• Aucun résultat trouvé

L' exil romanesque ; suivi de La Sainte-Victoire

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L' exil romanesque ; suivi de La Sainte-Victoire"

Copied!
96
0
0

Texte intégral

(1)

.+.

National library of Canada

Bibliothèque nationale du Canada

Acquisitions and Direction des acquisitions el Bibliographie Services Branch des services bibliographiques 395 Welhnglon Streel 395. rue Wethnglon

Ott0W3. onlano Ott0W3 (Onlano) KIA ON' KIAON<

NOTICE AVIS

The quality of this microform is heavily dependent upon the quality of the original thesis submitted for microfilming. Every effort has been made to ensure the highest quality of reproduction possible.

If pages are missing, contact the university which granted the degree.

Some pages may have indistinct print especially if the original pages were typed with a poor typewriter ribbon or if the university sent us an inferior photocopy.

Reproduction in full or in part of this microform is governed by the Canadian Copyright Act, R.S.C. 1970, c. C-30, and subsequent amendments.

Canada

La qualité de cette microforme dépend grandement de la qualité

de la thèse soumise au

microfilmage. Nous avons tout fait pour assurer une qualité supérieure de reproduction.

S'il manque des pages, veuillez communiquer avec l'université qui a conféré le grade.

La

qualité d'impression de certaines pages peut laisser

à .

désirer, surtout si les pages

originales ont été

dactylographiées

à

l'aide d'un ruban usé ou si l'université nous a fait parvenir une photocopie de qualitè inférieure.

La

reproduction, même partielle, de cette microforme est soumise

à

la Loi canadienne sur le droit d'auteur, SRC 1970, c. C-30, et ses amendements subséquents.

(2)

L'EXIL ROMANESQUE suivi de LA SAINTE-VICTOIRE par Joaquim Carreira

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Septembre 1994

(3)

...

National Ubrary of canôda

Bibliothèque nationale du Canada

Acquisitions and Direction des acquisitions et Bibliographie services Branch desservice~ bibliographiques 395Welli~lonStreet 395.ruu Wellington

Ottawa.Ori.ano Ottawa (On••",,)

K1A 0N4 K1A ON4

THE AUTHOR HAS GRANTED AN IRREVOCABLE NON-EXCLUSIVE LICENCE ALLOWING THE NATIONAL LffiRARYOF CANADATO

REPRODUCE, LOAN, DISTRœUTE OR SELL COPIES OF mSIHER THESIS BY ANY MEANS AND IN ANY FORM OR FORMAT, MAKING TInS THESIS AVAILABLE TO INTERESTED PERSONS.

THE AUTHORRETAINS OWNERSmP OF THE COPYRIGHT IN mS/HER THESIS. NEITHER THE THESIS NOR SUBSTANTIAL EXTRACTS FROM IT MAY BE PRINTED OR OTHERWISE REPRODUCED WITHOUT mSIHER PERMISSION.

ISBN 0-612-05366-0

Canad~

L'AUTEUR A ACCORDE UNE LICENCE IRREVOCABLE ET NON EXCLUSIVE PERMETTANT A LA BffiLIOTHEQUE NATIONALE DU CANADA DE

REPRODUIRE, PRETER, DISTRœUER OU VENDRE DES COPIES DE SA TflESE DE QUELQUE MANIERE ET SOUS QUELQUE FORME QUE CE SOIT POUR METTRE DES EXEMPLAIRES DE CETTE THESE A LA DISPOSITION DES PERSONNE INTERESSEES.

L'AUTEUR CONSERVE LA PROPRIETE DU DROIT D'AUTEUR QUI PROTEGE SA THESE. NI LA THESE NI DES

EXTRAITS SUBSTANTIELS DE CELLE-CI NE DOIVENT ETRE IMPRIMES OU AUTREMENT REPRODUITS SANS SON AUTORISATION.

(4)

RESllKE

Ce mémoire de maîtrise en création littéraire comprend deux parties: un texte critique et un récit sous forme de journal. Le texte critique, L'E>cil romanesque, vise à comprendre la nature de l'exil et ses répercussions sur le personnage qui en fait l'expérience. Plus précisément, nous proposons une analyse de l'exil, comme thème et structure romanesques, à partir d'essais consacrés à cette problématique et d'oeuvres de fiction qui exploitent abondamment cette dernière.

Le texte de création, intitulé La Sa.ince-Viccoire, raconte le séjour à Aix-en-Provence d'un étudiant portugais né en Angola. Ce séjour, marqué par la solitude et l'échec, lui révèle peu à peu ce qui le sépare de lui-méme.

(5)

This master's thesis in creativ,~ writing is composed of two parts: a critical study and a journal. The critical study, L'E>cil romanesque, attempts tlJ define a::ld illustrate the nature of exile. More precisely, i t analyses exile as a theme and structure of the novel, as studied in essays and greatly developed by works of fiction.

The creative work, entitled La Sa,inee-Vieeo.ire, delineates the sojourn in Aix-en-Provence of a portuguese student born in Angola. This experie."'lce, marked by loneliness and failure, gradually reveals to him what drives him apart from himself •

(6)

Je tiens à remercier sincèrement mon directeur, H. Yvon Rivard, pour son soutien continu, sa patience et ses judicieux conseils sans lesquels je n'aurais pu faire ce mémoire •

(7)

TABLE DES KATJ:ERES

PREMIERE PARTIE: TEXTE CRITIQUE:

L'EXIL ROMANESQUE Introduction 1 Chapitre premier ••••••••••••••••••••••••••••••• 4 L'angoisse et la liberté - L'émergence de l'Autre La «nouvelle naissance» - Le souvenir et l'habitude

La nostalgie close et la nostalgie ouverte

Chapitre deuxième •••••••••••••••••••••••••••••• 32 - L'exil et la structure romanesque

Conclusion . • • . • . . . • . . . • • . • . 40 Bibliographie •••••••••••••••••••••••••••••••••• 41

DEUXIEME PARTIE: TEXTE DE CREATION:

(8)

PREMIERE PARTIE TEXTE CRITIQUE: L'EXIL RDHANESQUE

(9)

Je n'ai trouvé nulle part de la patrie, et je ne suis qu'un errant en toute ville en partance sur tous les seuils. Ils me

sont étrangers et dérision ces

contemporains vers qui mon coeur naguère me poussait; et je suis exilé des patries et des terres maternelles. Ainsi je n'aime

plus que le pays de mes enfants,

l'inexploré, au plus lointain des mers; il

ma voile, c'est celui-là que je

commande de chercher et de chercher.

(10)

:IN'l'RODtlC'l':ION

Dans son article «La culture et l'identité culturelle:

champ notionnel et devenir», Carmel Camilleri développe le

concept d'interdépendance sur lequel repose l'identité. Selon

elle, l'identité résulte d'un rapport interactif de trois

dimensions.

La première, et la plus fondamentale, dénote la fonction

ontologique: au cours du développement du moi, l'individu doit percevoir l'évolution de son individualité comme stable et constante. Ce processus de continuité temporelle lui permettra de se reconnaître dans son ancien moi, tout en s'identifiant au moi qui s'élabore dans le temps présent.

La fonction pragmatique, liée à la deuxième dimension de

l ' identité, renvoie à l'influence de l ' extérieur sur

l'intégrité du développement du moL Dans un univers, tour à

tour ambivalent et imprévisible, l'individu doit être attentif

«à construire [sa] structure de sens en essayant de

[S'adapter] à cet univers, ce qui [l'] amène à négocier avec

lui»'. Cette fonction correspond à ce que l'on entend par

identité sociale. De l'interaction établie entre l'individu et

le monde se construit et se reconstruit sans cesse une

structure d'identité qui définit le premier et par lequel i l est reconnu.

Les caractères que l'individu s'attribue et qui guident sa conduite ne sont pas arbitrairement choisis. Soucieux d'un

1 C. camilleri, «La culture et l'identité: champ notionnel

et devenir», dans Chocs de cultures: Concepts et enjewc pratiques de

(11)

moi idéal, l'individu s'assimile aux idéaux et aux modèles

culturels de son groupe, conçus comme «positifs [et ayant] une identité de valeur»2. Ainsi s'exprime la troisième dimension de l'identité.

Le processus évolutif des trois dimensions - dicté par le souci du sens et de la valeur, avec la participation de l'Autre à ce même sens et à cette même valeur - permet à l'individu d'éprouver le sentiment d'une continuité identitaire valorisée et de garder l'unité du moi. Cependant,

ces trois aspects du phénomène identitaire tout en étant distincts les uns des autres ne sauraient être dissociés.

L'harmonie de la base triangulaire d'identité est toutefois sérieusement menacée lorsque l ' individu se trouve du jour au lendemain dans un contexte socio-culturel radicalement différent du sien.

La présente étude vise à comprendre la nature de l'exil et ses répercussions sur le personnage qui en fait l'expérience. Plus précisément, nous proposons une analyse de l'exil, comme thème et structure romanesques, à partir d'essais consacrés à cette problématique et d'oeuvres de

fiction qui exploitent abondamment cette dernière.

Nous avons choisi sept récits dans lesquels le thème de l'exil occupe une place importante: cinq romans - L'Enfer (H.

Barbusse, 1908), Amerika ou Le Disparu (Kafka, 1912), Les cahiers de Malte Laurids Brigge (R.M. Rilke, 1929), Le Jardin

d'à côté (J. Donoso, 1981), Le Bruit solitaire du coeur (H.

Troyat, 1985)- et deux nouvelles - The Memoirs of a Madman

(12)

(L. Tolstoï, 1852) et One Out of Many (V.S. Naipaul, 1971). Le choix d'écrivains d'époques et de pays différents devrait nous permettre de tirer de cette étud~ certaines conclusions universelles.

Dans un premier temps, nous essaierons de dégager des oeuvres de fiction les principales composantes du thème de l'exil, en nous appuyant sur les éléments d'analyse que nous fournissent les approches psychanalytique et philosophique. C'est ainsi que nous pourrons établir que le cheminement de l'exilé est la découverte de l'Autre et de soi. Il sera alors possible d'analyser la nature du dépaysement et la ligne de conduite que l'exilé adoptera pour s'adapter à la nouvelle situation et se réconcilier avec son passé et avec lui-même. C'est en ce sens que l'expérience de l'exil nous apparalt comme une métaphore de la condition humaine.

Dans un deuxième temps, nous verrons dans quelle mesure les sources de l'exil participent de la structure même de tout roman, d'une forme que l'on pourrait qualifier d'exemplaire. En effet, la situation et le comportement de l'exilé reflètent, nous semble-t-il, l'aventure romanesque telle que définie par G. Lukacs, R. Girard et M. Robert.

(13)

CHAPITRE PREMIER

L'ANGOISSE et LA LIBERTE

Dans la nouvelle de Naipaul, une série d'événements déconcertants marquent le premier jour de Santosh A Washington. L'arrivée à l'aéroport fournit A ce domestique

indien un aperçu des difficultés auxquelles son esprit devra désormais faire face. Par exemple, regarder le soleil et en déduire l'heure du jour, comme il le faisait chez lui, s'avère

ici impossible:

For the people of Washington it was late afternoon or early evening. l couldn't say which. The time and the light didn't match, as they did in Bombay.3

Ensuite, incapable de trouver sa place dans l'appartement, il se couche par terre dans le corridor de l'immeuble; à son réveil, il descend dans la rue, prend peur, essaie de remonter chez lui mais ne se rappelle ni le numéro ni l'étag~ de

l'appartement. Ces deux passages donnent le ton: la nouvelle situation de l'exilé se caractérise par une désorientation aussi bien spatiale que temporelle.

L'arrivée dans un nouveau pays se révèle comme une expérience traumatisante parce qu'elle implique une rupture importante avec l'ancien milieu signifiant. Un tel changement entra1ne une perte d'objets «massive, y compris les objets les plus significatifs et les plus précieux: personnes, choses, 3 V.S. Naipaul, One oue of Many, dans In Il Free Sellee, London, Penguin Books, 1971, p.26.

(14)

lieux, langue, culture, coutumes .•• Tout à ce quoi sont liés les souvenirs et des effets intenses"". L'ancienne fonction pragmatique devient alors caduque, et comme dans le cas de Santosh, l' exi lé éprouve l'impression d'avoir été jeté dans un monde totalement inconnu.

L'expérience de Santosh met à rude épreuve le besoin que l'homme ressent de saisir le monde, de le classifier et d'en dégager une image intelligible. En effet, une telle entreprise s'avère d'autant plus pressante et énigmatique pour l'exilé qu'il est contraint de faire appel à un système de connaissances incompatible avec la nouvelle réalité.

Mais en vertu de son statut de sujet désengagé, l'exilé

est doté de l'attribut de voir autrement: il possède la «distance ••• pour se voir et les voir. L'étranger se fortifie de cet intervalle qui le décolle des alltres comme de lui-même et lui donne le sentiment hautain non pas d'être dans la vérité, mais de relativiser et de se relativiser là OÜ les autres sont en proie aux ornières de la monovalence."s Comme nous pouvons le remarquer dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, cette faculté de voir davantage amène l'exilé à découvrir une réalité insolite qui échappe aux autres.

Le séjour à Paris marque une étape fondamentale dans la vie de Malte dans la mesure OÜ il est obligé de concevoir le monde en dehors d'une structure de représentations préétablie. Cette transformation se traduit par une plus grande

" L. et R. Grinberg, Psychanalyse du migrant: et: de l'e>dl.é, Lyon, Césure Lyon ~ditions, 1986, p.42.

S J. Kristeva, Etrangers a nous-m'mes, Paris, Librairie

(15)

vulnérabilité et un élargissement de sa vision:

J'apprends à voir. Je ne sais pas pour~~oi, tout pénètre en moi plus profondément, et ne demeure pas oü, jusqu'ici, cela prenait toujours fin.6

Dans ces instants de lucidité, l'exilé remet en question son environnement immédiat. Dépouillées de leurs fonctions et de leurs valeurs habituelles, les choses ne vont plus de soi et se manifestent alors dans la particularité de leur existence à elles, dans leur ét~t brut. Vidées de sens, elles révèlent l'espace qui les sépare de l'exilé. Cet état exprime le « décalage ontologique [déterminé par] l'impression d'une

distance qui fait que l'homme se sent coupé, en tant que conscience, du décor dans lequel il est irrémédiablement situé pourtant par l'existence de son corps.»'

A cause de ce décalage, la réalité à Paris s'impose à Malte d'une façon inquiétante. Lors d'une visite à la Salpêtrière, il s'assoit à côté d'un patient qu'il n'arrive à distinguer qu'au bout d'un instant:

C'était une masse énorme, incapable de se mouvoir, qui avait un visage et une main grande, lourde et immobile. Le côté du visage que je voyais était vide, sans traits ni souvenirs, et on éprouvait de l'inquiétude à voir que les vêtements étaient semblables à ceux d'un cadavre qu'on aurait habillé pour le mettre en bière.8

Dans cet extrait, Malte saisit non pas la personne dans

6 R.M. Rilke, Les Cahiers de MIllt:e Laurids Brigge, Paris, Seuil, 1966, p.13.

, B. T. Fitch, Le Sent:i.ment: d'étranget:é chez Malraux, Sartre,

ClI11IUS et: S. de Beauvoir, Paris, M.J. Minard, 1964, p.10.

(16)

sa totalité, mais les aspects physiques qui la constituent • Autrement dit, par le regard détaché de Malte, le patient est dépourvu de ses fonctions dynamiques et de sa substance, il se révèle à Malte comme une «masse» incohérente, un corps sans aucun signe de vie ou trace d'humanité: c'est une chose inerte où seul le visage de la mort est saisissable.

La chosification de l'homme et l'évocation de la mort sont dans ce passage révélatrices de l'état d'esprit de Malte. Son mécanisme d'identification étant détraqué, Malte ne peut plus rattacher le patient à l'histoire collective à laquelle il appartient et le prive ainsi de son individualité: la description du patient réduit ce dernier à la somme de ses parties anatomiques de sorte qu'il devient anonyme ou simplement corps. Du coup, la seule caractéristique ou valeur que le patient exprime et à laquelle Malte s'identifie c'est sa temporalité, sa mort certaine.

Cette possibilité de voir au-delà de la réalité apparente de tous les jours permet donc à l'exilé de saisir l'angoisse disséminée dans notre existence. Lorsque Malte entend tomber le couvercle d'une boîte dans la chambre voisine, il est agacé par le mouvement de l'objet d'abord régulier et qui s'amplifie avant de s'arrêter. Pour Malte, l'angoisse semble d'ailleurs imprégner tout objet, toute personne, et même jusqu'à l'air que l'on respire:

L'existence du terrible dans chaque parcelle de l'air. Tu

le respires avec sa transparence; et il se condense en toi, durcit, prend des formes pointues et géométriques entre tes organes[ •••]9

(17)

Cette faculté de ressentir l'angoisse partout se retrouve aussi chez le narrateur de L'Enfer lors de son séjour à Paris. Installé dans sa chambre de pension de famille, le jeune provincial passe son temps à contempler , à travers une fente dans le mur, la vie qui défile dans la chambre voisine. En suivant du regard les différentes scènes, il nous décrit l'homme bouleversé par l'angoisse.

Dans la première scène, il s'agit de l'éveil, à la fois émerveillé et inquiétant, de l'amour physique entre deux enfants. Leurs gestes timides et gauches les tirent de l'innocence et de l'ignorance et les déposent au seuil d'un inconnu qui les paralyse: ils n'arrivent pas à passer à l'acte et leur désir reste inassouvi. Ensuite, le narrateur-voyeur assiste aux rencontres d'un couple adultérin. Il aperçoit alors deux êtres qui s'éloignent progressivement l'un de l'autre: à chaque rencontre la femme essaie vainement de raviver l'amour de leur première rencontre, alors que l'amant se perd davantage dans la jouissance éphémère qu'elle lui offre. En dépit de la divergence croissante de leurs attentes respectives, ils décident de rester ensemble, étrangers l'un à l'autre. Finalement, nous assistons à la mort d'un vieillard veuf. Durant ses dernières heures, il cherche à comprendre le sens de la vie et à accepter sa mort qui s'annonce. Mais les paroles du prêtre qui vient lui administrer les derniers sacrements lui semblent vides et même mensongères.

Ces trois scènes recoupent les étapes de la vie, depuis la naissance jusqu'à la mort. Et dans chacune de ces phases, l'exilé voit sa propre situation reflétée dans l'existence même de l'homme qui se trouve continuellement dans une

(18)

situation d'étrangeté. Cet aspect universel de l'exil, que nous étudierons plus loin, explique l'intérêt du narrateur de

L'Enfer pour ces images: même sentiment d'être perdu, même angoisse devant l'inconnu. Ces personnages constituent ainsi l'expression symbolique de sa pensée et de son expérience de l'exil:

Ce doux désespoir, que je n'aurais pas eu avant, m'inquiète ••• je suis changé; la vie humaine, la vérité vivante, je la connaissais, comme nous la connaissons tous; je la pratiquais depuis ma naissance. J'y crois avec une sorte de crainte maintenant qu'elle m'est apparue d'une façon divine.10

«Divine» parce que la vie humaine est perçue comme sacrée par la conscience collective qui lui donne un sens a priori. Mais, depuis son arrivée à Paris, le narrateur se détache de cette interprétation arbitraire de la vie qui était la sienne. Ce voyeur est avant tout un voyant puisque son regard nous présente l'homme «dépouillé de son apparence».11

L'exilé découvre une réalité indépendante de lui, un monde qui semble exclure la participation et l'existence particulière de son moi.

Ainsi la 'li'ille de Washington, comme son appartement, gardent pour Santosh ce caractère mystérieux et chimérique de l'étrange qui accentue le décalage entre lui et le monde:

[ ••• ]the view remained foreign and I never felt that the apartment was real •• •or that it had anything to do with

me.12

10 H. Barbusse, L'SnLer, Paris, Editions Albin Michel,

1905, p.36 •

Il Ibid., p.26S.

12 V.S. Naipaul, op. cit., p.32. ( C'est nous qui

(19)

10 outre la faculté de voir «plus» qu'autrui, le statut d' individu «désengagé» confère à l'exilé une liberté inhérente au dépaysement. Cette liberté découle, d'une part, de la rupture d'avec son passé et de l'emprise que ce dernier exerçait sur lui, d'autre part, de la possibilité de recommencer une existence nouvelle en dehors de toute structure préconçue.

La première scène de l'Amerika ou Le Disparu évoque cette

idée lorsque Karl Rossman, en arrivant dans le port de New York, aperçoit la statue de la Liberté qui brandit un glaive. Karl pourra ainsi «trancher» sa propre existence en deux: se détourner de l'Europe qu'il vient de quitter et embrasser les possibiltés illimitées que lui offre l'Amérique. Mais, comme l'indique

~ François Ricard, cette liberté absolue implique l'absence «de toute organisation préalable du monde et de la vie, de tout dépositaire du sens.»13 Sans direction donnée a priori, sans système de référence, l'exilé possède une liberté qui le dépasse, une liberté qui, par la multitude de choix qu'elle lui offre, entrave sa possibilité même d'agir. Comme celle des morts dans les Jeux sont faits de Sartre, c'est une liberté totale mais

stérile puisqu'elle n'accorde aucun pouvoir additionnel à celui qui voudrait changer le cours des événements. L'éxilé risque alors de recommencer incessamment des projets sans jamais les terminer et de voir son existence nouvelle s'inscrire dans un

mouvement d'errance régi seulement par une suite d'événements incohérents et décousus. De fait, c'est ce qui arrive à Karl: accueilli au port par son oncle

13 F. Ricard, «L'Amérique ou la rupture 1 Méditation sur un roman de Franz Kafka», dans Le messager européen, no. 2, p.141.

(20)

Jacob, Karl est ensuite rejeté par celui-ci après avoir accepté une invitation anodine qui vexe l'oncle. Karl rejoint alors deux vagabonds, Robinson et DelëUllarche, qu'il quitte aussitôt; ensuite, il se voit chassé de l'Hôtel Cccidental oü il travaillait comme liftier et se retrouve chez Brunelda; vers la fin du récit, Karl est embauché au Grand Thé3.tre d'Oklahoma.

La liberté que procure le dépaysement constitue donc pour l'exilé une épée à double tranchant: elle le libère du poids de son passé mais, dans son abondance de possibles, n'indique nullement le chemin à suivre.

L'EKERGENCE DE L'AUTRE

.

Le regard d'autrui entra1ne la remise en question de la «fonction pragmatique» de l'exilé. La présence et l'influence de l'Autre s'accentuent progressivement dans l'univers de l'exilé. Le rapport entre les deux repose essentiellement sur leurs divergences de comportement et de perception, à tel point que l'exilé aura tendance à s'isoler. Cette réaction favorise chez l'exilé la pratique de l'introspection et l'éveil de la conscience de soi.

Dans la rue, Santosh reste perplexe devant les Américains toujours chaussés et bien mis, alors qu'il est habitué à se vêtir de guenilles et à aller pieds nus. Leur mise, qu'il interprète comme un excès de souci de leur apparence, lui est incompréhensible. Il constate cependant que sa conduite est semblable à celle des «hubshi» (ou hippies): une vie d'oisiveté, de vieux habits et le goüt de la marijuana dont

(21)

l'usage aux États-Unis est prohibé tandis qu'en Inde il fait partie des moeurs. En raison de son comportement marginal, Santosh est donc relégué malgré lui à un groupe méprisé de la majorité américaine. Et cela se confirme lorsqu'on lui refuse l'entrée dans certains établissements. L'image dévalorisée que l'Autre lui renvoie de lui-même atteint ainsi un des éléments constitutifs de son identité, à savoir «l'identité de valeur». La stabilité de son identité est davantage compromise par un sentiment d'inquiétude éprouvé lors d'une rencontre avec un groupe de danseurs dont les costumes et les chants ressemblent étrangement à ceux de son peuple. Santosh est d'abord séduit par leurs chants sanscrits qui font l'éloge de Krishna, mais en s'approchant d'eux une vague et confuse appréhension le saisit:

l thought that these people were now strangers, but that perhaps once upon a time they had been like me. perhaps ••• they had been brought here among the hubshi as captives a long time ago and had become a lost people, like our own gipsy folk, and had fogotten who they were ••• and l felt for the dancers the sort of distate we feel when we are faced with something that should be kin but turns out not to be, turns out to he

degraded, like a deformed man, or like a leper, who from the distance looks whole.14

Si Santosb. reconnaît avec plaisir chez eux certains éléments de sa culture, il ressent également une peur qui le paralyse: il voit un risque pour son identité valorisée dans l'avilissement de ces gens, qui lui rappellent les gitans de son pays. Les danseurs révèlent alors à Santosh un aspect obscur de sa situation d'étranger, dont il va maintenant

(22)

essayer de se détourner •

Cet extrait illustre à merveille la façon dont un univers culturel et social inconnu peut, paradoxalement, apparaître d'autant plus étrange de par sa familiarité. En d'autres termes, l'exilé y reconnaît des formes dévalorisées ou refoulées de son propre univers et ce dévoilement provoque un sentiment d'inquiétude.

Dans L'Inquiétante étrangeté, Freud développe cette notion et démontre que l'Autre est aussi notre propre inconscient et par là devient source d'angoisse. L'adulte ne se défait jamais de l'enfant qu'il fut, de ses désirs et de ses craintes qu'il garde refoulés dans l'inconscient. Or, la

présence de l'Autre peut à tout moment déclencher

l'écroulement des défenses conscientes et exposer l'individu A ce qui aurait dO. demeurer enfoui. Ce contact avec ce qu'il jugeait déplaisant, redoutable ou enviable, provoque

l'inquiétante étrangeté, le replonge à cette époque 011 l'unité du moi n'était pas encore définie: «Il s'agit ici du retour à certaines phases dans l'histoire évolutive du moi, d'une régression à l'époque 011 le moi n'était pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui.»lS

Une des fonctions que Bijou remplit dans Le Jardin d'à côté est justement celle de représenter le mécanisme de «l'inquiétante étrangeté». Son caractère et sa conduite sont ceux d'une génération qui, libérée de l'empire de la morale et de la société sur l'individu, méprise tout engagement, politique ou autre, et pratique ll."le insouciance déconcertante • 15 S. Freud, L'Inquiétante étrangeté, Paris, Hatier, «Profil Philosophie», 1987, p.S8.

(23)

Julio, écrivain frustré et inconnu, exilé en Espagne, éprouve en présence de Bijou une gamme de sentiments qui va de la complicité et de l'amitié jusqu'à la répugnance et la haine. Bijou est tour à tour celui qu'il aimerait être et celui qui s'oppose à tout ce qui le définit. Lors d'une conversation avec un ami psychologue, Julio s'exprime ainsi:

J'ai soudain compris ••• que mon attirance envers Bijou [était] ••• d'être lui, de m'adjuger ses codes de conduite et ses appétits; ma faim de me mettre dans la peau de Bijou était mon désir de voir mon mal devenir différent, d'autres douleurs que je ne connaissais pas ou que j'avais oubliées [ ••• ] 16

Reconnaitre ainsi les incohér~1ces en soi, c'est reconnaitre la multiplicité de notre être. Nous pouvons dorénavant marcher dans «les rues comme un exilé, moi l'homme ordinaire, moi qui ressemble tant, moi qui ressemble trop, à tous. »17

Un tel constat brise la continuité identitaire et compromet «l'unité du moi». Par l'impossibilité de faire coïncider son ancienne image avec celle qu'on lui renvoie, l'exilé voit la conscience de soi remise en question et par autrui et par lui-même. Dès lors surgit la possibilité de la connaissance imparfaite de soi: une mystérieuse et troublante incohérence se manifeste entre celui qu'il croyait être et celui qui menace de se révéler comme son être vrai. Le maintien de la continuité identitaire et du sentiment d'être

16 J. Donoso, Le Jardin d'il. cc5té, Paris, Flammarion, 1983, p.82-83.

(24)

toujours soi-même est alors suspendu.

Le narrateur de L'Enfer fait allusion à ces modifications

qui s'opèrent sans cesse en lui depuis qu'il «s'est vu» dans

la chambre d'à côté:

Je regarde les souvenirs captivés depuis que je suis ici; ils sont si nombreux que je suis devenu pour moi-même un

étranger[ ••• ]Je m'évoque moi-même, tendu sur le spectacle

des autres[ ... ]j'essaye de voir et d'entendre ce que je

suis. Ce serait si beau de savoir qui je SUiS. 18

Ce déchirement intérieur provoque une crise d'identité,

«celle qui se noue autour de la rupture de sens. »19 De

l'ébranlement de la «fonction ontologique» de l'identité

êmerge donc le sentiment d'étrangeté. A partir du moment oü l'individu «cesse de se considérer comme uni et glorieux, mais découvre ses incohérences et ses abimes, ses étranget:és»2O, il

se reconnaît comme étranger. «Désormais, l'étranger n'est ni

une race ni une nation '" l'étrangeté est en nous: nous

sommes nos propres étrangers - nous sommes divisés.»21

LA ..NOUVELLE liIAXSSANCE»

Le cheminement suivi par l'exilé, depuis son arrivée en pays

étranger jusqu'à l'éveil de l'étrangeté en lui, suppose

nécessairement la disparition de son ancien moi et l'êmergence d'un

autre moi. En ce sens, on pourrait rapprocher l'e."Périence de

18 Ibid., p. 228. (C'est nous qui soulignons)

19 C. Camilleri, op. cit., p. 45.

20 J. Kristeva, op. cit.,

(25)

l'exil d'un processus initiatique menant à une «nouvelle naissance»

~

puisqu'on retrouve dans l'un et l'autre trois épreuves identiques ayant pour objet la mort, la dimension existentielle et le passé.

C'est ce que fait Cielens pour qui le but de l'exil est de conduire l'individu vers «une prise de conscience de questions existentielles et l'acceptation de la mort [et cela ne peut s'accomplir que dans] l'isolement, le retranchement de la société pendant un certain temps, durant lequel le novice sera censé rompre avec son passé.»n

Dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Malte fait l'expérience des trois composantes de la fonction initiatique.

~

Paris est pour Malte synonyme de mort: les nombreux hôpitaux, les clochards affamés et chétifs, la misère qui passe inaperçue dans la grande métropole, tout cela évoque à son esprit des images d'écrasement et d'anéantissement. La mort en «série» acquiert alors pour Malte une réalité angoissante, une existence insoupçonnée. C'est dans cet état d'esprit que dans un bistro le regard de Malte appréhende un moribond dont la vie s'efface petit à petit:

oui, il savait qu'en ce moment il s'éloignait de tout; pas seulement des hommes. Un instant encore, et tout aura perdu son sens, et cette table et cette tasse et cette chaise à

laquelle il se cramponne, tout le quotidien et le proche sera devenu inintelligible, étranger et lourd. Ainsi i l était assis là, et attendait que ce fut consommé.~

Cette scène incite Malte à réfléchir sur la présence de plus

22 I. cielens, Trois Eonctions de l'exil dans les oeuvres de Eiction d'Abere Camus: :initiation, r6volte, conElit d'identit6,

stockholm, Uppsala, 1985, p.10.

~ R.M. Rilke, op. cit., p.5l. (C'est nous qui soulignons)

(26)

en plus envahissante de la mort au point oü il se sent lui-même

• mourir:

Je me dis: il n'est rien arrivé, et pourtant je n'ai pu comprendre cet homme que parce que, en moi aussi, quelque chose arrive qui commence à m'éloigner et à me séparer de tout.2A

En plus de la mort réelle, c'est la mort métaphorique de

l'ancien Malte qui est ici évoquée. De même que le passage à la mort rend le mourant étranger à la vie, la "nouvelle» réalité qui se dérobe à l'exilé l'allège de son passé et le dépouille de ses points de repères:

Combien toujours il me fut horrible d'entendre dire d'un mourant: il ne reconna!t plus personne. Alors je me représente un solitaire visage qui se soulève de dessus les coussins, qui cherche n'importe quoi de connu, n'importe quoi de déjà vu, et qui ne trouve rien.2S

C'est dans ce double sens qu'il faut comprendre le souhait de Malte: "J'aimerais tant demeurer parmi les significations qui me sont devenues chères. »26 Mais préserver l'état d'innocence antérieur à la révélation de la mort et la sérénité de l'univers qu'a quitté l'exilé n'est pas possible. Les transformations qu'impose l'exil obligent

nouvelle:

le nouveau Malte â une connaissance

Je suis à Paris[ ••• ]et il en est résulté certaines

transformations, sinon de mon caractère, du moins de ma

2A Ibid., p.51.

2S Ibid., p.51. (C'est nous qui soulignons) 26 Ibid., p.51.

(27)

conception générale de la vie[ .•• ]de ma vie elle-même[ ••• ]Un monde transformé[ ••• ]tout est trop nouveau. Je suis un débutant dans mes propres conditions de vie. v

Malte s'engage alors dans un long processus d'apprentissage par lequel il reconnaît les confins de son ancien horizon, le vide présent et la profondeur insoupçonnée de son nouveau regard:

Je suis assis dans ma petite chambre[ ••• ]et [je] ne suis connu de personne. Je suis assis ici et ne suis rien. Et cependant

ce néa~t se met à penser et[ ••• ]pense ceci:

Est-il possible que, malgré inventions et progrès la culture, la religion et la connaissance de l'univers, l'on soit resté à la surface de la vie?2S

En Inde, Santosh était habitué à se référer à son patron (<<sahib») comme modèle et soutien: sa conduite et ses désirs étaient subordonnés à ceux de son employeur au point oil l'existence de ce dernier se confondait avec la sienne. Mais l'exil à Washington conduit Santosh à se distancer de ce reflet trompeur de lui-même et à se défaire du masque d'ignorance qu'il portait depuis toujours:

Slowly I made a discovery. My face was handsome. I had never thought of myself in this way. I had thought of myself as unnoticeable, with features that served as identification alone.'29

Cette découverte favorise l'effritement progressif de l'ancienne relation maître-esclave (<<sahib»-serveur) et Santosh doit désormais faire face au défi de sa propre liberté. Ce

XI Ibid., p.68.

2S Ibid., p.27. (C'est nous qui soulignons)

(28)

mouvement qui va de l'anonymat à la connaissance et à l'affirmation de soi aboutit finalement à une prise de conscience d'un moi présent, d'un moi existant: <c I was once part of the flow, never thinking of myself as a presence.,,30 Aussi peut-on constater la

naissance d'un autre moi que le héros ignorait jusqu'à la découverte, non moins étonnante, de son existence. En un mot, la connaissance de soi devient la connaissance d'une existence.

Le leitmotiv qui détermine les grandes phases de la première période de l'exil - «décalage ontologique", remise en question de «1 ' identité de valeur» et sentiment d'étrangeté - semble être l'instabilité et l'incertitude occasionnées par le changement dans l'espace. L'inefficacité des structures déjà établies et l'insécurité provoquée par l'impossibilité de définir sa propre destinée engendrent «des peurs primaires».31 Le dilemme de l'exilé est le suivant: il désire mais refuse l'intégration à son nouveau milieu par fidélité à sa propre histoire personnelle et collective.

S'intégrer serait le salut mais ce salut serait aussi

l'anéantissement du héros.

C'est pourquoi l·'exilé se tourne vers le passé, vers des symboles de son groupe et de sa culture d'origine et auxquels il s'identifie. Par ce choix, il conserve son statut d'exilé et renonce à la liberté que lui confère le nouveau milieu. A ce moment-là débute ce que nous appellerons la deuxième période de

l'exil.

Dans leur étude sur les exilés, les Grinberg confirment l'importance de ce phénomène: «l'immigrant a besoin de pouvoir

30 Ibid., p.57. (C'est nous qui soulignons)

(29)

compter sur ses fonctions moïques, et spécialement sur sa capacité • à recréer ce qui est perdu .•• pour garantir le maintien de son

intégrité dans le futur. »32

LE SOUVENXR ET L'HABITUDE

contrairement au présent infecté par la contingence, le passé procure à l'esprit stabilité, apaisement et sérénité. L'exilé s'appuie sur l'ancienne «unité du moi» pour résister aux forces assimilatrices du nouveau milieu.

La remémoration du passé rend possible dans une certaine mesure la possession de la durée vécue. Son actualisation dépend de la volonté de l'individu qui peut faire intervenir à sa guise les souvenirs et se libérer ainsi momentanément de ce qui pèse sur lui. C'est cette dynamique du souvenir qu'examine F. Alquiré dans

Le èl.êsir d'ét:ernité. Selon lui, l'élan vers l'éternel est implicite

dans le souvenir parce qu'il implique la négation du devenir; il exprime le refus du temps.33 La remémoration détient ainsi le pouvoir d'imposer au présent un passé continu qui tend à se confondre avec la réalité. Le Jardin d'à côté obéit à cette dynamique de «l'absent» rendu «présent».

La fenêtre de l'appartement à Madrid s'ouvre sur un jardin magnifique dont les arbres et les fleurs rappellent à l'exilé le jardin de sa maison à Santiago. Contempler cette scène permet à Julio de revivre son enfance et son amour jadis ardent pour sa femme' Gloria. De méme, la scène le rapproche de sa mère mourante,

n L. et R. Grinberg, op. cit., p.242.

33 Voir F. Alquié, Le désir d'éterni.té, P.U.F., «Quadrige», 5- Edition, 1992, p.11.

(30)

restée au chili. Grâce à la constante surimpression de l'image

~

chilienne par Madrid, le temps et l'espace se chevauchent dans le jardin d'à cOté pour accorder au passé une certaine réalité. Ainsi, lorsque Gloria relève le store un matin, Julio entrevoit le jardin lointain:

[ ••• ]la magnificence du jardin de la maison de mon père en plein été, solitaire, tout à moi, demeure fixe sur mon regard [ ••• ]34

Il est également intéressant de remarquer les transformations que le recours au passé opère dans le cas de Malte.

Au début du récit règne une atmosphère d'anxiété et de vulnérabilité. La souffrance et la mort que Malte découvre à Paris

~

servent de tremplin à la mémoire. Ainsi la mort impersonnelle dans Paris fait place à la mort personnelle du chambellan Brigge, l'ancêtre de Malte. si à Paris la mort n'est qu'un épisode vite oublié, elle atteint à la dimension d'un véritable événement lorsqu'elle se produit dans le pays natal. Le mourant est fidèlement entouré de sa famille, des domestiques et des chiens; une conspiration d'amour se noue autour de lui non seulement pour l'aider à faire face à ce moment difficile, mais aussi pour atténuer l'obscurité de la mort. Du coup, assumer sa mort acquiert «une dignité singulière, une silencieuse fierté.»3s

L'évocation de la mort qui, dans le récit de Malte, fonctionne comme un procédé charnière, devient une forme d'exorcisme, aussi bien au niveau temporel qu'au niveau spatial. D'abord, la mort rapatriée permet à Malte de ressusciter, dans son esprit, le

34 J. Donoso, op. cit., p.172.

(31)

chambellan Brigge et le temps perdu. Malte, en revivant ainsi un • temps mort, se voit symboliquement renaltre, octroyer une vie nouvelle. Paris est plus souriant, un soleil éblouissant accueille Malte aux Tuileries; tout «est simplifié, ramené A quelques plans

justes et clairs ••• Rien n'est insignifiant ou inutile»~.

De la même manière, Malte exorcise sa peur de la mort par l'écriture. Ecrire c'est fuir cette ville étrangère, c'est retrouver le temps perdu. L'écriture devient une arme efficace contre le poids de l'exil: elle permet A l'exilé de créer ou de reproduire indéfiniment un univers imaginaire tout en éternisant les moments fugitifs dans une oeuvre oü «chaque mot prend de la durée et a le temps de retentir.»~ Ainsi, l'évocation de la mort du chambellan (mort qui peut être revêcue parce qu'elle a déjà eu lieu) a pour effet d'effacer la mort présente à Paris et

~

d'illuminer l'indéchiffrable obscurité de Paris par le souvenir d'une enfance lumineuse. Par ce double processus du souvenir et de l'écriture Malte récupère l'espace-temps perdu, le revit et le recrée sans cesse:

L'enfance aussi resterait encore à parfaire si l'on ne veut pas la considérer comme perdue à jamais. Et tandis que je comprenais comment je la perdais, je sentais en même temps que jamais je ne posséderais autre chose sur quoi je pourrais m' appuyer.38

En outre, les souvenirs imprègnent graduellement l'individu pour en devenir une partie constituante. De cette façon, ils

36 Ibid. , p.24 •

~ Ibid. , p.52.

(32)

«semblent adhérer à notre moi, constituer sa nature: ils ne nous

~

paraissent pas comme des états distincts de nous, ayant une date en

notre vie, ils se confondent avec nous-mêmes.»~

Lorsque Malte évoque l'image de la demeure de son grand-père, il reconnalt que cette image l'habite, le constitue:

Telle je la retrouve dans mon souvenir au développement

enfantin, ce n'est pas un bâtiment; elle est toute fondue et répartie en moi ..• comme un fragment ••. C'est comme si l'image de cette maison était tombée en moi de hauteurs infinies et

s'était brisée sur mon tréfonds.~

Cette maison, libérée de l'espace et du temps, devient une maison

imaginée, imaginaire qui peut dès lors s'intégrer à la vie présente

de Malte.

Mais la stabilité et la durée de l'image proposée par le

~

souvenir sont aussi illusoires que provisoires. D'abord, la mémoire

est une faculté précaire, suspecte, et sujette à toutes sortes

d'infidélités et de défaillances. Ensuite, elle représente une

vaine tentative d'enrayer l'irréversibilité du temps. En d'autres

termes, le souvenir prétend ralentir le passage du temps en

imposant un passé regretté à un présent regrettable. Malgré tout,

l'exilé choisit d'entretenir cette illusion.

Moins aléatoire que la mémoire, la fidélité aux vieilles

habitudes peut reproduire quotidiennement le passé désiré. Mieux

encore que le souvenir, l'habitude aboutit à des résultats concrets

et définitifs et garantit un comportement identique dans des lieux différents. L'habitude est une manière d'être «permanente ••• [elle]

39 Ibid., p.30.

(33)

se constitue contre le devenir, pour le nier, pour ne plus le . . . subir. Elle oppose un monde défini et uniforme de réaction

a

la variété d'expériences infiniment diverses».4. Chaque acte recréé devient alors la célébration d'une coutume ou d'un savoir-faire.

En France, le quartier d'Igor Dimitrievitch devient le prolongement de l'univers russe qu'il a quitté en J.9J.9. Le quartier travaille à sauvegarder la «présence» russe à Paris. Recréer ainsi l'espace perdu peut permettre aux immigrants russes d'accéder au temps perdu. Le ghetto représente alors une tentative d'opposer un espace-temps périmé à l'espace-temps présent, de fixer le passé. Chez lui, Igor veille au maintien d'une ambiance familière: il refuse catégoriquement de renvoyer la vieille gouvernante, émigrante de son pays, et de la remplacer par une Française; lors des soulèvements de mai J.968, il se confine dans sa coquille russe,

~

préférant «le subtil poison du souvenir au choc libérateur de la

nouveauté. »42

Faute de pouvoir faire coïncider le moi existant avec la réalité présente, l'exilé accroît son sentiment d'étrangeté envers lui-même et envers le monde, et écarte toute possibilité de donner un sens à sa vie immédiate. Car si le présent est domaine de la contingence, il est également celui de l'être auquel on ne peut accéder qu'en étant en harmonie avec son milieu. Aussi longtemps que l'exilé se détourne du présent, pour contempler «le jardin d'à côté», il est voué à n'être que «l'éternel spectateur»43 de sa propre vie et même condamné à l'inertie.

4. F. Alquié, op. cit., pp.30-31 •42 H. Troyat, Le Bruit solitaire du coeur, Paris, Flammarion, 1985, pp.5-6.

(34)

Les auteurs de l'article «Psychologie de l'exil» font allusion • A cette passivité: Quand «la vie affective et psychologique se situe hors du quotidien, il ne peut que se produire une marginalisation par rapport à la vie sociale, culturelle ou politique du pays d'accueil.»~

Il s'agit de la même discordance entre «fonction ontologique» et «fonction pragmatique» que nous avons vue dans la première partie de ce travail, sauf qu'elle est devenue ici, avec le consentement du sujet, un modus vivendi dont le résultat est l'exil métaphysique.

LA NOSTALGIE CLOSE et LA NOSTALGIE OUVERTE

A force de se plonger dans le passé, l'exilé éprouve de plus • en plus une mélancolie amère. Le recours aux souvenirs et aux vieilles habitudes lui a peut-être permis de supporter le présent, d'imaginer le réel, mais risque tôt ou tard de sombrer dans un décalage croissant entre sa situation actuelle et celle dont il rêve. Comme le dit si bien un des personnages de L'Enfer: «le souvenir est implacable. Il est: rien; il est: jamais plus, et celui qui revoit souffre et a le remords d'autrefois, comme un malfaiteur. »45

De même, Julio a tellement puisé dans les souvenirs des six jours qu'il a passés en prison, sujet de son roman inachevé, qu'il a épuisé ce sujet et réduit cet événement à un état fantômatique:

~ A. Vasquez, G. Richard et M.-C. Delsueil,

«Psychologie de l'exil», dans Esprit, juin 1979, p.1S. 45 H. Barbusse, op. cit., p.136.

(35)

Comment empêcher que pâlissent et se dissipent en fumée mes six jours de cellule, qui constituaient pour ainsi dire le trait de crayon définissant le contour de mon identité?~

Le roman, qui était censé amener Julio à se réaliser et par là à dissiper l'angoisse de l'exil, perd sa raison d'être et plonge son auteur à jamais dans l'anonymat.

A ce moment-là, l'exilé ressent le mal du pays. Ce malaise n'est rien d'autre que la conscience nostalgique que Jankélévitch définit comme «une mélancolie humaine rendue possible par la conscience, qui est conscience de quelque chose d'autre, conscience d'un ailleurs, conscience d'un contraste entre passé et présent, entre présent et futur.»~

Au premier abord, le retour à la terre natale devrait éliminer la conscience nostalgique ou ce que Jankélévitch nomme la nostalgie

close. Mais le retour n'arrive pas à dissiper ce malaise chez

l'exilé.

Lorsque le narrateur de ,'!emoirs oE a Madman part à Pénza pour

y acheter un domaine, il est envahi par un malaise

incompréhensible. Il s'interroge sur le vrai motif de l'achat puisque l'idée d'une propriété de plus ou de moins lui semble maintenant absurde. Il rentre chez lui sans l'avoir achetée, ce qui atténue provisoirement le malaise. Mais quelques mois plus tard, pendant un voyage à Moscou, il est victime d'une nouvelle crise qui ne se dissipera plus, même de retour dans son village. Il cherche alors frénétiquement à trouver un sens à son existence et à accepter la mort qui s'annonce à l'horizon. Et petit à petit il

~ J. Donoso, op. cit., p.30.

~ V• Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p.346.

(36)

sombre dans la folie.

L'éventualité d'acquérir une deuxième propriété et de s'enraciner ailleurs bouleverse ainsi la vie paisible du narrateur. Nous pouvons dire qu'en partant en voyage, il rompt le lien solide qu'il entretenait avec son petit univers familier et qu'au retour il ne retrouve plus son chez-soi. En fait, c'est comme si en

voulant acheter un autre domaine, il «vendait» du coup celui qu'il détenait et qu'il ne pourra plus «racheter».

La déception éprouvée par l'exilé au retour résulte du fait que sa vision de la terre natale, métamorphosée graduellement durant l'absence et la séparation, ne coïncide plus avec la réalité. Il constate un double processus de changement: les individus qui sont restés au pays et l'ancien contexte socio-culturel ont évolué de sorte que le pays à'origine n'est plus le

même; et, simultanément, il se rend compte que lui-méme est devenu une autre personne. Cet écart entre lui et son passé, entre lui et l~i ne fait que grandir. C'est ce Julio constate: «Mais là-bas (au Chili) ••• je serais un exilé intérieur, et non extérieur comme maintenant»4S.

Par cette expérience de la temporalité de l'être, l'exilé se rend compte que la connaissance de lui-méme est connaissance de ce qu'il était et que cette connaissance, ainsi assujettie à un perpétuel mouvement interne, est presque impossible. Cette déception est confirmée par le fait qu'il devient à son tour un étranger aux yeux de ses anciens compatriotes.

C'est pourquoi le retour à Bombay s'avère irréalisable pour Santosh. Il prévoit que sa situation là-bas ressemblerait à celle

(37)

qui est la sienne à Washington: «But now, even in my mind, l was a • stranger in those places.»49

La nostalgie ne serait pas alors tellement le regret de celui qu'on a été mais le regret de ce qui ne sera plus, le regret

d'avoir ét:é:

L'objet de la nostalgie ce n'est pas tel ou tel passé, mais c'est bien plutôt le fait du passé, autrement dit la

passéité, laquelle est avec le passé dans le même rapport que la temporalité avec le temps.51

Le véritable objet de la nostalgie n'est pas le pays lointain, mais le pays d'autrefois, le passé par rapport au présent, bref, l'irréversibilité du temps. Et du dépaysement spatial, caractéristique de la première période de l'exil, nous avons affaire désormais à un dépaysement spatio-temporel. Mais, comme le • remarque un des personnages dans le roman de Barbusse, l'exil temporel est bien plus angoissant que l'exil spatial: le «temps est plus cruel que l'espace. L'espace a quelque chose de mort, le temps a quelque chose de tuant»~.

La présence relative du passé est alors ressentie par l'exilé comme une présence appauvrie et atténuée qui se situe en deçà de ses espoirs et de ses exigences. L'élan vers l'espace nostalgique fait désormais de sa vie en exil une «présence absente»53, une présence à côté de la réalité. Aussi la vision de la «terre natale» et la "nostalgie close» vont bien au-delà de la réalité pour

49 V.S. Naipaul, op. cit. , p.48.

51 V. Jankélévitch, op. cit. , p.357.

~ H. Barbusse, op. cit. , p.123.

(38)

rejoindre un lieu mystique, spirituel .Cette notion métaphysique est inhérente à ce que Jankélévitch appelle la nostalgie ouverte. Selon lui, le désir immanent de l'exilé tend à ce qui lui est inaccessible et insaisissable. La terre natale ne serait alors qu'un lieu symbolique ou métaphysique oü convergent les désirs indéterminés de l'exilé.~

Nous sommes maintenant en mesure d'apprécier la passion et l'attachement presque fanatiques que Julio manifeste envers sa maison de Santiago. Comme le jardin d'à côté, elle représente beaucoup plus que le lieu natal; elle est «enracinement (sic) , histoire, métaphore, territoire propre, domaine oü réside le coeur. »55

L'espace métaphorique de la nostalgie est aussi l'univers primitif de l'Innocence, l'état d'avant l'éveil de la connaissance. • Et c'est dans cet esprit qu'il faut également examiner les

souvenirs d'enfance de Malte. Il y découvre l'existence à l'état pur, telle qu'elle est ou devrait être avant la conscience de la mort. La quête du passé est une quête spirituelle par laquelle l'homme croit accéder à l'Eternité.

L'exil en tant que «nostalgie ouverte» n'est donc pas propre à l'exilé: il transcende l'individu, les frontières, les cultures et manifeste l'impossible désir de cet «ailleurs que partout; ailleurs que partout, l'<Autre monde>, c'est-à-dire Nulle part.»~

N'être jamais bien nulle part, croire toujours être mieux ailleurs que là oü l'on est, traduit bien ce désir d'évasion que Baudelaire

~ Voir Ibid., p.360 •

55 J. Donoso, op. cit. , p.167.

(39)

décrit dans un poème du Spleen de Paris - « Any where out of the

world.» Dans cette recherche d'un lieu au-delà de toutes terres, d'un lieu indéternimé et indéterminable, l'homme se condamne à errer irrémédiablement; et son dépaysement métaphysique ne semble donc pas avoir de terme.

En outre, de par sa nature, l'homme paraIt incapable de trouver une issue satisfaisante à sa condition. Il ne peut pas faire coïncider perception de l'immédiat et perception de sens: son cogito n'appréhende jamais simultanément un objet sous la Totalité de ses aspects; tantôt il saisit en lui ce qui est ambigu, accidentel, voire contingent; tantôt il saisit en lui ce qui est certain et intelligible et par là même essentiel. C'est le problème fondamental qui consiste à intégrer les éléments à l'ensemble, les parties au Tout, faute de quoi tout se présente sous un voile d'énigme. Et le vide que cela crée chez l' Homme le pousse à surestimer toute vision symbolique ou mythique du monde. Mais c'est là un pseudo-substitut du cogito défaillant, une demi-mesure car une telle interprétation des choses n'est qu'un leurre de l'imagination collective.

Un passage de l'Amerika ou Le Disparu se présente comme une métaphore de ce procédé. Vers la fin du récit, nous assistons, depuis l'appartement de Brunelda, à un meeting électoral. C'est le soir. En bas, dans la rue, on joue du tambour et de la trompette, et les gens chantent l'hymme d'un parti. Mais depuis le balcon, Karl n'entend qu'un cri unanime. Au milieu de la foule, placé sur

les épaules de quelqu'un, le candidat se déplace; Karl ne voit qu'un crâne chauve. Mêmes les pancartes qu'on porte, vues du balcon, paraissent toutes blanches. Le candidat prononce ensuite un discours incompréhensible. Sur les balcons, ses supporters chantent

(40)

son nom; sur d'autres balcons, occupés par ses adversaires, on crie

~

d'autres noms.

Du haut du balcon, Karl ne comprend rien: ni le nom du candidat ni son discours ni les hurlements des gens sur les balcons. Et lorsqu'il essaie de regarder avec sa lorgnette, il ne voit plus rien. Karl ne réussit donc pas à apprécier les détails de la vaste scène tout en conservant une vue générale. Il veut plutôt descendre dans la rue o~ il n'aurait pas une vue intégrale; mais parce qu'il ne peut pas quitter l'appartement, la scène d'en bas perd sa valeur et le spectacle reste une image incohérente, abstraite.

Ne pas saisir intégral~~ent (les parties et le tout)

l'événement dans la rue laisse entendre que l'Amérique reste, dans l'esprit de Karl, l'espace mythique qui est « toujours ailleurs,

~

toujours plus loin dans le temps, dans l'espace, dans l'être même. Elle n'advient jamais, mais ne subsiste véritablement que rêvée, cherchée, appelée par l'imagination et le désir.»~ De fait, l'Amérique est une représentation idéalisée du Paradis perdu o~

tout est possible ou «(tout) le monde est le bienvenu»S7, devise du Grand Théâtre d'Oklahoma. A la fin du récit, en s'engageant dans le théâtre, Karl espère en quelque sorte retrouver ce paradis. Mais, en s'y faisant désormais appeler non plus Karl mais Negro, il se donne une fausse identité et , de cette façon, il choisit de vivre dans le mensonge. Ainsi, l'Amérique rejoint de nouveau l'idée de la «nostalgie ol1verte» dans la mesure o~ son attrait serait trompeur,

strictement symbolique •

~ F. Ricard, op. cit., p.138.

S7 F. Kafka, AJrERIKA ou Le Disparu, Paris, Flammarion,

(41)

CHAPITRE II L'EXIL ET LA STRUCTURE ROMANESQUE

De ce qui précède, ~ous pouvons constater que l'écart entre l ' individu et son univers sous-tend le récit de l'exil. En

effet, i l s'agit d'une structu~e préalable autour de laquelle l'histoire se noue et se développe. La complexité de l'exilé module cet écart et les éléments fondamentaux qui régissent l'oeuvre de l'exil découlent à la fois de ce schéma et des variations que tel ou tel personnage lui impose.

L'exil ainsi compris se rapproche de la théorie de G. Lukacs. Dans La Théorie du Roman, i l soutient que la forme

romanesque la plus achevée (qu'il appelle la «virilité murie..s,) met en évidence une opposition à la fois concordante et antagoniste entre l'homme et le monde, entre l'individu et la société. Cette concordance est fondée sur la nature démonique de

l'un et de l'autre par rapport aux valeurs authentiques (déterminées par l'écrivain) qui régissent l'univers romanesque ; et l'antagonisme réside dans la façon dont l'un et l'autre manifestent cette nature.59 Le décalage métaphysique entre le

héros et le monde qui en résulte varie tout au long du roman sans jamais être aboli, et aucune réconciliation n'est possible que dans l'Autre monde: «c'est uniquement dans l'au-delà que, toute distance abolie, le sens de ce monde est devenu visible et immanent. Ici-bas la totalité est morcellement et nostalgie ...60

Autrement dit, l'exil apparaît comme cette condition

• 58 G. Lukacs, La Th'ori.e du Roman, Paris, Editions Denoël, «Collection Tel», 1968, p.8l.

~ Voir Ibid., pp.79-89.

(42)

première de notre existence que le roman va exploiter.

Contrairement à l'épopée et au conte caractérisés par l'absence de rupture ou par l'existence d'une rupture accidentelle, le roman surgit d'une rupture insurmontable entre le héros et le monde. Le roman serait alors l'histoire d'une recherche de valeurs authentiques par un héros problématique dans un monde profane et énigmatique. Ces valeurs varient d'un roman à l'autre et se présentent toujours dans le monde sous un mode implicite, abstrait.

Ce caractère abstrait impose la dissonance métaphysique qui est attachée à la forme du roman et qui empêche la pénétration du sens dans la vie empirique. Le processus ainsi établi comme «forme intérieure du roman est la marche v~rs soi de l'individu problématique»61, du héros qui va dans le monde pour apprendre à se connaltre.

Ainsi, le cheminement du héros universel serait parallèle à celui de l'exilé: l'un et l'autre cherchent à déchiffrell.un univers ambigu, ce qui comporte en méme temps une quête d' identité.

Lukacs analyse également quatre types schématiques de roman occidental établis selon la relation entre le héros et le monde. L'un d'entre eux - Le romantisme de la désillusion - comprend plusieurs éléments propres au roman de l'exil.

Orienté vers l'analyse de la vie intérieure, ce type de roman souligne la passivité du héros dont l'âme est trop large et trop vaste pour se satisfaire de ce que le monde peut lui apporter. Passif, choisissant d'esquiver plutôt que d'assumer les conflits et les combats extérieurs, le héros cherche ici à se protéger de tout ce qui peut l'affecter. Tout contact avec l'extérieur est rompu.

(43)

Dans ce comporte~ent, nous pouvons déceler la difficulté de l'exilé . . . à affronter la réalité étrangère et la position de retranchement qu'il adopte face au nouveau milieu ambiant lors de la deuxième période de l'exil.

De plus, ce modèle de roman introduit la dimension

temporelle sur laquelle repose une grande partie de l'expérience de l'exil. D'après Lukacs, le temps impose au héros des

...

difficultés infranchissables et le dépouille de tout ce qu'il possède. Pour le héros qui dépérit progressivement, la réalité du temps donne à sa quête une urgence qui est absente dans l'épopée. Dans le roman,«sens et vie se séparent et, avec eux, essence et temporalité; on pourrait presque dire qu'en ce qu'elle a de plus

intime, toute action du roman n'est qu'un combat contre les puissances du temps.»~

La passivité que l'on retrouve dans le «romantisme de la désillusion» correspond à la notion de l'Enfant trouvé chez

Marthe Robert. L'essayiste, en s'inspirant de Freud, rappelle que tout enfant possède un pouvoir d'imagination dont il se sert

librement et largement et qui constitue déjà une «littérature silencieuse»63.

A partir du motif œdipien, M. Robert désigne deux grands courants que le roman, dit roman familial, peut suivre selon que ce roman soit prépubertaire ( le héros ne distingue pas

sexuellement ses parents) ou pubertaire. Le premier, rattaché à l'Enfant trouvé, exprime le héros qui , faute de connaissances et de moyens d'actions, esquive le combat par la fuite ou

~ Ibid., p.121.

63 M. Robert, Roman des or::.g=es et Origines du raDIan, Paris,

(44)

l'indifférence. Le roman manifeste alors l'ambiguïté du héros qui veut et ne veut pas s'intégrer au monde qui se révèle à lui, et l'absence de conflit qu.i paralyse son action. L'enfant trouvé se crée un univers imaginaire dont il est le maître absolu. Le deuxième type de roman, tiré du concept du Bâtard oedipien, met en valeur le héros scandalisé qui, par sa naissance honteuse et par les limites de son être, embrasse le monde en l'attaquant de front. Il se dissocie de ses origines (il «tue» le père et garde la mère) et entraîne le roman à sa suite dans le cycle de la transgression oü il tourne sans cesse autour de sa mauvaise conscience et de sa révolte. 64

D'un cOté, le héros revient obstinément au bonheur d'un paradis perdu et aux tentations de l'utopie; de l'autre, il s'oriente vers toutes les conquêtes réelles possibles ou imaginaires. Selon Robert, le roman contemporain s'inspire de cette dialectique du «non» à la réalité et du «oui» au monde.

si nous traduisons cette dialectique en termes d'exil, nous dirions que le Batard est l'exilé qui renonce à son passé et décide de s'intégrer. Du coup, l'écart s'annule entre lui et le nouveau monde et il se dépouille de son statut d'exilé. L'Enfant trouvé, en se tournant vers le passé, crée «délibérément un <autre> monde, ce qui revient à défier le vrai»6S et maintient ainsi son statut d'exilé. Comme l'exilé, l'Enfant trouvé croit que la vie antérieure lui appartient davantage que la vie présente. Le retour à l'enfance indique alors son désir de retrouver «le temps d'avant la chute où êtres, choses et bêtes baignent encore dans le

64 V01r l° bOd1 ., p.74.

(45)

paradis de l'indistinct,," et d'effacer ainsi la rupture de l ' exi 1. . . . En fait, l'un et l'autre sont des aventuriers lancés dans la quête d'une vérité illusoire: la réussite sociale du Bâtard ou le royaume imaginaire de l'Enfant trouvé sont deux façons de fuir leur condition d'êtres mortels.

Les modalités de cette quête dépendent d'une médiation triangulaire qui, selon R. Girard dans Mensonge romantique et vérité

romanesque, est propre à la typologie du roman. Cette médiation fait appel à trois éléments constitutifs du désir triangulaire: le médiateur du désir, le sujet et l'objet désiré. L'entreprise du sujet-héros consiste essentiellement à se rapprocher de l'objet que lui désigne le médiateur du désir. Tout mouvement vers l'objet est en fait

un mouvement vers le médiateur, et l'objet, dont la valeur est illusoire, jouit du seul prestige accordé au médiateur •

Le triangle nous permet de visualiser la distinction entre médiateur et sujet, et de mesurer les variations de «l'écart

spirituel»~ qui les sépare. Le héros éprouve le désir d'assimiler

l'essence, la totalité du médiateur parce qu'il croit pouvoir partager, à ce moment-là, la divinité héritée par le médiateur. C'est ce mensonge qui entretient le désir triangulaire et que Girard appelle «le désir métaphysique»68.

L'oeuvre romanesque se structure selon deux catégories fondamentales de médiation. La première, la médiation interne, se caractérise par le fait que l'agent médiateur fait partie de

66 Ibid., p.lll.

67 R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, p.21.

(46)

l'univers du héros. La distance est ici réduite de sorte qu'il y a infiltration d'un univers par l'autre. La deuxième, la médiation

externe, se caractérise par le fait que l'agent ~édiateur, étant extérieur au monde dans lequel se trouve le héros, n'entre pas en conflit avec ce dernier. Il est évident que si la distance diminue, la tension entre le médiateur et le sujet augmente.

Lorsque le désir métaphysique s'intensifie, le rôle du physique (l'objet) est réduit puisqu'il se vide de valeur concrète. Il n'y a donc pas de lien direct entre l'objet désiré et le désir métaphysique. La constatation de cette réalité provoque chez le sujet une déception. Le rapport entre sujet et objet subit alors une transformation: ou le sujet change de médiateur ou il se fait désigner un nouvel objet par l'ancien médiateur. Dans le dernier cas, le héros ne fait que rapporter la valeur de l'objet qui vient de le décevoir sur un autre objet, dans un nouveau désir. Il se produit ainsi une fragmentation et une multiplicité d'objets passionnants. Et c'est au niveau de la médiation interne que s'accroIt le nombre de modèles de désir triangulaire.

La déception dont parle Girard est semblable à celle qu'éprouve l'exilé lors du retour à la terre natale. Par suite de la désacralisation de l'objet-pays, la déception peut susciter une médiation externe, ce qui revient à dire que le mal du pays devient un cas de nostalgie ouverte. L'une comme l'autre tiennent au mal ontologique qui accompagne la déception et désigne le désir métaphysique chez le héros.

Nous pouvons observer, dans le roman de José Donoso, les transformations du désir métaphysique dans le cadre de la médiation. Le sens du désir dépend ici du rôle que l'on attribue au jardin d'à côté qui est l'objet désiré, et du type de médiation

(47)

(interne ou externe).

Al' origine, l'intérêt que Julio porte au jardin d'à cOté provient du fait qu'il ressemble à celui de sa maison natale (le médiateur du désir). Lors de ces situations de médiation interne,

le jardin d'à cOté se présente toujours comme un jardin déserté, comme un pur espace nostalgique. Et en vertu de son pouvoir évocateur, le jardin d'à cOté reflète le jardin de la maison à santiago au point OÜ Julio confond les deux. Cela lui permet de peupler le jardin vide de Madrid avec un être de son enfance, en l'occurrence sa mère mourante. Le lien jardin-mère devient alors significatif dans la mesure oü cela représente pour Julio la possibilité de retourner à la maison natale, événement qui est conditionnel à l'existence de la mère. Mais, dans le cadre de la médiation interne, le jardin d'à cOté perd progressivement ses propriétés métaphysiques lorsque, après la mort de la mère, on vend la maison: «Le jardin d'à cOté n'existe plus. Il a été vendu. Liquidé. Rien: uniquement cet enlacement, qui a été jardin, mais qui est devenu autre chose.»69 Et la déception que Julio en éprouve n'est pas ici liée à un «retour» mais, ironiquement, au fait qu'il

n'y ait plus de retour possible.

Ensuite, et d'une façon plus symbolique, le jardin d'à cOté révèle également un profond désir métaphysique qui reste souvent implicite dans le roman. Le jardin garde toujours son statut d'objet désiré mais il reçoit, ici, ce statut d'un autre médiateur

qui est le Paradis perdu.

si lors de la médiation interne le jardin reste vide, il est, lorsqu'il s'agit de la médiation externe ou de la nostalgie

Références

Documents relatifs

Avraam Kouchoul et Jacques Kefeli, deux auteurs karaïmes de Crimée, émi- grés russes, ont tous deux vécu dans une communauté à forte identité et dans le même temps,

Suite aux victoires allemandes, huit gouvernements européens ont choisi le chemin de l’exil, en France ou en Grande- Bretagne, durant la Seconde Guerre mondiale :

Le concept de post-exil veut rendre compte du phénomène en recevant trois compréhensions : le post- exil comme l’après-exil, le retour d’exil, le terme de l’épreuve ; exil

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

Lorsque ce processus n’arrive pas à s’opérer, l’objet perdu va rester enclavé dans la personne comme une zone morte.Cet enjeu est évidemment au coeur de la transmission dans

Ce n’est pas seulement le fait de recevoir du courrier qui procure cette amélioration, mais le fait d’écrire aussi – survivre par l’écriture en quelque sorte : « Je le vois,

Pour atteindre ce but, B@angr-bulga fournit des ressources historiques de première et de seconde main aux élèves et aux professeurs, afin qu'ils puissent mieux aborder

La gouvernance envisagée pour l’eurozone la place sur une trajectoire de collision frontale avec le modèle social. En fait sans véritable solidarité financière, budgétaire, sociale