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Le droit comparé comme instrument de modernisation : l’exemple des codifications civiles des États arabes du Moyen-Orient

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Revue de DROIT

UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

Titre : Auteur(s) : Revue : Pages : ISSN : Éditeur : URI : DOI :

LE DROIT COMPARÉ COMME INSTRUMENT DE MODERNISATION : L’EXEMPLE DES CODIFICATIONS CIVILES DES ÉTATS ARABES DU MOYEN-ORIENT

Harith AL-DABBAGH

RDUS, 2013, volume 43, numéro 1-2 387-441

0317-9656

Université de Sherbrooke. Faculté de droit. http://hdl.handle.net/11143/10198

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DE MODERNISATION :

L’EXEMPLE DES CODIFICATIONS CIVILES

DES ÉTATS ARABES DU MOYEN-ORIENT

par

Harith AL-DABBAGH*

Au lendemain de la décolonisation, les nouveaux États arabes du Moyen-Orient entreprirent un vaste mouvement de codification du droit civil. Dans cette région du monde, la codification va bien au-delà d’une simple technique de compi-lation et de systématisation des normes. Elle revêt une fonction particulière, celle de modernisation et, subrepticement, de sécularisation du droit. Elle conduit à établir un corpus juris largement détaché de la Charia. Le droit comparé a été mis au cœur de cette entreprise afin de concilier aspiration légitime à la modernité et respect des traditions. Ainsi, si la contribution du droit comparé au processus de production législative paraît capitale, son apport en tant que source d’inspiration peut varier d’un pays à l’autre en fonction de la place réservée au droit tradition-nel, le droit musulman. Le présent article propose d’évaluer le rôle du droit compa-ré dans l’évolution du droit civil des pays arabes à travers le processus de codification.

In the aftermath of decolonization, the new Arab states in the Middle East undertook the codification of the civil law. Codification in the Arab world implies more than a simple technique for compiling and codifying legal norms. It assumes the specific role of modernizing and subtly secularizing the law. Codification allows for the establishment of a corpus juris to a large extent detached from Sharia. Comparative law is at the heart of this undertaking and can play a part in reconcil-ing a legitimate desire for modernity while respectreconcil-ing tradition. Although the contri-bution of comparative law to the legislative process is very important, its role as a source of inspiration may vary from one country to another and will depend upon the preponderance given to traditional Islamic law in each jurisdiction. This article examines the degree to which comparative law plays a role in the process of civil law codification in Arab countries.

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SOMMAIRE

Introduction ... 389

I. Le droit comparé comme source d’inspiration ... 397

A. Le droit comparé : source prédominante ... 398

B. Le droit comparé : source mitigée ... 405

II. Le droit comparé comme méthode d’harmonisation ... 413

A. La sélection normative ... 414

B. L’intégration normative ... 425

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Introduction

Au lendemain de la décolonisation, un besoin pressant de modernisation se fit sentir dans de nombreux pays en Afrique et au Moyen-Orient. Il fallait mettre le droit en harmonie avec les nouvelles réalités économiques et sociales et l’adapter aux exi-gences de l’époque. Au-delà du souci de réforme, l’œuvre du législateur visait également à « s’approprier » le droit : une manière pour des États fraîchement indépendants d’affirmer une souverai-neté conquise ou retrouvée.

Très tôt, les pays émergents du Moyen-Orient arabe entre-prirent un vaste mouvement de réformes législatives et juridic-tionnelles. Ces pays se sont trouvés brusquement confrontés aux problèmes de la vie moderne que leur droit traditionnel ne permet-tait plus de résoudre. Le droit musulman, œuvre des juriscon-sultes des VIIIe et IXe siècles, ne répondait plus aux besoins

nouveaux. Après avoir atteint son apogée à l’époque abbasside, ce droit a commencé, à partir du XIIe siècle, à stagner puis à décliner

pour enfin se figer1. Il n’a plus été possible d’apporter la moindre

modification aux solutions doctrinales élaborées par les fonda-teurs des différentes écoles et par leurs disciples immédiats2. Pour

secouer cette torpeur, le législateur arabe, pressé par l’avènement de l’État-nation, a tourné ses regards vers l’Occident pour y puiser des idées nouvelles en vue de la reconstruction du droit national.

1. En effet, depuis la fermeture de la porte de l’ijtihâd au Xe siècle, se sont

succédé des siècles de tâqlid, ou conformisme, qui ne tolérait aucune transgression et qui rejetait toute innovation. Le fiqh se figea à partir de ce moment et demeura dix siècles dans un état de sclérose où la juris-prudence novatrice n’était guère admise. Abdul-karim ZEYDAN,

Introduc-tion à l’étude de la charia islamique [en arabe], Alexandrie, ÉdiIntroduc-tions Dar Omar-bin-elkhatab, 1969, p. 150; Mustapha AL-ZARQA, Le fiqh islamique

dans sa nouvelle tenue [en arabe], t. 1, Damas, Dar al-qalam, 1998, p.

211 et suiv.

2. Louis MILLIOT, « La pensée juridique de l’Islam », (1954) 6 R.I.D.C. 450; Yvon LINANT DE BELLEFONDS, « Immutabilité du droit musulman et ré-formes législatives en Egypte », (1955) 7 R.I.D.C. 5. Pour plus de détails sur la notion de bidaa (innovation proscrite), voir aussi Mohamed TALBI, « Les Bida’ », (1960) 12 Studia Islamica 43.

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La codification va se révéler le meilleur vecteur de cette mo-dernisation (assrana) escomptée. Celle-ci peut être définie comme l’œuvre législative visant à rassembler, systématiser, clarifier et rénover les règles relatives à une matière en les ordonnant en un nouveau corps ayant valeur de loi3. Ayant habituellement pour

objectifs d’améliorer la connaissance, l'intelligibilité et l’accessibilité du droit, la codification peut parfaitement aussi épouser une autre finalité, celle de faire évoluer la règle de droit en l'adaptant aux exigences d'une époque. Plus particulièrement, l’élaboration d’un code civil peut se donner comme vocation la transformation des institutions du droit privé. Dans ce contexte, la technique est inhérente à l’avènement d’un ordre nouveau, pour-suivant un idéal d’abstraction, de rationalisation et de cohérence, comme le démontre l’essor soudain de ce phénomène en Europe, à la suite des codifications napoléoniennes4.

Si la codification est à l’origine une idée fondamentalement orientale, née dans les profondeurs de la Mésopotamie5, celle-ci

demeure complètement étrangère à l’Islam. Le droit musulman, ou proprement dit le fiqh6, est une œuvre purement doctrinale

3. Gérard CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, 8e éd., PUF, 2007, v°

Codifica-tion.

4. Voir : Michel GRIMALDI, « L’exportation du Code civil », (2003) 4 Pouvoirs 80.

5. En témoigne le célèbre Code d’Hammourabi, à Babylone (environ 1700 av. J.-C.). Ce Code fut lui-même inspiré par des codes sumériens et ak-kadiens antérieurs. Voir Samuel Noah KRAMER, L’histoire commence à

Sumer, 2e éd, Paris, Flammarion, 1994, p. 77 et s.; Abbas AL-ABOUDY, Le Code d’Hammourabi : étude comparée [en arabe], 2e éd., Mossoul, Presses

Universitaires de Mossoul, 1999, p. 19-20.

6. L’expression même de droit musulman est très ambiguë. Dans le vocabu-laire des Orientalistes, il renvoie au droit des savants et des juriscon-sultes (le fiqh). C’est l’usage retenu dans le cadre du présent texte. À ce titre, le fiqh diffère de la Charia dans deux aspects. D’une part, la Charia est les prescriptions émanant directement des sources scripturaires révé-lées (Coran et la Sunna), quant au fiqh, il renferme les règles et les pré-ceptes dégagés par les théologiens-juristes fouqahâ dans leurs interprétations de la Charia. D’autre part, alors que la Charia comprend les prescriptions ayant trait à la foi, au dogme, à la morale, au culte et aux relations sociales, le fiqh se borne aux deux dernières catégories (culte et relations sociales). Voir M. AL-ZARQA, préc., note 1, p. 153-154.

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duite par les jurisconsultes musulmans fouqahâ aux IIe et IIIe

siècles de l’hégire. Ce droit revêt un caractère casuistique et plura-liste7. Ses enseignements reposent essentiellement sur les

com-mentaires et les gloses des fouqahâ qui se déploient en de nombreuses écoles, dont les plus importantes aujourd’hui sont les écoles hanafite, malékite, chaféite et hanbalite8. Chacune

manifes-tait fréquemment des opinions divergentes exprimées à propos de l’examen des cas d’espèce. La méthode inductive des différentes écoles a conduit à la coexistence d’un grand nombre de normes ayant le même objet, mais proposant des solutions bien diffé-rentes. Ces solutions n’ont jamais fait l’objet de systématisation9.

À l’instar de la common law, le génie musulman est essentielle-ment empirique, une sorte de case law.

Or, un corps de solutions si variées et non homogénéisées comportait le grand risque de mener à des contradictions inextri-cables, notamment sur le terrain de la justice où les divergences des jugements ont été rapidement dénoncées10. Malheureusement,

les propositions, faites à l’aube de l’époque abbasside, de systéma-tisation ou de rassemblement de certaines dispositions dans un « code » ont été rapidement écartées au nom de la liberté

Soulignons que dans les travaux les plus récents, les auteurs emploient, à tort, le terme « droit musulman » pour désigner indifféremment la Cha-ria et le fiqh.

7. Sur les traits caractéristiques du droit musulman, voir : Chafik CHEHATA,

Etudes de droit musulman, Paris, PUF, 1971, p. 42 et suiv.

8. Pour n’en citer que les écoles sunnites. La branche chiite se divise elle-même en écoles imamite, ismaélienne, zaydite et alaouite.

9. Jean-Paul CHARNAY, « Pluralisme normatif et ambiguïté dans le Fiqh », (1963) 19 Studia Islamica 65.

10. Ibn al-Muqaffa, un secrétaire du deuxième calife abbasside Al-Mansour (714-775), écrivit un mémorandum adressé au Calife faisant état du dé-sordre qui régnait dans le domaine judiciaire, où les cadis prenaient des décisions souvent différentes les unes des autres sur des cas importants. Pour remédier à cette situation, l’auteur suggérait la mise en place d’un « code » applicable dans toutes les provinces de l’Empire, suggestion qui restera lettre morte. Charles PELLAT, Ibn al-Muqaffa’ « conseilleur » du

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tuelle réclamée par les fouqahâ11. Les califes, qui ont renoncé à

revendiquer un quelconque pouvoir normatif, laisseront le fiqh se développer de manière autonome. La genèse du droit musulman était, ainsi, organiquement et fonctionnellement indépendante du pouvoir politique. Les ouvrages médiévaux du fiqh se présentent comme reflétant l’opinion d’une école, et même parfois l’opinion d’un savant, qui n’est pas toujours partagée par d’autres savants de la même école où pouvaient coexister en effet plusieurs cou-rants.

Étant avant tout une doctrine et une méthode, « le droit musulman est essentiellement incodifiable », estime Joseph Schacht, « parce qu’il ne possède de valeur religieuse qu’autant qu’il est enseigné de la manière traditionnelle par l’une des écoles du fiqh »12. Toute entreprise de codification encourt le risque de

dénaturation ou d’altération de son essence. D’ailleurs, de nos jours, cette antinomie est toujours officiellement soutenue dans des pays comme l’Arabie Saoudite, où le Comité de grands oulé-mas (hayaat kibar al-oulamâ) a édicté en 1973 une fatwa à la ma-jorité, prononçant l’illicéité de la codification de la « Charia ». Cette dernière, affirme-t-on, n’est pas fixée dans une école ou une doc-trine donnée. Il s’ensuit que « le fait d’obliger le juge, par le tru-chement d’un code, à suivre les enseignements propres à une école déterminée pour trancher les litiges est illicite »13. Ceci

ex-plique pourquoi le Royaume saoudien, à côté d’Oman, ne s’est toujours pas doté d’un code civil14.

11. On se réfère, à cet égard, au refus de l’imam Malik, fondateur de l’école malékite, de l’offre faite par le Calife Al-Mansour de faire de son ouvrage

al-mwatta la loi officielle de l’Empire abbaside. Jamal-Eddin ATTIA, « His-toire de la codification de la Charia islamique » [en arabe], (1977) 11

Re-vue al-mouslim al-mouassir 39.

12. Joseph SCHACHT, Esquisse d’une histoire du droit musulman, Paris, Li-brairie orientale et américaine Max Besson, 1953, p. 80.

13. Voir la décision du Comité publiée à la Revue des recherches islamiques saoudienne [en arabe], Riyad, 1411 de l’hégire (1990), n° 31, p. 58 et suiv.

14. Les deux pays appliquent en matière civile les dispositions de la Charia, d’après l’école hanbalite en Arabie Saoudite et d’après l’école kharijite au Sultanat d’Oman. Il mérite d’être mentionné qu’un projet de Code civil conçu selon le modèle égyptien est en préparation au Sultanat depuis un

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Cependant, l’idée de codification du fiqh va finir par s’imposer dans la plupart des pays musulmans. Déjà au XIXe

siècle, l’Empire ottoman entama un mouvement de codification faisant partie des grandes réformes appelées Tanzimat15. Le

med-jellé, codification promulguée en seize livres entre 1869 et 1876,

réunit de manière ordonnée les solutions les mieux établies de l’école hanafite (école officielle de l’Empire) en droit des contrats et des biens. Ces dispositions sont réparties en livres, titres, cha-pitres et sections sur le modèle du Code Napoléon. Longtemps ré-putée comme la première codification officielle dans l’histoire de l’Islam16, cette affirmation gagne, toutefois, à être nuancée. En

effet, le medjellé est conçu, à la manière casuistique traditionnelle, comme une compilation des cas d’espèce, accompagnés d’une multitude d’exemples et de commentaires17. Il ne renfermait pas

de règles générales, et a fortiori aucune théorie générale des obli-gations et des contrats18. Ce caractère doctrinal excessif en rendait

moment, et une version initiale a été divulguée en 2007, mais il n’a tou-jours pas été promulgué.

15. Une série de réformes, faites à partir de 1839 sous la pression des puis-sances européennes, mais aussi à l’initiative des élites internes, ayant pour but d’adopter une organisation plus moderne et plus efficace dans le domaine politique et militaire, de même que dans l’administration, dans le système fiscal et dans l’exercice de la justice. L’Empire adopta de nouveaux codes calqués sur les codes napoléoniens, notamment en ma-tière de droit commercial, procédural et pénal et créa de nouveaux tribu-naux séculiers, limitant ainsi la compétence du cadi. Pour plus de détails, voir : Jacques LAFON, « L’Empire ottoman et les Codes occiden-taux », (1997) 26 Droits 5; Dora GLIDEWLL NADOLSKI, « Ottoman and Secu-lar Civil Law », (1977) 8 Int. J. Middle East Stud. 517.

16. David BONDERMAN, « Modernization and Changing Perceptions of Islamic Law » (1968) 81 Harv. L. R. 1177; James Norman Dalrymple ANDERSON, « The Shari’a and Civil Law », (1954) 1 The Islamic Quarterly 27.

17. Des exemples souvent surannés puisés dans les anciens ouvrages doc-trinaux (achat d’une odalisque, d’un esclave, d’un serf, achats de béliers qui frappent de la corne, achat de coqs de combat, etc.). Ils auraient pu être remplacés par des exemples puisés de la vie contemporaine.

18. Certes, le medjellé comporte, dans le titre préliminaire, une section réu-nissant 99 principes qualifiés de « fondamentaux du Droit sacré », mais ces adages et ces définitions, comme le souligne Chafik Chehata, « sont bien plutôt des règles de pure logique que des règles de droit ». Chafik CHEHATA, « Les survivances musulmanes dans la codification du droit ci-vil égyptien », (1965) 17 R.I.D.C. 839 p. 842.

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l’application malaisée. En dépit de ces défauts, le medjellé marque une date dans l’histoire du droit musulman; il « est à l’orée d’une nouvelle ère. Le souverain intervient, cette fois, pour adopter l’une des solutions admises en doctrine hanafite, de préférence à telles autres. Le juge n’est plus libre dans son recours aux ouvrages du

fiqh » 19.

Ainsi, il est vite apparu aux yeux du législateur arabe du XXe siècle que son héritage classique ne pouvait guère répondre

aux besoins de l’activité législative contemporaine. Pour réformer, les États arabes ont compris la nécessité de passer par une codifi-cation qui emboîterait le pas aux systèmes les plus modernes. Cette volonté a amené la plupart des législateurs, après l’indépendance, à s’aligner, peu ou prou, sur le modèle occidental. Finalement, ce dernier ne leur est pas complètement inconnu. L’expérience des Capitulations, du Mandat mais aussi du

Tanzi-mat, vécue par de nombreux territoires, ainsi que les échanges

commerciaux, ont familiarisé le monde musulman avec le droit « importé » d’Europe20.

Ainsi s’amorça dans toute la région un processus de codifi-cation, qui aboutit à l’adoption, dans différents pays, de codes ci-vils comparables aux codes européens : le Code des obligations et des contrats libanais en 1932, le Code civil égyptien (C.c.Eg.) et le Code civil syrien (C.c.Sy.) en 1948, suivis par les Codes civils ira-kien (C.c.Iq) en 1951 et libyen en 1953. Après une période de stagnation, d’autres États, réticents jusqu’alors, se lancèrent à leur tour dans l’entreprise. Ainsi furent adoptés le Code civil jor-danien (C.c.Jo.) de 1976, le Code civil koweïtien (C.c.Kow.) de 1980, le Code des transactions civiles des Émirats Arabes Unis

19. C. CHEHATA, préc., note 7, p. 28.

20. C’est ce même contact avec l’Occident qui a stimulé le « réveil arabe » de la fin du XIXe siècle. Des courants réformateurs, tels que celui de

Dja-mal-eddin al-Afghani (1839-1897) et Mohamed Abdou (1849-1905), ré-clamaient la réouverture de la porte de l’ijtihad et l’institution des réformes économiques et sociales. Pour plus de détails, voir : Alphonse GOUILLY, Renaissance moderne de l’Islam, Paris, La Nouvelle Édition, 1945, p. 37 et suiv.

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(C.c.EAU) de 1985, le Code civil de l’État du Bahreïn (C.c.Ba.) en 2001, le Code civil yéménite (C.c.Yem.) en 2002 et, le dernier né, le Code civil qatari (C.c.Qa.), promulgué le 30 juin 2004. Ce sont ces codes qui feront l’objet de notre présente étude.

Au-delà des avantages bien connus liés à ce procédé – sys-tématisation, consolidation et accessibilité des normes – la codifi-cation dans le monde arabe poursuit un objectif particulier, assez méconnu jusqu’ici, celui de modernisation. L’idée présente à l’esprit des gouvernements de l’époque était que le droit ne doit pas être seulement le reflet de coutumes et de l'état actuel des rapports entre les hommes; il ne doit pas être conçu comme ayant pour fonction de sanctionner et de cristalliser les coutumes et tra-ditions21. La législation doit transformer la société, doit être

pro-gressiste, en avance sur les règles que consacrait la pratique. Dans ce contexte, le terme « modernisation » doit être com-pris dans le sens de l’abandon total ou partiel du droit traditionnel tel qu’il est renfermé dans les traités médiévaux du fiqh, en faveur d’un droit codifié de facture moderne issu des sources occiden-tales22. L’étatisation du droit civil par le biais de la codification

conduit à rompre, au moins formellement, avec le droit musul-man23. Un peu partout, on cherchait à établir un ensemble

cohé-rent de règles nouvelles ou rénovées, destinées à consacrer un ordre juridique séculier détaché de la Charia, comme ce fut le cas dans l’Empire ottoman quelques décennies auparavant24. Cette

21. C’est le même esprit qui a animé le législateur dans de nombreux pays en voie de développement. Par exemple, sur le Code civil éthiopien, voir : René DAVID, « Les sources du code civil éthiopien », (1962) 14 R.I.D.C. 500.

22. En ce sens, voir : Ann Elizabeth MAYER, « Law and religion in Muslim Middle-East », (1987) 35 Am. J. Comp. L. 127 et 128. Adde: Herbert J. LIEBESNY, « Law and Westernization in the Moslem Near East », (1953) 2

Am. J. Com. L. 492.

23. À cet égard, voir : Roula EL HUSSEINI BEGDACHE, « De la fixité du droit musulman face aux droits de l’homme : fiction ou réalité? », dans Le droit

en mouvement, Mélanges Méliné Topakian, Bruxelles, Bruylant, 2005, p.

155.

24. L’importation des codes français par la Sublime Porte entre 1850 et 1879 a conduit à un dualisme législatif et juridictionnel. Par la réception des

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démarche est, sans doute, celle qui motive tout législateur dési-reux de faire évoluer la règle de droit en l’adaptant aux exigences de l’époque25.

Toutefois, il convient de souligner d’emblée que cette évolu-tion resta limitée au droit des contrats et au droit des biens. Le droit familial au sens large, le statut personnel, demeura à l’abri du mouvement de modernisation26. Dans la majorité des pays

arabes, ce domaine, détaché du Code civil, s’est montré imper-méable à la réception des institutions étrangères. Le droit religieux y trouve toute sa vigueur. Le statut personnel est ainsi resté in-contestablement la forteresse imprenable des normes religieuses, sans doute parce que « c’est là que s’expriment avec le plus d’intensité les particularismes et les identités culturelles. C’est là que survit la tradition, une tradition particulièrement forte ici, puisqu’elle s’enracine dans le temps et qu’elle se réclame du sa-cré »27. D’ailleurs, dans le monde arabe la dénomination « code

civil » répond parfaitement à ce souci de dissocier le droit religieux prévalant en matière familiale du droit civil, de facture laïque, qui régit le droit des obligations et le droit des biens.

codes occidentaux, de nombreux domaines (droit commercial, pénal, de procédure) ont été soustraits du droit musulman. En résultera la mise en place de nouveaux tribunaux séculiers nizamiyé chargés d’appliquer les nouveaux codes à la place des tribunaux des cadis. Noël James COULSON,

Histoire du droit islamique, Paris, PUF, 1995, p. 146.

25. Ce recours aux sources étrangères n’est pas limité au Code civil, mais il apparaît dans des domaines aussi variés que le droit commercial, la pro-priété intellectuelle, le droit de la faillite, le droit pénal. On parle alors de « réception » dans la mesure où le transfert de droit s’opère au terme d’un choix délibéré du système récepteur. Voir Masaji CHIBA, « Ce qui est re-mis en question dans la culture juridique non-occidentale », dans Une

in-troduction aux cultures juridiques non-occidentales, Manuel de l’Académie Européenne de Théorie du Droit, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 233, à la

page 271.

26. Il faut souligner que dans le monde arabe on ne peut parler ouvertement de laïcisation, le terme « modernisation » masque une volonté de laïcisa-tion des normes en soustrayant une matière donnée à l’emprise du droit musulman traditionnel.

27. Léna GANNAGE, « Synthèse » dans Lucette KHAÏAT et Cécile MARCHAL (dir.),

L’enfant en droit musulman (Afrique, Moyen-Orient), Paris, Société de

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Pour réformer cette branche fondamentale du droit privé, le droit comparé a été mis au service de l’entreprise, « périlleuse mais nécessaire »28, de codification. À cet égard, la contribution du droit

comparé peut se vérifier, de prime abord, à travers le caractère éclectique des codes, révélateur de la multiplicité des sources aux-quelles les codificateurs arabes ont puisé. Ce pluralisme des sources rendait indispensable le travail d’harmonisation. À cette fin, la méthode comparative va servir comme instrument de bras-sage et d’adaptation du droit en vue d’opérer un rapprochement dans les concepts, institutions et techniques d’origines très di-verses. Par le biais de ce processus, la cohésion interne nécessaire à toute codification se trouve préservée.

Dès lors, pour éclairer cette vocation spécifique du droit comparé et sa place dans les codifications civiles arabes, il con-vient d’examiner d’abord son usage comme source d’inspiration (I) et, ensuite, d’envisager sa contribution, comme instrument d’harmonisation, dans le processus d’élaboration de ces codes (II).

I. Le droit comparé comme source d’inspiration

Nous avons remarqué que, dès les années 1930, un souci de modernisation s’est emparé de nombreux pays du Moyen-Orient. Dans cette première vague de codification, les pays pion-niers comme le Liban, la Syrie et l’Égypte se sont largement ali-gnés sur le modèle occidental, notamment sur le droit français. S’inscrivant dans la même lignée, le Code irakien a toutefois tenté d’intégrer certains concepts du droit musulman classique. Il préfi-gurait ainsi l’avènement d’une seconde génération de codification sensiblement islamisée. Ainsi, un recours plus significatif au fiqh a été opéré par le Code civil jordanien de 1976, le Code émirati de 1985 et le Code yéménite de 2002.

À l’examen de ces différents textes, force est de constater que la place du droit comparé comme source d’inspiration est

28. François TERRE et Anne OUTIN-ADAM, « Codifier : un art difficile (à propos d’un Code de commerce)», Recueil Dalloz 1994, chronique, p. 99.

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sez variable d’un pays à l’autre. Tout dépend du degré d’imprégnation du droit moderne par rapport au droit traditionnel. Nous pourrons distinguer entre les premières codifications, plus occidentalisées, dans lesquelles le droit comparé a joué un rôle prépondérant (A), et les codifications les plus récentes qui procla-ment leur attacheprocla-ment au droit musulman, tout en réservant au droit comparé une certaine place (B). Nous allons examiner suc-cessivement chacun de ces deux courants.

A. Le droit comparé : source prédominante

La méthodologie d’élaboration législative a évolué au fil du temps. Les codes arabes appartenant à la première génération se sont sensiblement rapprochés du modèle continental européen. Cette influence est notamment perceptible au Liban, en Égypte, en Syrie et à moindre degré, en Irak.

Au Liban, le caractère multiconfessionnel du pays et le mandat français ont facilité l’adoption, dès 1932, d’un Code des obligations et des contrats. Ce code, dont Josserand fut le princi-pal artisan29, reprend la plupart des solutions édictées par le droit

français, soit dans le Code civil même, soit dans la jurisprudence postérieure à 1804. Les auteurs évoquent aussi des emprunts ponctuels faits au Code civil allemand (ci-après « BGB »), aux codes suisses et au projet franco-italien de code des obligations de 192730. L’œuvre ainsi accomplie a eu pour conséquence

29. La première mouture du projet fut confiée à Ropers, juge au Tribunal de la Seine. Ce travail fut poursuivi par Josserand. La dernière version re-maniée par le Comité consultatif de législation fut adoptée par le Parle-ment. Le texte promulgué le 9 mars 1932 entra en vigueur le 11 octobre 1934. Pierre GANNAGE, « Rapport libanais », dans La circulation du modèle

juridique français, Collection des Travaux de l’Association Henri Capitant,

vol. 44, Paris, Litec, 1993, p. 253.

30. Bichara TABBAH, « L’humanisme du droit civil français : Le secret de son rayonnement », (1954) 6 R.I.D.C. 28. Voir aussi : David DEROUSSIN, « Jos-serand, le Code civil et le Code libanais des obligations et des contrats », dans Le Code civil français et le dialogue des cultures juridiques, Colloque

CEDROMA 2004, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 49 (ci-après « Colloque CEDROMA »); Hadi SLIM, « La réception du droit français de la

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responsa-l’abrogation quasi complète des dispositions du medjellé ottoman, alors en vigueur31. Le Code libanais est un exemple notoire, dans

les pays du Moyen-Orient, de droit parfaitement occidentalisé dans la quasi-totalité de ses dispositions.

Pour sa part, l’Égypte était, depuis l’Expédition de Bona-parte, en contact permanent avec les puissances occidentales avec qui elle tissait des liens sociaux et économiques. En 1876, le pays conclut avec les puissances européennes une convention interna-tionale instituant des juridictions particulières que l’on appela par la suite les « tribunaux mixtes »32. Leurs juges étaient

essentielle-ment européens et avaient pour mission de trancher les litiges tant de droit civil que de droit commercial impliquant des non-Égyptiens ou un Égyptien et un étranger33. À cet effet, des codes

dits mixtes furent élaborés par un avocat français d'Alexandrie, applicables en matière civile, commerciale, maritime, pénale et procédurale34. Ces Codes – rédigés en langue française – sont

qua-siment une reproduction ou plus précisément une «

bilité délictuelle au Liban : Au-delà du Code civil mais grâce au Code ci-vil », dans Colloque CEDROMA, id., p. 279.

31. Certaines rares survivances demeurent dans des domaines très particu-liers comme les diverses formes de métayage et la vente à réméré (salam). Pierre GANNAGE, « L’influence du Code civil sur les codifications des États du Proche-Orient », dans Duncan FAIRGRIEVE (dir.), The Influence of the

French Civil Code on the Common Law and Beyond, London, British

Insti-tute of International and comparative Law, 2007, p. 477, à la page 479. 32. Ces tribunaux faisaient partie du système dit de Capitulations. Pour plus

de détails : Erwin LOEWENFELD, « The Mixed Courts in Egypt as Part of the System of Capitulations after the Treaty of Montreux » dans Transactions

of the Grotius Society, vol. 26, Problems of Peace and War, Cambridge

University Press, 1940, p. 83-123.

33. Mohamed EL SAYED ARAFA, « Egypte », dans La circulation du modèle

juri-dique français, préc., note 29, p. 238.

34. La rédaction fut confiée à un avocat français d’Alexandrie, Maunoury, qui ne disposa pour cela que d’un temps limité. Il procéda hâtivement par voie de condensation des codes français et en tira six codes qui furent soumis à l’approbation des puissances étrangères et ensuite promulgués en 1875. Jacques MAURY, « Rapport sur le Code civil français et son in-fluence dans le bassin méditerranéen : l'Orient, l'Extrême-Orient » dans

L’influence du Code civil dans le monde, Travaux de la semaine

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tion » des codes napoléoniens35. En 1883, la modernisation des

institutions s’étendra aux matières civiles entre Égyptiens au tra-vers d’une série de codes dits « codes indigènes », à l’usage des tribunaux nationaux, dont le contenu est essentiellement inspiré des codes mixtes36.

Officiellement indépendant depuis 1936, l’État égyptien procéda à la suppression des codifications mixtes et indigènes adoptées sous le protectorat britannique37. L’élaboration d’un

nouveau code fut confiée à deux éminents juristes, Abdulrazak Sanhoury38 et Édouard Lambert39, et dura plus de dix ans. Le

droit comparé, perçu comme porteur du « progrès de la science juridique et législative »40, a été au cœur de ce processus.

En effet, le nouveau Code civil égyptien de 1948, tout en restant profondément ancré dans la tradition française, fut égale-ment influencé par un large éventail de codifications. Les

35. Mark HOYLE, Mixed courts of Egypt, Londres, Boston, Graham & Trot-man, 1991, p. 15 et suiv.

36. Joseph SCHACHT, « Problems of Modern Islamic Legislation », (1960) 12

Studia islamica 99.

37. Sur ce sujet, voir : Jan GOLDBERG, « Réception du droit français sous les britanniques en Égypte : un paradoxe? », (1998) 34 Égypte-Monde arabe 67.

38. (1895-1971) : Brillant juriste égyptien, disciple préféré d’Édouard Lam-bert. Il écrivit une thèse sur Les restrictions contractuelles à la liberté

in-dividuelle du travail et la jurisprudence anglaise, soutenue à Lyon en

1925. À son retour, il a occupé plusieurs postes, notamment professeur à la faculté de droit du Caire (1926-1934), doyen de la faculté de droit de Bagdad (1935-1937) et ministre de l’éducation en Égypte (1942-1949) avant de devenir président du Conseil d’État égyptien (1949-1954). Il fut l’architecte de nombreuses codifications civiles arabes, notamment en Irak, en Syrie, en Lybie et au Koweït.

39. Voir : Olivier MORETEAU, «L'influence internationale de l’œuvre d’Edouard Lambert», dans Dialogue de cultures et de législations : actes du congrès

international du Cinquantenaire du Code civil égyptien (1948-1998), Le

Caire, Direction générale de la Coopération internationale et culturelle, 1998, p. 62 (ci-après « Dialogue »).

40. Ministère de la Justice (Égypte), Recueil des travaux préparatoires du

Code civil égyptien (Al-Qanun al-madani : majmuat a'mal al-tahdiriyyah) [en arabe], t. 1, Le Caire, Imprimerie Dar el-kitab al-arabi,

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teurs pensaient qu’il fallait tenir compte des nouvelles codifica-tions européennes. À cet égard, les travaux préparatoires révèlent le recours à « environ une vingtaine de codes » qualifiés de « fine fleur » des codifications de l’époque41. Les sources étrangères ont

été ainsi répertoriées et classées en trois groupes distincts : primo, le groupe des droits romanistes, regroupant, à titre d’exemple, les codes civils français, italien, espagnol et brésilien, mais aussi le projet franco-italien de code des obligations et le Code civil du Bas-Canada; secundo, le groupe des droits germaniques, compre-nant le BGB, le Code autrichien, le Code suisse des obligations, ainsi que différents codes inspirés de cette tradition comme les codes turcs; tertio, le groupe des codifications dites éclectiques, celles ayant cherché à combiner les deux systèmes précédents. Les travaux préparatoires citent, pêle-mêle, les cas de la Pologne, de la Tunisie, du Liban, du Japon et de la Chine42.

C’est à partir de cet arsenal si riche que les rédacteurs ont puisé des règles et solutions qui leur paraissaient les plus appro-priées en vue d’élaborer un « corpus cohérent, efficace et mo-derne »43. Notons que ces sources s’apparentent grosso modo à la

famille romano-germanique. La common law fut complètement ignorée par les rédacteurs. En effet, un droit jurisprudentiel est jugé souvent trop complexe et trop diversifié pour être, d'une part, facilement accessible et, d'autre part, pour permettre d'avoir une vision claire et précise des tenants et des aboutissants de tout sys-tème juridique. Il est pratiquement impossible d’avoir accès à un droit non écrit et de le connaître si on ignore la jurisprudence dans laquelle il est enraciné.

Dans cette pluralité des sources civilistes, la part du droit français paraît la plus notoire. Cela s’explique par le legs des codi-fications précédentes (mixtes et indigènes) imprégnées du droit français, mais aussi par la référence faite à la jurisprudence si riche rendue sous l’empire de ces codifications. Ainsi, le nouveau

41. Id., p. 16.

42. Id., p. 17-18.

43. Iskandar GHATTAS, « Le droit comparé comme source du Code civil égyp-tien », dans Dialogue, préc., note 39, p. 25, à la page 33.

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Code est « resté dans sa structure et ses concepts fondamentaux, fidèle à la technique juridique française »44.

Quant au droit musulman, sa place se révèle résiduelle. En effet, pour ne pas rebuter les courants traditionnels, il a été à maintes reprises répété lors des débats parlementaires que le re-cours aux sources exogènes était surtout d'ordre purement rédac-tionnel, formel, et que sur le fond, le projet était conforme au droit et à la jurisprudence égyptiens en vigueur, ainsi qu'au droit mu-sulman45. Le prétendu caractère islamique du Code a été jugé

« fantaisiste » par la majorité des auteurs qui se sont livrés à un examen minutieux de ses dispositions46. On peut alors voir dans

cette « profession de foi » réitérée des rédacteurs un expédient vi-sant à apaiser les mouvements religieux en vue de faciliter l’adoption du projet. La place du droit musulman, dans le Code même, est à la vérité tellement réduite qu’on a pu parler à son égard de quelques rares « survivances »47. D’ailleurs, Sanhoury,

son principal artisan, a lui-même fini en 1962 par admettre qu’« en réalité, le nouveau Code civil égyptien est une représenta-tion fidèle de la culture civiliste occidentale »48, réfutant ainsi sa

dette envers le droit musulman49.

44. Abdulrazak SANHOURY, Traité de droit civil al-wassit [en arabe], t. 1, Le Caire, dar al-nahda al-arabyia, 1964, p. 33-34.

45. Voir : Travaux préparatoires, préc., note 40, p. 20-22 et 131-132. Il est à noter que la jurisprudence dont on parle est rendue sous l’empire des codifications (mixtes et indigènes) elles-mêmes d’inspiration française! 46. Sur l’impact controversé de la Charia sur le code, voir : J.N.D ANDERSON,

préc., note 16, p. 29-46; N. J. COULSON, préc., note 24, p. 153; Yvon L I-NANT DE BELLEFONDS, « Le droit musulman et le Code civil égyptien », (1956) 4 Annales juridiques, politiques, économiques et sociales, revue de la faculté de droit d'Alger 225. Et dans la doctrine arabe : Houssam-Eddin ALAHWANI et Hamdi ABDULRAHMAN, Les fondements du droit [en arabe], Le Caire, Éditions dar-aboul-majd, 1996, p. 136-139, qui évo-quent le désordre qu’un changement radical, par le retour soudain au

fiqh, peut provoquer dans les affaires ainsi que dans la pensée juridique.

47. C. CHEHATA, « Les survivances » préc., note 18, p. 853.

48. Abdulrazak SANHOURY, « Al-qanun al-madani al-arabi », dans Articles et

recherches par prof. Sanhoury, numéro spécial de la Revue al-qanun wal-Iqtisad [en arabe], Le Caire, 1992, p. 475 et 493.

49. Cela après avoir affirmé quelques années plus tôt, en 1942, que le nou-veau projet représentait « une victoire du droit musulman […] tous ses

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Le Code promulgué en langue arabe et en langue française, le 16 juillet 194850, s’inscrit donc résolument dans une tendance

éclectique. Cette entreprise a été couronnée de succès. Perçu comme une œuvre « arabe » moderne et rationnelle, le Code égyp-tien connaîtra un essor considérable et deviendra le modèle de nombreuses codifications similaires à travers tout le Moyen-Orient.

La Syrie fut le premier pays à reproduire le modèle égyptien en se dotant dès 1949 d’un code civil presque intégralement cal-qué sur le Code égyptien51. Les tendances unitaires, autrefois si

fortes dans le monde arabe, amenèrent d’autres pays à suivre l’exemple égyptien. Le Code de Sanhoury, légèrement retouché, fut importé par la suite en Irak (1951), en Libye (1953), au Soudan (1971), en Algérie (1975) et au Koweït (1980)52. Les dernières

re-productions en date, celles du Bahreïn (2001)53 et du Qatar

(2004), témoignent encore du charme que ce Code quinquagénaire continue à exercer malgré un « certain vieillissement » inévitable54.

Ainsi, une parenté étroite existe entre l’ensemble de ces

articles peuvent être rattachés aux principes du droit musulman sans difficulté » : « mashruat tanqih al-qanoun al-madani », préc., note 48, p. 196.

50. J.O. 29 juillet 1948, p. 3. Il entra en vigueur le 15 octobre 1949.

51. Le Code syrien reproduit les textes égyptiens avec les mêmes termes, parfois les mêmes numéros, les mêmes divisions et les mêmes têtes de chapitre. Ce rapprochement a été voulu et motivé par l’aspiration à l’unité législative arabe. Jacques EL HAKIM, « Syrie », dans La circulation

du modèle juridique français, préc., note 29, p. 277.

52. Pour une vue d’ensemble de ces codifications, voir : Nabil SALEH, « Civil Codes of Arab Countries: The Sanhouri Codes », (1993) 8 Arab Law

Quar-terly 161. Notons toutefois qu’au Soudan, pays suivant la tradition de

common law, le Code de 1971 s’est révélé mal adapté au contexte juri-dique, produisant des effets pervers, ce qui a conduit à son abrogation peu de temps après son entrée en vigueur. Un nouveau code civil, cette fois largement islamisé, est en vigueur depuis 1985.

53. Sur le Code bahreïni, voir : Georges PEYRARD, « Persistance de l’influence de notre Code civil : Le Code civil de l’État de Bahreïn », (2001) 53

R.I.D.C. 927.

54. La nécessité de « rajeunissement » a été soulignée à l’occasion du Con-grès international du Cinquantenaire du Code civil égyptien, 1948-1998. Voir Dialogue, préc., note 39.

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tions, le droit égyptien étant devenu, en quelque sorte, le modèle de référence. On a même pu voir dans ce mouvement de réception spectaculaire le noyau pour un futur Code civil arabe uniforme55.

Par cet effet de relais, le Code civil égyptien de 1948 a for-tement favorisé l’implantation de la culture juridique romano-germanique au Moyen-Orient56. En s’inspirant de cette œuvre

pour élaborer leurs codes respectifs, ces pays ont reçu, à des de-grés divers, la technique juridique civiliste57. Cette influence a

pé-nétré les fondements du droit, ses solutions, ses concepts et les techniques d’interprétation, car on ne peut pas importer les solu-tions sans les techniques et méthodes y afférentes. En effet, le droit d’un pays comporte des concepts à l’aide desquels il exprime ses règles, des catégories à l’intérieur desquelles il les ordonne; la règle de droit même est conçue d’une certaine façon58. Sur

l’ensemble de ces terrains, l’imprégnation dans la tradition civiliste ne fait aucun doute.

Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur les traités arabes de droit civil. Ceux-ci sont, par exemple, truffés de

55. Le vœu de voir naître un jour un « code civil arabe unifié » fut expressé-ment émis par les rédacteurs du Code civil irakien. Voir l’Exposé des

mo-tifs annexé au Code civil, § 9. La Ligue arabe a élaboré quelques projets

en ce sens, projets restés pour le moment lettre morte. Voir par exemple le projet du Code civil arabe uniforme de 1996, en ligne : <http://carjj.org/node/256> [en arabe : consulté le 8 avril 2013].

56. Sur l'influence considérable de ce texte dans le monde arabe, voir : Jean-Marc MOUSSERON, « La réception au Proche-Orient du droit français des obligations », (1968) 20 R.I.D.C. 69 : « En ce temps, le chef de file de l’unité arabe, l’Égypte, venait de se doter d’un Code civil de qualité par-faitement susceptible de diffusion à l’extérieur de ses frontières. En ac-cueillant ces dispositions souvent intégralement, les législateurs proche-orientaux sacrifiaient à l’Arabisme, mais, ce faisant, recevaient le droit occidental des obligations, le droit français en particulier. Le Code égyp-tien de 1948 s’est ainsi révélé depuis une vingtaine d’années, comme le meilleur ‘véhicule’ de l’expérience juridique française dans cette région du monde ».

57. La réception est, en l’occurrence, indirecte puisqu’elle est faite par l’intermédiaire du droit d’un État tiers.

58. René DAVID et Camille JAUFFRET-SPINOSI, Les grands systèmes de droit

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citations de la doctrine française et, à travers elle, de la doctrine allemande et italienne59. Les universitaires arabes, dont bon

nombre sont formés en France, utilisent fréquemment la méthode comparative dans leur analyse des textes, notamment ceux issus des sources extérieures. La citation d’expressions, d’adages ou de toute autre terminologie latine n’est pas chose rare. Celles-ci sont souvent utilisées pour enjoliver les écrits de manière savante.

B. Le droit comparé : source mitigée

Comme nous l’avons observé, la place du fiqh islamique comme source d’inspiration paraît résiduelle dans le Code civil égyptien et ses « avatars ». Sanhoury, tête de proue de la moderni-sation arabe, était d'avis qu'il n'était pas possible d’élaborer un code uniquement à partir du droit musulman. Il fallait donc re-courir à des sources extérieures60. Dans sa thèse intitulée « Le

Ca-lifat », soutenue à Lyon en 1926, l’auteur insistait sur le fait que le corpus musulman devrait être adapté progressivement aux be-soins de la civilisation moderne avant qu’il puisse se substituer au système d’inspiration occidentale en vigueur en Égypte à cette époque. Jusqu’à l’achèvement de cette adaptation, cette source ne saurait jouer qu’un rôle subsidiaire61. Ainsi, en dépit des

affirma-tions maintes fois réitérées des codificateurs, l’apport du droit musulman fut minime par rapport aux sources externes62.

59. Voir par exemple le célèbre traité de droit civil dénommé al-wassit du Doyen Sanhoury, qui se déploie en dix tomes (environ 15 000 pages) : une référence de base dans les facultés de droit au Moyen-Orient.

60. Sur ce point, voir : Enid HILL, Al-Sanhuri and Islamic Law : The Place and

Significance of Islamic Law in the Life and Work of Abd al-Razzaq Ahmad al-Sanhuri (1895-1971), New York, American University in Cairo Press,

1987, passim; Guy BECHOR, The Sanhuri Code and the Emergence of

Modern Arab Civil Law (1932 to 1949), Leiden-Boston, Brill, 2007, pas-sim.

61. A. SANHOURY, Le califat : son évolution vers une Société des nations

orien-tale, Paris, P. Geuthner, 1926, p. 580-584.

62. Ainsi, en matière contractuelle, l’on a pu recenser au total sept emprunts faits au droit musulman. Voir sur ce point : Nayla COMAIR-OBEID, Les

con-trats en droit musulman des affaires, Paris, Economica, 1995, p.

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Dans ce contexte, l’expérience irakienne se révèle sous un jour particulier. Sanhoury arriva à Bagdad en 1936, à la demande du gouvernement irakien, pour contribuer à l’élaboration du projet de code civil qui devait remplacer le medjellé, la codification otto-mane du droit hanafite. Dans son allocution devant la commission chargée du projet, il invita les rédacteurs à tenir compte du sys-tème juridique préexistant et de l’environnement social. Le droit, affirmait-il, s’inscrit dans l’espace et dans le temps et exprime les particularismes des sociétés. Il doit, dès lors, refléter les valeurs et les besoins du pays. Au fond, Sanhoury pensait qu’un pays comme l’Irak, qui s’était accoutumé au medjellé depuis longtemps, ne pouvait recevoir le même traitement que l’Égypte, pays familia-risé avec la culture juridique occidentale dès la fin du XIXe

siècle63. Sanhoury voulait pour l’Irak, le berceau du fiqh, un code

qui honore cet héritage64.

Les codificateurs se sont attelés à la tâche, animés par ce souci de concilier la légitime fidélité au passé avec les exigences d’un monde moderne en pleine évolution. Ils décidèrent de s’inspirer des droits occidentaux sans pour autant rompre avec le droit traditionnel65. Le Code civil promulgué en 1951 se présente

comme « une fructueuse symbiose des trésors de la Charia et de la science occidentale »66 : une réforme qui, sans renier les données

63. Rappelons que le medjellé ne fut jamais appliqué en Égypte, une province dotée dès 1874 d’une autonomie législative par rapport à la Sublime Porte. Dès la fin du XIXe siècle, la Charia a cessé de régir le droit civil en

Égypte, aussi bien pour les Égyptiens que pour les étrangers. Le Code ci-vil national de 1883, qui était en vigueur devant les tribunaux indigènes, et le Code mixte de 1875, en vigueur devant les tribunaux mixtes, repro-duisaient en large partie le Code civil français, à l’exception des matières de droit de la famille, des successions et testaments régis par le droit musulman classique.

64. A. SANHOURY, « Du medjellé au Code civil irakien et le mouvement de codification à l’époque contemporaine » [en arabe], (1936) 1-2 Revue

Al-Qada du Barreau irakien 23.

65. Celui-ci découle principalement du medjellé ottoman et du murchid

el-hayran, une codification non officielle des opinions dominantes du droit

hanafite, faite en Égypte par Mouhammed Qadri Pacha en 1875.

66. Hifzi Veldet VELIDEDEOGLU, « Le mouvement de codification dans les pays musulmans » dans Rapports généraux du Ve Congrès international de

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de l'histoire, emboîte le pas aux systèmes les plus modernes67.

Cette curieuse rencontre des cultures juridiques occidentale et islamique a donné lieu à ce qu’on pourrait appeler un « syncré-tisme juridique »68. Fait marquant, le premier traité sur le Code

irakien fut baptisé par son auteur « La confluence des deux mers »69, référence faite au mariage entre ces deux grandes

tradi-tions juridiques70.

Bien qu’isolée jusqu’à la fin des années 70, l’expérience ira-kienne a eu le mérite de démontrer que des institutions islamiques traditionnelles peuvent parfaitement être modernisées pour inté-grer les besoins de la vie moderne. On s’est notamment aperçu que le fiqh pouvait constituer une source féconde d’inspiration en matière civile71. Cela d’autant plus qu’on pouvait choisir, parmi les

différentes écoles juridiques madhahib, les solutions paraissant le mieux à même de réguler la société moderne. Le législateur peut ainsi mettre à profit cette diversité doctrinale pour contourner une difficulté, assouplir une position rigide ou trouver une solution adéquate72. Forts de ce constat, certains pays décidèrent de tenter

une refonte complète de leur droit civil basée principalement sur cet héritage. L’objectif étant d’élaborer avec du « matériau musul-man » un modèle comparable à celui ayant été édifié ailleurs sur la

droit comparé, Bruxelles, Centre interuniversitaire de droit comparé,

1960, p. 131, à la page 171.

67. Voir l’Exposé des motifs du Code civil irakien, § 10.

68. Francesco CASTRO, « Esquisses pour une biographie d’Abdel Razak El-Sanhoury », dans Dialogue, préc., note 39, p. 31, à la page 43.

69. Mounir ALQADI, multaqa al-bahreïn, Bagdad, Imprimerie al-aani, 1952. 70. Pour de plus amples détails sur ce Code, voir : Harith AL-DABBAGH, « La

réception du modèle juridique français par le Code civil irakien », (2005) 57 R.I.D.C. 263.

71. A. SANHOURY, « Le droit musulman comme élément de refonte du Code civil égyptien », dans Introduction à l'étude du droit comparé: recueil

d'études en l'honneur d'Edouard Lambert, t. 3, Paris, Sirey, 1938, p. 621,

à la page 624.

72. Cette technique appelée tâlfiq ou takhayyur a été déjà mobilisée par le législateur partout dans le monde musulman pour introduire des ré-formes au droit musulman classique. Voir : N. COULSON, préc., note 24, p. 178-183.

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base des éléments romano-germaniques. Ce fut notamment le cas de la Jordanie et des Émirats Arabes Unis.

Le Code jordanien de 1976 se distingue des codifications antérieures de la région par le fait qu’il renferme d’une part, une majorité de dispositions entièrement dérivées du fiqh islamique, et d’autre part, un nombre de dispositions exogènes, mais déclarées non contraires à la Charia. Toutefois, l’originalité de cette œuvre réside principalement dans la méthodologie même du Code et sa tendance à mettre en place des concepts et des méthodes de rai-sonnement et d’interprétation propres au fiqh. La position de cette source se trouve dès lors sensiblement renforcée. Ce nouveau rôle assigné au droit classique transparaît dès l’article 3 du Code qui énonce : « pour comprendre, élucider, interpréter les dispositions du présent Code, on doit recourir aux règles méthodologiques du

fiqh islamique [oussoul el-fiqh] ». Faisant ainsi, le législateur

jorda-nien a promu le fiqh islamique au rang de source d’interprétation plus active et prédominante.

Au surplus, l’article 2 du texte érige les prescriptions du

fiqh islamique (ahkam al-fiqh al-islami) en source subsidiaire à

laquelle le juge doit recourir en cas de lacune de la loi. Les autres codifications de la région se contentaient de se référer jusqu’ici qu’aux principes de la Charia islamique (mabadii shari’a

al-islamyia)73. Tandis que la première notion renvoie aux solutions

diverses données aux cas d’espèce et renfermées dans les traités classiques des jurisconsultes, la seconde désigne les principes premiers directement dérivés du Coran et de la Sunna. Consti-tuant l'esprit général qui inspire les diverses solutions, ces

73. Les sources auxquelles le juge doit se référer pour combler les lacunes de la loi sont énumérées de deux manières différentes. En Égypte, en Irak et au Bahreïn, la hiérarchie des sources est la suivante : la coutume, les principes de la Charia, les règles de l’équité (et/ou le droit naturel). En Syrie, en Lybie, en Algérie et au Qatar, les principes de la Charia devan-cent la coutume dans l’ordre de la hiérarchie des sources. Notons, toute-fois, que la valeur de ces textes est plutôt sentimentale et symbolique que d’ordre pratique. J.N.D. ANDERSON, préc., note 16, p. 32.

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niers sont infiniment moins nombreux74. Ainsi, au lieu de l’esprit

général de la Charia, ce sont les solutions concrètes du fiqh qui sont proposées au juge jordanien comme source en cas de silence de la loi. Dès lors, il n’est pas surprenant de voir que le nouveau Code n’a pas procédé à l’abrogation totale du texte antérieur (le

medjellé), mais seulement des dispositions contraires aux

siennes75.

À ce titre, le Code jordanien de 1976 revêt un véritable ca-ractère islamique qui n’existait pas dans les premières codifica-tions. Il peut ainsi être regardé comme représentant un modèle nouveau dans la politique législative arabe, dans la mesure où il a redonné au droit musulman le rang privilégié qu’il occupait avant de céder la place aux lois d’inspiration occidentale. Il n’en de-meure pas moins que l’affirmation relative à l’exclusivité de la source musulmane que l’on retrouve dans le Mémorandum

explica-tif serait une exagération76. En effet, l’influence occidentale se fait

tout de même sentir, tant dans la forme que dans le fond. Quant à la forme, c’est l’architecture générale des codifications modernes qui a été observée. Quant au fond, un grand nombre d’institutions d’origine romaniste furent retenues, à des degrés variables selon

74. Notons toutefois qu’il y a une ambiguïté qui entoure cette notion puisque ces principes n'ont jamais été expressément formulés par les docteurs du

fiqh. Certains auteurs se réfèrent aux règles globales qawaid kulliya

con-çues assez tardivement par les docteurs hanafites. On peut en citer : « La difficulté provoque la facilité »; « La force majeure rend licite ce qui est prohibé »; « On doit préférer le dommage privé au dommage public »; « En présence de deux maux, on doit préférer le moindre pour éviter le plus grand »; « La perte du principal entraîne celle de l’accessoire »; « Nul ne serait tenu par son silence ». Sur ce concept, voir : Selim JAHEL, « Les principes généraux du droit dans les systèmes arabo-musulmans au re-gard de la technique juridique contemporaine », (2003) 55-1 R.I.D.C. 105, p. 109.

75. Art. 1448 C.c.Jo.

76. En ce sens, voir : N. SALEH, préc., note 52, p. 164; Hamzah HADDAD, « Les sources du droit civil dans les codes des pays arabes (Jordanie, Émirats Arabes Unis et Qatar) », dans Les sources du droit : aspects

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les sujets77. Des dispositions qui, sans heurter les principes de la

Charia, se concilient le mieux avec les besoins contemporains. Il en va ainsi de l’introduction de certains concepts tels que l’imprévision, le contrat d’adhésion, l’action oblique, la cause, l’enrichissement illicite, la stipulation pour autrui, le contrat d’assurance, les droits de privilège, etc.

Ce code fut « exporté » vers les Émirats Arabes Unis en 1985. Le Code des transactions civiles émirati reproduit presque intégralement son parent jordanien, avec toutefois quelques nuances de portée limitée. D’une part, à l’opposé du Code jorda-nien qui renvoie au fiqh dans son intégralité pour combler les éventuelles lacunes, le Code émirati enjoint au juge de se référer aux enseignements de l’école malékite et hanbalite, et à défaut, aux enseignements des autres écoles (chaféite et hanafite), selon les exigences de l’intérêt public78. D’autre part, le Code donne à

l’ordre public une coloration religieuse. L’article 3 considère les dispositions impératives ahkam qatyyia et les principes fondamen-taux qwaid assassyia de la Charia comme une composante de la notion séculière d’ordre public.

Dans un même ordre d’idées, le Code yéménite, un des plus récents de la région, promulgué en 2002, se proclame également comme un texte entièrement tiré de la Charia79. Son article 3

77. On ne trouve pratiquement aucune trace du fiqh lorsqu’il s’agit de sujets plus récents, comme par exemple en matière de droit international privé (conflits de lois et de juridictions), des contrats d’assurance ou des opé-rations bancaires.

78. Art. 1er C.c.EAU.

79. L’article 1er du Code dispose que « Cette loi, tirée des préceptes de la

Charia, s'applique à toutes les transactions et à toutes les matières aux-quelles se rapportent la lettre et le sens de ses dispositions. À défaut d'un texte applicable dans cette loi, on statuera d'après les principes de la Charia dont est tirée cette loi. À défaut, le juge statue d'après la cou-tume permise selon le droit musulman. À défaut de coucou-tume, le juge au-ra recours aux règles de l'équité conformes aux fondements du droit musulman en général. La coutume doit être générale et constante et ne doit pas être contraire aux principes de la Charia, à l'ordre public et aux bonnes mœurs ». L’article 18 ajoute : « Pour l'interprétation des textes de lois et pour leur application, on recourt au fiqh islamique, aux mémoires

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énonce que la loi sacrée vise à « préserver les intérêts des gens, les éloigner du vice, leur faciliter leurs transactions, et les libérer de toute gêne et contrainte ». On y trouve pour la première fois les notions liturgiques de licite et illicite, hallal et haram, sur les-quelles repose toute la construction juridique des premiers doc-teurs de l’Islam80. La note explicative révèle que les rédacteurs se

sont référés aux différents ouvrages doctrinaux, tant anciens que contemporains, dans l’esprit de glaner çà et là un exemple ou un avis, même isolé, pour tenter de fonder ou de justifier telle ou telle solution adoptée81.

Dans l’ensemble de ces hypothèses, l’œuvre du législateur ne devait apparaître que comme une adaptation de règles réputées immuables, une mise en forme modernisée de la Loi divine82.

Tou-tefois, un survol rapide des textes législatifs révèle d’importantes ressemblances avec les codes de première génération fortement imprégnés du droit occidental. Il est dès lors inopportun, croyons-nous, de présenter ces codes, même les plus récents, comme de simples reformulations en langage moderne de solutions déjà con-nues des écoles historiques du fiqh.

Dans ce contexte, le discours officiel, pratiquement partout, tendait à minimiser l’ampleur des emprunts faits aux droits étran-gers dans le but de faciliter leur introduction et leur assimilation. C’est cette même présentation déformante qui a participé, comme nous l’avons observé, à la réception sereine du Code égyptien dans de nombreux pays arabes. Les rédacteurs du Code irakien se sont montrés plus pragmatiques en admettant que les emprunts faits aux droits occidentaux, par le truchement du Code égyptien,

explicatifs et aux commentaires issus des autorités législatives compé-tentes ».

80. Voir art. 11 à 14 du C.c.Yem. 81. H. HADDAD, préc., note 76, p. 266.

82. Les rédacteurs du Code jordanien évoquent que « le Code est fondé sur notre patrimoine et sur le fiqh islamique, source de nos gloires. Pour la première fois dans l’Histoire arabe contemporaine, la Jordanie venait de se doter d’un Code inspiré du droit musulman dans son ensemble » : Mi-nistère de la Justice (Jordanie), Mémorandum explicatif du Code civil

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pondaient au désir de « faire face aux défis de la civilisa-tion moderne et de mobiliser les efforts pour étudier le fiqh isla-mique dans une approche comparative », seule manière, à leurs yeux, « pour rendre à celui-ci sa gloire et sa vitalité face à ces cir-constances »83. Naguère formulé par le Doyen Sanhoury, le vœu de

voir renaître le droit musulman à travers le droit comparé est re-pris par Chafik Chehata qui, en 1962, voyait ainsi l’avenir du droit arabe : « Le système juridique de l'avenir devra se construire, à la lumière du droit musulman, avec les données que fournit la science du droit comparé »84.

Ainsi, même dans les codifications se réclamant de l’Islam, l’apport du droit comparé ne saurait être négligé. L'apport se ma-nifeste d’abord dans le processus critique de sélection des solu-tions islamiques qui paraissaient être les meilleures et ensuite dans les techniques employées pour formuler ces solutions casuis-tiques en règles générales et abstraites. Grâce au droit comparé, ces codifications ont en effet réalisé, pour emprunter les termes de Sélim Jahel, « une synthèse profonde et subtile entre l’esprit de méthode de l’Occident et l’ondoyante richesse de la doctrine isla-mique »85.

Au demeurant, il ne faut pas perdre de vue que la codifica-tion est l'expression de la volonté des organes politiques séculari-sés. Or, dans toute l’histoire islamique, le pouvoir politique – califes, princes, émirs – était en principe dépourvu de cette fonc-tion de légiférer. Cet acte reflète la maîtrise du pouvoir politique sur l’évolution du système juridique. Le droit se confond désor-mais avec l’ordre du souverain. Ainsi, on écrivit au XIXe siècle,

dans des termes qui demeurent toujours d’une grande pertinence, que la codification « est un acte tranchant du législateur qui coupe en quelque sorte le droit de ses origines, le fonde en entier sur la

83. Voir l’Exposé des motifs du Code civil irakien, § 8. 84. C. CHEHATA, préc., note 18, p. 840.

85. S. JAHEL, « Code civil et codification dans les pays du monde arabe » dans

1804-2004 Le Code civil : un passé, un présent, un avenir, Paris, Dalloz,

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raison, la justice et l’intérêt public »86. En outre, la codification

suppose « une certaine permanence des règles ainsi que leur apti-tude à régir une virtualité et un nombre indéterminé de situa-tions »87. Or, le droit musulman se caractérise par l’esprit

casuistique de ses solutions; la systématisation de ses prescrip-tions par voie de codification entraîne, comme nous le verrons, une sorte de rationalisation de son contenu88.

Il ressort des développements précédents que l’usage du droit comparé comme source d’inspiration devra être conjugué avec un travail d’harmonisation, d’homogénéisation des concepts, institutions et techniques provenant de sources différentes. On ne saurait se contenter d’une compilation de solutions disparates qu’aucune charpente n’enchaîne et ne rationalise. Le droit compa-ré fournira, encore une fois, le ferment indispensable à cette mixi-té.

II. Le droit comparé comme méthode d’harmonisation

La contribution du droit comparé au processus de codification ne se limite pas au recours à des sources étrangères en vue d’améliorer les institutions du droit national. La méthode compa-rative est utilisée, dans un premier temps, pour opérer une sélec-tion parmi les différentes solusélec-tions offertes à travers une analyse critique de chacune (A) et, dans un second temps, pour adapter la règle choisie à l’environnement local afin de faciliter son intégra-tion et garder la cohésion d’ensemble (B). Dès lors, nous examine-rons successivement ces deux procédés : la sélection normative et l’intégration normative.

86. Émile BOUTMY, Les rapports et les limites des études juridiques et des

études politiques, dans RI. Enseign., 1889, 1e, t. XVII, p. 222-223, cité

par Bruno OPPETIT, Essai sur la codification, Paris, PUF, 1998, p. 21. 87. Id., p. 13.

88. Sur la rationalisation du droit par la codification, voir : Max WEBER,

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A. La sélection normative

Le droit comparé a, sans doute, offert aux législateurs arabes en quête de modernisation un large éventail de solutions. Comme nous l’avons observé, les rédacteurs du Code civil égyptien ont eu recours à environ une vingtaine de codes en vigueur à l’époque89. C’est à la fonction critique du droit comparé qu'il a

fal-lu faire appel par la suite pour déterminer quelles règles seraient proposées en modèle. Les travaux préparatoires révèlent, en effet, qu'aucun « texte n'a été établi avant que n'ait été examiné de près son correspondant dans tous ces codes pour en choisir le meil-leur »90. Le droit comparé a donc servi de véritable instrument

d’évaluation critique91.

Cette démarche consiste en la recherche, grâce à des examens comparatifs, des solutions communes les mieux adaptées à l’ordre juridique à intégrer92. Seule une étude

comparative approfondie, c'est-à-dire un examen détaillé de chacun des droits en présence et une comparaison de leurs insuffisances respectives, peut permettre de déterminer les choix du législateur d’après la politique législative qu’il entend promouvoir.

À cet égard, il est clair que parmi les grands systèmes de droit contemporains, le choix s'est vite porté sur la tradition civi-liste. À cet égard, le droit français avait déjà montré son aptitude à fournir un modèle d’organisation sociale véhiculant des notions d'ordre, de rigueur, de précision et de concision propres au

89. Travaux préparatoires, préc., note 40, p. 17.

90. Id., p. 18.

91. Sur la fonction critique, voire « subversive » du droit comparé, voir : Ho-ratia MUIR-WATT, « La fonction subversive du droit comparé », (2000) 52

R.I.D.C. 503.

92. Sur cette démarche dite « démarche ascendante », voir : Mireille DELMAS -MARTY, Critique de l'intégration normative : l'apport du droit comparé à

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