

.

. . .

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. .

Montaigne t La Rochefoucauld, Saint Evrem.,rd, La Bruyère • • • plus qu'à l'originalité de leurs idées, doivent leur place d'hon-neur à leur finesse psychologique, ~insi qu'~ leur art du style, qui a Mené ~ la perfection, 1.ans l'essai et l'aphorisme, le type littéraire ~e la f"')rme ouverte, approprié à la pensée du moraliste •

• • • [La.

réalité humaine] ne se révèle pleinement et ~ foni

qu'à un regard dirigé sur les iniividus et sur les situ~tions

changeantes. Aussi le procédé .,e la science est-il en règl e générale plus descriptif que théorique. 2

1

H. Frieirich, Montaigne,

tr.

~r

.R. Rovini(?;>.-ris

1968),

pp.

156,160,

et passim.

(6)

i'tiont:i;igne et La Bruyère historiquement appartiennent

à

un même courant de m0ralistes qui ont a10pté ces f0rmes "ouvertes" de littéra-ture. L'essai de Montaigne, "Ce fagotage !'je tant de tiiverses pièces" (II,xxxvii, p.

736),

et Les Caractères 1e

La

Bruyère qui, de son propre aveu, sont.fa.its san.c; beauc')up de méthode t~moignent d'une même inspi-ration. C'est tie l·observation fa.ite un peu pour elle-même et qui veut éviter avant tout de devenir trop scientifique.

Ici s'avère une des différences essentielles entre M0ntaigne et La Bruyère. Chez tous deux, étude descriptive de l'homme, désir d'éviter la schématisation rigoureuse, soit. Néanmoins, il y a parfois chez La Bruyère une tendance vers la classification des caractères de

l'how~e--une influence dc la psychologie ties types dont il ne peut se défaire. Il nous offre des portraits du sot, du f::>t, d.e l'imp')rtun-procéd~ S:?ns

nuances qui est quasi inexist::>nt chez Montaigne. Et La Bruyère tombe ~r­

fois dans la satire! ou même -1:'lns le

commér:3~e.

LOrsqu'il décrit l'ex-centrique, le maniaque, souvent d'après un m0dèle vivant, il s'écarte de l'homme en gé!léral, ce que Montaigne ne fait jamais.

Notons ici l'autre di~férence entre les deux moralistes--une différence de t')!!. i l est frappa!!t.comment Montaigne et

La

Bruyère qui finalement, comme nous le démontrerons, aboutissent à des conclusions si-milaires sur la nature de l'holl1!lle, réagissent di~férem.'!lent devant leu-"'"S découvertes. La Bruyère est attristé d.evant le spectacle de la vanité et de la frivolité des hommes. Tristesse qui va jusqu'à une certaine répugnance

à

l'égard de ses semblables. La Bruyère misanthro~? Un peu, mais ceci résulte du fait qu'il n'est aucu.~ement indifférent à ce qu'il voit: "Une granne âme est au-dessus de l'injure, de l'injustice, de la

! La. Bruyère lui-même .-'ja.ns la remarque xi,l58 fait Ja distinction entre la satire et la morale.

(7)

"Dar la com-oassion"(xi,81).1 Il y a certainement là une confi"lence

-per-sonnelle. Quelle différence avec le manque d'émotion, cette

imperturœ.bi-lité que l'on

disce~e

chez Montaigne. Son attitude est claire

d~ns

ce

pa.ssage: "Au Louvre et en la foule, je me resserre et contrr;incts en ma

peau; la foule me repousse à moy, et ne m'entretiens jamais si folement,

si licentieusement et

D~.rticulièrement

qu' aux lieux de respect et de

pru-dence ceremonieuse. Nos folies ne me font pas rire, ce S"lnt nos sapiences"

(III,iii,p.801). La Bnrfère prenn les choses

bP~ucoup

plus au sérieux.

Il est incapable 1e détachement philosophique, car il a. cette "compassion"

pour les hommes.

Nontaigne f;::.it partie des sp.ges--ceux qui ne font

qu'ob-server. 2 A l'encontre de La Bruyère, il

~tudie l'how~e

d'une

cert~ine

distance psychologique.) Il voit les mêmes

f~ibles

et les mêmes petitesses

des humains, mais,

~ c~use

de cette iistance, il n'est nas ému.

Il accepte

nlus docilement les faits.

Inconte~tablementt

cette attitude fait de

Montaigne le meilleur philosophe des deux.

Si le ton de leurs livres respectifs

sép~e

les deux auteurs et

si La Bruyère s'engage parfois dans la voie de la satire,

cel~

n'empêche

pas que l'influence de Montaigne se f;tsse sentir

~.

tr<:!.vers t'Jute l'oeuvre

de La. Bruyère.

La Bruyère a lu Montaigne et il l'a. goûté puisqu'il le défend

contre les critiques que Malebranche et

~isemblablement Bal~c

lui

~nt

1

2

ltaliGues 1e nous.

Voir Essais I,xxvi,p.

157--

la

c~m~rëis~n

entre

l~

vie et 1es

jeux ;)ly!":3)iques. Les

p1..'.lS

s' f"es s--:nt 'es

s~ctate!lrs. !-~~!l­ t~.igne

f"'.it p::rtie de

c~ux-Ià.

)

Dis~nce phys~Gue aus~i ~ans une ce:t"'ine ~~sure. ?-,,:nt~i~e

mène une vie retirpe ians

s~n ch~te~u. ~n1is

que L::

Bruyè~

(8)

~ortées.l

Il

~se

même le louer

~

une

ép~que--cette

1euxième moitié

~u

XVIIe siècle-où MoJ!t::';gne a "?erlu une gr-on1e -partie de sa popularité. Sans aucun d~ute donc, son a~miration pour les Essais doit être très grande.

Et

La.

Bruyère a. lu l'oeuvre de Nontaigne d'une f~çon approfondie, vu qu'il est ca?able de faire un pastiche du style de cet auteur (Q.,v,30). L'imitation est réussie ~....rce que le vocabulaire est celui ::le Montaigne:

"ramentevoir" (reEettre en mémoire); "estriver" (s'évertuer); "succeri.er" (réussir). Ce çui est 9lus remarquable dans ce morceau est la connaissance que La Bruyère a du caractère "le r·bntaigne. Il lui f~.it t3ire ~. pr,..,püs de soi: "Celuy-là me deplaist, qui p2r la connoissance que j'ay de ses cou-tUIles et f'açori.s d'agir, !l!e tire r'!e cette liberté et fr->.nchise." Comme un leitmotiv dans les Ess:!.is reviennent les p... ... ss?.ges où r'1ont~.igne exalte la. franchise et la sincérité 1ans les rapu0rts humains.2

Je ne puis du t~·ut est!"iver c')nt't'e mon "'1ench~.nt, et <'iller au re-lnurs ~e mon l".at1L..'""el • • • C'est tr0p de tr?vail p0U"!" m,.,y, et ne suis du tout capable de si roide et de si subite attention • sie ne 'Ouis me r.,rcer et ccntrain-ire DOur a uelconoue ~ estre fier. (Ital. ~e nous.)

Montaigne n' insiste-t-il ~..s qu' i l est d'un !lP..turel que l~ difficulté, la contrainte, et t.:>ut tr-.... v::>.i1 rebute? L'effort lui est pénible: "Il n'est chose pourquoy je veuille ronger mes ongles, et que je veuiL.e acheter au 'Oris du tour:.:ent d'esprit et :5e la

cont~inte"

(E. ,II,xvii,p.

626).3

Que ~ Bruyère co!W.aisse son l'iont;!.i;::;ne est évident d:ms un autre ~..ssage des Ca:ract~res

(xi,67).

La. plus g~n-;e p~rtie 1e ce m'rceau

re-1

C. ,i.44-. Avec une réserve cepen:;ant: I-bnt::igne n'est ~s

"exeJilpt -ie t..,ute sorte ie blâme."

3

Voir aussi 3.,III,ix ~ssim et II,xvii,n.

633

("Je fuis le

(9)

prend. ce que 1·1ont~igne dit d.e son car;:ctère 'Î:?ns les Essais. L:a l'hrase: "L'on se plaint de son peu de mémoire, content d'ailleurs rie son grand sens et rie son bon jugement," nrms rappelle l'a.ch;?rnement avec lequel Montaigne se plaint de sa ~émoire et une fierté peu dissimulée qu'il a

à

l'égard de son sens critique, ·~e S0n bon jugement: "Cette c~:p::!cité oie

-trj.er le vray • • • et cett' humeur libre de n' assubjectir aisément m? créance"(II,xvii,p. 641). Ou encore:

Si en mon pals on veut riire qu'un ho~~e n'a poinct de sens, ils disent qu'il n'a poinct de mémoire, et quand je me plains du dé-faut·de la mienne, ils me reorennent et mescroient, comme si

je m'accusois d'estre insensé • • • • il se voit ~r experience plustost au rebours que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugemens iebiles. (I,ix,p.

)5.)

Ainsi La Bruyère avait nison 'Ïe dire: "Les hommes parlent de m~nière sur ce qui les regarde, qu'ils n'avouent d'eux-mêmes que ~e petits défauts, et encore ceux qui supposent en leurs personnes d.e be~.ux talents ou de

grarrles quaJités" (xi,67). L'on ne peut ég?lement s'empêcher de "l'enser à. une maxime de Montaigne--"Se priser et se mespriser œissent souvent de pareoil air d. 'arrog~nce" (III,xiii, p. 1046)--que d '~illeurs La Bruyère a

1

reprlse.- La Bruyère

a

assez bien lu les Essais

pour

discerner le défaut de vanité chez leur auteur, mais peut-être a-t-il ~ussi été influencé par fialebranche qui voit de l'arrog:3.nce ,ans le fait que Montaigne étale ainsi

,

2

ses defauts.

Dans le passage en question

(.2,.

,xi,67) il Y a une autre phr::o-se qui rappelle les Essais: t~'on d.it de soi qu'~n est mal~d.roitt ~t qu'on ne peut rien faire <ie ses œins, fort c?ns~lé -ie l::! perte -i.e ces œtits talents ":)ê.r ceux de l'esprit, ou p:=..r les dons de l'~me que tout le m?me

1 xi,

66

, l e début.

2

Nicol~.s

de !o'.alebranche, Recherche de la vérité (Paris :

Cha~n­

(10)

nous connaît." Ceci pourrait se rattacher à ce que dit Montaigne dans le chapitre "De la vanité" à propos d.e son inaptitude aux occupations qui ont trait au ménage et à la gérance d'une ferme:

Ceux qui, en m'oyant dire mon insuffisance aux occupations du mes nage , vont me soufflant aux oreilles que c'est desdain, et que je laisse de sçavoir les inst:!"UJTlens du la.bourage • • • pour avoir à cueur quelque plus haute science, ils me font m~urir.

Cela c'est sottise et plustost bestise que gloire. Je maimerois mieux bon escuyer que bon logicien. (p.929.)1

Mais remarquons que Montaigne a soin ne préciser qu'il ne considère pas ce déf=".ut comme quelque chose de louable. Peut-être La Bruyère ne croit-il pas que Montaigne soit sincère ici.

Egalement cette phrase: "L'on fait aveu de sa paresse en des termes qui signifient toujours son désintéressement, et que l'on est guéri de l'ambition" (Q. ,xi,67), vise Montaigne qui a renoncé à l'ambition, qui s'est retiré de la cour, et qui offre son oisiveté comme raison de ce pas: "La liberté et l'oisiveté, qui s')nt mes maistresses qualitez, sont diametralement contraires à ce mestier là" (III,ix,p. 971).

Il est peut-être ey.~géré de voir dans la deuxième partie du passage (Q.,xi,67) une allusion voilée à Montaigne philosophe, comme certains l'ont

2

voulu. Les clefs citent ici Louvois, ce qui est probablement juste, vu que

La

Bruyère décrit un politique plutôt qu'un philos~phe.

n

y a donc dans Les Caractères (xi,67) un a~rçu ~nétœnt du personnage ':le tbntaigne, qui ne -peut être que le ré sul tat d'une étur1e sérieuse de cet auteur. Egalement nous croyons qu'il s'agit de l'auteur des Essais que La Bruyère connaît si bien dans la re~arque: "Ceux qui écrivent par humeur s~mt sujets à retoucher à leurs ouvrages: comme eVe n'est pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les occasion~,

1 Voir aussi Essais II,xvii. Et Montaigne dit dans l,xl que son écriture est illisible.

n y

a dans tout cel=!. une cer-t.aine dfec-tation de gentilhomme.

(11)

ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont le plus aimés" (Q.,i,17). Montaigne, de son propre aveu, écrit "!lp.r

hŒP.eur. Il <?crit seulement lorsque l'envie lui en "!lrend, au gré des

jou-"'"Dées: "Je veux representer le progrez de mes humeurs, et qu'on voye

chaque piece en sa naissance" (II,xxxvii,p. 737). Le résultat est que

chaque fois qu'il se relit, il fait des changements qui corresponrl.ent

à-son nouvel état d'esprit: "Mes ouvrages, il s'en faut tant qu'ils ae rient, qu'a.utant de fois que je les retaste, autant de fois je m'en despite" (II,

xvii, p.

620).

Les nombreuses add.itions témoignent assez d.e ceci. Et

de toute évidence La Bruyère se considère aussi comme un de ces écriv~ins

"~ui écrivent par humeur, que le coeur fait ~rJer, à qui ~l inspire les

termes et les figures, et qui tirent, pour a.insi d~e, de leurs entr::!illes

tout ce qu'ils expriment sur le œpier" (Q.,i,64). Il aV'Jue p:!.r là qu'il

est, ~ la façon de Montaigne, omniprésent dans son oeuvre. Il est vrai

que cela va un peu contre l'esthétique cJassique qui veut que l'auteur

s'efface. Il semble aussi que les écri~ins "qui écrivent ~r hUI!leur" ne

soient ca.pables que d'un seul livre--livre unioue, ma.is p;;r l~ beaucoup

"plus profon:i puisqu'il rapp0rte toute leur expérience. Il y a là un autre

point commun entre ces deux m0~1 istes •

Nous avons montré que les contours indéniables du persl)nn~~e de

Montaigne s'entrevoient à maints endroits des Caractères. Ce qu' il Y a de

pli.ls remarc;uable ce sont une 1i'laine t1e passages-épars et disc:;embJables en

ce qui concerne le sujet traité--qui font écho quant ~ux idées exprim~es

et parfoiS quant aux images ou au vocabulp.ire à des morceaux des Essais.

Ce sont des co!ncidences frap~ntes et qui ne permettent qu'une seule

con-c~t:Sion-La. Bruyère connaît les Ess;iis ~ f"nd, c:;.r i l re"!')rem des Fipes

tout à f::.it secon-'laires et Sê.ns r~elle iFl"O'"'rtance ~ans le c"r'3'S -'les Essais.

Nous allons rapidement signaler quelques-unes de ces réflexions.

i l est assez curieux que 1". première ch0se que La Bruyère dise ~ans

(12)

vient trop tari depuis plus de sept mille ans qu'il y a des h0~~es, et oui

pensent." Et surtout dans son dome.ine, qui est celui des moeurs, i l a été

devancé: "Sur ce qui cl)ncerne les moeurs, le "lus beau et le meilleur est

enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles modernes."

En fait La Bruyère "glane" dans le ch2mp où' Montaigne, et ~?rÀs lui ?3sc1?l

et La Rochefoucauld, ont déjà moissonné. La rem3.rque ne La Bruyère est

quelque peu désabusée, et il y manque l' idée clCl.s~ique rie l'imitation

ori-. ginaleori-. Cette idée apparaîtra cepeniant ori-.Jans la remarque fiœle du

chapitre "Des ouvrages de l ' eSl'~it": "HORACE ou DESPREAUX l'a dit avant

vous.--Je le crois sur votreÇ>3.role; mais je l'ai dit cnmme mien. Ne

puis-je p~s penser après eux une chose vraie, et que ~'autres encore

pen-seront après moi?" (Ital. "l.e nous). Ceci s' insuire d.irectement d'une pensée de Montaigne:

La vérité et la rais'm sont comnunes ~ un ch<"'cun, et ne sont

non plus à qui les a dites ?remierement, qu'~ qui les 1ict ;:-.près.

Ce n'est non plus sel::m Platt)n que sel!)n MOY, puis que Iuy et

moi l'entenè.t)ns et voyons de mesme. Les abeilles pillotent

deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, oui est

tout leur; ce n'est plus thin ny marjolaine: ainsi les pie ces

empruntées ~. 'autruy, il les transf..,rmera. et c')nfondera, p"lur en

faire un ouvrage t::'lut sien. (I,xxvi,pp.150-51.)(It:;.1. rle nous.)

Si La Bruyère laisse 'le côté la belle comparaison -le Mon"b?igne, il g~rde

né;:;nmoins cette idée d.e "faire sien" ce qu'on tire d'autrui. Mont:ligne

avait déjà conscience r1e reprendre à son pr?pre compte les pens~es de ceux

qui l'avaient précédé.

La Bruyère ne dira. donc rien -:le nouveau. Pour donner un exemple

particulier de ceci, r?:ppelons cette disti~ction subtile que la Bruyère

fait entre l'éloquence de l'av-:>cat et celle du pr~icateur

(xv,?6).

En

fait il ne réitère qu'un pass~ge -:les Essais (l,x). D'a"rès Mon~igne,

celui qui a le "parler tar-:if" ser-?it 'b:"In ?r~ic=?teur, vu que celui-ci 2.

le loisir de pré"f)arer S~ h~:r::'.!lgUe. Celui qui a un ",?"".rler prnr.r::>t" et qui

a de l'esprit. ::tut est ~pide sur 12 re??-rtie, -erait bien l'av~c:;.t. Il

s'ensuit que la part -:le l'~vl)cat est, aux yeux de Ml)nt~igne. plus difficile.

i.e Bruyère reprem ce raiso!l-'lenent point par point:

(13)

".-)

-"

La fonction de l'avocat est pénible, laborieuse, et sup~ose, d~ns

celui qui l'exerce, un riche ff')nd et -:le gran.,.es ress·")urces. Il n'est pas seulement chargé, comme le prédicateur, d'un

cer-t~in nombre d'oraisons co~posées avec loisir, récitées de mé-moire, avec autorité, sans contradicteurs • • • il prononce 'le graves playdoyers devant des .jug~s qui peuvent lui imposer silence, et contre des adversaires qui l'interromnent; il doit être prêt sur la réplique [etc.].

On a dit que La Bruyère donnerait ici préférence à l'avocat, qu'il le dé-fendrait en raison du fait qU'il avait lui-même exercé cette fonction. 1 Mais ceci est discutable,

vu

que La Bruyère précise bien qu'il est encore "Plus difficile de bien prêcher que rie bien plaider." N'est-ce pas ce que

Mont~igne avait dit? "La part de l'Arivocat est plus difficile que celle

du Preseheur, et nous trouvons pourtant, ce m'est advis, plus de passables Advocats que Prescheurs, au moins en Fra.nce."

Qu'est-cè qui d'autre dans Les Ca.ractères est pris presque Sé'!.ns

lTIO-difications des Essais? Montaigne avait dit: "On peut faire le sot ~r

tout ailleurs, mais non en la Po~sie" (II,xvii,p.

618).

Comparons ceci tiré des Caractères:

"n

y a de ce~ines choses d.ont la Ir!<?1.Ï1crité est

insuppo~~ble: la poésie • quel supplice que celui d'enten~re • • •

prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais p0ète!"

(i,

7).

La -:3ernière p::>rtie rappelle des vers que Mont::;.igne cita juste après; verum

Nil securius est malo Poeta.

Parfois La Bruyère l'rem quelque chose o."!ns les Essais qui se

ra~portait de façon précise à la vie de Montp_igne, et le t~nsforme en

re-marq~e d'ordre général. Ainsi Montp_igne avait dit qu'en Gascogne S0n livre n'avait œ.s beaucoup de succès, m~is qu'à Paris i l était célèbre, vu que la distance confère souvent de la vJ'!J.eur aux ch')~es:

1

M. Lange, La Bruyère critioue -:ies cnrrlitions et des institutions sociales(Paris : Hachette,

1909),

p.

139.

(14)

Tel a esté miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n'ont rien vu seulement de remercable. Peu d'hommes ont esté admirez uar leurs domestiaues. Nul a esté urophète non seule-ment en sa maison, mais en son

p2!S,

dict l'experience nes histoires. De mesmes en choses ~e néant. • • • En mon climat

~e Gascongne, on tient pour ~rolerie de me voir imprimé. D'au-tant que la connoissance qu'on ~rend de moy s'esloigne de mon giste, j'en vaux d'autant mieux. (III,ii,p. 786.) (Ital. de nous.)

La. 3rlr.rère, ayant retenu l'idée directrice de ce ~.ssage, l'insère très sas-acement dans son cha pi tre "!>es .jugements":

Tel,connu dans le monde par de grands talents, honoré et ch~ri

partout où il se trouve, est petit d~ns son domestiaue et aux yeux de ses proches, qu'il n'a pu réduire à l'estimer; tel autre, au contraire, prophète 1ans son pays, jouit d'une vogue qu'il a parmi les siens et qui est resserrée dans l'enceinte de sa maison, s'applaudit d'un m~rite rare et singulier, qui lui est accordé par sa famille dont i l est l'idole, mais qu'il laisse chez soi toutes les f~is qu'il sort, et qu'il ne porte nulle part. (xii,58.) (Ital. de nous.)

Par les conco~ances de certains membres de phrases, il est aisé de voir combien La Bruyère s'est inspiré de S0n m~èle.

Une autre réminiscence des Essais est un pass~ge où La Bruyère préconise l'étude des textes premiers p~ur parvenir à une véri~ble éru-dition. Il s'en "Ç>rem., comme N~n~igne, à l'inutilité r]es innombrables commentaires et critiques qu'ils ont suscités:

C'est la paresse des hommes qui a encotU'?gé le pédantisme à grossir plutôt qu'à enrichir les bibliothèqu~s, ~ faire périr le texte sous le poids 1es co~~entaires; et qu'elle a en cela agi contre soi-même et contre ses plus chers intérêts, en mul-tipliant les lectures, les recherches et le travail, qu'elle cherchait à éviter. (xiv,72.)

Cela peut très bien avoir son origine dans: "Il y a plus affaire à in-terpréter les interprétati~ns qu'~ interpréter les ch~ses, et rylus ~e livres sur les livr~s que sur autre subject: nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires; d'auteurs, il en est ~nd cherté" ( i<' =.- , III,iii, pp.

1045-46).

Les Caractères contiennent aussi une com~rais~n entre les deux

graMS généraux-Alexandre et César. Nous saV:lns que Hontaigne v·')u::: un culte ~ ces ~eux hommes. Alexarrlre, qui l'emporte sur C~sar, est classé

(15)

par Montaigne parmi les "plus excellens hommes," à côté d'Homère et d'Ep:a-minondas (§.,II,xxxvi). L~ Bruyère ~ans ii,31 semble donner prp.férence à César: "Peut-être qu'ALEXANDRE n'8tait qu'un héros, et que CESA.R é~it

un grand homme." I l loue en ~ésar sa modéra.tion, son jugement et son bon sens dans la conduite de ses exploits. Alexan~re est plutôt un jeune téméraire. Montaigne fait à peu près l~ même distincti ·m:

Je le [César] trouve un peu plus retenu et consideré en ses entreprinses qll'A2.exandre • • • Aussi est;:,it-il [Alexandre] embesoigné en la fleur et première chaleur de s~)n aage

. . . .

. . .

....

.

.

. . .

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. . .

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.

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. . .

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.

.

Il ne se peut nier qu'il n'y aye plus ~u sien [de C~~arJ en ses ex:pl::>its, plus ,i.e la fortune en ~~ux ,,' Alexandre.

(l,

xxxiv,

p.

717

et I,y.Yvvi,~. 7}4.)

Et chez r-tont:oigne et chez La Bruyère C2sar est ~upr.ri.eu!" ~ c:,use ~e sem caractère rais')nn~b]e. En ce qui a trait uniquement à ses qua.lités de

~. César.

L'influence directe ~e Mr')ntaif.~e ~ur L8. Bruyère en ce qui c~ncerne ceci 'est peut-être discutable, vu que ~2. cOJ:1?rais')n A'~ex:::.n~re-Cés:::.r é~it

un lieu

Cl)m~un, ~,éjà

au

tem~

1e Montaigne.! Néanmoins l'on peut présumer sans risq1.te que Nontaigne, tr~s lu au XVIIe siècle, a transmis cet intérêt pour l'Antiquité, et, en ce qui concerne La Bruyère, une admiration aussi à l'égam de la Rome militaire. Dans "Du mérite personnel"

(30),

La Bruyère fait l'éloge du s')lt:1~.t roWtin. Il est à la fois brave et sav:>nt. Ceci renchérit même sur l'opinion ':e Monb..igne qui tr0uve le sol.,::>t r,:m~in vertueux, fi~èle, et vaillant mais ja~Ais sage (II,YXY.iv). Il préci~e

même que les lettres ont été la cause de la déchéance de Rome.2 Et il a

1 Au riflle siècle p.ex. on tr::>uve cette com~-Xaison chez Méré qui a été influencé p:3.r Mont::tigne lui aussi.

(16)

r

-13-certainement raison. La réflexion de La Bruyère est peu nuancée et montre qu'il oublie la réalité historique. La Bruyère est enclin à louer déme-surément la civilisation des anciens. 1 Il y a chez lui, en ce qui concerne ceci, une part de nostalgie.

Une tradition venant de l'1ontaigne a laissé ici son empreinte sur La Bruyère. D'autrefois La Bruyère écarte cet arrière-plan gréco-romain des Essais et prend une idée que Hontaigne avait étayée avec maintes preuves tirées de ses lectures des anciens. Lorsque La Bruyère affirme -ians iv,49: "L'exoérience confirme que la mollesse ou l'indulgence pour soi et la dureté ~our les autres n'est ~u'un seul et même vice,"2 il y a peut-être une part d'expérience vécue qui lui fait dire cela. ~2is cela ~ppelle

aussi un chapitre des Essais intitulé "Coua.rdise mere de la. cru;l.uté" que Montaigne ouvre d'une façon presque pareille: '~Et ay œr exoerience apperceu que cette aigreur et aspreté fle courage malitieux et inhum~in s'accompagne coustumierement d.e mollesse feminine."3

Ces passages que nous venons de voir, si fra.ppants da.ns leur con-cordance, nous permettent de tenir comme établi que La Bruyère n'a pas lu les Essais superficiellement, ni qu'il ne les a lus qu'une seule fois. Dans les rapprochements que nous venons de faire entre les deux textes, l'on voit que La Bruyère a parfoiS repris des idées que l'on pourrait qualifier de "secomaires" dans la totalité des Essais, qui ne portent pas toujours l'empreinte distinctive de Nont::ligne-c'est-~-dire, qui ne s'mt pas toujours celles pour lesquelles on se souvient spécia.lement de lui.

1

Voir p.ex. Q.,vii,22. 2 Ital. de nous.

(17)

Et La Bruyère se rencontre p3rfois avec ces remarques presque mot à mot. Cela veut dire que La Bruyère c, ... nœ.it ce livre à fond, jusque d.ans ses détails, et qu'il n'a p<'1.s fait que le feuilleter.

L'influence de la pensée de 140ntaigne ne peut donc être que. très grande et c'est ce que nous nous proposons d'étudier dans ce travail. Il s'agira de montrer comment les grandes lignes de la philosophie de Hontaigne se retrouvent fragmentées dans Les Caractères, de voir sur quels points précis ces deux moralistes se rencontrent, et de désigner au passage quelques autres remarques 1e La Bruyère qui par leurs images ou leur voca-bulaire montrent que les Essais en sont à l'origine.

Nous avons dit que l'objet du moraliste est de f~ire une ~inture de l'homme, qu'il est avant tout un observateur, et qu'il n'a pas d'in-tention a 'Oriori de faire des synthèses de ce qu'il apprend ou d' of.r·rir des

s~lutions aux maux qu'il constate. La Bruyère dans le Discours sur Théo-'Ohraste, lorsqu'il com1?étre s'm oeuvre à celles de Pascal et

a.e

La Roche-foucauld, souscrit nettement à cette idée. Et la phrase célèbre ~e I-Ion-taigne: "Les autres forment l'hoJ!l.me; je le récite" (III,ii,p. 782), exprime aussi l'objet du moraliste.

Les deux premiers chapitres de ce travail vont donc étudier ce que La Bruyère et Î'iontaigne ont observé au cours de leurs analyses de l'homme

t t . t 1

sur sa na ure e ses Jugemen s. Et même si le mo~liste ne veut être ni éducateur, ni utopiste, cela n'empêche pas qu'il ait certains idéaux--tels que l'amitié ou la vertu chrétienne ou ::I.utre--et que l'on puisse dégager chez lui un ~tr")n de s;>...gesse d'après lequel i l V"U-1-r:ait que l'on

1 Les jugements de l'homme--combien ils sont peu justes-- est un des thèmes primordiaux d~ns les ~sais, et qui a inftuencé La Bruyère. C'est un aspect auquel H. Hmon ~;o!'.s son étu-ie sur Mont;oigne et La Bruyère n'a pas tovché.

(18)

mène son existence. C'est ce ~ quoi les deux derniers c~~pitres toucheront dans le but toujours de montrer dans quelle mesure les idées 1e Montaigne dans ces domaines ont influencé celles de La Bruyère.

(19)

Faisons d'abor.i une rem::trque tr~s générale mais qui a son

il:1p..,r-tance. Dans la peintu-~ de 1 'hômme que fait La Bruyère, ce qui vient des

Essais ne se limite pas au chapitre intitulé "A~l")gie de Raimond Sebond".

Ce chapitre qui peut être c..,nsidéré comme la pièce m~ltresse d.e l ' "leuvre··

de Montaigne, ou du mo1~s qui est celui que la pluya~ :les lecteurs

re-tiennent, n'a pas exercé une influence aussi gr:=!me sur Les Caractères que l'on aurait été tenté de le cr..,ire. Il n'a pas, c"mme dans le cas de P:;,scal

par exemple, eu un tel ascendant sur l::t pensée :le La Bruyère. Les réminiscences

dans Les Caractères de l ' "Apol,>gie" snnt peu n,>m'breuses c,>mpte tenu de son importance. 1

La Bruyère est in:lubitablement un pessi.'Iliste en ce qui c::>ncerne

sa vue de la nature de l'homme et il doit cela à Mi)ntaigne et ~ ce qu'on v:l.

appeler une tradition montaigniste que La R~chef~ucauld et Pascal ont

continuée. Précisons tout de suite que c'rst ici que se pose le pr·')blème majeur -:le cette étude. Lorsque le vOCP.. bul::tire ou les 1m=ges de cert::>.1ns

passages des Caractères ne correspondent ~s ~. une m.,rceau précis des Essais

mais que les i1ées en s,>nt reprises, 11 est p:>r.f'-:>is difficPe de d1re s1

l'influence sur La Bru1ère a ~té directe :')u 1n:lirecte--c'f'st~-11re, pe.r

l'entremise des Pensées ou des !-f..?x1mes. Toutefois, !'bntaigne est -ll!!ns

tous les ca:: le père "spirituel" -:le 1'1 pensée en cuesti..,n.

1 Nous verrons dans le chapitre suivant C'>]DDlent le re:ativisme

empirique :le M':mtaigne, qui tr:)uve 5;!. plus f-:>rte e~ss1on 1=ns

l ' "Apologie", est beaucoup moins pr'"ln')ncé chez

:.a.

Bruyère.

(20)

-16-L 'hoI!l..Tïle que La. Bruyère d~peint est en ?an~e partie l'homme de

Nontaigne--plein de cr"mt~diction et d'erreur, être chétif qui ne ?'=!ut TIPS

seulement se conp;:!.rer aux anim~ux. Ce qui est plus c~ractéristique -le

La Bruyère est cette idée du mal en l'homme,-:"le s:?-. férocité, 1e s .. ·m

égo!sme. Il est ~i que Monœi~ne remarque aussi les qualités m~.ladives

qui sont comme naturellement en nous (~. ,III,i,pp. 767-68), llV?is i l trouve

notre vanité et notre frivolité encore pi~es: "Je ne pense point qu'il y

ait tant de mê.lheur en nous comme il y a de la v~nité, ny tant de malice

comme de sotiise: nous ne sommes pas si pleins ~e mal comme d'inanité"

(l,l,p. 291).

Remarquable est l'attitu1e de r'lontaigne et 1e La Bruyère devant

ces constatations--a.ttitude qui r.'admet aucune solution. "C'est ainsi,

noues n'y pouvons rien, I l pourraient dire L::t Bruyère et Honv.igne ~ T>~')pos

des hommes. La Bruyère se résisne mal à l'imperfection huma.ine: "Ne n~us

emportons point contre les hommes en voyant leur dureté • c'est leur

nature, c'est ne pouvoir supporter que l~ pierre t1mbe ou que le feu

s'élève" (xi,1).1 M':mtaigne est plut0t

impp~s!';ible.2

Ni l'un ni l'putre

ne croient en la perfectibilité humaine. Et Monv.igne va enc~re nlus loin

puisqu'il conclura que la seule morale qui puisse être valp.ble est une

mo~le individuelle, qui s'accommode aux capacités réduites de l'hoa;e.

A l'encontre de Pascal, nos deux moralistes ne voient pas là les signes

d'une déchéa.nce morale venue d'en h~.ut, qu'il faut à tout prix corriger.

Leur point de ~~e n'est nullement métaphysique. Ils dépeignent simplement

leur sujet, l'un avec amertume, l':?utre froiiement en Fnalyste qui a une curiosité tout intellectuelle.

1 Voir aussi

f.,

xi,28.

(21)

}

Montaigne voit en l'homme deux im!,erfecti~ns ma.jeures ri 'où découlent toutes ses f~iblesses: la. présomption et l'inconstance. Et les passions en s0nt responsables. Essentiellement c'est ce à q.uoi se résume l'enquête de La Bruyère, sans oublier qu'il ajoute et qu'il insiste, comme on l'a déjà mentionné, sur la méchanceté qui est en nous.

'~a presomption est nostre mal~~ie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et plus fraile de toutes les créatures, c'est l'how~e,

et quant et quant la plus orgueilleuse" (!.,II,xii,p.

429).'

C·'est au.ssi un de nos grarrls d.éfauts aux yeux de La Bruyère. Prenons ce '?3-ss2.ge qui cette fois-ci f='iit écho à l' "Apologie":

Petits hOlT'_11'!es, hauts de six pieds, tout au Ç>lus '1e sept, qui vous enfermez aux foires comme géants et comme des pièces ra.res dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds; qui vous donnez sans pudeur de la h~utesse et de

l'émi-~, qui est tout ce qu'on pourrait accor::l.er ~. ces monb.gnes voisines du ciel et qui voient les nuages se f~rmer au-dessous d'elles; espèces d'animaux glorieux et suryerbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites p~.S même compar='!.ison avec l'éléphant et la baleine • • • Je ne parle point,

ô

hommes, de vos légèretés, rie V0S folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la t='iupe et de la tortue, qui vont sage-ment leur p~!tit train, et qui suivent S='ins ~rier l'instinct rie leur nature. (Q.,xii,119.)

L'homme, si présomptueux, ne peut même' pas être mis sur le même 'Pied que les bêtes. Le passage rappelle en gros t':>ute la démonstr?tion i.e l' "Apo-logie".l Rema.rquons que La Bruyère, cepend?.nt, développe 2 p:'!.rtir -le cette remarque une loneue diatribe contre la guerre et surtout contre Guillaume d'Orange, Vindis que les passages correspon1ants chez Hontai8ne font partie de la crise sceptique ~r laquelle il est pas~é.

Mais l' incons"btnce--ce qu'il Y a ':le v.,:ri::!bl e et ri e cf)ntr-;.t'I ictoire dans les désirs de l'homme et rians s:i ru=ture en génér::tl--est peut-;tre

son attribut pr-l-Ilcipal. Sa. forme maîtresse est l'instabilité et, &1 l'lin veut, la seule ch'1se i!lV3ri?ble en lui est fina~e!l!ent cette éternelle

(22)

variabilité. Dans les toutes premières -pE!.ges de son livre Mont~.igne affirme: "Certes, c'est un subject merveilleusement V?.in, divers et on-doyant, que l'homme" (I,i,p.

13).

Et plus tard:

Je croy des hommes plus mal aiséement la constancp, que toute autre chose, et rien plus aiséement que l'inconstance.

·

.

. . .

. .

. . .

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. . .

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. . . .

.

. . .

Nostre façon ordinaire, c'est d'aller après les inclinations de nostre appetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bP.s

·

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. . . .

Nous SOIn."1les tous de lopins et 1. 'une contexture si informe et·U-verse, que chaque piece, chaque moment fai~ son jeu. Et se trouve autant d.e difference de nous à nous-mesmes Que de nous è. ~.utruy. (~. , II, i, p.

316

8: p.

321.)

-H. Friedrich a qualifié d' "héracli t~en!!e" la. vision clu monde qu'a Non-taigne. Le "Motif central de sa conception du nontie, [est] l'instabi-;Lité. ,,1 "T'Jutes choses y bra.n~.ent sans cesse" (~. ,III, ii,p. 782), et surtout l<? M.ture humaine. Il y au--r::!.it une influence sur La Bruyère dans le no. 4 du cr.apitre "De l 'homme" où il se sert de mots (tous ca~c-téristiquesd-e "l'anthropologie" de l<iontaigne) conmle "inégalité," "in-constance," "incertitude," pour décrire 1 'hor.tme. 2

Montaigne qui s'étudie plus que t~ut autre sujet constate cette confusion et cette incohérence dans sa propre ~.ature:

Honteux, insolent; chaste, luxurieux; bavard, taciturne: labo-rieux, délicat; i~~énieux, hébété; cha~in, debonaire; menteur, veritable; sçavant, igno~nt, et liberal, et ~.vare, et prod.igue, tout cela, je le vois en moy aucunement selon que je me vire •

• • cette volubilité et discordance. (II,i,p.

319.)

(Ital. ~e nous.) Les remarques d.' ordre générR.l qui intrœuisent le p-ersonn:>ge d' Adraste dans Les Caractères s'inspirent certainement '::e ce thème des Essp.is:

Les hommes n'ont point de caractères, ou s'ils en ont, c'est celui de n'en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnaissables. Ils souffrent

1 F'rie1rich, p. 151.

2 La Bruyère a aussi cet

~merveillement ~evar:t

la

"bizarre~e"

de l'honLme (xii,Bo).

(23)

1 ~

C

beaucoup à être toujours les mêmes, à persévérer dans la r~gle

ou dans le désordre • • • Ils ont des passions contraires et des faibles qui se cqntredisent; il leur coûte moins de joindre . les extrémités que d'avoir une conduite dont une partie naisse

de l'autre.

Le portrait de Théodas dont le caractère est si contradictoire a certes aussi bénéficié des Essais. D'ailleurs la. phrase: "Ce sont en lui comme deux âmes qui ne se connaissent point, qui ne dépen~ent point l'une de l'autre, qui ont chacune leur tour, ou leurs fonctions toutes séœ.rées,,,l fait écho d'une façon surprePAnte à celle-ci tirée des Essais:

Cette variation et contraiiction qui se void en nous, si souple, a faict que aucuns nous songent deux ames, d'autres deux puissances qui nous agitent, chacune à sa mode, vers le bien l'une, l'autre vers le mal, une si brusque diversité ne se pouva.nt bien ass·::>rtir à un subject simple. (II,i,p. 318.) (Ital. de nous.)

De plus l'homme est vulnérable, son coeur étant sans cesse troublé outre mesure par de petites choses, et ceci est la. prémisse sur la.quelle La Bruyère fonde sa réfutation du sto!cisme: "L'h"mme qui est en effet sort de son sens, crie,se désespère, étincelle 'les yeux, et -perd la respi-ration pour un chien Derdu ou pour une Dorcelaine oui est en Dièce" {xi,3).2 Il Y aurait là, selon nous, un s~uvenir des Essais où 11ontai~e se sert -1es mêmes exemples:

"A

toute occasion, p(')ur un 0rseau "Oerdu '1U un verre cassé,

nous nous laissons esmouv')ir à peu près comme l'un du vulgaire" (II,y.xix, p. 683).3

Inconstance -:'onc ~ans notre !l~.tur~, ~ont les raisons sont p')lJr la

pl~pa.rt tr!vi:?les. ir.signifiantes:

Les hO~":1es en un mê!'le j,,~,!, ot!vrent 1. eur â!"le ~ de neti tc!s j') ies , et se laissent dominer ~r de ~tits ch~"'"'!'!n~~ tien n'est p~t:s inégal et l:nins suivi (!ue ce qui se T.l~.sse en si "Deu 'le tt:'r.!nS

dans leur c')eur et d~ns J.~'_~r esprit

(,f.

,xi,13),-1 It~-l. ~e nous.

2

ltaJ.. ~e no;:s.

(24)

dit La Bruyère. Même les cr"'r,è.s chzgrins ne durent que -peu, vu que la

moindre distr:?ction en .-1 étourne l' homme: "Il ne f'<:.'.ut queJ.quef'ois qu' une

jolie maison dont on hp.rite, qu'un beau cheval ou un joli chien dont on se trouve le maître • • • pour adoucir une granr1.e douleur, et pour fê.ire

moins sentir une grande perte"

(Q.,

xi,

31) •

C'est là , da.ns Les Caractères,

en germe la méthode de la diversion en philosophie dont Montaigne dàns le livre

~is :fem tant de cas. Celui-ci avait dit: "Peu de choses nous divertit

et destou-r:ne, car peu ne choses nous tient" (III,iv,p.

814).

Et

n'avoue-t-il pas que pour oublier la mort ~e La~étie, il se fit amoureux (III,iv,

p.

813)?

Ainsi rien n'est stable. Et s'il semble que le temps guérisse

les passions qui nous agitent, ce n'est -p:'?s pour M0nt:>igne ~. c:>use de leur

affaiblissement, mais simplement pa.rce que r3e nouve1.1es passions ')nt pris le dessus dans notre coeur:

Nature procede 8.insi par le benefice rle l'inconst~nce; car le

temps, qu'elle nous 8. donné pour souverain medecin de nos passions,

gaigne son effet principalement par l~, que, f'ournissant autres

et autres affaires à nostre imagin~tion, il desmesle et corrompt

cette premiere apr-rehension, pour f~rte qu'el}e soit. (~.,

III,iv,pp.

813-14.)

La Bruyère, 0n l'a vu, a retenu cette idée de la distraction, triviale

souvent, qui nous fait oublier nos plus grandes œines. Hais i l y a

égale-ment chez lui l'idée qu'on ne retrouve pas ch~z Mont2igne que les passions

1

s'éteignent inévitablement avec le ::.emps. Obse~.tion juste et

mélanco-lique, car quelle granie infirmité dans l'âme de l'homme ne signifie-t-elle pas?

Les conséquences de cette impossibilité dans l~quelle nous so~~es

d'être constants sont, pour f-lnnt<:!.ig-ne, l'~st')lution (II,i,p.

315)

et 1:;0

1

f..

,iv,)4,

'35,

&

69.

i1;!.is La Bruyère se cont't"~it nette!!!ent ~a!lS

(25)

)

D

contradiction en nous: "Nous sommes, je ne sçay comment, doubles en nous mes mes , qui faict que ce que n0US croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous 'Douvons deffa.ire de ce que nous condamnons" (II,xvi,p. 603). Notre âme est étrangement compliquée. ~ivers sentiments contraires nous agitent en même temps. L'homme est en perpétuel désaccord avec lui-même. Montaigne donne cow~e exemple l'histoire de César qui détourne sa vue lorsqu'on lui présente la tête de Pompoe. Il ne voit p~s là de l'hypocrisie mais plu-tôt il s'agit pour lui d'un phénomène psychologique--qu'il explique d'une manière

~u

scientifique, il est

~_i--naturel ~

l'homme.1 Ici la supériori-té de l'1ontaigne sur La Bruyère est indéniable. Il est allé plus a.vant

dans l'étude de la com'Plexi té deI ' esprit hum:=.in. On a voulu voir d2.ns l?. remarque iv,68 des Caractères une influence de Montaigne (II,xxvii,p. 674), ce qui 1émontrerait que La Bruyère a.ussi étudierait en psychologue les réactions contraires de l'âme de l'homme.2 11ais il

f~.udr8it

noter que La Bruyère ne voit rien d'étr.:-nge dans le fait que l '·:m puisse ha!r quelqu'un qu'on a offensé. Il lui suffit de f<"ire remarquer ce t~it de la n~ture

humaine. Aussi le cnntexte de la remarque qui c0rrespondrait dans les Essais n'est pas à négliger. î'iontaigne dit tout simpJement qu'on désire la mort de celui qu'on a offensé par poltronnerie.

D'après ces deux mo~listes quelques autres traits typiques de la nature humaine s?nt étroitement liés à celui de l'inconstance. L'homme est impatient 1e nouveauté. Il n'est -ionc j~m::>is satisf::>it de ce qu'il a, ne désimnt'que ce qui lui éch::appe. Par là l'homme renonce ~ sa libert~,

1 ~.,ItxxxviiitP. 229. D'ailleurs le titre du c~?-pitre est signi-ficatif: "Comme nous pleurons et rions d'une mes~e chose." 2 Friedrich, p.

179.

(26)

}

.r

D

puisqu'il est, ~ cause de cette oternelle recherche, asservi aux autres et ~ l'avenir. Evide~~ent dans tout ceci l'influence directe de Montaigne est di:fficile ~ délimiter, vu que Pascal, aussi lu p2.r La Bruyère, a beau-coup profité de ce thème. Néanmoins dans l'absence de toute interpréta-ti on me ap 't h ' ys~que d e ces p h ' enn~enes, .. 1;1 • sem e bl ra~sonna . bl d d -e e ~re que

l'inspiration vient plutôt de Montaigne.

N'est-ce pas un singulier tesmoier~ge d'imperfection, ne pouvoir r'assoir nostre contentement en aucune chose • • • Quoy que ce soit qui tombe en nostre connoissance et jouissance, nous sentons qu'il ne nous satisfaict pas, et allant beant après les choses advenir et inconnuUs, d'autant que les ~resentes ne nous soulent point •• • Nostre apyetit est irresolu et incertain; il ne sçait rien tenir, rry rien jouyr de bonne façon. L'homme, estimant

que ce soit le vice de ces choses, se remplit et se paist d'autres choses qu'il ne sçait point et qu'il ne c~gnoit point, où il applique ses désirs :~ ses espérancZs, les nrend en honneur. et reverence. C!.,I,li11,pp. 296-97.)

La Bruyère répète cette idée: "Il ya de certains biens que l'on d~sire

avec emportement • • • s'il nous arrive de les obtenir, on les sent plus tranquillement qu'on ne l'eût pensé, on en jouit moins que l'on n'as~ire

encore ~ de ~lus gr:o.nds" (xi,29). Impossibilit~ donc pour l 'hamme :le

s'accommoder du présent. Lê? Bruyè-ce ne s'est-il p;'I.s s~uvenu de phrases telles que celles-ci tirées des Essais? "Nostre appetit mesprise et outrepësse ce qui luy est en main, -pour courir après ce qu'il n'a pas" (II,xv,p. 597), ou encore: "Nous ne sammes jamais chez nous, nous so~~es toujours au-del~"

(I,iii,p. 18). Comparons ceci cie La Bruyère: "L;:t vie est courte et ennuyeuse: elle se ~s~e toute à désirer. L'on remet à. l'avenir son repos et ses

joies" (xt,19).

n y

a certaine;r!ent là une r~miniscence des Ess2.is. Nous ne sommes que désir, nous ne vivons que d~ns l'avenir, et ~insi nous ne

1

Sauf dans le no. 32 du ch~.pitre "Ues esnrits f"lrts".

2

(27)

)

vivons jamais--thème qui revient avec aut~nt d'insist~nce 1~ns Les

Ca-ractères.1

Conclusion--:f:3.ite "?ëtr Nontaigne seulement--'·La jouyssance et la

possession a.ppartiennent principalement à l ' im~.~ina tion" (III, ix, p.

953).

Si l'hoJTl.me éta5.t ra.isonn::>.ble, c'est-?>-dire, s'il suiv::>it la dr0ite ~ison,

au lieu de "puissp-nces trompeuses" telles que l'imagin:.3tion, il serait heureux.

Dans cette sorte de m;.ladie de l'âme, Nontaigne et La Bruyère

verraient la source o.e l'avidité et ne la c·~nvoitise, qui sont un manque

d.e modération.2 La Bruyère, lorsqu'il critique ceci en les

courtis~ns

-1e

s0n temps, vise l ' hOIfl.me en ~énér::tl. "On voit l ' homme .jusque ri~ns le

cour-tisan" (xi,145). Ils veulent toujours plus:

Qui oser-dt se promettre de contenter les hO!lunes? Un "Orince,

quelque bon et quelque puissant qu'il fût, vou~ r-J.i t-il l '

entre-prendre? qu'il l'essp-ye • • • • qu' il.)uvre son palé'.Îs à ses

courtisans • • • qu'il l.eur donne le choix ~es jeux, des c:mcerts

et de tous les ~.fraichissements, qu'il Y ajoute une chère splend irie

et une entière liberté • • • Les ho~~es s'ennuient enfin des mêmes

choses qui les ~nt charmés ~ans lp.urs commencements: ils

dé-serter8.ient J.a tAble -les Dieux, et le nectar ?.vec le te!llps leur

devient insi?ide. (Ibiri.)

Sans doute il s'agit là -1e f:tits "9récis que La Bruyère a eus ~evant les

yeux, mais l~ remarque n'en a pas moins une port~e universelle et découle

de tout ce grou?e de- noti~ns co~_~exes sur 1:3 nature .,e l'homme qu'il a

retenu de ses lectures de Montaigne. Cel~.li-ci n'avait-il pas dit? "Il

n'est rien n~.turellement si contraire ~ nostre .goust que 1::> sp-tieté oui

vient de l'aisance, ny rien qui l'éguise tant que la ~reté et iifficu~té"

(II, X'/, p. 596).

Eternellement mécontent, co~nt après ce qu'il n'a pas, 1'hoIf1~e

1 Avec un cerbin S~tL.'1'"Îre IfI.alin, La 3!:"uyère re?rem. cette id~e ;::>ns

iv,62. Voir p-ussi iv.60

& xi,20.

(28)

en quelque sorte ne vit jamais. Il n'a aucune ct')nn~issance du temps réel,

puisqu'il ne ~e~~e qu'à le dp.~~sser ~~ns le but d'atteinire quelque chose

qui s'éloignera toujours. Montaigne p::>.rle de ces ~ens qui ne font que

t~verser la durée fie leur vie, s~ns j:>:nais s'arrêter pour jouir du présent:

Ce sont gens qui passent voyrement leur temps; ils 0utre~ssent

le present et ce qu'il possedent, pour servir ~ l'espe~nce et

~our des ombra.ges et v~dnes images que la fê.nb.isie leur met

au devant • • • lesauelles h?.stent et allona:ent leur fui te ~

mesme ou'on les suit. Le fruit et but de l;ur poursuite, c'est

poursuivre. (III,xiii,~. 1093.)

Une partie de la sagesse de Montaigne consistera justement à faire le contraire.

Egalement pour La Bruyère une gr::tnc'le f'aibles'~e en l 'hom!!!e est cette

impossibilité de se borner au pr~sent:

Pensons que, comme nous soupir'ms pr~sentement p,:,ur l~ florissante

jeunesse qui n'est plus et ne revien1~ point, l~ caducité

suivra, qui nous fe~ regretter l'âge viril où nous sommes

en-core, et que nous n'estimons p:os 8.ssez. (xi,39.)

L'hol!une oublie, en somme, de vivre: "Il ne se sent ~s œitre, i l sou:ffre

~ mourir, et i l oublie de vivre" (Q. ,xi,48). Et La Bruyère qui a I)bserv~

les enfants (ceux de son frère et le duc -J.e rourb1n) ajoute qu'eux seuls

sont exempts de ce

déf~ut

(xi,51).1

Ainsi: "Chacun court ailleurs et à l'advenir, d'autant que nul

n'est arrivé à soy" (!.,III,xii,p. 10?2). C'est contre nature que "e ne

pouvoir se renrIre heureux, d'être toujours hors -le s:)i, et ainsi de ne pas être libre: "Pourquoy contre ses loix [de nature] asservir:ms n0US n-'stre

contentement à la puissance d'autruy?" (â.,I,xxxix,p.

237).

L'hl')!ll'Y'e ne

vit que par relation ~.vec les aut:-::es, estimant l'onini -m uubJ.i"~Je avant

tout:

Nous nous 1efraud.ons ·te nos nn?res utilitez p.,ur f'''rmer J.es ~,?pa­

rences ~ l 'opirli"n c""m~une. TI ne nous ch-ut ~s t"nt quel i l

1 Montaigne, en 1é~it ie son "Instituti')n", ne semble ~s s'être

ainsi intéressé à ~'!> ?Sych"logie ~e l'enf~nt •

. . ~,

(29)

-s0it nostre estre en nous et en effaict, ccm~e quel il s~it

en la c!)gnoissance publique. (~., III, ix,p.

932.)

La

Bruyère dira: "Nous cherchons notre b~nheur hors de nous-mêmes, et

dans l'o"Dinion des hommes" (xi,76).

~, puisque l'homme a très peu de ressources en soi, il ne sait que

faire avec le temps libre, d'où un besoin d'agitation constante. L'h~mme

recherche la besogne pour combler le vide:

Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d ' esprit pour se pa.sser des charges et des emplois, et consentir

ainsi à demeurer chez soi, à ne rien faire. Personne presque

n'a assez de mérite pour jouer ce rôle a.vec dignité, ni assez de fonds pour remplir le vide du tem1?s, sans ce que le vulg::>ire appelle des affaires. (Q.,ii,12.)

Sans doute La Bruyère fait-il allusion ici ~ lui-même. Hp.is n'y a-t-il pas

dans cette reillE'.rQue un souvenir de Mrmta.igne qui a su se passer de ch::>.rges

et d.' emplois et mener une vie satisfaisante, loin d.e l~ cour? Il a~-it

déjà dans son chapitre intitulé "De mes nager sa volonté"--où i l tente

d'ex-pliquer un certain manque de zèle lors de s~. m::>irie--critiqué les hommes

qui ne peuvent supporter la vie sans affairelllents. Cette "humeur commune" est pour lui un signe de grande faiblesse:

Voyez les gens apris à se laisser emnorter et saisir, ils le

font par tout, aux petites choses comme aux grandes, à ce qui

ne les touche point comme à ce qui les touche; ils s'ingerent

irrlifferellù"llent où 11 y a de la besongne et de l'obligation, et sont sans vie quand ils sont sans agitation tumultuaire • • • •

Ils ne cherchent la besoIloane que pour embesognenent. (~. ,III,x,

p.

981.)

Il est intéressant de noter que des idées 1e ce ~enre chez Mont~igne ont

aussi influencé Pascal, qui, lui, les d~velop:;>e 1ans un sens tout

par-ticulier. Le fait que l 'ho!llIlle ne sait que f~.ire avec le tem!'S vi.'ie est

lourd de signification religieuse et ~.scal en tirera des preuves ~tentes

pour son apologie. Evide!l1l!lent la lecture de Mont::i~ne n'a, en cel::!., p:'!s

produit le même effet sur l-a Bruyère. Il suffit ~. celui-ci "e ~??EÜer Ç.u'rm

a peu -je foms en soi ?our faire un bon usa~e -iu tem?S et que le

sa<3:e--La Bruyère lui-même--en est c::>~ble. Il y a. un !'2ss;:~e néanm0ins 1a:!S

Les Ca-~ctères dont la sou-~e est certaine~e~t c~tte i~ée particulière

(30)

)

des Essais, mais le ton en dénote que La Bruyère l'a eue par le truchement de Pa.sca.l (xi,99).

D'une ~zture présomptueuse, instable, cont~dictoire même, avide de changement, désir<'!.nt toujours, foncièrement inc:::.pa. ble de b,.,nheur et d.e satisfaction--~ quoi l'homme doit-il tout cela? L'homme

est

c~é. ~tr~

~sonm.:hle •. pourquoi doue !le peut-il surmonter, et ~rfois ne même pas

déceler ces faiblesses en lui? Il'ya quelque ch~se en lui de plus fort que la. raison--les p~ssions. La distinction que font nos deux mora.listes est plus claire qu'elle n'est subtile. Passion (pris dans un sens très large et peu nuancé) s'oppose à r<'!ison. Elle entr:3.ve le fonctio~.nement d.e la raison. Quelle différence avec, 1?"'r ey,emple, J.e t~ité des Passions 1e l'âme de Descartes où celui-ci classifie les d.ifférentes p3.ssions selrm leur usage et selon les différentes ré~ctions qu'elles incitent en nous. Pour La Bruyère le tout est simplifié. La raison se voit empêchée d'agir "Par les vices de la complexion, et par un en-chaineme·--:t "le passions qui se succ~ent les unes aux autres" (xi.49). L 'oP!!osition ~ison/~ssirm se double de l'opposition esprit/coeur (Q. ,xi,91). Les pa.ssions snnt

sou-veraines, et elles sont, couplées avec des ~vénements externes sur lesquels également l'homme n'a aucun pouvoir, responsables de toute notre variabilité: ''Les passions et les vices, qui seuls rendent les h:m'Jnes si dissembl~bles entre eux, et si contraires à eux-mêmes" (Q.,xi,52). Montaigne avait d.t§jà

observé cela en lui:

Non seulement le vent des accidens me remue sel~n s_n inclir.vtion, mais en outre je me remue et trouble m .... y mesme ~r l'instabilité de ma pt)sture; et qui y reg.3.rne primement, ne se troU'.re .guere deux fois en mcs~e estat. (II,i,p. 319.)

Passions t~ujo~ différentes qui attaquent le cc~ur ~e l'h~~~e. ~~

dernière y é~blissant sa su~rém~tie et lui faisar.t oublier l'avant-dernière qui ?Our..ant lui avait sel"blô si intense.

L'homme est en proie ~ t~is ~ssions ~urt~ut: l'amour, l'am-bition, et l'aw.rice. La ?-ssion ':Ïe l'amour, qui est celle de la

(31)

-jeunesse, est bient~t supplantée par celJ.e t1.e 1 'ambition ~ l'âge mûr

(Q.

,iv,76).

Rappelo!1.5 les Essais et l'exeml?le de César: "Ï'Ï.ais l'é'.utre

passion de l'a~bition, dequoy il estoit aussi infiniment blessé, ve!1znt

à combattre celle là [i.e., l'amour], elle luy fit incontinent perdre

place" (II,xxxiii,p. 707). Et d;<J.ns la remarque n'). 105 du ch~pitre "!:les

jugements" où La Bruyère contreJ.it P~scal en disant que Cés?.r n'é~it pas

trol' vieux pour penser à la. conquête du monrJ.e, i l y a cert?inement un

souvel"..ir des Essais où I>lont;<J.iFSne ét::lÎt si préoccupé p~.r César et "Sa.

furieuse passion ambitieuse" (II,XY.xiii,p. 711).1 De même Montaigne êvait

dit que l'a~bition est plus forte que l'amour (Ibi~.). La ~Jère se~it

è'acccri (Q.,iv,75).

la ~ernière ~nde passion est celle -'e l'~v:~ice--cell.e qui vie~t

~~!1~ notre vieillesse:

~e vice est "!?lut~t l'effet ~e l'2ge et ~e 1" c')~~Jexi':)!1 "es

viei11~r1s, ,!"i s'y "b?nrionnent aussi n~ture}le;:ent cu'i:!.s

$·..:.iV':! ier:t 1 eu~ nlaisirs d~.ns J.e:.:r j'!>unesse, ou ~eur :,;!:!biti.,n

t!a.:'!S l'âse viril; i1 ne f?ut r.i vi :ue',r, ni .]el1~t?sse, ni

s::;.nté, pour êt--:-e a'r-'.re • • • i l :f~ut la..isser se1::!.e!'lent s~n

bien ~:>.ns ses c.,ffres, et se nrivcr -='.e t')ut; cel~. est c'"'"J:1~~e aux vieill-~.st ~ qui i l f"'ut une p::!.ssit;n, p",rce qu'i~s s.,nt ~o!!l::'!es.

(Q..

,xi,

113.)

op ioI" t · 1 ' • ' . . t . l . ~ 1 • 'l~ (1 ~

_~u'!' •. ~n ë'.2gne _ avar~ce e .. "'.l auss~ e v~ce _e _=1 v~e~ .!.esse ,x:r.v,p.

66),

et une passion à laquelJe il fut enclin pennant un cert~in temps.

Peut-être

La

Bruyère se souvient-il du long d~veloppement des Essais (l,

xiv,pp.

63-66)

où Montai~ne parle ~es tYOis époques 1e S~ vie--celle cu ,

il n'avait pas de res~ou"!"Ces, c~'le où il en av~it et t~rr~it ~. l ';::>v:>~ce,

et celle .,ù i l déci:!::. de vivre au jour le .]our s::>ns se s~·ucie'!' ~<:: s'"

:f~'!'-tune.

Trois ~ssions d~nc ~uxquelles l'homne est asservi et en ?esquelles

(32)

...

)

1

..

se réflète ce tr.;.it ca.ractéristique r1e l 'h0m!1èe de v-::ml,..,ir ~ccumuler

toujours plus, d.e d~sirer au-"!elà. de ses l'~ssessÏ':lns--surtout en ce qui

concerne l 'l'.mbition. Le portra.it du personn:?{:e de l'abbé Théon:?s que

La Bruyère a im~giné ~ sans doute bén~fici~ des Ess~is et de leur peinture

de ce désir de gra.nr'leur, jamais assouvi, en l'être hum?in. Montaigne p0ur

illustrer ceci s'était servi ~e l'exemple livresque du roi Pyrrhus (I,

xlii,p. 259).

Examinons maintenant dans les oeuvres res1!r;ctives de Montaigne et

de La Bruyère les diff~rentes con.r3.itions et les différents âges de l'homme

pour voir s'il se révèle toujours le même. Est-il tou.jours aussi v;;>.in,

aussi instable?

C'est peut-être un lieu corr~un que 0.e dire:

Les éI.mes des Empereurs et des s~v?tiers sont jettées ~ mesme

moule • • • • [Les princes] sont menez et ramenez en leurs

mou-vemens ~r les mes!nes ressors que nous Sf)mmes aux nostres • • •

La mesme n'tison qui nous f",.ict foïter un lacquais, tOJllb=!nt en

un Roy, luy fait ruiner une province. Ils veulent aussi

le-r,ierement oue nous. (~.,II,xii,p.

454.)

(Ital. 1e nous.)

C'est la dernière "?hrase surtout qui est iMportante. Cela f~ i t "r)~rtie d.e

la vue pë!.rticulière de l'ho!ll!!le qu'P.o M0ntaigne. Les rois ballottés par le

vent des passions sont inc')nstants, l~gersà. ! p, manière d'un homme de Ja

plus basse condition. Pour La Bruyère: "Les princes ressemblent aux

hommes; ils songent ~ eux-mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur

commodité: cela est naturel" (ix,29). - 1 !t'Jais plus important dans Les

Ca-ractères est la re!l12.rque "Des grands"

(54)

où La Bruyère reproche aux

grands de se laisser gouverner "p;>.-r sentiment", c'est-à-dire, ? r la p8ssi"n.

Toute chose nouvelle fait d ';:;oor.i une grë'n1e in:pressicm sur eux: "Une ch0se

arrive, ils en parlent trop." Bient:;t l'intérêt se ~rd et i l f?u-:r;!.

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