« COMMENT ÇA MARCHE ? » DES OUVRAGES QUI MÊLENT
VALEURS SÛRES ET SUJETS D’ACTUALITÉ
Joël LEBEAUME
UMR STEF ENS Cachan INRP UniverSud, Paris
MOTS-CLÉS : OUVRAGES JEUNESSE – DIFFUSION DES TECHNIQUES – SUJETS D'ÉTUDE – ÉDUCATION TECHNOLOGIQUE
RÉSUMÉ : L’analyse d’une vingtaine d’ouvrages consacrés à « comment ça marche » et publiés entre 1960 et 2005 questionne les objets et les points de vue privilégiés dans ces présentations technologiques. Elle indique d’une part un équilibre entre les objets incontournables car largement diffusés et utilisés et les sujets plus récemment introduits dans le milieu technique, d’autre part un point de vue privilégié sur la présentation des principes scientifiques que ces objets intègrent. Elle suggère une analyse comparée des ouvrages et des revues afin de discuter la prise en charge spécifique des nouveautés qui font actualité.
ABSTRACT : The analysis of about twenty books focusing on howstuffworks and published between 1960 and 2005 questions the selected artifacts and the valorized points of view in these technological presentations. It indicates in the first hand a balance between compulsory artifacts because largely used and the more recently introduced subjects within the technical environment, in the other hand a main point of view on the scientific principles presentation that are integrated in these artifacts. It suggests a compared analysis between books and reviews in order to discuss the
1. COMMENT ÇA MARCHE
Dès la fin du XIXe siècle, les ouvrages tels que les « merveilles de l’industrie » assuraient la diffusion des techniques et informaient les lecteurs des inventions les plus marquantes (Raichvarg, 2005). Comme par le passé, les revues contemporaines (La recherche, Science et Vie, Science et Vie Junior, Science et Vie Découverte) spécifient une rubrique consacrée à « Comment ça marche », « Machin, machine ». La consultation de ces rubriques indique la diversité des sujets qui décrivent le grille-pain ou le vidéoprojecteur mêlant ainsi les présentations d’objets largement diffusés et les produits les plus innovants. Cette thématique - également développée par des institutions - est présente dans l’édition d’ouvrages spécifiques dont les titres mentionnent clairement cette préoccupation. L’étude présentée propose une analyse de ces ouvrages qui contribuent à l’éducation technologique, afin d’identifier plus nettement ce qui fait actualité. Dans cette perspective, l’analyse porte sur la comparaison des ouvrages publiés depuis environ quarante ans, lorsque la technologie au sens de technique moderne s’impose, lorsque le « milieu technique » existe et lorsque le « système des objets » s’impose.
2. CORPUS ET ANALYSE
Le corpus est constitué des ouvrages dont les titres affirment ou questionnent le « comment ça marche » : vingt-deux ouvrages publiés sur la période 1963 à 2006, deux en allemand et un en américain. Sont exclus du corpus, les ouvrages consacrés aux inventions et les documentaires scolaires. L’analyse de ces ouvrages porte à la fois sur l’analyse du contenu des textes introductifs ou promotionnels, l’identification systématique des objets ou ensembles présentés, leur traitement en textes et en images tout en distinguant leurs publics plus ou moins explicitement suggérés. Cet examen permet de repérer ce qui fait actualité tant dans le contenu que dans le traitement.
Dans la perspective privilégiée qui vise à saisir les éléments du milieu technique diffusés par ces ouvrages de vulgarisation, l’analyse ne porte pas spécifiquement sur les formes des discours selon les orientations de Giordan et Rasse (1987) ou de Jacobi (1999). L’analyse porte en effet sur les points de vue valorisés dans ces présentations technologiques afin d’identifier leurs spécificités tant dans la forme que dans le contenu. L’analyse est ainsi effectuée à deux niveaux : le repérage de l’évolution des objets présentés dans ces publications, l’étude plus détaillée de quelques objets. L’ensemble doit alors permettre de préciser l’actualité prise en charge dans ces ouvrages.
3. D’HIER À AUJOURD’HUI
3.1. Techniques de composition et d’impression, textes et images
La comparaison des ouvrages indique d’abord l’évolution des techniques de composition et d’impression. Aux pages colorisées et aux textes en colonnes succèdent les pages photocomposées et imprimées en quadrichromie avec des illustrations investissant les derniers procédés de l’imagerie. Ces possibilités des techniques graphiques retentissent sur la mise en page qui, d’une façon nette, valorise progressivement le visuel par rapport au texte. Ainsi des lectures illustrées par des photographies, coupes ou sections qui localisent les éléments des mécanismes précèdent-elles les dessins réalistes, schémas, éclatés ou images commentés.
3.2. Discours et propos
Dans les encarts à caractère incitatif ou promotionnel des pages de couverture ou introductives, l’intention majeure soulignée est la divulgation « du secret des techniques » motivée par la prolifération des machines qui sont « des boîtes noires » et auxquelles correspondent des enjeux sociaux importants de maîtrise du monde ou « knowledge is empowering » et des enjeux éducatifs liés au développement ou à la satisfaction de la curiosité. L’ambition de cette découverte des techniques est de faire saisir que ces machines intègrent de « l’intelligence et de l’imagination » et que ces engins « sont conçus pour aider notre remuante et ambitieuse espèce à assurer sa subsistance et sa survivance, à lui fournir des moyens de jour en jour plus puissants en faveur de ses entreprises et de son progrès, à vaincre enfin la Nature, en tirant astucieusement parti des lois mêmes qui la gouvernent ». Si l’hymne au progrès est explicite au début des années 1960, cette valorisation est toujours présente, en filigrane de la composition à propos de l’ordinateur dans les ouvrages des années 1980 ou des objets intelligents des années 2005.
3.3. Objets et engins, réseaux et systèmes
Les premiers ouvrages de la période étudiée portent principalement sur les machines et développent donc à la fois l’énergie électrique et les mécanismes, électromécanismes et automatismes. Si ces sujets sont toujours présents dans les ouvrages postérieurs car l’enjeu demeure d’expliciter le fonctionnement des objets familiers, ils sont concurrencés par les évolutions des techniques de l’information. Toutefois, au fil du temps, des objets apparaissent favoris voire incontournables car ils sont repris dans la majorité des publications. Ce sont les objets usuels signalés dans environ un ouvrage sur deux (tableau 1).
Appareil photographique Ascenseur, escalier mécanique Chasse d’eau
Réfrigérateur Grue Bombe aérosol
Aspirateur Pile électrique Télescope et lunette
Voiture et moteur à explosion Four à micro-ondes Scaphandre autonome
Avion et réacteur Serrure à barillet Radar et sonar
Hélicoptère Lampe à incandescence, Tube fluorescent Internet
Télévision couleurs Moteurs électriques Scanner à plat
Lave-linge Téléphone, fax Imagerie médicale
Lecteur code-barres Magnétoscope Calculatrice
Radiographie Lecteur CD Thermostat
Aéroglisseur Ordinateur Guitare électrique
Sous-marin Locomotives Marteau pneumatique
Caméra, projecteur Fusée Dérailleur de bicyclette
Centrales et générateurs électriques Laser Photocopieur
Tableau 1 : Objets régulièrement présentés
L’entrée largement privilégiée par les objets et la composition selon des articles indépendants tendent à valoriser les ensembles (un objet et ses accessoires) au détriment des réseaux. Si le réseau internet est présenté dans la plupart des ouvrages récents, les réseaux de distribution électrique ou téléphonique le sont d’une façon moindre au cours de la période tandis que les réseaux ferrés ou routier ainsi que les réseaux d’eau potable et d’eaux usées le sont exceptionnellement. Ces ouvrages proposent alors un regard sur le monde essentiellement perceptible.
3.4. Milieux et mondes
Les sélections et les choix des auteurs et des éditeurs privilégient la découverte du milieu technique et du monde des phénomènes. Le monde quotidien, proche par l’existence physique des objets ou leurs images médiatisées (satellites, OGM) est ainsi proposé avec le regard privilégié de ces ouvrages thématiques qui les décortiquent pour les rendre transparents. Mais simultanément, des mondes sont plus faiblement présents : le monde de l’agriculture, le monde de la production industrielle. Simultanément le point de vue du travail et des utilisateurs de ces machines et systèmes dans un contexte professionnel est faiblement traité. Les ouvrages « comment ça marche » ouvrent les yeux de l’usager du milieu technique du point de vue des services que ces machines fournissent et dont on veut dévoiler le fonctionnement pour ne pas en être assujetti. C’est le monde domestique et domestiqué.
3.5. Description et explication, principes et types
Parmi les milliers de pages consultées, deux registres majeurs de traitement sont identifiables dans les textes et les images. La description privilégie la désignation des organes et leur localisation ; l’explication fait prévaloir le principe de fonctionnement. L’extincteur sera dans l’un des cas décrit comme un récipient sous pression qui éjecte un fluide alors qu’il sera présenté dans l’autre cas comme un projecteur d’une substance qui stoppe la combustion. Mais cette distinction croise une autre distinction, celle de l’approche scientifique et de l’approche technique : l’une spécifie par exemple le phénomène (manette = levier), l’autre la fonction technique (levier = amplification). L’analyse comparée du traitement de l’extincteur et de l’appareil photographique par exemple indique cette variation entre approche des organes, des fonctions et des phénomènes.
Deforge (1985) attire l’attention sur les confusions sémantiques susceptibles d’apparaître pour la catégorisation des objets, en particulier autour des notions de « fonctions » et de « principes ». Si la relation fonction-organe permet de clarifier la première ambiguïté, la seconde exige de distinguer « principe scientifique » et « principe technique ». À la question candide « comment ça marche une cafetière ? » plusieurs réponses sont envisageables selon le point de vue porté :
1. sur l’extraction des composés solubles par infusion, percolation ou lixiviation ; 2. sur l’obtention du café par passage sur le café moulu, par filtrage ou par décantation ; 3. sur le chauffage de l’eau, intégré ou non ;
4. sur la circulation de l’eau par pompage thermique ou électromécanique ;
5. sur l’ensemble qui transforme de l’eau, d’une façon automatique ou non, en boisson chaude. Le point de vue 1 est de l’ordre exclusivement physico-chimique avec de larges extensions et dont les cafetières peuvent être des applications ou des illustrations. Le point de vue 2 envisage des procédés d’obtention du café et des solutions de principe. Le point de vue 3 repère les fonctions techniques intégrées ou non dans la ou les solutions constructives. Le point de vue 4 distingue les organes et les solutions techniques potentielles ou réelles mais relativement indépendantes de la fonction d’usage. Une cafetière est alors proche d’une lessiveuse qui utilise aussi un thermosiphon et qui devient alors une illustration de ce principe d’ordre thermique. Le point de vue 5 associe fonction d’usage et fonctions techniques.
Les ouvrages explicitent prioritairement le thermosiphon et donc le principe physique à l’origine de cette transformation. La présentation d’un seul objet sans ambition de perspective comparée limite la description fonctionnelle des solutions de principe. L’exemple de la cafetière tend aussi à montrer que les présentations s’actualisent au fil du temps en présentant les objets devenus usuels mais sans présenter ni comparer les modèles et donc ni les différents principes ou types.
privilégient l’approche visuelle caractérisée par des dessins épurés, des photos du contexte, des schémas explicatifs. Le registre descriptif est privilégié donnant un aperçu des choses. Toutefois, le langage assez imprécis associe une désignation usuelle de l’objet au principe ce qui entraîne une confusion entre principe de percolation et principe de thermosiphon. L’analyse comparée des propositions de Science et vie, science et vie junior et science et vie découverte, permettrait de préciser ces orientations distinctes selon les publics cibles.
4. ACTUALITÉS EN UNE QUESTION : COMMENT ÇA MARCHE
L’étude à caractère descriptif menée à partir de l’analyse d’ouvrages publiés au cours des quarante dernières années examine une niche de l’édition non scolaire qui contribue à l’éducation technologique. Elle propose un questionnement de ces publications qui associent textes et visuels, commentaires et dessins ou schémas et met en évidence ce qui fait actualité dans le milieu technique présenté et explicité : les nouveautés dont la diffusion est assurée.
Les « comment ça marche » mêlent ainsi les valeurs sûres c’est-à-dire les présentations des objets incontournables car largement introduits dans les usages et les sujets qui font actualité par leurs enjeux sociaux médiatisés. Au fil du temps, les ouvrages semblent structurés par cet équilibre qui ne présente pas vraiment les innovations en cours de développement ou de diffusion comme la bicyclette électrique, la voiture au créneau assisté ou les multiples usages de la RFID. Mais il conviendrait de mener une étude comparative entre ouvrages et rubriques de mensuels car la consultation de ces derniers tend à montrer qu’ils sont plus directement en prise avec l’actualité, le cas échéant éphémère. Les contraintes de publication des ouvrages sur une longue durée est une hypothèse interprétative de la nécessité de cet équilibre prudent entre valeurs sûres et sujets d’actualité.
BIBLIOGRAPHIE
DEFORGE, Y. (1985). Technologie et génétique de l’objet industriel. Paris : Maloine.
GIORDAN, A. & RASSE, P. (1987). Culture, éducation, communication scientifique et évaluation. Nice : Z’Éditions.
