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La dé-libération dans les Angoysses douloureuses d'Hélisenne de Crenne

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(2)

La dé-libération dans les

Angoysses douloureuses

d'Hélisenne de Crenne

par Caroline Desbiens Mémoire présenté à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du grade

de maître ès arts

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Juin 1995

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RESUME

Ce mémoire de critique littéraire porte sur la premlere partie des

Angoysses douloureuses quiprocèdent d'amoursd'Hélisenne de Crenne qui

se présente sous la forme d'un discours délibératif construit selon les règles convenues de la rhétorique. Le récit s'adresse à un destinataire inscrit dans le texte afin de l'inciter à agir dans l'avenir, d'une façon déterminée. Cet exercice de persuasion s'effectue surtout à l'aide d'exemples qui forment ici la matière même du récit. La finalité du texte, explicite, manifeste et avouée, veut donc inciter les dames à la vertu, en ne répétant pas dans l'avenir la faute dont la narratrice est l'exemple. La visée est donc apparemment édifiante.

Toutefois, une seconde intention double, moms apparente, transparaît également dans ce roman. Le personnage d'Hélisenne, loin

de vouloir mettre en garde ses destinataires, se complaît à réactualiser

par l'écriture sa passion coupable, à la légitimer par le recours à

l'exemplum et àla prédestination divine. De plus, elle donne àses écrits

un autre destinataire, son amant, la lecture du récit devant inciter celui-ci à venir la libérer.

Ce mémoire montre que c'est dans cette superposition des finalités divergentes du discours délibératif que se situe le "délit".

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AB8TRACT

This study is concemed with the first part ofLes Angoysses douloureuses

qui procèdent d'amours by Hélisenne de Crenne wich conforms ta the

writing mies of the rhetorical delibera tive discourse. It is destined to a recipient in the text, to try to influence his future course of action, in a determinated way. This persuasion exercise is mostly done with examples wich make up the main component of the story. The purpose of the text, explicit, manifest and admitted, is to incite the "dames" to live a life of virtue, without repeating in the future the misdeed, wich the narrator is the example. The intent is therefore apparently one of edification.

However, a double intention, less apparent, also shows through in the text. The character of Hélisenne, far from trying to alert her female readers, is re-enacting her passion by the very fact that she is writing it; she also makes it legitimate by using the exemplum and the godly predestination. Furthermore, she gives another recipient to her writings, her lover, who should be prompted to come to her rescue once he has

read the story.

This study shows that it is in the superposition of the divergent aims of the deliberative discourse that lies the "délit".

(6)

TABLE DES MATIERES

INTRODUcnON . . . .. 1

L'oeuvre d'Hélisenne

o...

3

La re'cep IOnt' d'ho r .le a aUJ U'0 rd'hui' . 8 La cntlque . . . .. 10

Notre hypothèse sur Les Angoysses

o...

19

CHAPITRE 1 . . . .. 20

Un discours délibératif au premier niveau 21 L'auditoire 22 La visee e lin e" 'd'fia t

o...

30

Exemples et exempla 34 Les modalités de l'argumentation 43 Le but premier et sa face cachée 47 CHAPITRE II 49 Une histoire d'amour . . . .. 50

Un destinataire particulier 50 Un autre but: la libération 53 Vivre sa passion . . . .. 54

La technique rhétorique . . . .. 57

Effets et résultats de la superposition 62 CHAPITRE III 64 Le plaisir d'aimer et d'être aimée 65 La délibération intime 66 La prédestination divine . . . .. 69

Les feux de l'amour . . . .. 82

Les exemples au service de la prédestination . . . .. 84

CONCLUSION

o...

87

Dé-libération et délivrance 88 BIBLIOGRAPHIE . . . .. 94

(7)

REMERCIEMENTS

Mais un regard de mon amy, si je suis palle, il me peult bien colourer; si je suis triste, il me peult bien resjouir; si je suis débile, il me peult bien fortifier; si je suis malade, il me peult

rendre saine; et si j'estais jusques à la mOlt, il a bien ceste

puissance de me vivifier.

Hélisenne de Crenne

Merci au professeur Diane Desrosiers-Bonin de m'avoir encouragée, conseillée et solidement appuyée dans cette "épreuve" de rédaction.

Merci au groupe de recherche GARSE de l'aide inestimable fournie lors du dépouillement bibliographique.

Merci aux membres de ma famille qui m'ont toujours épaulée et qui ont compris l'importance que j'attachais à ce projet en partageant mes joies et mes peines.

Finalement, mercià Guy, mon amour, mon amant, mon compagnon. Toi qui me fais éprouver les "amoureux aiguillonemens" chaque jour.

(8)
(9)

Ecrire au féminin serait dès lors une gageure puisque les lois de l'imitation régissent un espace de création qui exclut en théorie' l'expression de la différence, et en particulier de la différçnt;e sexuelle!.

L'acte d'écriture au féminin est problématique au XVIe siècle puisqu'il force la société de cette époque, une société éminemment patriarcale, àse questionner, non seulement sur les valeurs reçues, mais également sur la position sociale et surtout littéraire de la femme. Nous devons à Gustave Reynier, dans Le Roman sentimental avant l'Astl'ée, le titre de "premier roman sentimental"2, maintenant largement répandu, pour décrire Les Angoysses douloureuses. Hélisenne de Crenne fut l'une des instigatrices de ce mouvement de réflexion générale sur la condition féminine. En effet, transparaissent dans son oeuvre les changements intrinsèques profonds qui se développent au sein de la société française de la première moitié du XVIe siècle. Parmi ses écrits, un roman attire l'attention par son sujet et par la forme particulière qui lui est attribuée, il s'agit desAngoysses douloureuses qui procèdent d'amours. Ce récit en trois parties, un des premiers romans sentimentaux d'introspection psychologique composé avant La Princesse de Clèves, présente en effet la particularité de l'écriture au "je", assumée par une femme et traitant de sa "passion adultère", des sentiments qui ne sont pas très fréquemment exposés sur la place publique à la Renaissance.

'François Rigolot, "Ecrire au féminin à la Renaissance: Problèmes et perspec!ives", L'Esprit Créa:eur,vol. xxx, no 4 (hiver 1990), p. 6.

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3 Comme nous le verrons, ce récit suscita l'intérêt autant chez les contemporains que chez les commentateurs modernes.

L'oeuvre d'Hélisenne

L'oeuvre étant peu connue dans sa totalité3

, il semble essentiel,

avant d'aborder toute critique, d'en faire un résumé succinct. Le premier ouvrage est compos,", de trois parties et s'intitule Les Angoysses

douloureuses qui procèdent d'amours4• Dans la première partie, sur

laquelle portera notre étude, un personnage féminin, Hélisenne, raconte son histoire de fille unique mariée très tôt, à onze ans, à un gentilhomme qui lui était très agréable. Elle découvre la passion après des années de fidélité parfaite, à la suite de la rencontre d'un jeune homme, Guénélic, entrevu à sa fenêtre. Cette passion, entretenue à l'aide de regards, de lettres et de brefs échanges verbaux rend Hélisenne consciente de son propre désir, muis elle la rend surtout coupable aux yeux du monde et de son mari. Celui-ci ne manque pas une occasion de la rappeler à l'ordre et de confirmer son pouvoir sur sa femme en la battant et en la confinant à sa chambre. Hélisenne tente par la suite de se suicider et est sauvée in extremi!i par ses serviteurs. Trouvant les lettres que les deux amants échangent en secret, le mari les brûle dans un ultime effort pour

'En effet, en ce qui a trait auxAngoysses douloureuses, seule la première partie du roman a fait l'objet d'éditions savantes: en 1957, Harry Secor Jr, effectuait une édition critique dans une thèse de doctorat qui resta inédite; Jérôme Vercruysse, en 1968, fournissait pour sa part l'édition sur laquelle nous travaillons encore aujourd'hui;la même année, Paule Demats produisait elle aussi sa version de la première partie. Les deux autres sections de même que le reste de l'oeuvre (à l'exception de la traduction de Virgile) ont été reproduits en fac-similésà l'artir de J'édition originale de 1560 par Slatkine Reprints en 1977. Cette reproduction a somme toute peu circulé.

(11)

4 sauvegarder les apparences et attente à la vie de sa femme. Par la suite, comme il ne trouve plus d'astuce pour empêcher son épouse de succomber à la passion, le mari décide d'enfermer Hélisenne dans la tour de l'un de ses châteaux, à Cabasus, sous la surveillance de deux demoiselles. C'est là qu'Hélisenne entreprend de réécrire encore une fois son histoire, en espérant que son amant viendra la délivrer.

La deuxième partie est totalement différente tant par son style que par la narration. En effet, dès le début, Hélisenne nous apprend qu'elle prend la plume pour donner la voix à Guénélic, son ami, qui relatera les aventures qu'il a vécues afin de venir rejoindre sa maîtresse. Episode chevaleresque selon le modèle médiéval, dont on retrouve toutes les caractéristiques, on y voit Guénélic, évidemment, qui, avec son fidèle compagnon Quézinstra, parcourt le pays dans le but de retrouver sa dame. Les épisodes de combat, de tournois, de chevalerie et de quête s'y retrouvent simultanément sans vraiment se conclure, puisque le but n'est pas encore atteint à la fin.

Dans la troisième partie, Guénélic tombe malade, s'entretient de l'amour avec un sage homme et rejoint finalement le village où Hélisenne est emprisonnée. Guénélic et Quézinstra libèrent Hélisenne, mais ils sont attaqués par une bande de brigands peu après. Hélisenne meurt de remords pour avoir entretenu l'idée de se soumettre à sa passion coupable (elle n'a jamais cédé aux avances physiques de son amant), et Guénélic meurt peu de temps après, ne pouvant supporter la

(12)

5

l'Ample Narration, un épilogue relaté par Quézinstra, qui raconte son

voyage aux Enfers où il voit Minos décider du sort des deux amants. Ceux-ci sont ensuite réunis dans les Champs Elysées pendant que Mercure emporte le livre desAngoysses aux dieux qui se chargeront par la suite de sa diffusion.

Le deuxième ouvrage d'Hélisenne, Les Epistres familieres et

invectives!, se présente en quelque sorte sous la forme d'un roman

épistolaire. On a parfois l'impression d'y retrouver les passages manquants ou complétant le premier roman. Il est difficile de juger de la "vérité" historique de ces récits, de même que de l'existence réelle de leurs destinataires, car, encore une fois, Hélisenne mise sur le

vraisemblable jouant sur l'ambiguïté. Paule Demats6

, dans l'introduction

de son édition desAngoysses7

, distingue trois moments dans le récit: le

premier groupe de lettres trace le portrait d'Hélisenne avant sa découverte de la passion; on y retrouve Hélisenne, modèle de piété et de vertu, prenant soin de sa mère malade et prodiguant de sages

'Notons que. jusqu'à tout dernièrement, la seule version moderne disponible des Epistres et inV<lcliver était une traduction effectuée par Paul Archambault et Marianna Mustacchi. en anglais. Depuis a paru Les Epis/res familieres et invectives de ma dame Helisenne, édition critique de Jean-Philippe Beaulieu avec la coUaboration de Hannah Fournier, Montréal, Presses de l'Université de

Montréa~ 1995. Remarquons que Jerry Nash prépare actueUemer.t une réédition des Epistres qui

devrait paraître sous peu aux éditions Champion.

'On retrouve également un "résumé" desEpistres familieres et invectives dans l'introduction de la traduction de Marianna Mustacchi et Paul Archambault,A Renaissance woman. Hélisenne's personaJ

andinV<lcliV<l leners,Syracuse, Syracuse University Press, 1986, p. 7-29 ansi que dans l'article de Jean-Philippe Beaulieu, "Didactisme et parcours discursif dans les Epistres d'Hélisenne de Crenne",

Renaissance and ReformtUion,vol. XVI1I, no 2, 1994, p. 3143.

'Hé1isenne de Crenne,LesAngoysses douloureuses qui procèdent d'amours,première partie, édition critique de l'édition de 1538 par Paule Demats, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. xxxvü-xxxviii.

(13)

6 conseils. Le ton change à partir de la IXe Epis/re Fa miliere, où l'on rencontre la narratrice transformée par la passion qui exhorte une amie, à laquelle elle avait déjà dit de renoncer à ses sentiments coupables dans la première partie, à plutôt camoufler son amour sans pour autant lui nier toute existence. On apprend qu'Hélisenne se compte désormais parmi les victimes de l'amour, mais les craintes, les doutes et la jalousie ne tardent pas à apparaître, d'autant plus que l'être aimé doit s'absenter fréquemment. Dans les Epistres Invectives, on assiste également à des échanges entre Hélisenne et son mari, sur un ton qui laisse deviner des intentions qui sont loin d'être tendres. La teneur vindicative de ces lettres a été étudiée par Jean-Philippe Beaulieu8

, Jerry Nash9 ainsi que

Marianna Mustacchi et Paul Archambault dans l'introduction de leur traduction des Epistres10

Accusations et justifications se suivent : le

mari est montré comme un misogyne alors qu'Hélisenne tente de démontrer la valeur des femmes par les exemples louables et le talent indéniable de certaines. Les derniers textes nous montrent une Hélisenne déçue par l'amour, cherchant dans la littérature une consolation et peut-être une vengeance. Cette dernière partie s'inscrit particulièrement bien dans le contexte de la Querelle des femmes, encore au goût du jour au moment où Hélisenne prend la plume.

'Jean-Philippe Beaulieu, "Didactisme et parcours discursir, dans Renaissance and Refonnation, p.37-39.

'Jerry C. Nash, "«Exerçant oeuvres viriles» : Feminine Anger and Feminist (re)wrilingin Crenne", L'Esprit Créaleur,vol.xxx, no 4 (winter 1990), p. 38-48 et "lbe Rhetoric of Scorn in Hélisenne de Crenne",French Literature Series,vol. XIX, 1992, p. 1·9.

I('Hélisenne de Crenne,A Renaissance woman. Hélisenne's personal and invective lellers,translated by Marianna M. Mustacx:hi and Paul J. Archambault, Syracuse, Syracuse University Press, 1986, p. 7-29.

(14)

7

La troisième oeuvre d'Hélisenne, le Songell, est une sorte de

dialogue spiritualiste et philosophique: l'Amant tente de convaincre la Dame de s'abandonner aux doux plaisirs de l'amour alors que celle-ci est aux prises avec les tourments de la jalousie. Selon Paule Demats12, le

texte se subdivise en trois séquences assez nettes. La première partie est mythologique: dans un décor pastoral, la Dame et l'Amant dialoguent, puis ce sont les déesses Pallas et Vénus qui discutent, pour finir avec l'intervention de Cupidon, qui ranime la flamme amoureuse de l'Amant, mais qui, en la transperçant d'une flèche plombée, éteint tout désir chez la Dame. Dans la deuxième partie, allé'gorique et théologique, un court débat entre Honte et Sensualité est suivi des longs enseignements de Raison à la Dame. Finalement, la morale et la mystique chrétienne dominent dans la troisième partie qui voit l'accueil de 1<: Dame parmi les vertus (Chasteté, Diligence et Abstinence). Avant cette réception, Raison a appelé Vérité à se joindre à elles.

La dernière oeuvre d'Hélisenne13 n'est pas de son cru, puisqu'il s'agit d'une traduction des quatre premiers livres de l'Enéide de Virgile14• On a souvent dit15 qu'il s'agissait davantage d'une paraphrase

"Hélisenne de Crenne,Songe de Madame Hélisenne,édition de Jean-Philippe Beaulieu, à paraitre aux éditions Côté Femmes, Paris.

"Ce découpage en trois parties ainsi que les catégories qui sont proposées ont été conçus par Paule Demats dans son introduction auxAngoysses douloureuses, op. cil.,p. xxxix.

"Cet ouvrage a été publié chez Denis Janot en 1541 (Arsenal, fol. B.L. 613), maisil n'est pas disponible en édition moderne.

(15)

8 que d'une traduction, car Hélisenne se permet des ajouts, des commentaires; elle inscrit des gloses allégoriques et astrologiques dans les marges, quand ce n'est pas directement dans le texte. Il est donc possible de constater que, à part la traduction de Virgile, l'oeuvre d'Hélisenne semble se concentrer sur un sujet assez particulier, surtout pour cette époque, qui est l'amour adultère.

La réception d'hier à aujourd'hui

Le nombre d'éditions de l'oeuvre d'Hélisenne de Crenne, qUI paraît après la première publication chez Denis Janot en 1538, fait foi d'un engouement certain pour les écrits de cette dame. En effet, on compte pas moins de dix éditions de ses textes entre 1538 et 156016

• Les

contemporains donnent donc des marques très précises de leur intérêt pour les écrits d'Hélisenne. Cependant, la langue employée par l'auteure se montrait à la fois un attrait et un obstacle pour les lecteurs (principalement les lectrices) contemporains. En effet, le vocabulaire utilisé, fortement imprégné de latin, n'était pas toujours accessible pour les gens moins instruits. La version de 1560, revue et allégée par Claude Colet, a d'ailleurs été modifiée, si l'on en croit la lettre d'introduction de celui-ciI7, à la demande expresse de certaines demoiselles qui, voulant

''Paule Demats, Paul Archambault et Marianna Mustacchi sont parmi les commentateurs qui partagent cet avis. de même que Harry Sccord jr, dans son édition desAngoyssesqui resta inédite.

"De nombreux commentateurs se sont allardés à faire un relevé de ces éditions, dont notamment Paule Demats, Paul Archambault, Marianna Mustacchi et Martine Debaisieux. Voir bibliographie.

17"A nobles et vertueuses Damoyselles M.& F. de N. Claude Colet de Rumilly en Champaigne

H. S.", dansLes<>eU."" d~ Madam~ Héli.s~nne de Crenne (réimpression de l'édition de Paris, 1560,

(16)

9

lire et apprécier le livre, ne s'en trouvaient pas moins déroutées par les nombreux latinismes et les expressions nouvelles qui n'avaient pas cours régulier dans la langue de l'époque. Hélisenne connut donc probablement un succès de sentiment, de même qu'un succès de scandale, car elle osa la première faire de ses amours coupables la matière de son roman. Il est évidemment question ici des Angoysses, le texte qui fut le déclencheur de l'attrait qu'elle suscita chez ses compatriotes.

La réception faite à l'oeuvre en général se modifia dramatiquement au cours des siècles qui suivirent. Elle tomba dans l'oubli pendant presque trois siècles et fut ressuscitée par un article de J. M. Guichard intitulé "Hélisenne de Crenne", en 184018

, dans lequel

le commentateur tente de réhabiliter l'écrivaine au sein de la littérature française. Il faudra ensuite attendre le XXe siècle pour voir Gustave Reynier, en 1908, attribuer une place à Hélisenne et à son oeuvre dans

Le Roman sentimental avant l'Astrée. Dans sa critique, Reynier rejette

en bloc les deuxième et troisième parties, les considérant trop différentes et hors contexte; il suggère d'ailleurs aux futurs commentateurs de s'en teniràla première partie et de négliger les autres écrits, surtout les deux autres parties du romanl9• Son conseil fut tenu un peu trop à la lettre,

car nous ne disposons toujours pas, aujourd'hui, d'une édition moderne

"J.M. Guichard, "Hélisenne de Crenne",Revuedu XIXe siècle,no VIII, 1840, pp. 276·284. "Celui-ci ajoute d'ailleurs que le roman "aurait été lu plus longtemps si dans la suite quelque éditeur intelligent en avait détaché la partie sentimentale des développements chevalerêsques et didactiques [...J",LeRomanse~timental avant l'Astrée,p. 122.

(17)

10 impatience grandissante que nous attendons la publication annoncée des trois livres des Angoysses douloureuses par Christine de Buzon chez Champion. La critique se concentra surtout, entre 1950 et 1980, sur ladite première partie, pour ensuite s'étendre aux autres écrits vers 1985.

La critique

On retrouve d'abord un grand nombre d'études biographiques concernantLes Angoysses douloureuses. En effet, la tentation est grande, pour tout commentateur moderne, de voir en Hélisenne la Marguerite Briet que l'on 'croit être camouflée sous le pseudonyme. Certains20

jugent que la forme autobiographique constitue une preuve suffisante de la véracité des éléments qui y sont relatés. Nous ne possédons, en réalité, qu'un nombre très limité d'informations factuelles au sujet de la vie de Marguerite Briet, mais celles-ci sont rapidement récupérées dans des critiques de son oeuvre. C'est notamment le cas de Kittye Delle Robbins-Herring qui, au début de son analyse, affirme:

Hélisenne's fictive autobiography seems to be based in large' part on Marguerite's own experiences, shaped and colored in the telling (and quite probably in the original living) by prior literary tradition -- art imitates life that imitates art21

Comme la forme du journal intime se prête bien à la recherche des éléments de vérité au sein du récit, on tente par tous les moyens de retracer, dans l'oeuvre et dans les documents d'époque, les indices qui

"'Kïltye Delle Robbins·Herring el Barbara Ching, notamment. s'aUardenl à cet aspecl du texte.

"Kiltye Delle Robbins-Herring, "Hélisenne de Crenne, Champion of Women's Rights", dans

(18)

11

pourraient permettre l'assimilation de la narratrice et l'auteure. Barbara Ching abonde également en ce sens, en faisant reposer les bases de son étude sur les éléments historiques qui composent le récit.

Municipal and legal documents of the time, however, indicate that much of part 1 is factual. [...] Hélisenne, an unusual name, was apparently chosen by Marguerite herself, in an interesting and rare act of self-assertion, to be both her pen name and the name of her autobiographical character

in Les Angoysses, her first published work. Hélisenne thus

not only creates a new form of saying "1"; she also names herself2.

Certains autres commentateurs, comme Saulnier et Vercruyssé3 , sans

tirer de conclusions sur l'oeuvre, font des détails historiques relatifs à la vie de Marguerite Briet découverts dans les documents juridiques de l'époque l'objet central de leurs contributions.

Finalement, pour clore ce profil des analyses biographiques, il est possible de remarquer certains cas où, tout en prenant la peine de mentionner ces renseignements, les critiques ne les utilisent cependant pas dans leurs commentaires de l'oeuvre. Ce peut être parce qu' "il reste impossible de déterminer la part de fiction qui entre dans la composition de l'oeuvre"24, comme le mentionne Martine Debaisieux, ou encore car "only the most naive or romantic of commentators could assume that it

"Barbara Ching, "French Feminist Theory, Literary History, and Crenne's Les Angoysses doulourtuses", French Lueralurt Series,vol. XVI, 1989, p. 18-19.

"Y. L. Saulnier, "Quelques nouveautés sur Hélisenne de Crenne", Bullelin de l'Association Guülaume Budé, Décembre 1964, pp. 459-464 et Jérôme Yercruysse, "Hélisenne de Crenne : notes biographiques",Sludi Fr/J/Icesi,vol. XI, 1967, pp. 77-81.

"Martine Debaisieux, "«Des Dames du temps jadis» Fatalité culturelle et identité féminine dans lesAngoisses doulourtuses", Symposium,vol. XLI, 1987, p. 29.

(19)

12 "only the most naive or romantic of commentators could assume that it is more than minimally autobiographical"2S, ainsi que le notent Paul Archambault et Marianna Mustacchi. Ces analyses démontrent néanmoins un intérêt certain pour l'oeuvre et une curiosité pour son auteur qui transcendent le moment de la publication originale pour parvenir jusqu'à notre siècle, plus de 450 ans après.

Dans cette optique, nous pouvons également remarquer qu'un bon nombre de commentateurs semblent trouver en Hélisenne une avocate avant l'heure des droits des femmes. Ses écrits sont effectivement très polémiques, puisqu'ils touchent à des sujets que l'on ne rencontre pas fréquemment à la Renaissance. De plus, l'auteure semble revendiquer des libertés et des privilèges qui s'apparentent aux demandes des féministes modernes, surtout dans lesEpistres familieres et invectives, mais

aussi dans son premier roman.

Modem commentators might be tempted retrospectively to consider Hélisenne as a "feminist" writer whose major works deal with themes such as a woman's right to a sexual and emotional life of her own, to love, to extrication from an unhappy marriage, to education, to a writing career. In point of fact nothing seems more anachronistic than to suppose that Hélisenne, or any woman of the sixteenth century,

"PaulJ. Archambault et Marianna Mustacchi, "Hélisenne de Crenne", dansFrtnch Wom.n Writ.,. : A Bio-BibliographiCDJ Sourct, de Eva Martin Sartori (éd.) ct Dorolby Zimmerman, New York, Grennwood, 1991, p. 100.

(20)

13

would have been concerned with women's "rights", in the modem sense [...

f6

Comme nous le voyons ici, Paul Archambault et Marianna Mustacchi ne sont absolument pas d'accord avec l'interprétation du roman d'Hélisenne en tant que manifeste du féminisme. Nous nous rangeons d'ailleurs àcet avis.

Pourtant, nous retrouvons un bon nombre de commentateurs qui voient en Hélisenne une "championne de la défense des droits des femmes", selon l'expression de Kittye Delle Robbins-Herring. Cette dernière se contente cependant de déclarer que l'auteure défend le droit

à l'écriture féminine; il n'en va pas nécessairement de même pour d'autres critiques, comme Jerry C. Nash, qui pousse l'analogie un peu plus loin. En analysant surtout les Epistres et invectives, il fait dire aux lettres qu'elles recherchent toujours l'égalité sexuelle, culturelle et intellectuelle 27. Son commentaire va encore plus loin lorsqu'il affirme:

"She is applying, constructively, feminist critique to assert the struggle for woman's right, for social, cultural, and especially literary-intellectual equality and acceptance"28. Selon Nash, Hélisenne cherche la bataille en voulant réécrire un corpus de textes qu'elle considère désavantageux pour les femmes, en éliminant toute différence, sexuelle ou autre. Elle devient de la sorte une militante forcenée, menant un combat sans merci

"Archambault et Mustacchi, "Hélisenne de Crenne", dansFrench Women Writen,p. 101.

""Hélisenne's subversive letlers, therefore, always aim for semai equality, for cultural and intellectual parity." Jerry C. Nash, "«Exerçant oeuvres viriles.", dansL'Espril Créateur,p. 39.

(21)

14

contre la misogynie et voulant réparer les torts causés aux femmes par des mâles chauvins et bornés. Il va sans dire que nous nous dissocions de telsa priori. Remarquons que la notice introductive d'Hélisenne,Aux

Usantes, a souvent été vue29 comme une tentative d'écriture purement

féministe, car l'auteur semble s'adresseràun public uniquement féminin.

Chez Barbara Ching, nous retrouvons encore ce fameux désir d'appropriation du langage masculin pour le transformer selon les modalités féminines, un thème cher aux féministes modernes.

From the start it is clear that Hélisenne knows she has built a Trojan Horse within the walls of her husband's territory : the work insists upon an unusual degree of feminist consciousness.[...] Within the framework of her own historical situation and experience, Hélisenne knows she is describing and critiquing the fate of women in her societf°.

La psychanalyse est extrêmement présente, de même que les théories de Luce Irigaray et de Monique Wittig, dans l'analyse que fait Ching du texte d'Hélisenne de Crenne.

Par ailleurs, les analyses thématiques sont également nombreuses. Colette Winn traite de la perception spatiale et de la symbolique du regard. Luce Guillerm s'attarde à l'espace textuel en tant que prison dans la mesure où l'imitation régit les modalités de composition de l'époque, alors que Tom Clark Conley parle également de l'espace vital

"Kittye Delle Robbins-Herring, Barbara Ching, Tom Clark Conley, Robert D. Cottrell et Martine Debaisieux,pour n'en nommer que quelques-uns.

(22)

15

d'écriture, la "chambre à soi" de Virginia Woolf. La dissimulation est le thème privilégié par Anne R. Larsen alors qu'elle étudie les efforts des

deux amants pour cacher et~cacher leurs sentiments. Finalement

Jean-Philippe Beaulieu analyse l'érudition et l'aphasie que l'on retrouve dans le texte, en retraçant les influences qui ont probablement marqué l'auteure et en examinant le processus d'écriture qui régit la narration. On rencontre aussi, lors d'un survol de la critique "crennienne" si on peut la qualifier ainsi, des genres hybrides, comme le commentaire de Martine Debaisieux, où la psychanalyse féministe occupe une grande place, basée sur les théories de Julia Kristeva et de Luce Irigaray. Cependant, Debaisieux s'attarde aussi longuement aux sources de

l'oeuvre, ce qui nous amène à un autre genre de critique, celui de

l'imitation.

Paule Demats, dans l'introduction de son édition de la première

partie des Angoysses douloureuses, insiste beaucoup sur les nombreux

emprunts faits par Hélisenne à d'autres oeuvres. Elle se permet même

de juger de la qualité du travail en se basant sur l'imitation. Cette marqueterie suppose une longue patience. Il n'est pas douteux qu'Hélisenne eut des réminiscences involontaires, qu'elle se forgea inconsciemment un langage dans la fréquentation familière de ses auteurs; la liste serait longue des tournures et des termes qu'elle leur a pris hors de tout contexte. Mais l'importance de plusieurs de ses larcins, leur gratuité, leur extension progressive au long des trois années de sa vie d'auteur, révèlent l'ambition et les faiblesses de la

(23)

16 femme de lettres capable de concevoir certaines exigences

du travail littéraire, mais impuissante ou paresseuse à s'y plieill

Parmi les sources principales desAngoysses qu'elle énumère, on retrouve

Flammette, traduction française de laFiammetta de Boccace, qui paraît

à cette époque, le Pérégrin, une autre traduction tirée du Peregrino, de l'italien Jacobo Caviceo,Les Illustrations de Gaule et Singularitez de Troie

de Jean Lemaire de Belges et finalement quelques recueils de maximes morales et de doctrine chrétienne, accompagnés de quelques lignes d'Ovide et de Virgile. La plupart des commentateurs qui s'attardent à ce sujet, Paule Demats, Mary J. Baker, Gustave Reynier, montrent d'abord la ressemblance desAngoysses douloureuses avec les précédents textes, pour ensuite démontrer à quel point le roman d'Hélisenne en est différent, ce qui prouve que, conformément à l'esthétique renaissante de

l'imitatio, l'exercice d'imitation se veut davantage une technique

d'écriture qu'un plagiat pur et simple par manque d'inspiration.

Un autre point chaud de la critique "angoissante" concerne l'unité structurelle et narrative. Comme nous l'avons brièvement mentionné lors de la description de l'oeuvre, les trois parties se présentent sous des formes très différentes les unes des autres. Gustave Reynier, qui traite d'ailleurs la question des sources dans son analyse, y voit une sorte de trahison du style et rejette carrément les deux parties ultérieures.

Tel est dans son ensemble ce singulier ouvrage, si peu cohérent dans sa composition, où s'expriment tour à tour,

3lHélisenne de Crenne, LesAngoy... douloureuses quiprocttlenl d'amours, première parlie, édition critique de l'édition de 1538 par Paule Demats, Paris, Les BeUes LeUres, 1968, p. xx.

(24)

17

sans craindre de s'opposer, toutes les tendances de cette

époque, où ne manquent à coup sûr ni l'expression vive ni . le sens du pathétique. Il a plu longtemps, et sans doute il aurait été lu plus longtemps encore si dans la suite, quelque éditeur intelligent en avait détaché la partie sentimentale des développements chevaleresques et didactiques qui en avaient été d'abord les compléments peut-être utiles, mais qui plus tard parurent alourdir le roman, jetèrent sur toute l'oeuvre une couleur d'ancienneté et dissimulèrent ce qu'elle contenait de sincère, de passionné, de vraiment modeme32

Donald Stone33

, pour sa part, tente plutôt de démontrer l'unité de ces

trois parties, en prenant appui sur les principes rhétoriques qui guident l'auteur dans sa composition34• Mary J. Baker offre quant à elle une

intéressante théorie au sujet de la deuxième partie, que l'on a toujours considérée comme un modèle du roman chevaleresque, en signalant les points qui n'en font pas un roman typique de la chevalerie médiévale35

Avec Robert D. Cottrell et Richard Frautschi36

, nous revenons sur une

notion que nous avons à peine effleurée au passage, celui de l'instance

"Gustave Reynier, "Les Oeuvres françaises:Les Angoysses douloureusesd'Hélisenne de Crenne", dansLe roman sentimental avant l:4strée,Paris, Librairie Armand Colin,1908,p. 122.

"Donald Stone, "The Unity ofLes Angoysses douloureuses",dansFrom Tales to Truths. Essays on French Fiction in the Sixteenth Century,Frankfurt, K1ostermann,1973,pp. 12-21.

"Lors du colloqueLes femmes écrivains sous l:AncÜ!n Régime. Tentatives d'émancipation,organisé . par Colette H. Winn à St-Louis, Missouri, du 27 au30avril1995,Diane Wood a retracé les jalons de cette déconsidération pour les deux dernières parties du roman et, elle aussi, a demandé que les études ultérieures considèrent l'oeuvre dans son unité. Diane Wood, "Les Angoysses II et III

Reconsidered", communication présentée le28 avril 1995dans le cadre de ce colloque.

"Mary J. Baker, "France's First Sentimental Novel and Novels of Chevalry", Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance,vol.XXXVI, 1974,pp.33-46.

"Robert D. Cottrell, "Female Subjectivity and Libidinal Infractions, Crenne's Angoysses douloureuses qui procèdent d'amours", French Forum,vol.XVI, 1991,pp.5·19et RichardL.Frautschi, "Narrativevoice inLes Angoysses douloureuses 1:The «axe présent.",French Forum,vol.l,September

(25)

18

narrative, notamment de l'Autre et du Même. En effet, le problème central se situe là, au t;oeur même du texte et non dans des considérations extratextuelles. Le fait d'avoir un auteur, écrivant au "je", avec un nom de plume qu'elle cède parfois àd'autres personnages atin de leur donner voix semble profondément troublant. Il y a ici toute une distinction à établir entre la forme du journal intime, vraisemblable, et la fiction inscrite dans le texte. Nous ne nous proposons nullement de répondre à ces interrogations, mais il semble y avoir là un décalage profond et pratiquement impossible à combler.

La difficulté résidant dans la structure à plusieurs niveaux des

Angoysses est effectivement très grande: Marguerite Briet, femme du

XVIe siècle, prend la plume afin d'écrire un roman sentimental sous forme autobiographique. Elle utilise un pseudonyme, Hélisenne de Crenne, qui se veut l'héroïne des aventures et qui les relate, les réécrit même sous nos yeux suite à la destruction du précédent manuscrit. Comme si ce n'était pas assez, dans la deuxième partie de son roman, la narratrice écrit encore au "je", mais tout en avouant qu'il s'agira désormais de la voix de Guénélic, qui nous racontera ses propres aventures, qu'Hélisenne n'a pas pu voir ni vivre, car elle était enfermée. Et encore, dans 1'''Ample Narration" de la troisième partie, nous apprenons que c'est Quézinstra qui termine le roman, parce que les deux amoureux sont morts, avec la belle allégorie de la descente aux enfers et de la montée aux cieux. Enfin, n'oublions pas qu'Hélisenne, morte à la fin de la troisième partie, survivra ensuite pour nous donner les Epistres

(26)

19

et invectives de même que le Songe. Cette structure à multiples niveaux

prend parfois des allures de labyrinthe.

Notre hypothèse surLes Angoysses

Comme nous pouvons le remarquer dans le petit poèmeHéUsenne

aux Usantes et l'épître dédicatoire, la première partie des Angoysses

douloureuses se présente sous la fonne d'un discours délibératif construit

selon les règles convenues de la rhétorique. En effet, il s'adresse à un destinataire inscrit dans le texte : les femmes, les Usantes, afin de les inciter à agir dans l'avenir, d'une façon détenninée. Cet exercice de persuasion s'effectue surtout à l'aide d"'exemples" qui fonnent ici la matière même du récit. La finalité du texte, explicite, manifeste et avouée, se veut donc d'inciter les dames à la vertu, en ne répétant pas dans l'avenir la faute dont la narratrice est l'exemple premier. La visée est donc apparemment édifiante.

Toutefois, une seconde intention double, moins apparente, transparaît également dans ce récit. Le personnage d'Hélisenne, loin de vouloir mettre en garde ses destinataires, se complaît à réactualiser par l'écriture sa passion coupable, à la légitimer par le recours à l'exempla et

à la prédestination divine. De plus, elle confère à ses écrits un autre destinataire, son amant, la lecture du récit devant inciter celui-ci à venir la libérer. Nous nous proposons donc de démontrer que c'est dans cette superposition des finalités divergentes du discours délibératif que se situe le "délit".

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(28)

Un discours délibératif au premier niveau

Le premier des trois livres qui composent les Angoysses

douloureuses qui procèdent d'amours ressortit, à notre avis, au genre du

discours délibératif? transposé sur le plan littéraire. En effet, la rhétorique ancienne distingue trois genres de discours: le délibératif, le judiciaire et l'épidictique38

• Le premier, utilisé principalement au

parlement et dans les assemblées publiques, s'adresse aux membres de ces auditoires dans le but de conseiller ou de déconseiller l'adoption d'une loi, la façon d'agir dans une situation donnée, etc., toujours dans l'optique de l'avenir. L'objet du discours est l'utile et le nuisible et le

principal raisonnement employé estl'exemplum. L'argumentation repose

alors sur les lieux du possible et de l'impossible. Le discours judiciaire,

pour sa part, est destiné à des juges; on le retrouve donc surtout à la

cour et au palais de justice. Son but est d'accuser ou de défendre quelqu'un, concernant des faits passés; les principes qui régissent ce

genre sont le juste et l'injuste. On utilise l'~nthymème comme

raisonnement dominant et les lieux communs sont ceux du réel et du non réel. Pour le discours épidictique, on procède d'une façon un peu

différente, car il s'agit de louer ou de blâmer les comportements d'un

individu devant un groupe de spectateurs. On utilise donc la comparaison amplifiante afin de démontrer la beauté ou la laideur de

"Si l'on a, auparavant, remarqué l'existence de plusieurs destinataires ainsi que nous entendons le démontrer, nous n'avons pas trouvé d'analyse où l'on faisait le rapprochement avec le discours délibératif en soi.

(29)

22

faits présents, avec les lieux du plus et du moins39

• Ces conventions ont

traversé le temps jusqu'à la Renaissance, qui manifeste un int.érêt renouvelé pour la rhétorique, et elles se retrouvent "transpos6es" dans la littérature. De règles appliquées au discours politique, les conventions rhétoriques régissent alors le fonctionnement du texte littéraire, de g;. texte en particulier. En effet, la finalité des Angoysses, qui est de convaincre les dames vertueuses, rejoint le but rhétorique de persuasion que poursuit tout discours argumentatif. Dans notre exposé, nous tenterons de démontrer comment le texte d'Hélisenne de Crenne se conforme aux règles de ce genre de discours, mais également de voir à quel pointil dépasse les limites établies, allant parfois jusqu'à sortir des ornières tracées par la tradition pour s'aventurer dans les autres genres de discours.

L'auditoire

Ce que nous conservons de la rhétorique traditionnelle, c'est l'idée mêmed'auditoire, qui est immédiatement évoquée, dès que l'on pense à un discours. Tout discours s'adresse à un auditoire et on oublie trop souvent qu'il en est de même de tout écrit40•

Une des composantes essentielles du discours argumentatif est la nature de l'auditoire auquel il s'adresse. En effet, il s'agit de convaincre, de persuader quelqu'un du bien-fondé de nos jugements; le public joue donc un rôle extrêmement important dans le déroulement du discours.

"Ces caractéristiques se trouvent sous [orme de tableau dans le texte de Roland Barthes, "L'ancienne rhétnrique, aide-mémoire", CommuniauioflS, no 16, 1970, p. 210.

"Chaïm Perelman et L. Olbreehts-Tyteca, Trailé de l'argumenlalion : la nouvell. rhéloriqlU, BruxeUes, Editinns de l'Institut de socinlogie - Université Libre de Bruxelles, 1988, p.8.

(30)

23 L'auditoire est constitué de toutes les personnes qui se sentent concernées par le sujet du discours, ou encore par celles que l'on interpelle afin qu'elles s'intéressent au sujet. Le texte ou le discours aura donc une forme différente selon le ou les destinataires, et l'auteur modifiera également son attitude pour se conformer aux désirs et aux attentes de ses lecteurs. Ces notions se trouvent exposées dans le livre d'Olivier Reboul,Introduction à la rhétorique, où il décrit l'éthos comme étant "le caractère que doit prendre l'orateur pour capter l'attention et gagner la confiance de l'auditoire" et le pathos en tant que constitué des "tendances, désirs et émotions de l'auditoire, sur lesquels peut jouer l'orateur"41. Le pathos prend donc toute son importance dans la mesure où l'orateur se doit d'avoir une connaissance parfaite de son auditoire afin de pouvoir faire vibrer ses cordes sensibles et le persuader efficacement du bien-fondé de sa thèse. Cependant, le destinataire d'un texte peut, comme nous nous proposons de le démontrer, être multiple et Îiltervenir à plusieurs niveaux de la structure du texte.

Selon le Traité de l'argumentationde Perelman et Olbrechts-Tyteca,

il existe trois sortes d'auditoire: l'universel, le particulier et l'intime4z.

Le texte argumentatif s'adresse généralementà un seul type d'auditoire, selon le genre et l'objet du discours, mais l'on peut parfois retrouver les trois publics dans un texte unique, comme c'est le cas avec lesAngoysses

douloureuses. Le discours destiné à un auditoire universel se veut donc

"Reboul,lnlroduClion à la rhélorique,p.7.

(31)

24 ouvert à la masse, à la majorité des lecteurs virtuels qui pourraient

y

avoir accès. L'orateur peut cependant scinder la masse des écoutants pour ne s'adresser qu'à un groupe particulier, qui demeure cependant représentatif du plus grand nombre. L'auditoire universel d'Hélisenne, les destinataires avoués, sont les dames vertueuses, auxquelles elle adresse d'ailleurs son poème Aux /isantes. Il s'agit bel et bien d'un auditoire universel puisqu'il inclut toute la gent féminine. De plus, comme "Certains auditoires spécialisés sont volontiers assimilés à l'auditoire universel, tel l'auditoire du savant s'adressant à ses pairs"43, il n'est donc nullement question de discrimination ou de découpage arbitraire de l'auditoire, puisque l'auteure constitue ainsi un public idéal, ouvert à ses sentiments et davantage apte à la comprendre. Le fait qu'il s'agit d'un public exclusivement féminin a été interprété de multiples façons44, et il ne semble pas y avoir de réponse tout à fait satisfaisante

à ce sujet. Cependant, il semble plutôt habituel, à la Renaissance, qu'une femme adresse son texte à des femmes, surtout lorsqu'il s'agit d'un thème comme l'amour4s• Ceci s'inscrit en ligne directe avec le but poursuivi par le texte qui est, dans ce cas-ci, de convaincre les dames de ne pas s'abandonner à l'amour adultère.

"Ibid,p. 44.

"En effet, certains commentateurs ont voulu voir là la marque d'un féminisme avant l'heure.Cf.

voir la note 29 à la p. 14.

(32)

25

Un auditoire est, par définition, particulier, différent d'autres auditoires. Il l'est d'abord du fait de sa compétence, ensuite de ses croyances, enfin de ses émotions. Autrement dit, il a toujours un point de vue, avec tout ce que ce terme comporte de relatif, de limité, de partial. [...] Bref, l'auditoire universel pourrait n'être qu'une prétention, voire une ruse rhétorique. Mais nous pensons qu'il peut avoir une fonction plus noble, celle d'idéal argumentatif. [...] Alors l'auditoire universel n'est pas un leurre, mais un principe de dépassement, et on peut juger par lui de la qualité d'une argumentation46

Hélisenne dédie son oeuvre aux "Dames d'honneur et belles nymphes, pleines de vertu et doulceur"47 dans son petit poème Aux

lisantes, ce qui définit les contours du public-cible dès le premier abord.

De plus, dans ['épistre dédicative, qui porte le sous-titre de "L'épistre dédicative de dame Hélisenne à toutes honnestes Dames [...

r

s, Hélisenne sollicite par deux fois l'attention des "nobles Dames" et des "treschères dames"49. L'auditoire universel est donc clairement défini par cette entrée en matière et se trouve ensuite confirmé par de nombreux rappels au cours du roman, généralement en début de chapitre. Ainsi, nous les retrouvons à la première ligne du chapitre II, alors qu'Hélisenne rappelle ses destinataires: "0 mes nobles dames"so.

"Reboul.InlroduClitNI àla rhélorÎl/ue. p. 102.

':Angoy... p. 33. Nos citations desAngo)'sses sont tirées de l'édition présentée par Jérôme Vercruysse.Les Angoyss.. douloureuses qui procédenl d'amours. Texle de l'édition de 1560. première

pank. Paris, Leures Modernes, 1968.

"Ibid.• p.34. "Ibid••p.34.

(33)

26

Elle poursuit avec d'autres interpellations, notamment "0 mes dames"S\ et mes "trèschères dames"s2. Ces appels définissent précisément un public féminin, certes, mais dont il faut rappeler le caractère collectif. En effet, il n'est jamais question d'un destinataire unique, d'une femme en particulier, mais bien plutôt de l'ensemble, ce qui renforce notre théorie de l'auditoire universel. Le message transmis par l'intermédiaire du roman, malgré le caractère très personnel des aventures qui y sont relatées, se veut apparemment un avertissement pour toute la communauté féminine, il a presque valeur de légende puisqu'il traverse le temps et les époques. Toutefois, le choix des adjectifs qui accompagnent les descriptions des dames nous porte à croire qu'une seconde "coupe" a été effectuée, cette fois au sein du public féminin. Les dames sont "nobles", "trèschères" et "honorées", ce qui implique qu'elles appartiennentà une certaine classe sociale plutôt aisée. Encore une fois,

il ne s'agit pas de faire abstraction d'une partie de l'auditoire, mais bien de s'adresser à celles qui auront accès au texte, c'est-à-dire celles qui ont les moyens tant financiers que culturels de se procurer et de lire ou de se faire lire le roman. De plus, la narratrice, comme elle le mentionne au début du récit, fut elle aussi "procréée de noblesse"s3, et vise par conséquent le public de ses pairs.

"Ibid., p.40.

"Ibid.,p. 52. "Ibid.,p.35.

(34)

27 Hélisenne est cependant parfois plus subtile, en ne s'adressant à son auditoire principal que sous forme de pronom, comme en témoigne l'entrée du chapitre XII : "Et pour les bien déclarer, vous fault entendre

[...)"S4.

Cette forme d'interpellation se veut particulièrement révélatrice de la condition de l'auditoire, car elle nous porte à croire que les femmes sont lectrices, parce qu'inscrites directement dans le texte. Cependant, il n'est jamais question de l'acte de lecture proprement dit des destinataires, mais bien plutôt de l'audition. A aucun moment, en effet, il n'est fait mention du fait que les dames liront le récit; au contraire, on utilise des formulations comme "mes extrêmes doleurs estre communiQuées"ss, "Ainsi comme avez ouy"S6 et "vous fault entendre"s7. La narratrice s'extirpe du rôle d'écrivaine alors qu'elle adopte de plus en plus celui d'oratrice, son texte rejoignant ainsi la forme du discours délibératif davantage que celui du roman. De plus, avec des appels tels que : "en voyant comme j'ay esté surprise"S8, "je vous exore et prie que vueillez considérer"s9, "considérant l'extrémité où je suis réduicte"60, "que vueillez considérer"61 et "en considérant"62, le

"Ibid., p.80:àmoins d'indications contraires. c'est nous qui soulignons.

"Ibid.. p. 34. '"Ibid., p. 52. "Ibid.. p. 80. '"Ibid., p.34. "/bid..p. 40. "Ibid.. p. 140. "Ibid., p. 158.

(35)

28

récit devient représentation. Il s'agit de l'actio, où l'orateur "joue le discours comme un acteur"63, où il donne vie à ses paroles en peignant un tableau coloré et imagé. En effet, comme ilsera raconté par un tiers, par quelqu'un qui le lira à voix haute pour les dames, le texte doit posséder un pouvoir évocateur puissant afin de persuader. Les dames ne sont plus lectrices ni auditrices, elles deviennent spectatrices d'un drame qui se déroule sous leurs yeux. Néanmoins, un peu à la façon du théâtre "engagé", l'actrice principale prend position et tente de faire adopter celle-ci par son public. Spectatrices muettes, les dames n'en sont pas moins des personnages principaux qui prolongeront l'issue de l'histoire, par ses effets cathartiques, bien au-delà de la conclusion.

Les interpellations se font de plus en plus nombreuses alors que nous approchons de la fin du récit, contribuant ainsi à renforcer la communion d'esprit entre la narratrice et son public, comme si Hélisenne voulait confirmer le destinataire de son témoignage : "vous priant, mes dames"64, "Trèschères et honorées dames"6s, "Et, pource, mes dames"66 et "qu'il ~ octroye à toutes"67.

-"Ibid.,p. 159.

"Barthes, "L'ancienne rhétorique", p. 197.

..Angoysses,p. 158.

"Ibid.,p. 159.

"Ibid.,p.160.

(36)

29

Mais quand il s'agit d'argumenter, d'influer au moyen du

discours sur l'intensité d'adhésion d'un auditoire à certaines thèses,il n'est plus possible de négliger complètement, en les considérant comme irrelevantes [sic], les conditions psychiques et sociales à défaut desquelles l'argumentation serait sans objet ou sans effet. Car toute argumentation vise à l'adhésion des esprits et, par le fait même, suppose l'existence d'un contact inte//ectuef'8.

L'auditoire universel des Angoysses douloureuses est donc lié au but, à la finalité que poursuit l'écrivain lors de la rédaction de son texte. Hélisenne adresse son récit aux "dames vertueuses" dans une visée édifiante. En effet, elle entend se donner en exemple afin de démontrer les misères de l'amour adultère et ainsi encourager les "nobles dames"

àrester dans le droit chemin. On retrouve des marques très précises de ce but dans le texte, et ce, dès le dizain "Hélisenne aux lisantes" où elle annonce explicitement son intention: "Soyez tousiours sur vostre garde : car tel veult prendre qui est pris. Je vous serviray d'avantgarde a mes despens, dommage et pris"69. L'auteure pousse la précision à son maximum dans le sous-titre de l'épître dédicatoire, alors qu'elle "les enhorte par icelle à bien et honnestement aymer, en évitant toute vaine et impudicque amour"70. La finalité est donc clairement établie: ils'agit de persuader les dames, dans l'avenir, d'''éviter les dangereux lacqs d'amour en y résistant du commencement sans continuer en amoureuses pensées't71. Cette visée édifiante s'inscrit en ligne directe avec le premier

"Perelman el Olbrechts-Tyteca.Traité de l'argumentation. p. 18.

..Angoy...p.33.

"Ibid.. p.34.

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30

niveau de discours que l'on retrouve dans le texte, c'est-à-dire un discours délibératif en bonne et due forme, respectant les critères que nous avons énumérés.

La visée édifiante

Hélisenne justifie d'ailleurs en ces termes le fait de consigner par écrit son aventure: "je m'efforçay de l'escrire et pour vous déclarer la male adventure où je cuiday succumber"72; son désir est donc de bien démontrer les côtés négatifs de la "passion coupable". L'aventure, qui constitue l'exemple à ne pas suivre, est validée par le fait de l'écrire, de la rendre disponible au plus grand nombre de personnes possible. En effet, le but d'exemplarité n'est pas très effectif, si on le garde pour soi

ou si on se contente de le raconter à ses proches; il faut l'étaler sur la

place publique pour qu'il acquière son importance. Pour ce faire, Hélisenne annonce parfois son intention en toutes lettres, à l'intérieur du texte: "[...] je me resjouy à rédiger par escript mon infortune: affin

qu'il passe en manifeste exemple à toute servante et damoiselle [...

)'113

avant de décrire ensuite la situation dont elle entend préserver les dames dans le futur.

[...] en considérant que de noble et renommée dame, je suis devenue servante. Car combien que celuy qui est possesseur

de mon cueur ne soit égal à moyen noblesse, ny en

opulence de biens et richesses, il m'est sublime et je suis

basse et infime74•

"Ibid.,p.76·77.

"Ibid.,p. 140.

(38)

31

Hélisenne pousse l'horreur àson paroxysme dans cet extrait: l'amour provoque un bouleversement des classes sociales, de l'ordre établi qui transforme la maîtresse en servante avilie au service de son coeur tortionnaire : argument de poids auprès des dames de la noblesse.

C'est donc une femme pénitente qui présente le récit de ses aventures malheureuses afin que ses lectrices puissent éviter de tomber dans les filets de l'amour.

a

mes nobles Dames, considérant l'extrémité où je suis réduicte pour ne vouloir ressembler aux misérables desquelz le souverain refuge est voir les autres de semblables passions oppressez [...

r

s

On voit ici les ressources de l'éthos dont dispose Hélisenne afin de créer une certaine empathie de ses lectrices pour elle. Elle joue sur leurs cordes sensibles pour susciter la pitié et, surtout, la répugnance envers ces gestes répréhensibles. La narratrice répète d'ailleurs le but poursuivi afin de renforcer sa thèse.

Las qu'il est heureux, qui par l'exemplaire d'autruy évite cest amour sensuel, qui de coustume rend ses servans dolentz et malheureux76

Si elle se contente parfois de suggérer les conséquences d'un tel abandon, elle en offre aussi un tableau très clair et très imagé, comme dans cet extrait, où Hélisenne décrit les effets de la passion en une peinture très noire, violente et mortelle.

"Ibid.,p. \40.

(39)

32 Amour n'est autre chose qu'une oblivion de raison qui à

personne prudente [ne] convient, par ce qu'il trouble le conseil et rompt les haultz et généreux espritz. Il énerve toute la puissance, il faict la personne lamentable, ireuse, prodigue, téméraire, superbe, noisive, immémorable de Dieu, du monde et de soy-mesmes. Et finablement les entretient en misère, détresse, langueur, martyre, et inhumaine affliction; le plus souvent les conduit à cruelle mort par un damnable désespoir77•

Comme nous pouvons le constater, Hélisenne ne se contente pas de déconseiller ce comportement, elle est à même d'en décrire tous les effets puisqu'elle les a expérimentés. L'expérience personnelle ajoute beaucoup de poids à l'argumentation, puisqu'elle prend ainsi une nouvelle teinte d'autant plus macabre qu'elle est "réelle".

De témoin privilégié qu'elle est, Hélisenne fait de son auditoire des témoins eux-mêmes des répercussions négatives de l'amour adultère. En effet, en terminant son récit sur ces mots, "vueillez considérer quel peult estre mon mal, moy estant prisonnier en la fleur de ma jeunesse"78, elle donne un statut particulier à ses destinataires, qui sont alors invitées à se mettre à la place de l'oratrice pour tenter de ressentir ses émotions. Stratégie persuasive efficace s'il en est, elle les encourage à se représenter elles-mêmes dans cette situation. Cette formule appartient à la péroraison, "moment par excellence où l'affectivité se joint à l'argumentation"79, et elle tente de susciter la passion chez l'auditoire

"IbiIL,p. 140-14\. "IbiIL,p. 158.

(40)

33

avant de clore définitivement le récit. Après l'amplification et la passion, c'est une récapitulation en trois points que l'on observe dans ce dernier chapitre, complétant ainsi la péroraison amorcée au chapitre précédent.

[...] admiration aucune voz chastes cueurs n'émeuve en considérant dont me procède l'hardiesse de m'ingérer d'intituler l'oeuvre présente faisant mention d'amours impudicques, ce que selon l'opinion d'aucunes dames timides se pourra juger plus digne d'estre conservé en profond silence que d'estre publié ne vulgariséBO•

Hélisenne commence donc par faire appel à lacaptatio benevolentiae de ses interlocutrices; elle fait amende honorable pour avoir osé écrire un livre sur ce sujet. Elle reprend ensuite les arguments dissuasifs, en une dernière tentative pour persuader les dames, démontrant une fois de plus les côtés négatifs de l'abandon à la passion.

Mais si bien sçaviez avec quelle force amour m'a contrainte et parforcée, de nulles je ne serois incrépée, et avec ce, comme j'ay prédict, ayant par plusieurs fois laissé et infesté la plume, l'affectueux désir que j'ay envers vous, mes nobles dames, à ceste occasion que je me suis esvertuée de vous déclarer le tout sans rien réserve~l.

Finalement, on retrouve le but avoué et écrit en toutes lettres dans la dernière partie de la péroraison, confirmant ainsi la visée édificatrice recherchée par le discours délibératif.

Car par J'expérience de ma furieuse folie, vous puis aviser et donner conseil qui vous sera utile et prouffitable pour de tel embrasement vous conserve~2.

..AnS"Y....a. p.159. "Ibid.,p. 159. "Ibid..{J. 159.

(41)

34 D'ailleurs, la toute dernière ligne du roman est consacrée à la finalité première du discours. Hélisenne réitère son désir de voir les dames rester vertueuses à jamais: "[...] à fin que par les moyens de ces dons de grâce puissiez demourer franches et libres, sans que succombez en semblables inconvéniens"83. Il ne semble pas pouvoir y avoir de doute sur le but recherché par l'auteure, du moins pas à ce niveau.

Exemples et exempla

Pour parvenir à ce but, convaincre les dames de ne pas succomber à l'amour adultère, divers procédés sont mis en oeuvre dans le discours délibératif. On peut remarquer l'usage du type d'argument principal de ce genre, soit l'exemplum, à maints endroits dans le texte. Il faut d'abord distinguer deux sortes d'exemples : ceux qu'Hélisenne utilise pour se persuader, se justifier et pour démontrer qu'elle est loin d'être la seule ou la première à avoir commis ces actes répréhensibles, et ceux où elle se donne elle-même en exemple afin de convaincre son auditoire. Les premiers agissent plutôt sur le personnage d'Hélisenne, à l'intérieur du récit, mais ils deviennent figures de persuasion par le fait même de la narration. En démontrant de quelle façon elle a elle-même tenté de se convaincre, en énumérant les exemples qu'elle a utilisés, la narratrice rejoint les auditrices par personne interposée. Cette forme d'exemple s'inscrit donc dans la même visée que les premiers, c'est-à-dire de déconseiller cet acte dans le futur. Olivier Reboul décrit les exempla

comme étant des "histoires en général fictives illustrant le thème du

(42)

35 sermon"84, une définition englobant autant les mythes que les légendes et les références intertextuelles. L'exemple ne sert pas uniquement à

illustrer le récit ou à donner aux faits une teinte nouvelle, il crée un système de références dans lequel l'auditoire se reconnaît. De personnelle qu'elle était, l'expérience d'Hélisenne acquiert une autre dimension par le fait même qu'elle devient reconnaissable, assimilable

à d'autres événements plus familiers pour le public.

.

Example is the figure that most c1early and explicitly attemps to short up the "inside" of discourse by gesturing toward its "outside", toward sorne commonly recognized basis in a reality shared by speaker and listener, reader and writer'5.

Dans la première partie du récit, Hélisenne emploie un bon nombre

"-d'exemples démontrant les conséquences négatives d'un tel abandon afin de ~persuader qu'elle ne doit pas succomber aux avances de Guénélic. Ces exemples peuvent être répartis en trois catégories, soit les exemples historiques, mythologiques et littéraires. Dans le premier groupe, on retrouve des allusions à des personnages de l'Antiquité, ce qui rejoint directement la ligne de pensée des humanistes.

Après il me souvint d'Eurial et la belle Lucrece, lesquelz pour aucun temps en grande hilarité et joyeuseté furent; mais depuis, ledict Eurial fut contrainct soy absenter et suyvre l'Empereur, qui fut cause de la mort immaturée de sa Dame86

"Reboul, flltroduClÎoll à la rhilorique, p. 68. Reboul s'attacbe surtout ici au genre de la prédication.

"Jobn Lyons,Exemplum :TheRheloric of Exemplary;11 ear(y Modem Frallce and fla/y, Princeton, Princeton University Press, 1989, p. 3-4.

(43)

36

Avec cet exemple, Hélisenne démontre bien que le plaisir procuré par la passion est de courte durée et entraîne des conséquences néfastes. C'est donc un argument de poids faisant référence à des faits connus et reconnaissables par l'auditoire. Le second personnage historique auquel

il est fait allusion, c'est-à dire Lucrèce, présente un modèle de vertu et

de rigueur morale que les dames devraient s'efforcer de reproduire. Dans cet exemple, ce n'est plus le personnage d'Hélisenne qui parle, mais bien le prêtre qui tente de la convaincre. Comme nous l'avons déjà mentionné, l'énonciateur de l'exemple n'est pas d'une importance aussi capitale que le but que celui-ci poursuit, qui est de persuader, via le personnage d'Hélisenne, les dames vertueuses. Le prêtre annonce d'ailleurs son intention d'une façon on ne peut plus claire : "Le vous veult remémorer et vous inciter d'ensuyvre aucunes dames qui plus tost se sont exposées à la mort que de corrompre chasteté"87. L'argument historique utilisé est alors l'histoire de Lucrèce.

Après ne doibt estre oubliée la pudicité de Lucresse Romaine, laquelle par force et violence luy avoit été faict. Je trouve grande contrariété et différence de vostre vouloir à celuy de ceste noble Dame, laquelle estoit plus estimative de son honneur, que de sa vie [...

t

8

La passion est ici comparée à un acte violent et forcé comme le viol. Le

choix de cet exemple particulier pourrait donc signifier pour les dames le manque total de ressources dont elles disposent face à l'amour. Impuissantes et faibles devant son incroyable vigueur, elles doivent préférer la mort à l'abandon.

"Ibid., p. 94.

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37 Par ailleurs, les exemples tirés de la mythologie gréco-latine constituent la plus grande partie de ce type d'argument, ce qui n'est pas surprenant, étant donné la prédilection pour les mythes que l'on peut remarqueràla Renaissance. La première occurrence est particulièrement significative, car elle concerne la légende d'Hélène et de la ville de Troie: "Et me vint souvenir de la grecque Hélène, qui fut cause de la totalle destruction de Troye"89. Hélène a été enlevée à son mari, Ménélas, par Pâris. D'une beauté légendaire, elle préfigùre en quelque sorte le sort que connaîtra Hélisenne9o. Devenue Hélène àson tour, le personnage d'Hélisenne se rend compte des conséquences dramatiques que pourraient avoir ses gestes et elle tente désespérément d'y résister. L'argument, on le verra plus loin, est repris sous un autre aspect par la narratrice afin de produire un effet plus concluant. D'autres mythes présentent les(l~pects négatifs de l'amour adultère, notamment l'allusion à Médée et Jason.

Puis comparut en ma mémoire le ravissement de Médée, laquelle pour rémunération et récompense d'avoir préservé de mort son amy Jason, ill'expulsa de son païs, parquoy luy fut nécessaire de mendier et requérir les suffrages et secours d'autruy, dont advint que la pauvre malheureuse par un désespoir de ses propres mains occit ses enfants91

C'est un tableau extrêmement noir et douloureux qui est ici peint devant les yeux des dames des dommages causés par un amant ingrat et

"Ibid.,p. 40.

90En effet, plusieurs auteurs suggèrent qu'Hélène était consentante à cet enlèvement. Par aiUeurs, on insiste souvent pour innocenter Hélène, en faire l'instrument d'une volonté divine.

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38

purement cruel. Elles sont mises en garde contre les trahisons et la possibilité de rejet qui accompagnent fatalement tout amour impur. Les cas subséquents, comme la référence à Lucrèce, sont transmis par le religieux afin de persuader l'héroïne, et par ricochet les lectrices, de faire preuve de constance et de force de caractère. Cette fois, il s'agit du modèle positif de Pénélope, indiscutable parangon de vertu, que l'on encourage à suivre.

Et entre autres, vous doibt souvenir de la continence de Pénélope, laquelle pour la sincère amour qu'elle portoit à son mary Ulysse, ne voulut jamais acquiescer aux importunes requestes dont elle estoit persuadée92•

On peut en effet persuader par l'exemple et ses conséquences heureuses ou par le contre-exemple et ses fâcheux résultats. Dans l'exemple suivant, beaucoup plus fort et beaucoup plus lourd de conséquences, non seulement le prêtre recommande-t-il aux dames la fidélité aveugle envers leurs maris, mais il les exhorte au pardon face aux trahisons des hommes en leur présentant le mythe d'Oenoné et de Pâris.

Après vous fault considérer la merveilleuse constance de la nymphe Oenone: car nonobstant que sa partie luy eust monstré toute rudesse par l'avoir répudiée en adhérant à la Grecque Héleine, dont depuis misérablement il fina sa vie; mais la noble nymphe avoit retenu l'amour primitive en son cueur, pur et chaste. Parquoy voyant sa mort, fut pressée de si extreme destresse, qu'en embrassant le corps de son feu mary, jecta le dernier soupir mortel, et se fendit son amoureux cueur dedans son estomach93

"Ibid.,p. 94.

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