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N° 298
décembre 2012
cahier de recherche N°298 - L ’évoLution du bien-être en France depuis 30 ans
L’évoLution du bien-être
en France depuis 30 ans
régis Bigot Patricia croutte emilie daudey Sandra hoiBiaN Jörg Müller
3
Sommaire
ABSTRACT ... 5
NOTE DE SYNTHESE ... 7
INTRODUCTION –POURQUOI ET COMMENT MESURER LE BIEN-ETRE ? ... 21
Pourquoi chercher à mesurer le bien-être ? ... 21
1. Que cherche-t-on à mesurer ? ... 22
2. Comment mesurer le bien-être ? ... 23
3. Méthode de construction de l’indice du bien-être du CREDOC ... 26
4. I–QUELQUES ELEMENTS SUR LE BONHEUR EN FRANCE EN 2012 ... 31
Huit Français sur dix sont heureux dans leur vie actuelle ... 31
1. Les Français sont aussi heureux que les autres Européens ... 34
2. Certaines catégories de population sont-elles plus heureuses que d’autres ? ... 36
3. a. Le rôle des déterminants socio-démographiques ... 36
b. Le rôle des traits de caractère ... 42
c. Les composantes de qualité de vie présentes dans « Conditions de vie et Aspirations » ... 45
Qu’est ce qui rend heureux ou malheureux ? ... 47
4. a. Les motifs avancés par les gens heureux sont plus nombreux ... 47
b. Les motifs de bonheur : avant tout, les personnes qu’on aime ... 48
c. Les raisons du malheur ... 55
Ce qui pourrait rendre plus heureux ... 57
5. Ce qui est susceptible de rendre malheureux : la maladie et la mort ... 61
6. II–L’EVOLUTION DES GRANDES DIMENSIONS DU BIEN-ETRE EN FRANCE DEPUIS 30 ANS ... 65
La situation financière ressentie se dégrade chez les plus modestes ... 65
1. Un creusement des inégalités de patrimoine ... 71
2. En trente ans, l’équipement des ménages s’est considérablement développé et diversifié75 3. Une timide amélioration de la situation en matière de logement ... 79
4. Emploi : une situation qui se précarise ... 84
5. Loisirs : davantage de temps libre, plus de loisirs ... 89
6. Vie citoyenne, engagement civique et bien-être ... 92
7. a. Participation associative : de moins en moins militante... 93
b. Perceptions de la gouvernance ... 98
Une dégradation de l’état de santé ressenti chez les bas revenus ... 104
8. Sociabilité : vers une fragmentation du corps social ... 108
9. Prendre la mesure du sentiment de sécurité... 112
10. Education : persistance d’inégalités sociales, malgré la démocratisation des savoirs... 118
11. CONCLUSION :UNE EVOLUTION MITIGEE DU BIEN-ETRE, DES INEGALITES EN AUGMENTATION ... 121
ANNEXES ... 129 Tableaux complémentaires ... 129 1. Régression logistique ... 141 2. Grilles de post-codage ... 149 3. BIBLIOGRAPHIE ... 155
5
Abstract
Dans la lignée des travaux de la commission Stiglitz, l’enquête « Conditions de vie et Aspirations » mise en place par le CRÉDOC depuis près de 35 ans a été mobilisée pour approcher le bien-être de nos concitoyens et son évolution. Au total, cette recherche dresse un état des lieux mitigé. Sur les onze dimensions étudiées, en l’espace trente ans, quatre se sont améliorées : l’équipement du ménage a beaucoup progressé, les conditions de logement se sont améliorées, l’accès aux loisirs et à la culture s’est diffusé et le niveau d’éducation a augmenté. Quatre autres se sont plutôt dégradées : les ménages se sentent de plus en plus contraints financièrement, les conditions d’emploi sont de plus en plus précaires, l’état de santé ressenti s’est dégradé et le sentiment de vivre dans un univers instable et insécurisant (tant sur le plan économique que physique) s’est diffusé. Concernant le patrimoine, la vie citoyenne et le lien social, on n’observe pas vraiment d’évolution des indices en moyenne. Globalement, on constate un très net creusement des inégalités socio-économiques dans de nombreux domaines. Cette recherche confirme enfin le caractère multifactoriel du bien-être et l’impact de nombreuses dimensions, parmi lesquelles l’entourage affectif proche (couple, enfant, famille), et la liberté de vivre sa vie comme on l’entend jouent des rôles majeurs.
In the line with the works of the Stiglitz-Commission, the CREDOC used its survey “Living Conditions and Aspirations”, existing since almost 35 years, in order to question the well-being of our fellow citizens. In fact, the study comes up with a mitigated state of affairs. Four out of the eleven domains linked to well-being, that have been analyzed, improved over the last 30 years: household equipment progressed, housing conditions improved, access to culture and leisure time activities became more widespread and the education level increased. On the opposite, four other domains decreased: households are more and more under financial pressure, labour conditions are more and more precarious, the perception of health status has deteriorated and the feeling to live in an insecure and instable world (both from an economic and physical point of view) got disseminated. With regard to property, to the social life and civic participation in society, there are no noticeable evolutions of the indicators. All in all, socio-economic inequalities are increasingly evolving in numerous domains. Finally, this research confirms the idea that well-being is a multifactorial concept containing various dimensions, among which the affective surrounding (couple, child, family) as well as the “freedom of living one’s life independently” play a major role.
7
Note de synthèse
La mesure du bien-être, un exercice impossible mais indispensable
« Dès qu'un homme cherche le bonheur il est condamné à ne pas le trouver. »1 Comment mesurer ce qui paraît, par essence, si insaisissable ? Comment quantifier ou jauger un sentiment ou une émotion, un état que chacun peine à définir, à comprendre et qui n’apparaît si clairement que lorsqu’il fait défaut ? Est-il possible de trouver des étalons de mesure qui s’appliquent quelles que soient les cultures, qui résistent au temps et arrivent à rendre compte des multitudes d’individualités avec leurs aspirations propres ?Et pourtant l’exercice apparait de plus en plus nécessaire. Longtemps la mesure du progrès des sociétés a été dévolue à la science économique. Sur un plan macro-économique, le Produit intérieur brut a ainsi focalisé une grande partie de l’attention. Outil de mesure stabilisé, il devait témoigner de l’opulence des sociétés, permettre des comparaisons dans le temps, ou dans l’espace dans un univers mondialisé. Au niveau individuel, le revenu moyen devait pouvoir rendre compte du bien-être de chacun. Mais depuis quelques années, le besoin de compléter ces approches est devenu indispensable. Tout d’abord car ces indicateurs économiques n’intègrent pas des dimensions non marchandes pourtant génératrices de bien-être comme le travail domestique ou les soins aux enfants, le temps passé avec ses amis, l’investissement associatif, ou tout simplement le temps libre. Des caractéristiques propres aux sociétés qui ont pourtant un impact sur le bien-être de chacun échappent aussi à ces indicateurs : le pays est-il démocratique ? les individus se sentent-ils libres ? ont-ils accès à une justice efficace et non corrompue ? les citoyens ont-ils accès à une protection sociale en cas de coup dur ? Les infrastructures, les services publics sont par ailleurs valorisés en fonction des dépenses occasionnées et non pas des bienfaits qu’ils peuvent procurer. La mesure du PIB n’intègre pas non plus les effets des modes de production sur les générations futures (les investissements réalisés ou au contraire les ressources surexploitées, etc.). Enfin, une dernière critique vise surtout le PIB, qui ne permet pas de donner une image de la répartition des richesses au sein de la société.
La mesure des différentes composantes du bien-être s’impose de plus en plus à l’appareil statistique, selon les recommandations — entre autres — de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi2 : les politiques publiques doivent disposer d’indicateurs plus fins leur permettant
de percevoir quels sont les besoins et les aspirations de la population, d’identifier les priorités et de réorienter leurs actions.
Le présent document vise donc à apporter quelques éléments de réponse à cette ambitieuse question : nos concitoyens sont-ils heureux aujourd’hui ? Qu’est-ce qui contribue, de leur point
1
ALAIN, Propos sur le bonheur, Paris, Folio, 1985 2
STIGLITZ Joseph E., SEN Amartya, FITOUSSI Jean-Paul, Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques
8 vue, à forger leur bonheur ou au contraire vient l’empêcher ? Comment a évolué le bien-être des Français au cours des dernières décennies ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons principalement mobilisé l’enquête « Conditions de vie et Aspirations » du CRÉDOC, dispositif d’investigation permanent, matériau original, existant depuis 35 ans et qui décrit de très nombreuses facettes de la vie des Français — non seulement leurs conditions de vie réelles, mais aussi leurs perceptions et leurs aspirations —, et qui s’appuie sur l’interrogation d’un échantillon renouvelé à chaque vague de 2000 individus, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus (le détail de la méthodologie est décrit p. 26).
Des Français heureux
Les Français sont souvent décrits comme un peuple maussade et grognon, perpétuellement insatisfaits de leur situation. Pourtant, lorsqu’on les interroge, 33% se disent « très souvent » heureux, 47% « souvent heureux ». Au total, c’est donc huit Français sur dix qui s’estiment satisfaits de leur vie.
Dans votre vie actuelle, vous sentez-vous heureux ?
Source : CRÉDOC, Enquête « Conditions de vie et Aspirations », juin 2012
Lecture : 33% des personnes interrogées en juin 2012 disent se sentir très souvent heureuses dans leur vie actuelle. Nous avions dans cette formulation opté pour une échelle de fréquence, pensant qu’il serait peut-être plus aisé pour les interviewés de se déclarer seulement « occasionnellement » heureux que « pas très heureux ». En réalité, la formulation proposée ne semble pas réellement changer la répartition des réponses obtenues. D’une enquête à l’autre, selon les questions posées et notions abordées, les méthodes utilisées, ou même les années d’observation, la balance penche toujours clairement du côté positif et les proportions de Français « satisfaits de la vie qu’ils mènent », « satisfaits de leur vie ces temps-ci », « très ou assez heureux », ne descendent jamais en dessous de la barre des 70% (Eurobaromètre, satisfaction par rapport à la vie que l’on mène en 1991) et culminent parfois à 90% (90% de
Se déclare très souvent heureux 33,5% Se déclare assez souvent heureux 47,1% Se déclare occasion-nellement heureux 16,5% Se déclare jamais heureux 2,5% 80,6% se disent souvent ou très souvent heureux
9 Français « très ou assez heureux » dans la World Value Survey de 2008). Au total, les Français se situent toujours à un niveau proche de la moyenne européenne, et se situent à un rang médian dans les différents palmarès. Et finalement, les chercheurs ont du mal à s’accorder sur l’existence, ou l’absence, de traits culturels hexagonaux qui pousseraient nos concitoyens à un certain pessimisme ou optimisme.
Etre entouré et se sentir libre de mener sa vie : les facteurs clés du
bonheur
Pour se faire une idée des facteurs les plus déterminants du bien-être, nous nous sommes appuyés sur une analyse statistique visant à repérer les caractéristiques des personnes qui se disent « très souvent » heureuses. Mais il nous a semblé également intéressant de donner la parole aux interviewés, à qui nous avons posé quatre questions, dites « ouvertes », c’est à dire sans aucune réponse prévue, leur permettant de s’exprimer librement : « Qu’est-ce qui vous rend heureux dans votre vie actuelle ? », « Qu’est-ce qui vous rend malheureux dans votre vie actuelle ? » « En dehors de la période actuelle, qu’est-ce qui, dans votre vie, est susceptible de contribuer à vous rendre heureux ? » et « En dehors de la période actuelle, qu’est-ce qui, dans votre vie, est susceptible de contribuer à vous rendre malheureux ? » L’éventail des raisons d’être heureux évoquées par les Français est très large et pas moins d’une trentaine de motifs sont mentionnés spontanément par les interviewés, allant du « soleil », à la « nature », en passant par la « retraite » ou encore la « liberté », etc. Mais trois des principales raisons évoquées spontanément tournent autour des liens affectifs : les enfants (36%), la famille (30%) ou le couple (17%) rassemblent 66% des interviewés. Les registres évoluent avec le cycle de vie : les plus jeunes trouvent le bonheur dans un cercle relationnel élargi (qui intègre aussi les amis), et au fil du temps, le bonheur trouve sa source de plus en plus au sein de la famille nucléaire. Notons au passage que les enfants constituent une sorte de « valeur refuge », et sont plus souvent cités par les personnes qui se disent occasionnellement heureuses que par celles qui s’estiment pleinement épanouies.
Autre motif récurrent dans les mots des interviewés : le travail constitue une source du bonheur pour 22% de la population dans son ensemble. Chez les actifs occupés, le taux s’élève même à 37%, plaçant la vie professionnelle en tête des motifs les plus cités, juste devant la famille (36%) et les enfants (32%). Les loisirs, hobbys sont ensuite cités par 13%.
Si la situation financière ou la santé sont assez peu évoquées comme des raisons d’être heureux aujourd’hui, ils semblent en revanche davantage perçus comme des moyens d’améliorer le bien-être. Réciproquement, précarité financière et mauvaise santé sont les deux principaux vecteurs du malheur. Autrement dit, dans la bouche des interviewés, les problèmes d’argent ou les difficultés de santé constituent un obstacle sérieux au bonheur mais avoir des revenus ou une bonne santé ne peuvent, seuls, être la source du bonheur.
10 Les principales raisons d’être heureux ou de le devenir, selon les mots des
interviewés
- réponses recodées a posteriori, principales réponses données -
Source : CRÉDOC, Enquête « Conditions de vie et Aspirations ». La liste complète des réponses figure pages 49 et 57.
Lecture : 36% des personnes qui se disent heureuses ont cité « les enfants » spontanément comme une des raisons de leur bonheur, 18% de la population considèrent qu’une meilleure situation financière serait susceptible de les rendre heureux
Nous avons complété cette approche par une analyse statistique cherchant à repérer les facteurs ayant le plus d’influence sur le bonheur déclaré, à partir d’un corpus de plusieurs dizaines de variables, intégrant aussi bien des caractéristiques socio-démographiques (l’âge, le sexe, le lieu d’habitation, etc.), que des opinions (sur le sentiment que la justice du pays fonctionne bien ; le souhait de réformer radicalement la société, etc.), de nombreuses données sur les conditions de vie (conditions de logement, accès aux loisirs, état de santé, etc.) ainsi que quelques traits de caractères que les interviewés s’attribuent eux-mêmes (l’optimisme, le sentiment d’être libre de mener sa vie comme on l’entend, la capacité à rebondir après un coup dur ou l’image positive qu’on a de soi-même). La situation affective – le fait d’être en couple, d’avoir des enfants, de ne pas vivre seul – ainsi que le travail confirment leur importance : les personnes qui se disent « très souvent ou assez souvent heureuses » sont plus souvent en couple, ayant des enfants, vivent moins souvent seules et sont plus souvent en emploi que celles qui se disent « occasionnellement ou jamais heureuses ». L’impact de l’état de santé ressenti et, en particulier, le fait de ne pas avoir souffert de dépression au cours des quatre dernières semaines est lui aussi confirmé. Le niveau de vie joue un rôle important : 31% des personnes heureuses disposent de revenus supérieures à 3100 euros par mois pour le foyer, tandis que seulement 12% des individus moins heureux sont dans ce cas. Mais, d’autres paramètres, comme des traits de caractères, entrent aussi en ligne de compte. Se voir comme quelqu’un d’optimiste, capable de rebondir en cas de coup dur, et
18 12 8 6 16 11 19 4 9 13 17 22 30 36 L'argent La santé Les hobbys, les loisirs Le couple Le travail La famille Les enfants
Ce qui vous rend heureux dans votre vie actuelle (Champ : 97% de la population qui se dit ne serait-ce
qu'occasionnellement heureux)
Ce qui, dans votre vie, est susceptible de contribuer à vous rendre heureux (Champ : Ensemble de la population)
11 avoir une opinion positive de soi-même sont très liés au sentiment de bonheur. Se sentir libre de vivre sa vie comme on l’entend, qui s’apparente probablement davantage à une opinion sur sa vie qu’à un trait de caractère, se détache aussi très nettement : 87% des personnes qui se sentent heureuses éprouvent le sentiment d’être maître de leur vie contre seulement 62% des personnes malheureuses. Etre jeune peut aussi jouer positivement sur le bien-être. Enfin, le fait de partir en vacances n’est pas sans effet sur le bonheur ressenti.
Quelques leviers du bonheur : les facteurs les plus différenciant entre les personnes qui se disent « très souvent ou assez souvent heureuses » et celles qui se disent
« occasionnellement ou jamais heureuses »
Source : CRÉDOC, Enquête « Conditions de vie et Aspirations »
Lecture : 62% des personnes qui se disent « très souvent ou assez souvent » heureuses sont en couple, contre 34% des personnes qui se disent « occasionnellement ou jamais heureuses », soit un différentiel de 28 points
Nota : la possession d’un appareil photo numérique, qui peut paraître anecdotique, apparaît parmi les premiers critères différenciants. Rappelons que celle-ci est corrélée à la présence d’enfants, ainsi qu’à l’intensité des loisirs et notamment du départ en vacances qui, tous deux, affectent le sentiment de bonheur.
Comment évolue le bien-être de nos concitoyens ? Vit-on aujourd’hui mieux ou moins bien qu’il y a trente ans ? Chacun a probablement son opinion. Nous avons cherché à dresser un état des lieux des conditions de vie de nos concitoyens, de leur bien-être ressenti. Pour cela nous avons mobilisé 60 indicateurs présents dans l’enquête « Conditions de vie et Aspirations » et suivis chaque année depuis près de 30 ans, avec des formulations de questions inchangées et une méthodologie rigoureusement identique.
12 21 29 36 34 39 49 60 58 41 61 61 72 62 31 39 44 54 62 63 75 80 80 82 87 87 88 91
Revenus au foyer supérieurs à 3100 euros par mois
Moins de 40 ans A des enfants de moins de vingt ans
Actif occupé Est en couple Est parti en vacances au cours des
douze derniers mois Possède un appareil photo numérique
Ne vit pas seul Se remet facilement des coups durs de
la vie
Est optimiste quant à son avenir Pense que son état de santé est
satisfaisant
Se sent pas libre de vivre sa vie comme il l’entend A une une opinion positive de
lui-même
N'a pas souffert d’état dépressif au cours des 4 dernières semaines
Déclare être assez ou très souvent heureux Déclare être jamais ou occasionnellement heureux
Différentiel de taux entre les personnes "assez ou très souvent heureuses" et celles "occasionnellement ou jamais heureuses"
29 16 26 26 41 22 26 24 28 18 15 19 20 18
12 Pour chaque dimension, a été calculé un indice d’évolution, intégrant à la fois des indicateurs « objectifs » (tels que le niveau de revenus par exemple) et des indicateurs « subjectifs » (tels que le bilan que fait l’interviewé de l’évolution de sa situation financière au cours des dix dernières années). Chaque dimension, et les indicateurs qui la composent, a été choisie en s’appuyant sur la littérature scientifique, et les travaux menés au CREDOC depuis plus de 35 ans sur les conditions de vie et les aspirations de la population. Les analyses statistiques confirment que toutes les dimensions ainsi définies exercent une influence sur le bonheur déclaré. Cette approximation statistique du bonheur est bien entendu discutable (dans son principe même) et perfectible (à travers le choix des dimensions retenues ou manquantes). De nouveaux indicateurs ou façons d’appréhender la qualité de vie pourront aussi évoluer dans le temps. Il s’agit ici d’une première approche, qui pourra ensuite être affinée lors de travaux ultérieurs.
Amélioration de la situation en matière d’équipement, de logement, de
loisirs, montée du niveau d’instruction
Dans quatre domaines – équipement, logement, loisirs, instruction – la qualité de vie de nos concitoyens s’est améliorée. L’équipement des ménages a, en l’espace de trente ans, formidablement progressé, qu’il s’agisse des biens électroménagers présents désormais dans la plupart des foyers, ou, depuis le milieu des années 1990, l’essor rapide et continu des technologies de l’information et de la communication. Le panel des biens détenus s’est ainsi enrichi offrant aux individus un confort accru (qu’il s’agisse de posséder un lave-vaisselle, se déplacer de manière autonome en voiture, déclarer ses revenus en ligne sur internet, écouter de la musique en ligne) ainsi que de nouvelles possibilités, qu’il s’agisse de pouvoir être joignable en tous lieux, de profiter d’une nouvelle tribune d’échange avec ses pairs au travers des forums ou des blogs, d’accéder facilement à la connaissance (fonds bibliographiques, archives en ligne, visites virtuelles de musées, encyclopédies, etc.). Il ne s’agit pas de décréter ici que l’essor de la société de consommation et l’avènement des Technologies de l’Information et de la Communication dans les foyers constituent l’alpha et l’oméga du bien-être. Mais on peut convenir que, sur ce plan, la situation des Français s’est significativement améliorée.
Ces soixante indicateurs ont été rassemblés en onze grandes dimensions de la vie :
• La situation financière ressentie
• Le patrimoine détenu
• L’équipement du foyer
• Le logement
• L’emploi
• Les loisirs, le temps libre
• La vie citoyenne
• L’état de santé ressenti
• Les liens et rapports sociaux
• Le sentiment de sécurité
13 L’accès aux loisirs s’est lui-aussi étendu. Le temps libre a significativement progressé, et les pratiques d’occupation du temps libre également : les Français vont plus souvent au cinéma, fréquentent davantage des équipements sportifs, sont plus souvent adhérents d’associations culturelles et sportives et sont plus nombreux à fréquenter les bibliothèques. La progression des pratiques a été plus rapide dans les années 1980 et 1990 qu’elle ne l’est depuis le début des années 2000, mais quasiment toutes les pratiques se sont diffusées. Seule ombre au tableau : la proportion de personnes parties en vacances a depuis le début des années 1990 tendance à diminuer.
Les conditions de logement se sont, elles aussi améliorées, qu’il s’agisse de l’accès aux sanitaires pour tous (15% des Français n’étaient pas pourvus de salles de bain ou de toilettes dans les logements au début des années 1980), ou l’augmentation des surfaces disponibles par personnes. Cette amélioration a été en partie tempérée par l’envolée des prix de l’immobilier qui a poussé nos concitoyens à consentir de nombreux sacrifices sur d’autres postes budgétaires, voire à occuper parfois des logements inadaptés. Mais globalement, les conditions de logement se sont plutôt améliorées sur longues périodes.
Enfin, le niveau d’instruction de la population a progressé : la proportion d’individus titulaires du Baccalauréat ou plus est passée de 20% à 45% en trente ans. Même s’il n’est qu’un indicateur de compétences parmi d’autres3, on ne peut que se réjouir de la diffusion progressive du savoir qui, selon nombreux travaux, rejaillit positivement sur de nombreuses dimensions du bien-être (santé, participation civique, opportunités professionnelles, confiance dans les autres).
Evolution des indices d’équipement, de l’instruction Base 100 en 1981
Source : CRÉDOC, Enquête « Conditions de vie et Aspirations »
3
La commission Stiglitz-Sen-Fitoussi recommande par exemple d’intégrer la mesure de compétences extra-scolaires comme la capacité à travailler en équipe, l’ouverture aux autres, la maîtrise des Technologies de l’information, ou le taux d’alphabétisation, etc.)
100 695 220 0 100 200 300 400 500 600 700 800 D é b u t 8 1 D é b u t 8 2 D é b u t 8 3 D é b u t 8 4 D é b u t 8 5 D é b u t 8 6 D é b u t 8 7 D é b u t 8 8 D é b u t 8 9 D é b u t 9 0 D é b u t 9 1 D é b u t 9 2 D é b u t 9 3 D é b u t 9 4 D é b u t 9 5 D é b u t 9 6 D é b u t 9 7 D é b u t 9 8 D é b u t 9 9 D é b u t 0 0 D é b u t 0 1 D é b u t 0 2 D é b u t 0 3 D é b u t 0 4 D é b u t 0 5 D é b u t 0 6 D é b u t 0 7 D é b u t 0 8 D é b u t 0 9 D é b u t 1 0 D é b u t 1 1 D é b u t 1 2 Equipement Diplôme
14
Dégradation de la situation financière ressentie, de la vie
professionnelle, de l’état de santé ressenti, du sentiment de sécurité
Mais, dans le même temps, quatre dimensions du bien-être ont eu tendance à se dégrader. Si les revenus ont progressé de manière continue sur trente ans (+1% par an, soit +42% en 30 ans), les marges de manœuvre financières de la population se sont réduites : l’augmentation rapide des dépenses dites « contraintes » (c’est à dire sur lesquelles les foyers ont peu de possibilité d’arbitrage à court terme), telles que le budget logement, les dépenses d’énergie, les assurances ou encore les abonnements en téléphonie ont réduit la part du revenu réellement disponible pour les autres postes de consommation (alimentation, transport, loisirs, santé, etc.). Si bien que le nombre de budgets pour lesquels les foyers ont le sentiment de se restreindre est passé de 3,9 en moyenne en 1981 à 5,5 en 2012 (sur les dix postes étudiés). Ce phénomène explique en grande partie la progression du sentiment de déclassement dans la population. La proportion d’individus ayant le sentiment que leur niveau de vie s’est amélioré ou tout du moins est resté stable au cours des dix dernières années ne cesse de diminuer depuis 2001. Aujourd’hui, le « moral économique » n’a jamais été aussi bas depuis 35 ans.Proportion d’individus ayant le sentiment que leur niveau de vie est resté stable ou s'est amélioré depuis dix ans
Source : CRÉDOC, Enquête « Conditions de vie et Aspirations »
L’univers professionnel des Français a beaucoup changé, parallèlement aux fortes mutations qu’a connu le marché de l’emploi depuis trente ans (tertiarisation de l’économie, montée du salariat, progression des emplois de cadre et de professions intermédiaires, féminisation). D’une société où l’emploi en CDI et à temps plein constituait la norme, nous sommes passés à un marché de l’emploi flexible où l’emploi précaire ne cesse de se développer (CDD, intérim, stages, temps partiel subi…). Enfin, la forte progression du chômage a durablement installé
65 74 50 0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100 D é b u t 8 1 D é b u t 8 2 D é b u t 8 3 D é b u t 8 4 D é b u t 8 5 D é b u t 8 6 D é b u t 8 7 D é b u t 8 8 D é b u t 8 9 D é b u t 9 0 D é b u t 9 1 D é b u t 9 2 D é b u t 9 3 D é b u t 9 4 D é b u t 9 5 D é b u t 9 6 D é b u t 9 7 D é b u t 9 8 D é b u t 9 9 D é b u t 0 0 D é b u t 0 1 D é b u t 0 2 D é b u t 0 3 D é b u t 0 4 D é b u t 0 5 D é b u t 0 6 D é b u t 0 7 D é b u t 0 8 D é b u t 0 9 D é b u t 1 0 D é b u t 1 1 D é b u t 1 2
15 dans l’opinion l’idée que les carrières professionnelles sont sans cesse soumises aux dures lois de compétition.
En matière de santé, les perceptions des ménages se sont aussi dégradées. Cela peut paraître étonnant au regard des progrès qui ont été réalisés en trente ans : l’espérance de vie à 65 ans des Français est ainsi la troisième plus élevée de l’UE 27 avec 81,6 ans derrière l’Italie (81,9) et l’Espagne (81,8). La mortalité dite « prématurée » (décès survenus avant 65 ans) est en forte régression ces 30 dernières années, comme dans la plupart des pays européens, grâce notamment à la baisse des comportements à risque (consommation de tabac, d’alcool, accident sur les routes…). Mais dans le même temps, la proportion d’individus qui considèrent leur état de santé satisfaisant, en se comparant aux personnes de leur âge, après avoir progressé entre 1981 et 1990, s’effrite lentement mais régulièrement depuis 20 ans : elle est passé de 90% en 1990 à 84% au début 2012. En parallèle, l’enquête révèle, sur longue période, une augmentation du nombre de personnes qui font état de certaines souffrances psychiques ou physiques. De plus en plus de personnes souffrent d’insomnies, de nervosité, de mal de tête ou de mal de dos.
Proportion d’individus ayant souffert de maux de dos, de nervosité ou d’insomnies au cours des quatre dernière semaines
Source : CRÉDOC, Enquête « Conditions de vie et Aspirations »
Enfin, si certains risques semblent moins inquiéter la population (accident de la route, et risques alimentaires notamment) les Français ont de plus en plus le sentiment de vivre dans un univers insécurisant, tant sur le plan physique (avec la peur grandissante des agressions de la rue, et la montée des inquiétudes par rapport aux maladies graves) qu’économique, en liaison notamment avec la montée du chômage et l’augmentation de l’instabilité professionnelle. 33 47 29 40 20 35 0 10 20 30 40 50 60 D é b u t 8 1 D é b u t 8 2 D é b u t 8 3 D é b u t 8 4 D é b u t 8 5 D é b u t 8 6 D é b u t 8 7 D é b u t 8 8 D é b u t 8 9 D é b u t 9 0 D é b u t 9 1 D é b u t 9 2 D é b u t 9 3 D é b u t 9 4 D é b u t 9 5 D é b u t 9 6 D é b u t 9 7 D é b u t 9 8 D é b u t 9 9 D é b u t 0 0 D é b u t 0 1 D é b u t 0 2 D é b u t 0 3 D é b u t 0 4 D é b u t 0 5 D é b u t 0 6 D é b u t 0 7 D é b u t 0 8 D é b u t 0 9 D é b u t 1 0 D é b u t 1 1 D é b u t 1 2 A souffert au cours des quatre dernières semaines de mal au dos A souffert au cours des quatre dernières semaines de nervosité A souffert au cours des quatre dernières semaines d'insomnies
16
Lien social et vie citoyenne : Des dimensions en recomposition
En trente ans, les liens avec autrui se sont profondément recomposés. La place de la famille, autrefois centrale, reste prépondérante mais a perdu son caractère quasi-hégémonique. Les foyers se sont démultipliés avec l’augmentation des divorces, du célibat, du vieillissement de la population et des familles dites « recomposées », etc. La famille est plus changeante dans le temps : les périodes de célibat sont plus importantes et les compagnons avec lesquels on traverse la vie peuvent être nombreux. Les liens familiaux hors foyer s’effritent eux aussi : le nombre de personnes « rencontrant régulièrement des membres de leur famille proche », bien que toujours très élevé (85% de la population en 2012), diminue lentement mais sûrement depuis 30 ans (-10 points). La nature des liens et des échanges au sein de la famille a également évolué : d’une famille où l’on partageait essentiellement un quotidien, la famille tend de plus en plus à être associée aux activités et moments de partage. Dans le même temps, les liens « souples » et « choisis » que constituent les amitiés ont tendance à occuper plus de place dans la vie : en 1980, 54% des Français disaient « recevoir des amis ou des relations au moins une fois par mois », on en compte aujourd’hui 74%. Si, en moyenne, l’indicateur de lien social paraît stable, il masque d’importantes mutations.
La participation à la vie citoyenne et la perception du fonctionnement de la société ont beaucoup évolué en trente ans, sans qu’il soit vraiment possible de trancher avec certitude si la situation des Français s’est améliorée ou dégradée. La participation dans des partis politiques, des syndicats, ou des associations impliquées dans la vie de la cité telles que les associations de parents d’élèves ou de défense ces consommateurs poursuivent une lente et continue diminution au cours des trois dernières décennies. En parallèle s’installe une grande défiance dans le politique et les gouvernements qui se succèdent. Et un sentiment d’injustice se développe : se diffuse l’impression que les inégalités de niveau de vie ou d’accès à la santé se creusent. Si bien que le désir de profondément remettre en cause le fonctionnement de la société a beaucoup progressé : 35% de nos concitoyens estiment qu’il faut des réformes « radicales » pour que la société fonctionne mieux aujourd’hui, contre 25% en 1981. Cependant, tous les indices reflétant la vitalité citoyenne ne se dégradent pas : la proportion de personnes qui estiment que la justice fonctionne bien, est certes faible (37% en 2012), mais plutôt en augmentation depuis 30 ans (+14 points depuis 1981). L’impression que les familles ayant des enfants sont correctement aidées par les pouvoirs publics progresse aussi (45%, +14 points). Et si les Français sont critiques à l’égard des hommes et femmes politiques, ils s’intéressent toujours à la politique : la proportion d’individus se positionnant sur l’échiquier politique (à gauche, au centre, à droite) a progressé entre 1999 et 2012, passant de 78% à 84%. D’ailleurs, en 2012, 15% des Français jugent que « la politique ou la vie publique » constituent un domaine très important dans la vie, contre 10% en 1985. Et si la participation à la vie publique sous des formes institutionnelles marque le pas, le militantisme change de forme et se manifeste sous des formes qualifiées parfois de « désaffiliées » et de solidarités « faibles », notamment au travers de nouvelles possibilités de participer au débat
17 grâce à Internet (réseaux sociaux, blogs, etc.). Si bien que, globalement, l’indice de vie citoyenne est stable en tendance depuis trente ans.
L’évolution du bien-être, autant de mesures possibles que d’individus
Nous nous sommes livrés à une tentative de synthèse de ces différentes dimensions au sein d’un indice de « bien-être global », cet exercice est évidemment sujet à discussion : chacun pourrait, légitimement, décider d’affecter un poids plus ou moins important aux dimensions qui lui semblent les plus importantes. Nous proposons ici deux modes de calcul alternatifs. Le premier indice, appelé « indice de bien-être non pondéré » intègre les onze dimensions étudiées (santé, loisirs, etc) en accordant à toutes le même poids. Le deuxième « indice de bien-être pondéré » accorde plus d’importance aux dimensions qui, en 2012, ont le plus d’impact sur le bonheur ressenti par la population. Cette deuxième tentative revient, en quelque sorte, à tenter de mesurer l’évolution du bien-être à l’aune des critères jouant aujourd’hui le plus grand rôle dans le sentiment de bonheur. Les deux courbes convergent dans un mouvement de progression du bien-être au cours des 25 dernières années. Les mouvements des deux courbes sont également très proches. Mais dans un cas (lorsqu’on accorde à toutes les dimensions le même poids), le bien-être semble suivre, voire surpasser l’évolution du PIB. Tandis que dans l’autre, on observe, depuis le début des années 2000 un très net « décrochage » entre la mesure économique du progrès (au travers du PIB) et l’amélioration du bien-être …Deux tentatives de mesure de l’évolution du bien- être global entre 1988 et 2012
Indice de bien-être « non pondéré »– base 100 en 1988 pour l’ensemble de la population, calculé à partir du
cumul des situations dans les onze dimensions étudiées, toutesles dimensions ayant le même poids
Indice de bien-être « pondéré »– – base 100 en 1988 pour l’ensemble de la population, calculé à partir du cumul
des situations dans les onze dimensions étudiées, un poids plus important a été donné à la santé, la situation financière, le lien social, la vie citoyenne, les loisirs
Source de l’indice de bien-être : CRÉDOC, Enquête « Conditions de vie et Aspirations »
Source du PIB de 1988 à 2011 : INSEE, comptes nationaux base 2005, 2012 : prévision de PIB – Source : Note de conjoncture, comptes des pays, 2012
155 100 149 135 80 90 100 110 120 130 140 150 160 170 180 Indice de bien -être non pondéré PIB en volume Indice de bien-être pondéré
18
Une augmentation des inégalités dans de nombreux domaines
La lecture des différentes dimensions au niveau « moyen » peut parfois masquer des réalités contrastées selon les catégories de population. Le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi recommande ainsi que les « indicateurs de la qualité de la vie [fournissent], dans toutes les dimensions qu’ils recouvrent, une évaluation exhaustive et globale des inégalités. ». Plusieurs grilles de lecture pourraient être utilement mobilisées, telles que les inégalités hommes-femmes, entre les générations, ou selon les lieux de résidence et pourront donner lieu à des analyses ultérieures. La présente recherche dresse, dans un premier temps, un état des inégalités selon le niveau de revenus. Sur les onze dimensions étudiées, les inégalités se sont creusées très nettement dans sept domaines :
• la situation financière perçue. L’augmentation des dépenses contraintes a touché de plein fouet les catégories modestes et n’a pas épargné les classes moyennes. Mais ce sont les bas revenus qui accusent le coup en priorité.
• le patrimoine. Le mouvement d’accession à la propriété et l’augmentation du patrimoine de l’ensemble des ménages se sont mis en place de manière hétérogène dans la population : tandis que les hauts revenus ont vu leur patrimoine s’étoffer sensiblement, les bas revenus se sont au contraire appauvris.
• les conditions de logement. L’amélioration des conditions de logement a surtout profité aux hauts revenus, et beaucoup plus timidement aux classes moyennes. L’envolée des prix de l’immobilier depuis le milieu des années 1990 a eu pour conséquence une augmentation sensible des taux d’efforts des catégories modestes et s’est accompagnée de nombreux compromis en matière de confort.
• l’emploi. Les mutations du marché de l’emploi et la montée du chômage ont conduit en trente ans à une dégradation de la situation professionnelle de la population. Alors que, au début des années 80, on observait peu de différences entre les classes sociales sur ce plan, au début 2012 l’emploi constitue très nettement un marqueur social, avec d’un côté des catégories plus souvent en emploi stable, à temps plein, et de l’autre, des bas revenus très soumis à la précarité professionnelle.
• l’état de santé ressenti. Au début des années 1980, on ne recensait aucune différence d’état de santé ressenti. Trente ans après, les catégories modestes sont les plus touchées par l’augmentation des maux psychiques tels que maux de dos, de tête, les insomnies.
• le lien social. Est-ce lié à la dégradation de leur situation dans les autres domaines ? Depuis le début des années 1990, les bas revenus voient leur tissu social se fragiliser, et semblent de plus en plus marginalisés.
• et le sentiment de sécurité. Ce dernier domaine est un peu à part, dans la mesure où les classes moyennes suivent ici un chemin très proche des bas revenus : ces deux catégories se montrent de plus en plus inquiètes, notamment face à l’incertitude économique et au risque de chômage.
19 Une augmentation des inégalités dans de nombreux domaines
Evolution des sous-indices de bien-être selon le niveau de vie (hauts revenus : niveau de vie par unité de consommation supérieur à 150% du revenu médian, classes moyennes : niveau de vie compris entre 70% et 150% du
revenu médian ; bas revenus : niveau de vie inférieur à 70% du revenu médian) Base 100 en début de période pour l’ensemble de la population
Evolution de l’indice de patrimoine Evolution de l’indice d’emploi
Evolution de l’indice de santé ressentie Evolution de l’indice de lien social
Source : CRÉDOC, Enquête « Conditions de vie et Aspirations »
Les disparités de situation ont eu tendance à se résorber dans deux domaines : l’équipement où toutes les catégories sociales ont pu profiter de l’accès à un plus grand nombre d’équipements et l’accès aux loisirs, qui s’est largement démocratisé en trente ans en particulier auprès des classes moyennes. Au final, le tableau suivant dresse un état des lieux de l’évolution des grandes dimensions de l’évolution du bien-être. Notons enfin que si, en matière d’éducation, les inégalités ont tendance à diminuer les écarts restent très élevés entre les deux extrêmes de l’échelle sociale.
128 166 96 103 79 37 0 20 40 60 80 100 120 140 160 180 200 D é b u t 8 1 D é b u t 8 2 D é b u t 8 3 D é b u t 8 4 D é b u t 8 5 D é b u t 8 6 D é b u t 8 7 D é b u t 8 8 D é b u t 8 9 D é b u t 9 0 D é b u t 9 1 D é b u t 9 2 D é b u t 9 3 D é b u t 9 4 D é b u t 9 5 D é b u t 9 6 D é b u t 9 7 D é b u t 9 8 D é b u t 9 9 D é b u t 0 0 D é b u t 0 1 D é b u t 0 2 D é b u t 0 3 D é b u t 0 4 D é b u t 0 5 D é b u t 0 6 D é b u t 0 7 D é b u t 0 8 D é b u t 0 9 D é b u t 1 0 D é b u t 1 1 D é b u t 1 2 Hauts revenus (niveau de vie supérieur à 150% du niveau de vie médian) Classes moyennes (niveau de vie compris entre 70% et 150% du niveau de vie médian) Bas revenus (niveau de vie inférieur à 70% du niveau de vie médian) 106 105 101 85 85 41 0 20 40 60 80 100 120 D é b u t 8 3 D é b u t 8 4 D é b u t 8 5 D é b u t 8 6 D é b u t 8 7 D é b u t 8 8 D é b u t 8 9 D é b u t 9 0 D é b u t 9 1 D é b u t 9 2 D é b u t 9 3 D é b u t 9 4 D é b u t 9 5 D é b u t 9 6 D é b u t 9 7 D é b u t 9 8 D é b u t 9 9 D é b u t 0 0 D é b u t 0 1 D é b u t 0 2 D é b u t 0 3 D é b u t 0 4 D é b u t 0 5 D é b u t 0 6 D é b u t 0 7 D é b u t 0 8 D é b u t 0 9 D é b u t 1 0 D é b u t 1 1 D é b u t 1 2 Hauts revenus (niveau de vie supérieur à 150% du niveau de vie médian) Classes moyennes (niveau de vie compris entre 70% et 150% du niveau de vie médian) Bas revenus (niveau de vie inférieur à 70% du niveau de vie médian) 96 84 62 0 20 40 60 80 100 120 D é b u t 8 1 D é b u t 8 2 D é b u t 8 3 D é b u t 8 4 D é b u t 8 5 D é b u t 8 6 D é b u t 8 7 D é b u t 8 8 D é b u t 8 9 D é b u t 9 0 D é b u t 9 1 D é b u t 9 2 D é b u t 9 3 D é b u t 9 4 D é b u t 9 5 D é b u t 9 6 D é b u t 9 7 D é b u t 9 8 D é b u t 9 9 D é b u t 0 0 D é b u t 0 1 D é b u t 0 2 D é b u t 0 3 D é b u t 0 4 D é b u t 0 5 D é b u t 0 6 D é b u t 0 7 D é b u t 0 8 D é b u t 0 9 D é b u t 1 0 D é b u t 1 1 D é b u t 1 2 Hauts revenus (niveau de vie supérieur à 150% du niveau de vie médian) Classes moyennes (niveau de vie compris entre 70% et 150% du niveau de vie médian) Bas revenus (niveau de vie inférieur à 70% du niveau de vie médian) 158 161 102 116 66 46 0 20 40 60 80 100 120 140 160 180 200 D é b u t 8 2 D é b u t 8 3 D é b u t 8 4 D é b u t 8 5 D é b u t 8 6 D é b u t 8 7 D é b u t 8 8 D é b u t 8 9 D é b u t 9 0 D é b u t 9 1 D é b u t 9 2 D é b u t 9 3 D é b u t 9 4 D é b u t 9 5 D é b u t 9 6 D é b u t 9 7 D é b u t 9 8 D é b u t 9 9 D é b u t 0 0 D é b u t 0 1 D é b u t 0 2 D é b u t 0 3 D é b u t 0 4 D é b u t 0 5 D é b u t 0 6 D é b u t 0 7 D é b u t 0 8 D é b u t 0 9 D é b u t 1 0 D é b u t 1 1 D é b u t 1 2 Hauts revenus (niveau de vie supérieur à 150% du niveau de vie médian) Classes moyennes (niveau de vie compris entre 70% et 150% du niveau de vie médian)
Bas revenus (niveau de vie inférieur à 70% du niveau de vie médian)
20 Tableau synoptique de l’évolution de la qualité de vie en France entre 1988 et 2012
Situation
financière Légère dégradation Augmentation des inégalités Patrimoine Stabilité du taux de détention Augmentation des inégalités
Equipement Très forte amélioration Diminution des inégalités Logement Légère amélioration Augmentation des inégalités Loisirs / temps
libre Amélioration Diminution des inégalités
Emploi Dégradation depuis 1990 Augmentation des inégalités
Vie citoyenne Stable en tendance Stable en tendance
Etat de santé
ressenti Dégradation ressentie Augmentation des inégalités Lien social Légère amélioration Augmentation des inégalités
Sentiment de
sécurité Dégradation Augmentation des inégalités
Niveau
d'éducation Amélioration
Des inégalités stables mais fortes
21
Introduction – Pourquoi et comment mesurer le
bien-être ?
Pourquoi chercher à mesurer le bien-être ?
1.
Longtemps la mesure du progrès social s’est faite à l’aune de critères économiques. Le Produit Intérieur Brut4 est, depuis plusieurs décennies, l’indicateur de référence pour jauger de l’état de santé d’un pays, ou comparer les niveaux de vie internationaux. Dominique Méda répertorie trois types de logiques qui expliquent que cet indicateur soit devenu le centre de toutes les attentions5 : des raisons philosophiques qui voient dans la production et la consommation la marque de l’homme, « un acte civilisateur par excellence », des raisons liées aux impossibilités ou aux interdits (la difficulté à s’accorder sur les dimensions du progrès, à mesurer un progrès « collectif », etc.), des raisons fondées sur « l’existence de corrélations rassurantes » : le PIB étant fortement corrélé à des indicateurs sociaux, il permettrait de donner une bonne image du progrès. Au niveau individuel, le revenu est supposé rendre compte et résumer de la situation de chacun.
Mais, depuis quelques années, de nombreuses limites à ces indicateurs ont été mises en lumière, dont voici les principales :
• Le PIB ne prend pas en compte les répercussions dans le futur de la production actuelle, et la « soutenabilité » de la production : il est possible d’atteindre un PIB élevé sans se préoccuper des ressources, du patrimoine du pays (ressources naturelles, capital « humain », etc.) et de ce qui sera légué aux générations futures. Par exemple, le PIB ne tient pas compte de l’usure des équipements utilisés pour la production et des investissements réalisés. Il n’intègre pas non plus les effets de la pollution.
• Le PIB et le revenu n’intègrent pas les productions non-marchandes qui ont pourtant une valeur pour la société et contribuent au bien-être social : le travail domestique ou de soin aux enfants, le temps passé avec ses amis, l’investissement associatif ou tout simplement le temps libre sont ainsi passés sous silence. Ou plus exactement, ces services rendus à la société ne sont intégrés que lorsqu’ils deviennent marchands (par exemple, lorsque le ménage effectué dans une maison n’est plus réalisé par les membres de la famille mais est payé à un(e) aide-ménager(e)). Le transfert d’activités réalisées « gratuitement » par les individus à des entreprises de services peut ainsi donner facticement l’impression d’une augmentation du niveau de vie. L’apport des services publics est également sous-estimé (éducation, santé, transports, infrastructures). Ceux-ci sont valorisés en fonction des dépenses pour les
4
Le Produit Intérieur brut est un indicateur économique qui mesure la valeur totale de la production de richesses à travers l’évaluation de la valeur ajoutée (Production – Consommations intermédiaires) dans un pays donné, par les agents de ce pays.
5
Voir par exemple, MEDA Dominique, « Quel progrès faut-il mesurer ? », In Esprit, Paris, Juin 2009 ; OCDE, « Indicateurs alternatifs du bien-être » In Réformes économiques, Paris, 2006.
22 produire (par exemple le nombre de médecins) plutôt que des résultats (la bonne santé de la population).
• Enfin ces indicateurs sont souvent calculés sous forme de « moyenne » à l’échelle de l’ensemble de la population, sans rendre compte de la répartition des richesses au sein de la société. Un PIB ou un revenu moyen très élevé peuvent aussi bien être le reflet d’une société globalement prospère ou d’une société où seul un petit nombre s’enrichirait.
Aussi, émerge aujourd’hui un certain nombre de recherches, dans la suite des travaux notamment de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi6, qui cherchent à compléter l’approche économique traditionnelle par l’étude du bien-être des sociétés, et plus précisément des individus qui les composent, notamment afin d’élargir les indicateurs qui servent de support à la réflexion pour orienter les politiques publiques7.
Que cherche-t-on à mesurer ?
2.
A quoi fait donc référence la notion de bien-être ? Quelle différence fait-on entre le bien-être, la qualité de vie, le bonheur, la satisfaction? Que cherche-t-on à mesurer vraiment ? Les plaisirs éprouvés au quotidien, les « grandes joies » que l’on peut éprouver à des moments clés de sa vie, la satisfaction par rapport au chemin accompli ou celle procurée par une vie en accord avec ses valeurs, le Bonheur avec un grand B, la qualité de vie, etc. Tous ces concepts ne revêtent évidemment pas exactement la même signification. Leur sens a même pu évoluer au cours du temps. Les nombreuses disciplines convoquées — philosophie, psychologie, sciences sociales, sciences politiques, économie, neurobiologie, etc. — ont pu aussi leur apposer des sens différents. La définition de ces notions, les liens entre elles, les méthodes de mesure qui leur sont associées et leurs limites respectives, ou les facteurs qui favorisent le bien-être, ont donné lieu à une très riche littérature scientifique que Ruth Veenhoven de l’université Erasmus de Rotterdam a recensée au sein de la « World Database of Happiness »8. Celle-ci intègre, en fin 2012, pas moins de 2555 articles scientifiques. Sans chercher à résumer ici ce corpus très riche, on évoquera, très succinctement quelques notions clés.
Simon Langlois9 résume les significations associées aux différentes terminologies de la façon suivant : le « bien-être » synonyme de « qualité de vie », en anglais « well being », renvoie aux conditions de vie : de bonnes conditions de logement, la facilité d’accès aux loisirs, au transport, etc., mais aussi un emploi « décent ». Dans un deuxième sens, le bien-être au sens de « welfare » intègre l’état général de santé, la bonne forme physique, l’absence de détresse
6
STIGLITZ Joseph E., SEN Amartya, FITOUSSI Jean-Paul, op. cit., Paris, 2009. http://www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/documents/rapport_francais.pdf
7
Citons par exemple en France une enquête réalisée par l’INSEE spécifiquement sur la qualité de vie en 2011, l’Indice du Bonheur Mondial de l’OCDE, au Canada les travaux de la Fondation Atkinson de Toronto qui a construit un « index canadien de bien-être », l’indicateur de développement humain (IDH) qui est calculé et publié tous les ans par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), etc.
8
La “World Database of Happiness” recense tous les articles portant sur le bonheur dans une architecture en ligne disponible à l’adresse suivante : http://www.worlddatabaseofhappiness.eur.nl
9
LANGLOIS Simon, « Mesurer scientifiquement le bonheur et la qualité de vie », In FAHMY Myriam, L’état du Quebec, Montréal, Boréal, 2010.
23 psychologique, etc. Pour l’auteur, le bonheur social, « hapiness » en anglais, fait quant à lui référence à l’appréciation de la vie en général. « Jusqu’à quel point les gens aiment la vie qu’ils mènent ? » Sur le plan théorique, deux sous-dimensions (mises en lumière par Ruut Veenhoven10) peuvent être distinguées : la dimension affective : les aspects positifs de la vie en société l’emportent-ils sur les aspects négatifs, et la dimension cognitive, à savoir les individus estiment-ils vivre une vie en accord avec leurs aspirations ?
Ces différentes idées se retrouvent dans la notion de « bien-être subjectif » qu’Edward Diener11 définit en distinguant deux composantes. Une composante hédonique (de « Êdoné », « plaisir » ou « jouissance ») qui intègre la présence de sentiments ou d’affects positifs et l’absence de sentiments ou d’affects négatifs, c’est-à-dire d’émotions négatives (comme la colère, la tristesse ou la dépression, la souffrance et l’inquiétude) au cours d’un intervalle de temps. La deuxième composante, appelée « eudémonique » (de « Eudaimonia », littéralement « bon esprit » ou « épanouissement ») fait référence à la satisfaction dans la vie, c’est-à-dire au jugement d’ensemble d’une personne sur sa vie à un moment donné, son contentement quant à ses objectifs, ses attentes et ses croyances.
Comment mesurer le bien-être ?
3.
En termes de méthode, la mesure du « bien-être subjectif » suppose de demander aux individus s’ils jugent, eux-mêmes, être en bonne santé, jouir d’un réseau relationnel suffisant, s’ils sont satisfaits de leur vie dans leur ensemble, etc. Cette approche n’est pas sans soulever plusieurs questions. Les interviewés répondent-ils honnêtement quand on les interroge sur leur bien-être ? Est-il vraiment possible, en termes cognitifs, pour un individu, de faire la somme de toutes ses expériences et de traduire cela dans une réponse à une courte question ? Comment comparer les réponses d’un individu à un autre, d’un pays à un autre : certains (individus, cultures, catégories sociales, etc.) seront probablement plus enclins à enjoliver leur situation, d’autres à la dépeindre sous un jour plus sombre. Comment intégrer les effets de mémoire : l’importance de la souffrance ou du bonheur ressenti pourront être amoindries si la mesure a lieu longtemps après les évènements. Les indicateurs de bien-être sont-ils alors plus justes s’ils sont recueillis « à chaud » ou en laissant aux personnes le temps de faire le tri dans leurs expériences ? La qualité de vie de la population peut-elle être mesurée en sommant la qualité de vie de chacun des individus qui la composent ? Dans quelle mesure le contexte de l’enquête influe-t-il sur les réponses (la présence d’un tiers, le souhait de se présenter sous un jour favorable à l’enquêteur), etc.
Rappelons tout d’abord que ces questions sont propres à toute tentative de mesure. La mesure de l’état de santé d’une population par exemple au travers d’indicateurs « objectifs » (les taux de prévalence de certaines pathologies, le calcul de l’espérance de vie, ou
10
VEENHOVEN Ruut, « The Four Qualities of Life: Ordering concepts and Measures of the Good Life », In Journal of Happiness
Studies, 2000.
11
24 simplement les taux de décès) sera, elle aussi, dépendante des instruments de mesure utilisés, des méthodes de recueil de l’information et d’analyse choisies, de la qualité des registres existants, de la période de l’enquête, etc. Autre exemple, la mesure de la pauvreté « objective » donne lieu à multiplicité d’approches et de mesures (pauvreté monétaire, pauvreté en conditions de vie, pauvreté ancrée dans le temps, etc.). Comme l’explique Simon Langlois « Les indicateurs de réalité subjectives n’équivalent pas à des indicateurs mesurés subjectivement ». Le « bien être subjectif » est un raccourci pour désigner une réalité qui est, par essence, subjective. Mais sa mesure est, quant à elle, soumise aux mêmes impératifs scientifiques (réflexion sur la méthodologie, déontologie, examen critique par ses pairs, etc.) que celle de tout autre phénomène.
En outre, plusieurs raisons sous-tendent l’idée d’interroger directement les individus. La première, et probablement la plus importante, est que les individus sont estimés les plus à même de juger leur propre situation. En outre, les opinions individuelles forment un « raccourci pratique » intégrant en particulier les opinions sur ce que chacun considère comme important dans la vie. La réponse à la question sur l’état de santé ressenti pourra pour certains intégrer l’absence de maladie grave, pour d’autres la capacité à faire du sport sans difficulté, etc. L’important étant qu’en définitive l’individu juge qu’il est en bonne santé.
Enfin, la recherche a montré une corrélation forte entre des mesures dites « subjectives » (c’est à dire recueillies en interrogeant les principaux intéressés) et d’autres « objectives ». Par exemple Krueger et al. (2008)12 ont montré que les personnes qui se déclaraient,
elles-mêmes, les plus satisfaites de leur qualité de vie, étaient également celles qui souriaient le plus souvent. Tous les chemins mènent à Rome…
Les méthodes de mesure du bien-être sont aussi nombreuses que les approches conceptuelles. Citons par exemple le recueil de toutes les émotions dans la journée via l’inscription des émotions ressenties tout au long de la journée dans des petits carnets de compte. Daniel Kahneman and Alan B. Krueger, au travers de leur « Day recontructing method »13 demandent
ainsi aux personnes enquêtées de noter, en regard des différents moments de la journée (le petit déjeuner, travail, dîner, sortie, etc.), trois types d'émotions positives (« happy » heureux, « warm » chaleureux, « enjoying myself » jouissif) et six catégories d’émotions négatives (« frustrated » frustré, « depressed » déprimé, « hassled » harcelé, « angry » en colère, « worried » inquiet, « criticized » attaqué). Ils calculent ensuite la moyenne des émotions positives de laquelle ils retranchent la moyenne des émotions négatives et obtiennent ainsi un “affect net” réparti sur une échelle de 0 à 6.
D’autres enquêtes s’appuient sur des questions directes aux individus comme « Tout bien considéré, diriez-vous que vous êtes très heureux, assez heureux, pas très heureux, pas
12
KRUGER Alan B, Measuring the Subjective Well-being of Nations : National Accounts of Time Use and Well-Being, Chicago, University of Chicago Press, 2008.
13 KAHNEMAN Daniel and KRUEGER Alan B., « Developments in the Measurement of Subjective Well-Being », In Journal of
Economic Perspectives, Volume 20, Number 1, 2006.
25 heureux du tout»14 ou « Donnez une note sur une échelle de 1 à 10 où 0 signifie extrêmement malheureux et 10 signifie extrêmement heureux »15. Nous nous sommes également prêtés à l’exercice pour cette recherche et les résultats sont présentés dans la première partie p. 31. Certains choisissent un recueil d’informations biologiques comme les battements du cœur, les réponses de la peau, la mesure de niveaux hormonaux, l’activité neurologique, etc.
D’autres enfin, cherchent à évaluer les différentes dimensions de la vie. Plusieurs organismes s’y sont essayés (indice de développement humain du PNUD, étude sur la qualité de vie de l’INSEE, Indice du bonheur mondial de l’OCDE, indice du Mieux-être canadien, etc.), dans la mouvance des recommandations du rapport Stiglitz. L’évaluation de ces différentes dimensions est réalisée non plus à chaud, mais a posteriori. Plusieurs arguments légitiment cette démarche. La recherche du bien-être ne signifie pas que les politiques publiques doivent se fixer pour objectif que tout citoyen vive dans un état de bonheur permanent — une telle perspective évoquerait plutôt le monde anesthésié, voire carcéral, du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley16. La littérature psychologique rappelle qu’il n’est pas anormal — et qu’il est
même adapté — de ressentir, parfois, des moments de tristesse, de colère, de dépression, d’angoisse. Ainsi va le psychisme humain. Concrètement, pour ce genre d’étude, on s’intéressera à la satisfaction par rapport au logement en général, et non pas à un moment précis (où le logement est par exemple en désordre !). Un autre intérêt de cette démarche consiste à faire appel à « l’utilité remémorée », le jugement rétrospectif, qui va ensuite avoir un effet sur les choix effectués. Par exemple : la satisfaction par rapport au travail est un bon prédicteur du turnover17 (meilleur qu’une insatisfaction passagère mesurée à un moment donné).
Sont alors intégrées à la construction des indices de bien être différentes dimensions de la vie, en mêlant à la fois des indicateurs dits « objectifs » comme le niveau de diplôme par exemple, ou le taux de chômage, et des indicateurs dits « subjectifs » comme la perception de son état de santé. C’est dans cette perspective que le CRÉDOC se situe. Pour calculer ces différents indices, le CRÉDOC a mobilisé son enquête permanente sur les « Conditions de vie et Aspirations » de la population. Celle-ci, mise en place à la fin des années 1970, suit depuis près de 35 ans les conditions de vie et les opinions de nos concitoyens. La variété des dimensions analysées dans ce dispositif - conditions de vie matérielles (équipement du foyer, conditions de logement, cadre de vie), accès aux équipements technologiques et numériques, moral économique et anticipations face à l’avenir, accès à la culture, aux loisirs et aux vacances, inquiétudes ressenties, état de santé ressenti, liens sociaux (amicaux, familiaux, investissement associatif) - en font un matériau adapté à l’approche des différentes dimensions du bien-être.
14
Enquête European Values Survey 15
Ibid. 16
HUXLEY Aldous, Brave New World, Londres, 1996 (1932). 17
FREEMAN Richard B, « Job Satisfaction As An Economic Variable », In American Economic Review, vol. 68 (2), 1978, http://www.nber.org/papers/w0225.pdf
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Méthode de construction de l’indice du bien-être du CREDOC
4.
La présente recherche a pour objectif, en s’appuyant sur cette enquête, de mettre en évidence l’évolution du bien-être de la population en France : dans quels domaines les conditions de vie de la population se sont-elles améliorées, dans quels autres au contraire les Français ressentent-ils une stagnation voire une dégradation de leur situation ? Comment s’articulent les différentes facettes de la vie : quelle part de la population fait face à un « cumul de désavantages » ? Et comment évolue cette proportion ?
La méthodologie de l’enquête Conditions de vie et Aspirations »
Le dispositif permanent du CRÉDOC d’études des « Conditions de vie et Aspirations » de la population est réalisé, chaque année, en « face à face », auprès d’un échantillon représentatif de 2 000 personnes, âgées de 18 ans et plus, sélectionnées selon la méthode des quotas à deux niveaux : 1) Répartition des enquêtés par ZEAT (9 grandes régions françaises) ; 2) à l’intérieur de chaque ZEAT, répartition selon les quotas suivants : taille de l’unité urbaine (9 postes : rural ; moins de 5.000 habitants ; 5.000 à moins de 10.000 habitants ; 10.000 à moins de 20.000 habitants ; 20.000 à moins de 50.000 habitants ; 50.000 à moins de 100.000 habitants ; 100.000 à moins de 200.000 habitants ; 200 000 habitants et plus, Paris et agglomération), sexe, âge (6 postes : 18-19 ans ; 20-29 ans ; 30-49 ans ; 50-59 ans ; 60-69 ans ; 70 ans et plus) et PCS (profession et catégorie sociale) en 12 postes (exploitant ou salarié agricole ; artisan, gros commerçant ; artisan, petit commerçant ; cadres supérieur et profession libérale ; profession intermédiaire ; employé ; ouvrier qualifié ; ouvrier non qualifié ; personnel de service ; étudiant ; ménagère et autre inactif ; retraité). Les quotas sont déterminés à partir des dernières statistiques mises à jour par l’INSEE (Recensement, Bulletin mensuel de la statistique, Enquête Emploi). Un redressement final est effectué pour assurer la représentativité par rapport à la population des 18 ans et plus.
Pour construire les différents indices, plusieurs principes ont été appliqués :
• Différents indicateurs ont été cumulés au sein de chaque indice. Par exemple, l’indice du temps libre et des loisirs a été calculé en sommant les situations positives issues de sept indicateurs : la fréquentation d’un équipement sportif, d’une bibliothèque, d’un cinéma, le fait d’être parti en vacances au cours des douze derniers mois, le temps libre disponible, la fréquence de visionnage de la télévision, la participation à des associations sportives, ou culturelles.
L’originalité de la démarche réside en particulier dans le cumul d’indicateurs « objectifs » comme par exemple le revenu du ménage, et des indicateurs décrivant les perceptions des ménages comme par exemple le sentiment de devoir s’imposer des restrictions sur certains postes de son budget.
Ont été également intégrées des questions portant à la fois sur la situation individuelle de chacun comme par exemple l’opinion sur l’évolution de ses propres conditions de vie, et le regard porté sur la société dans son ensemble, comme par exemple, les anticipations sur l’avenir économique du pays.
• Nous avons privilégié les indicateurs présents sur longue période. L’enquête « Conditions de vie et Aspirations » étant évolutive au cours du temps, certaines