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Simondon technologue, une individuation inachevée. Dialogues (et silences) avec les théories des machines dans la France de l'après-Guerre

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Simondon technologue, une individuation inachevée.

Dialogues (et silences) avec les théories des machines

dans la France de l’après-Guerre

Ronan Le Roux

To cite this version:

Ronan Le Roux. Simondon technologue, une individuation inachevée. Dialogues (et silences) avec les théories des machines dans la France de l’après-Guerre. Cahiers Simondon n°3, 2011. �hal-01640984�

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Simondon technologue, une individuation inachevée.

Dialogues (et silences) avec les théories des machines

dans la France de l’après-Guerre

1

Ronan Le Roux

ronan.le.roux@gmail.com

Quel est le milieu à partir duquel Simondon s’est individué comme technologue ? Il faut préciser aussitôt qu’il s’est individué au carrefour de différents milieux, et l’on ne saurait oublier, surtout dans le cadre de cette journée, que sa technologie génétique est apparue comme une ramification d’un projet philosophique général. Mais je vais me focaliser uniquement sur le champ que l’on peut appeler Technologie générale, ou théorie générale des techniques. Dans ce milieu préindividuel, les relations de l’œuvre de Simondon avec celle de Leroi-Gourhan, ou avec l’Encyclopédie, ont déjà été abordées ; mais ce ne sont pas des références déterminantes en ce qui concerne les machines, dont le statut au sein des objets techniques a été moins discuté. La délimitation des catégories de « technique » et de « machine » est un problème persistant, auquel Simondon n’échappe pas. Dès l’introduction de MEOT, Simondon pose des problèmes au sujet du statut des objets techniques en général, et il y répond par des considérations sur les seules machines ; les machines servent ainsi de paradigme, au moins dans une bonne mesure, à la technologie de Simondon (l’on peut même noter que dans le cours de 1970 Sur la naissance de la technologie, la catégorie de machine devient prééminente puisque les outils sont qualifiés de « machines simples »).

Je m’intéresse donc ici au type de théorie que Simondon va produire, et en particulier aux options qu’il va prendre pour traiter des machines. Il s’agit d’un aspect de la pensée de Simondon qui répond à une caractéristique déjà bien signalée à propos de son œuvre, à savoir qu’il cite très peu ses sources. Autrement dit, dans l’idée directrice de cette journée d’étude, je vais essayer d’appliquer à Simondon ses propres concepts pour essayer de comprendre son individuation intellectuelle, à partir d’un milieu dont les repères sont d’autant à reconstituer que toutes les références ne figurent pas. S’il y a en effet des références manquantes, elles ne sont pas pour autant nécessairement moins importantes que celles qui sont citées : qu’est-ce qui n’est pas mentionné, et qui contribue pourtant à la prise d’une position dans un champ ? Ce milieu avec lequel Simondon se trouve virtuellement en relation a une histoire, à savoir des projets de théories des machines qui se sont succédés dans le temps avec plus ou moins de capitalisation et d’inachèvement ; ce type de mise en perspective historique a déjà été proposé ici ou là pour Simondon2. Mais si une œuvre peut prendre du sens diachroniquement, par

rapport à un fil directeur, elle peut aussi prendre du sens synchroniquement, en se situant par rapport à d’autres projets intellectuels qui lui sont contemporains et qui ont choisi des options différentes. C’est donc à ce repérage synchronique de la technologie de Simondon que je vais procéder.

J’ai mentionné la chronologie différentielle d’Yves Deforge, il y en a d’autres du même type mais avec des catégories différentes. Le champ est trop complexe pour qu’on en rende compte

1 Nous avons repris dans son style oral l’essentiel de la communication présentée à la journée d’étude

« L'individuation de Simondon » (Paris, École Normale Supérieure, 15 décembre 2007) ; les remarques additionnelles ont été incluses entre crochets, en notes de bas de page ou dans le corps du texte.

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avec un seul jeu de catégories. Il y a plusieurs facteurs : le profil du théoricien, le domaine à partir duquel il va développer la théorie ou qui va l’inspirer, ses choix d’outils ou de méthodes et son style de pensée. Du côté des mathématiciens, on a des approches très abstraites, liées à la calculabilité ; la notion de machine va s’approcher des notions de programme ou d’algorithme. Du côté des ingénieurs, il y a des convergences importantes et une formalisation des méthodes entre différentes traditions techniques. Il y a enfin des projets de type plus spéculatif qui veulent s’inspirer de la biologie à divers titres : évolution, classification, anatomie, physiologie... Pour simplifier l’exposé, on peut distinguer un axe formaliste et un axe naturaliste, mais sans oublier qu’il y a des hybridations, et qu’il y a des tensions transversales entre des points de vue antagonistes (structure vs fonction, approche combinatoire ou ascendante vs approche intégrative ou descendante…).

Côté biologie, l’évolution va constituer un pôle de discussion privilégié, attractif ou répulsif, chez des auteurs français comme Maurice d’Ocagne, Jacques Lafitte, André Leroi-Gourhan ou encore Simondon. On est conduit à situer les êtres techniques dans des lignées, et chercher des lois qui expliqueraient leur évolution. C’est l’ingénieur et architecte Jacques Lafitte qui incarne le mieux, en France, cette vue d’une science inspirée de la biologie (qu’il appelle « mécanologie »), dans ses Réflexions sur la science des machines de 1932. La mécanologie doit expliquer la variété des formes d’organisation technique et repose sur une « mécanographie », discipline descriptive préalable à l’explication et regroupant notamment l’histoire des techniques en plus de la classification et de la représentation des formes. On a donc ici essentiellement la classification et l’évolution des espèces, dans une moindre mesure la physiologie, qui servent de modèle de principe à l’élaboration de la technologie (pour Lafitte tous les objets techniques sont des machines).

La voie formaliste est représentée par les noms de Babbage et Reuleaux, et elle cherche à formaliser, axiomatiser parfois, dans un langage ou une algèbre spécifique, les différents mécanismes et éléments constituant les machines. En France, cette voie est suivie en particulier par Louis Couffignal et Jacques Riguet, bien que leurs projets soient différents. Couffignal construit des machines à calculer. En 1938, il soutient sa thèse en mathématiques, dans laquelle il présente une discipline nommée « analyse mécanique », ayant pour objet l’organisation des machines. Couffignal établit des diagrammes spécifiques (appelés « formules fonctionnelles », qui ressemblent aux formules de Lewis utilisées en chimie pour représenter graphiquement les molécules), avec lesquels il compare directement différentes générations de machines à calculer, de l’additionneuse de Pascal jusqu’aux machines modernes, ce qui lui permet de repérer des descendances. Par ailleurs, il estime qu’une science des machines ne peut pas avoir recours à un raisonnement de type déductif, mais analogique.

Le travail de Jacques Riguet va beaucoup plus loin dans la formalisation. Il développe le calcul des relations binaires, dont il souhaite montrer la fécondité méthodologique générale, mais aussi à partir duquel il envisage une théorie de l’analyse et de la synthèse des machines. Le travail de Riguet pourrait être présenté comme une synthèse entre Turing, Bourbaki et la topologie. On est dans les premiers travaux de type « théorie des automates ». Cette voie formaliste pose de la façon la plus prononcée la question du langage et du système de représentation adéquats à la constitution d’une théorie et à l’établissement d’un référentiel commun permettant la comparaison des lignées techniques ; par contre ses représentants français sont peu intéressés par les rapports avec la biologie.

Les années 1950 vont constituer un moment particulier dans la dynamique de ces théories des machines, puisque la cybernétique va se présenter comme une convergence possible des deux axes précédents, l’axe naturaliste et l’axe formaliste. Lorsque paraît le livre Cybernetics de Norbert Wiener en 1948, les différentes composantes vont se retrouver interpellées et

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constituées comme champ social, dans lequel des discussions peuvent avoir lieu entre les différents projets.3

En France, l’intérêt pour la cybernétique est immédiat. En 1949, un « Cercle d’Études Cybernétiques » (CECyb), rassemble une quarantaine de membres, parmi lesquels de grands noms : Louis de Broglie, Alfred Fessard, Benoît Mandelbrot. On y retrouve également Lafitte, Couffignal et Riguet, mais aussi des philosophes intéressés par les techniques, Pierre Ducassé et le père François Russo4. Ducassé va avoir un rôle important : il accueille le CECyb à

l’IHST, il édite la revue Structure et Évolution des Techniques qui accueillera des articles de Bachelard, Leroi-Gourhan, mais aussi beaucoup d’articles de Couffignal5. Lafitte reprend ses

idées dans les termes de la cybernétique dans des conférences au CECyb, Riguet également. Couffignal, à partir de 1951, critique les idées de Wiener, et propose de substituer à la cybernétique une « mécanique comparée ». Il n’y a alors plus de trace de « l’analyse mécanique » initialement proposée ; Couffignal reprend les choses sous un jour différent, et la forme finale prend le nom de cybernétique, mais se veut toujours distincte des réflexions de Wiener. En fait, il ne s’agira plus d’une théorie des machines, mais d’une théorie de l’action efficace, et le formalisme de départ est abandonné6.

Comment se situe Simondon par rapport à cet ensemble de courants, de projets, de théories ? Deux remarques préliminaires s’imposent : d’abord, il existe une certaine variété et une certaine richesse de références, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont pas restituées ou représentées dans l’œuvre de Simondon. Ensuite, les représentants de ces projets sont connectés en réseau social, et Simondon n’apparaît jamais dans les traces laissées par ce réseau. On ne dispose quasiment d’aucun élément sur d’éventuels contacts qu’il aurait eu avec toutes ces personnes ; il semble qu’il connaissait Ducassé, mais aucun des deux ne fait référence à l’autre. Tous deux publient leur ouvrage princeps en 1958, après quoi Ducassé délaissera la philosophie des techniques. Ce qui peut sembler plus étonnant, c’est par exemple que Simondon n’ait rien publié dans la revue SET (c’eût été surprenant qu’il y soit refusé). En revanche, on sait que le colloque de Royaumont de 1962 (sur le concept d'information) a représenté un moment de rencontre, puisque Simondon était co-organisateur, et que Wiener, Couffignal et Riguet étaient présents ; une rencontre importante pour l’historien, mais décevante car peu concluante. C’est plutôt l’heure d’une redispersion de ce qui avait convergé, et, de toute façon, l’idée d’une technologie n’est pas au menu du colloque en tant que telle. On découvrira peut-être des traces de relations personnelles dans les archives de Simondon.

J’en viens aux rapports intellectuels : ma thèse est que l’insuffisance du dialogue entre Simondon et les différents projets évoqués coïncide avec l’inachèvement de sa technologie génétique. On peut objecter que cette technologie génétique (TG) n’avait pas pour vocation d’être une technologie générale, mais seulement une branche, s’occupant des seuls processus d’évolution et de concrétisation. Certaines formulations de Simondon encouragent cette objection, et suggèrent qu’il cherchait tout simplement autre chose. Au début de MEOT, il distingue ainsi une « culture technique », à laquelle il rattache sa technologie, et un « savoir

3 Pour une présentation plus détaillée de ces différentes théories des machines, et en particulier sur leur

convergence autour de la cybernétique, cf. Ronan LE ROUX, « L’impossible constitution d’une théorie générale

des machines. La cybernétique dans le France des années 1950 », Revue de synthèse, n°130/1, p. 5-36, 2009.

4 Ronan LE ROUX, « Influence des projets de théories des machines sur l’histoire des techniques chez P. Ducassé

et Fr. Russo », in A.-L. REY (dir.), Histoire et Méthode. Quelle histoire font les historiens des sciences et des techniques ?, SFHST, 2010, p. 314-326.

5 Ronan LE ROUX, « Pierre Ducassé et la revue Structure et Évolution des Techniques, 1948-1964 », Documents

pour l’Histoire des techniques n°20, 2011, à paraître.

6 Ronan LE ROUX, La cybernétique en France (1948-1970). Contribution à l’étude de la circulation

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technique », « qui se borne à saisir dans l’actualité les schèmes isolés de fonctionnement ». On peut supposer que ce « savoir technique » recouvre certaines des théories des machines ; l’exemple du moteur abstrait, dans lequel « chaque élément intervient à un certain moment

dans le cycle, puis est censé ne plus agir sur les autres éléments (…) comme des personnes qui travailleraient chacune à leur tour, mais ne se connaîtraient pas les unes les autres »,

laisse entendre que, pour Simondon, ces théories seraient limitées par le fait qu’elles ont pour objet l’objet technique abstrait, qu’elles étudient par une démarche analytique. Au contraire, la démarche génétique étudie le processus de concrétisation, donc une comparaison dans le temps entre des systèmes dont les sous-ensembles deviennent de plus en plus solidaires, et donc indescriptibles par une méthode combinatoire.

Il y a cependant des difficultés qui perturbent cette interprétation d’une différence nette de vocation entre la TG et les autres théories :

1) Les termes mêmes de Simondon impliquent qu’il y ait non opposition, mais articulation entre culture technique et savoir technique, telle que la culture technique nécessite le savoir technique en vertu d’une nécessité intrinsèque à la définition de son objet : « L’objet

technique existe donc comme type spécifique obtenu au terme d’une série convergente. Cette série va du mode abstrait au mode concret : elle tend vers un état qui ferait de l’être technique un système entièrement cohérent avec lui-même, entièrement unifié »7. Non

seulement il n’existe pas d’objet technique entièrement concret, mais en plus il faut partir de l’objet technique abstrait, donc la TG, loin de s’en séparer, doit s’appuyer sur le savoir technique qui isole les schèmes de fonctionnement.

2) On peut relever une ambiguïté de démarcation de la démarche de Simondon d’avec le formalisme et la biologie. Simondon cherche à définir des modalités spécifiques d’évolution pour l’objet technique, mais par moments il fait des comparaisons avec l’axiomatique et avec l’évolution biologique8. Les deux axes restent virtuellement présents comme des repères

incontournables, qui maintiennent la TG de Simondon en rapport direct avec le champ des théories des machines.

Ainsi, l’objection selon laquelle la TG de Simondon serait un projet parfaitement distinct des autres projets me paraît affaiblie. Je reprends le fil de mon propos : j’ai dit qu’il y avait insuffisance de dialogue, ce qui ne signifie pas absence totale, comme on va le voir ; et j’ai dit que cette insuffisance coïncidait avec l’inachèvement de la TG de Simondon en tant que science ou discipline positive, et maintenant on peut voir que cet inachèvement est l’absence d’une véritable méthode. Je précise bien qu’il ne s’agit pas pour moi de présenter les autres projets comme des concurrents qui seraient capables de résoudre les problèmes laissés par Simondon ; mais il s’agit de dire que la fondation de la TG comme science munie d’une méthode opératoire nécessite la discussion et la confrontation des méthodes.

Que trouve-t-on chez Simondon en guise d’amorces de discussion, attestant que sa pensée technique est en dialogue avec les autres projets théoriques (sur un mode autre que celui, dialectique, de la distinction) ?

1) L’intégration des catégories de machines de Lafitte dans la nomenclature du Cours de 1968 sur l’invention9. L’existence d’une taxinomie chez Simondon est importante, elle indique un

projet technologique qui capitalise un héritage conceptuel à des fins de construction positive.

7 MEOT, p. 23.

8 [Notamment, Simondon compare le processus de concrétisation avec la saturation d’un système axiomatique

(MEOT, p. 31 ; « Psycho-sociologie de la technicité », p. 130). La mesure dans laquelle cette comparaison rend problématique une différence nette de vocation entre la TG et les autres projets théoriques est donnée par l’importance prise par les méthodes algébriques dans certains de ces projets, notamment la théorie des automates, et peut-être plus encore la cybernétique telle que l’entendait Ashby (ce dernier considérant équivalentes la notion de machine et la notion de structure algébrique au sens de Bourbaki ; cf. R. Le Roux, « L’impossible constitution… », p. 23 sqq).]

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La TG n’y représente au mieux qu’un aspect, puisque là encore leurs modalités d’articulation ne sont pas précisées (ce qui ne va pas sans problème potentiel dans la mesure où « l’emploi

de la méthode génétique a précisément pour objet d’éviter l’usage d’une pensée classificatrice intervenant après la genèse pour répartir la totalité des objets en genres et en espèces convenant au discours », MEOT p. 20). Il y a donc un paradoxe à introduire une

classification des objets techniques individualisés (qui sont en fait les machines), puisque ceux-ci sont ceux qui doivent relever de la démarche génétique (qui n’est pas une méthode aboutie puisqu’elle ne peut déterminer de loi empirique de la concrétisation).

2) La question de la formalisation : dans le cours Sur la naissance de la technologie (inédit, 1970, p. 27), Simondon évoque des « tentatives inspirées de la linguistique et du

structuralisme » (sans donner de référence) : il les considère « intéressantes parce qu’elles dégagent des concepts tels que celui de code ». La pertinence de la notion de code est ensuite

discutée. Simondon la trouve adaptée seulement pour les « civilisations prémachinistes ». C’est la seule notion rapportée au formalisme à être évoquée ; la confrontation avec le point de vue combinatoire est encore éludée. [On ne trouve pas chez Simondon d’allusion à la théorie des automates, laquelle s’avère pourtant adaptée pour formaliser la notion de code (aussi bien par l’intermédiaire de la linguistique, suite aux travaux de Chomsky).] On peut s’étonner que, pour décrire le processus de concrétisation, Simondon ne cherche pas l’appui de formalismes diagrammatiques (d’autant qu’il estime par ailleurs que la représentation graphique est la plus adaptée au schématisme technique). Puisque la synergie croissante des fonctions rend leurs relations simultanées dans l’objet technique, il y a un paradoxe, ou en tous cas une difficulté supplémentaire, à décrire la concrétisation séquentiellement, en langue naturelle (autrement dit en une dimension, là où le graphisme permet deux ou trois dimensions).

3) L’intérêt pour la cybernétique et la réflexion autour du raisonnement par analogie. Ce dialogue prend une dimension schématique et épistémologique très importante dans toute l’œuvre de Simondon, mais je me limite à la technologie. L’idée est celle d’une « technologie non cartésienne » (en référence à « l’épistémologie non cartésienne » de Bachelard), non pour réfuter, mais pour relativiser et dépasser les méthodes analytiques. Celles-ci conviennent pour les composants, pas pour les machines. Dans MEOT, à propos du moteur de 1910, c’est la Méthode cartésienne qui est visée en filigrane : c’est de façon abstraite « que l’on explique

dans les classes le fonctionnement des moteurs thermiques, chaque pièce étant isolée des autres comme les traits qui la représentent au tableau noir, dans l’espace géométrique partes

extra partes ». Deux textes inédits sur la cybernétique10 indiquent non seulement l’importance

que Simondon accorde à celle-ci, mais aussi la façon dont il l’interprète : le livre de Wiener est selon lui un nouveau Discours de la Méthode, mais qui ne contiendrait que la Dioptrique et les Météores, sans la Méthode proprement dite. Il y a donc pour Simondon une insuffisance de généralité, c’est l’une des principales critiques qu’il fait à la cybernétique11. Il appelle de 10 Il s’agit de « Cybernétique et philosophie » et « Épistémologie de la cybernétique ». Ces textes ne sont pas

datés. On peut toutefois dater le premier de 1953. Si l’on prend pour critère le degré d’assurance perceptible dans l’écriture, la formulation doctrinale et le statut que Simondon y accorde à la cybernétique, le second inédit serait postérieur, mais précéderait néanmoins les deux textes « Allagmatique » et « Théorie de l’acte analogique » qui abordent les mêmes questions de façon plus concise (ajoutés en 1995 à la fin de IGPB, non datés eux aussi).

11 [« Or, si l’ouvrage de Norbert Wiener (…) a bien, historiquement, la valeur d’un nouveau Discours de la

Méthode, il n’en a pas, doctrinalement, l’unité interne ; on saisit, sur de brillants exemples, à quelle préoccupation répond la cybernétique, mais la méthode cybernétique n’y est point définie. Dans le Discours de la Méthode, au contraire, ou plutôt dans les fragments qui le suivent, il y a des exemples de l’application de la méthode cartésienne, sur la Dioptrique et les Météores ; mais avant cette démonstration par l’exemple, il y a une définition des règles de la méthode et une affirmation de leur universelle valabilité [sic]. Nous croyons donc que l’œuvre la plus urgente que réclame la nouvelle théorie cybernétique est l’édification d’une logique cybernétique (…) » (« Épistémologie de la cybernétique », p. 20). Mais là encore, silence de Simondon vis-à-vis de démarches qui ont entrepris une telle généralisation dans le cadre d’une théorie formalisée, en particulier Ashby (An

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ses vœux une « théorie des opérations », transversale aux sciences, lesquelles analysent des « structures » (ce termes de structure et d’opération, qui restent très peu définis, doivent être entendus respectivement dans le sens approximatif d’« anatomie » et de « physiologie ») ; cette théorie, il l’appelle aussi « allagmatique », ou « cybernétique universelle ». Dans MEOT (p. 48), il conteste à la cybernétique telle qu’elle existe – ou plutôt, et la nuance importe, telle qu’il la perçoit – la possibilité d’être une technologie générale, dans des termes qui sont discutables et du reste peu cohérents avec ses autres réflexions.

[En effet, dans ce passage de MEOT, Simondon attribue à la cybernétique deux postulats que, selon lui, elle aurait adopté en dépit de ses revendications initiales : 1) la cybernétique aurait « accepté au point de départ ce que la technologie doit refuser : une classification des objets

techniques opérée par des critères établis selon les genres et les espèces » (p. 48-49). Ce

faisant, elle se trouverait à la fois être « trop spécialisée » (on retrouve l’argument du manque de généralité) et manquer à sa vocation première d’« étude interscientifique » (puisqu’elle découperait arbitrairement un domaine d’objets). Simondon y oppose qu’« Il n’y a pas une espèce des automates, il n’y a que des objets techniques, qui réalisent divers degrés

d’automatisme » (p. 49). Si la référence aux « degrés d'automatisme » peut être rapportée à

une classification introduite par Pierre de Latil dans son best-seller de 1953 (La Pensée

artificielle, Introduction à la cybernétique), que Simondon cite nommément dans

« Cybernétique et philosophie », il est en revanche difficile de voir à quoi se réfère au juste ce dernier à propos d’une prétendue « classification selon les genres et les espèces » ; ou plutôt, si l’on trouve bien des classifications chez Wiener comme chez Lafitte ou encore Couffignal, on ne voit pas en quoi elles diffèrent, par nature autant que dans leurs principes respectifs, d’une classification en « degrés », qu’elle soit empruntée ou non à Latil ; l’opposition, non explicitée par Simondon, reste verbale, nominale. 2) Le second serait « le postulat inital de

l’identité des êtres vivants et des objets techniques auto-régulés » (p. 49). Autant les

arguments par lesquels Simondon explique ensuite la différence entre vivants et machines sont importants, autant son attribution de ce postulat d’identité à la cybernétique est, là encore, sans fondement, et même contraire à ce qu’il en dit dans ses autres textes. Ailleurs, en effet, Simondon affirme la différence entre identité et analogie, et la cybernétique vient comme exemple, et non contre-exemple, de raisonnement analogique (la description des analogies cybernétiques dans « Épistémologie de la cybernétique » correspond ainsi exactement aux critères énoncés dans la « Théorie de l'acte analogique »).

En outre, même si ces deux postulats étaient bien attribuables à la cybernétique, Simondon ne semble pas s’apercevoir qu’ils sont contradictoires, incompatibles.12]

En fait, lorsqu’on met les textes en perspectives, c’est bien la cybernétique qui servirait de modèle pour la TG du point de vue de la Méthode, en tant que méthode analogique. En effet, pour étudier un domaine d’objets (en l’occurrence les machines), il est nécessaire de le rendre homogène, d’avoir des éléments communs sur lesquels une même méthode peut opérer. Quels sont les termes par lesquels Simondon veut rendre commensurables tous les objets techniques ? Ce sont des termes somme toute classiques : structure et fonction. Le processus de concrétisation, c’est la condensation des fonctions sur un nombre décroissant d’éléments

Introduction to Cybernetics, 1956, dont la traduction française est disponible chez Dunod dès 1958), qui prétend pourtant fonder une science universelle des machines, ou encore le logicien belge Léo Apostel (« Logique et cybernétique », Les Études philosophiques, n°2, 1961, p. 191-214).]

12 Partons du postulat n°1 : si la cybernétique séparait les automatismes du reste des objets techniques, c’est

qu’elle considérerait que les gestes des opérateurs d’outils ne sont pas commensurables avec les opérations des machines, autrement dit qu’elle refuserait le postulat n°2 ; inversement, si elle acceptait ce postulat d’identité, elle ne verrait aucune différence entre une machine, d’une part, et un ensemble outil-opérateur d’autre part, et donc elle n’aurait aucune raison de considérer isolément les automatismes du reste des objets techniques. Mais, répétons-le, il n’existe pas de textes ou de travaux attribuables à « la cybernétique » qui revendiquent l’un ou l’autre de ces postulats, du moins tels que Simondon les présente.

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de structure ; ce processus alterne avec celui de différentiation, qui est la réintroduction de nouveaux éléments de structure pour corriger les effets secondaires indésirables. La méthode de la TG devrait donc pouvoir analyser des relations entre structures et fonctions, relations qui sont définies par ailleurs de façon générale comme étant l’objet de l’allagmatique (ou cybernétique universelle, dans l’interprétation extrapolée par Simondon) ; celle-ci articulerait l’analyse des structures, et une analyse des fonctions par une méthode analogique. Une telle méthode analogique reste à inventer, elle n’était pas davantage définie ou explicitée chez les cybernéticiens. Certains d’entre eux s’y sont néanmoins intéressés, et l’on peut faire le lien entre les réflexions de Simondon et celles de Couffignal. Je pense que Simondon a repris à Couffignal le critère de préférence pour les analogies entre fonctions par rapport aux analogies entre structures13. Au final, on voit que l’allagmatique n’est pas mise empiriquement

à l’épreuve sur les OT dans le cadre de la TG, et que cette mise à l’épreuve impliquerait l’articulation de méthodes combinatoires et de la cybernétique entendue comme analyse fonctionnelle.

Ces éléments semblent confirmer la thèse que l’inachèvement de la TG correspond à l’insuffisance des discussions méthodologiques avec les autres projets de théorie des machines.

[Il y a bien une situation d’entre-deux inachevé pour ce qui constitue une ramification d’un système philosophique, ramification à visée objectivante mais qui ne franchit pas le seuil de la positivité.]

Cette situation de Simondon tient sans doute dans une certaine mesure à des exigences d’ordre philosophique : d’abord, évidemment, sa propre philosophie de l’individuation qui le détourne en principe des classifications abstraites. Le rejet des méthodes analytiques et combinatoires est aussi sans doute influencé par la psychologie de la Gestalt et par Bergson ; peut-être aussi une méfiance à l’égard du formalisme, encouragée par Bergson (philosophie du processus, le symbole a vocation à simplifier et figer le mouvant pour le rendre accessible à l'action) mais aussi par Couffignal (pour qui le concept de machine doit désigner uniquement des objets matériels, et non des « êtres de fiction » mathématiques14). Une

orientation phénoménologique, dans le fil de la thématique husserlienne de la Krisis15, peut

aussi être invoquée de ce point de vue : il s’agirait pour Simondon de ne pas laisser le sens des phénomènes techniques se résoudre ou se résorber dans une description formelle.

La technologie simondonienne, dans la forme sous laquelle il nous l’a léguée, oscille ainsi entre une matrice d’interprétation philosophique des techniques et une ébauche de science opératoire ; il s’agit de donner du sens aux phénomènes techniques, au moins autant que de construire des connaissances objectives.

[L’attitude hésitante de Simondon à l’égard de la cybernétique, et la vision imprécise qu’il en a (sous l’appellation un peu vague de « théorie des opérations »), ne doivent pas surprendre. Dans le contexte de la France d’après-Guerre qui est celui de l’écriture de l’œuvre simondonienne, la cybernétique était elle-même imprécise : lorsqu’elle était précise épistémologiquement, elle n’existait pas institutionnellement. Elle existait de façon imaginaire par les discours des vulgarisateurs et des philosophes, en décalage avec une carence de pratiques scientifiques réelles. Simondon, un peu victime de cette « bulle spéculative », mais victime consentante pour les besoins de l’élaboration de sa pensée, s’est lui aussi constitué une « cybernétique pour philosophe », comme d’autres l’ont fait autour de lui, comme s’il s’agissait d’une doctrine ou d’une philosophie avec laquelle le philosophe pourrait discuter,

13 Couffignal tire ce critère de son expérience, sa collaboration avec le physiologiste Louis Lapicque en 1942. 14 cf. R. Le Roux, « L’impossible constitution… », p. 32-33.

15 E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, §9, tr. fr. G. Granel,

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être ou non d’accord. Or les productions scientifiques n’ont pas un sens intrinsèque qui serait directement accessible à l’interprétation philosophique, et détachable des pratiques de recherche effective.

Pour en revenir à la technologie proprement dite : même si Simondon avait établi et approfondi un dialogue avec toutes les théories des machines mentionnées, cela n’aurait pas garanti qu’il y trouve toutes les pièces méthodologiques nécessaires pour compléter sa propre théorie : aujourd’hui encore, il n’existe pas de science certaine des rapports entre structures et fonctions dans les objets techniques. Simondon n’est donc pas à blâmer, le milieu à partir duquel il s’est individué incomplètement comme technologue ne s’est pas lui-même complètement individué sous forme d’une théorie générale. En tant que point de convergence des théories des machines, la cybernétique représentait l’issue d’une individuation qui n’a pas eu lieu.]

[« Simondon avait organisé une fête un peu en mon honneur, mais je me suis trompé de jour », se souvient l’ingénieur Guimbal16. On peut se plaire à voir dans cet acte manqué le

rendez-vous raté entre la réflexion du philosophe et le monde technique – ou plus exactement le caractère inabouti de la spéculation philosophique, qui n’atteint jamais tout à fait la réalité opératoire des techniques, et ne peut représenter celle-ci qu’au prix d’une complétude quelque peu fantasmée. Cette anecdote doit aussi rappeler que, pour un dialogue, il faut être deux, et que l’homme de technique rencontre une difficulté intrinsèque à communiquer hors de sa spécialisation – difficulté face à laquelle la bonne volonté du philosophe ne suffit pas.

Mais ce décalage, pour perpétuel et irréductible qu’il soit, n’est pas un héritage figé ; il évolue avec le temps, au gré des renouveaux techniques et intellectuels. Les problèmes du statut épistémologique d’une science des machines, ou encore de la méthodologie de description des relations entre structures et fonctions, sont bien trop épineux pour ne dépendre que des contingences historiques d’échanges qui, de toute façon, ne sauraient jamais être « complets » : la construction d’une théorie ou d’une science est transindividuelle, elle implique un passage de relais et un déroulement temporel.

Tous qui, aujourd’hui, confrontons les concepts simondoniens à divers problèmes spécifiques et nouveaux17, ou nous essayons aux dialogues que Simondon n’a pas établis, poursuivons

notre individuation intellectuelle là où la sienne s’est arrêtée ; ce faisant, c’est aussi son individuation qui se poursuit à travers la nôtre.]

16 Lettre de Jean Guimbal, septembre 2010. Guimbal est l'inventeur des « groupes bulbes » (les turbines qui

équipent l'usine marémotrice de la Rance), exemple discuté par Simondon dans MEOT.

17 Du côté des sciences de l’ingénieur et de l’histoire des techniques, si le courant de « génétique technique »,

bien qu’initié par Yves Deforge, doit en fait peu aux concepts de Simondon (cf. M. COTTE, « La génétique

technique a-t-elle un avenir comme méthode de l’histoire des techniques », in A.-L. Rey, dir., Méthode et Histoire, Quelle histoire font les historiens des sciences et des techniques ?, SFHST, 2010, p. 187-201), ces derniers font toujours l’objet de tentatives d’intégration théorique (cf. S. AÏT-EL-HADJ. « Les apports de la

"théorie de l’objet technique" de Gilbert Simondon à une théorie opératoire unifiée des systèmes techniques », in Aït-el-Hadj & Boly, dir., Les systèmes techniques, lois d’évolution et méthodologies de conception, Paris, Lavoisier-Hermès, 2009, p. 57-80). Du côté de l’épistémologie et de la philosophie des sciences, différents travaux s’emploient depuis quelques années à mettre les concepts simondoniens à l’épreuve de nouveaux domaines technologiques, notamment pour enrichir l’analyse de divers dispositifs d’instrumentation scientifique : nanotechnologies (B. BENSAUDE-VINCENT & X. GUCHET, « Nanomachine: One word for three different paradigms », Techne, 11/1, 2007, p. 71-89 ; S. LOÈVE, Le concept de technologie à l’échelle des

molécules-machines. Philosophie des techniques à l’usage des citoyens du nanomonde, Thèse, Université Paris-Ouest, 2009), accélérateurs de particules (V. BONTEMS, « Actualité d’une philosophie des machines. Gilbert

Simondon, les hadrons et les nanotechnologies », Revue de synthèse, 2009, 130/1, p. 37-66), ou encore pratiques de modélisation (R. LE ROUX, La cybernétique en France (1948-1970), ch. 34).

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