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Par delà Heidegger et Watsuji : ontologie, tout et mécanique quantique

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Academic year: 2021

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Par delà Heidegger et Watsuji :

Ontologie, tout et mécanique quantique

Thèse

Charles-Anica Endo

Doctorat en philosophie

Philosophiae Doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

© Charles-Anica Endo, 2015

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Résumé

La crise écologique comme les débats entourant les avancements technologiques en biologie moléculaire ou en nanotechnologie sont au cœur d’un questionnement sur la relation que nous entretenons envers la nature, mais également avec nous-mêmes. En effet, des catastrophes comme celle de la centrale nucléaire de Fukushima ou les controverses entourant les organismes génétiquement modifiés nous rappellent la portée de nos choix individuels et collectifs en nous questionnant sur la justesse de nos modèles; ce sont ces paradigmes qui structurent nos pensées et qui servent d’assises à nos actions. C’est justement en ayant pour objectif de trouver une alternative à la modernité occidentale que ce modèle de pensée, qui a servi au développement de la science moderne depuis Descartes, mais également de prétexte à un asservissement de la nature, que cela nous amène à nous engager dans ce processus de réflexion. Pour cheminer philosophiquement dans ce projet d’une nouvelle fondation de notre relation à la nature et à nous-mêmes, nous explorerons la question du rapport sujet/objet à travers l’histoire de la philosophie. Ensuite, nous procurerons ce même débat à travers l’interprétation de Copenhague de la théorie de la mécanique quantique pour situer cette question dans le développement de la physique actuelle. Nous emprunterons ensuite les chemins philosophiques de l’ontologie heideggérienne pour nous donner un nouveau point de départ à cette discussion. Nous ferons alors le lien entre la philosophie de Heidegger et la mécanique quantique par l’entremise de Bohr et de Heisenberg. Nous étudierons alors la question de l’être humain conceptualisée dans un contexte non occidental par la thèse du philosophe japonais Watsuji Tetsuro. Cette dernière étape nous aidera à trouver des solutions au dépassement des

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problèmes éprouvés par Heidegger à la complétion de son projet d’ontologie fondamentale. C’est par une tentative de synthèse de la pensée de Heidegger et de Watsuji sur l’être et par-delà les conséquences philosophiques de la mécanique quantique sur la conscience que nous pourrons alors proposer les bases d’une nouvelle ontologie du Tout qui servira à un renouveau des relations que nous entretenons avec la nature et nous-mêmes.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... vii

Avant-Propos ... xi

Introduction ... 1

Chapitre 1. La crise des sciences, le rapport sujet/objet et la question de l’être ... 7

1.1- Comment les interrogations entourant les nouvelles technologies débouche à un questionnement sur l’être humain. ... 17

1.1.1- Le projet Hapmap ... 17

1.1.2- Identité ou qu'est-ce qu’un Japonais? ... 20

Chapitre 2. Mécanique quantique et la dissolution de la dichotomie sujet/objet ... 53

2.1- La mécanique quantique et ses conséquences ... 55

Chapitre 3. L’être chez Heidegger ... 79

3.1- Être et Temps ... 79

3.1.1- Origine du questionnement ... 81

3.1.2- Le sens de la question d’ «être» ... 83

3.1.3- La primauté ontologique de la question de l’être ... 85

3.1.4- La primauté ontique de la question de l’être ... 86

3.1.5- Méthodologie ... 87

3.1.6- Le Dasein ... 90

3.1.7- L’être-au-monde, constituant fondamental du Dasein ... 90

3.1.8- Le rapport au monde ... 93

3.1.9- Espace, spatialité et Dasein ... 98

3.1.10 La distinction entre les modes authentiques et inauthentiques. ... 102

3.1.11- Le Dasein comme affection ... 103

3.1.12- Le Dasein comme comprendre ... 105

3.1.13- Le sens ... 107

3.1.14- Le Dasein et la parole ... 108

3.1.15- La déchéance ... 110

3.1.16- Le souci, fondement du Dasein. ... 111

3.1.17- L’existence authentique ... 115

3.1.18- Le temps comme sens de l’être ... 117

3.1.19- La compréhension ... 121

3.1.20- La temporalité et affection ... 122

3.1.21- La temporalité et déchéance ... 124

3.1.22- La temporalité comme le parler ... 124

3.1.23- La temporalité d’être-dans-un-monde ... 125

3.1.24- Temps et espace ... 127

3.1.25- Histoire ... 128

3.1.26- Temporalité du Temps ... 129

3.2. Tournant heideggérien et l’ontologie fondamentale ... 132

Chapitre 4. Heidegger et la mécanique quantique ... 145

Chapitre 5. Watsuji Tetsurô, Fûdo et l’être humain ... 159

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5.2.1- Nature subjective du milieu : ... 164

5.3- Le ningen sonzai ... 171

5.4- Le temps et l’espace ... 176

5.5- La limitation du climat dans la structure de la vie humaine ... 180

Chapitre 6. Tout, ontologie et technique ... 189

6.1- Watsuji, la transcendance du Dasein et la métaphysique ... 198

6.2- Le milieu comme révélateur de la totalité ... 207

6.3- Être-pour-la-mort ... 211 6.4- La technique ... 213 Conclusion ... 221 Bibliographie ... 229 Monographies et collectifs ... 229 Articles de périodiques ... 235 Ressources électroniques ... 237

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Felix qui potuit rerum cognoscere. Pour Yukio Endo (1944-2010),

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Avant-Propos

Cette thèse est avant tout une réflexion sur mon parcours de vie. De mes interrogations comme biologiste du rapport de l’être humain à la nature, à ce cheminement philosophique sur la question de l’être en passant par mon penchant pour les technologies. Elle est aussi une étape dans une quête personnelle pour la sagesse, se connaître soi-même comme le disait Socrate, découvrir l’être humain que je suis. Ce travail demanda aussi une appropriation intellectuelle de la pensée de l’Occident comme de l’Orient, ce même mélange qui coule dans mes vaines.

Cette thèse est également une tentative de « thinking outside the box » comme le disent les Anglais. Elle me permet de faire une première boucle entre mon passé de biologiste et celui de philosophe; de briser les silos disciplinaires pour s’approprier une vision d’ensemble, se donner un nouvel horizon, un nouveau départ sur la question de l’être jusqu’à ses implications dans notre relation à la nature et avec nous-mêmes. Si le questionnement de ce projet de doctorat débuta par une réflexion éthique sur l’environnement, elle aboutira à l’éclaircissement des bases d’une nouvelle ontologie.

Je tiens maintenant à remercier Mme Marie-Hélène Parizeau, directrice de cette thèse. Votre patience et votre soutien m’ont permis de terminer ce document. Vos interrogations m’ont permis de pousser ma réflexion. Grâce à votre soutien et à votre ouverture, j’ai pu acquérir une expérience académique et professionnelle remarquable.

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Vous m’avez aussi aidé à développer une curiosité théorique et pratique qui me pousse à questionner mes limites et à me dépasser.

Merci aussi à M. Sohail Kash qui m’a épaulé dans ce long périple avec des commentaires pertinents, des analyses profondes. Il a été un catalyseur à ouvrir mon esprit à d’autres facettes de la pensée dans des contextes hors de la modernité occidentale.

Merci à Augustin Berque qui par ses écrits a profondément influencé mon cheminement en éthique de l’environnement et en philosophie japonaise.

Un merci aussi au défunt philosophe japonais Tomonobu Imamichi pour notre entretien à Tokyo qui m’a redonné espoir en la sagesse de l’homme et réitérer l’importance de la philosophie dans ma propre vie.

Un merci particulier à mon ami Pascal Bergeron, astrophysicien, qui a ouvert mon esprit à la mécanique quantique et a permis de replanter ma thèse dans un terreau très fertile.

Un merci spécial à ma famille, ma femme Dilnoza et mes enfants Komila, Eliott et Rafael qui ont si patiemment attendu la fin de ce travail et enduré mon horaire difficile.

Merci aussi à tous mes proches et amis qui furent mes premiers lecteurs, testeurs d’idées et partisans. Merci, Céline Carrier, Michel Houle, Denise Carrier, Akira Saito et Jean-Jacques Dubois pour les discussions éclairantes sur l’être humain, la science et la nature.

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xiii Merci à mes collègues de Faune et Parcs Québec et du ministère de l’Environnement du Québec dont Réjean Dumas, Laurier Hovington, François Girard, Bruno Bélanger et Pierre Fournier qui m’ont permis de vivre une expérience de la nature incroyable et amorcer ma réflexion sur l’environnement.

Enfin, un remerciement spécial à mon défunt père, Yukio Endo, à qui je dédie ce travail. Tu as été une source d’inspiration et de sagesse pour moi tout au long de ta vie. Ta confiance en l’être humain était sans limites, autant que ta foi. Je crois qu’avec la fin de ce travail, tu pourras enfin reposer en paix et délivrera du même coup ceux et celles qui t’avaient promis de me faire finir ce doctorat.

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Introduction

Le 11 mars 2011, un très puissant tremblement de terre, 9 sur l’échelle de Richter, secoua le Japon. Un peu plus tard, un immense Tsunami dévasta les côtes japonaises emportant avec lui plus de 20 000 personnes1 et causant des dommages matériels très

importants. Dans la foulée, ce tsunami endommagea la centrale nucléaire de Fukushima. Cette catastrophe créa des bris d’équipements provoquant la fusion des réacteurs nucléaires et un dégagement massif de radiations. La contamination nucléaire qui s’en suivit et ses conséquences sur l’environnement, la santé humaine et la société soulèvent maintenant plusieurs questionnements philosophiques. D’une part, il remet en cause le paradigme de maîtrise de la nature si présente dans le développement technologique et de la pensée scientifique depuis l’avènement de la modernité occidentale. D’autre part, elle questionne, de par notre pouvoir sur le monde, le rapport à la nature et à notre propre nature.

En effet, le développement technologique est intimement lié à la question du rapport à l’environnement, puisque nous sommes de plus en plus dépendants des technologies pour assurer notre survie. Par exemple, l’optimisation de l’agriculture ou les techniques de génie civil ont permis le développement des sociétés modernes. À l’opposé, ces techniques sont aussi utilisées à des fins militaires qui peuvent mettre en danger notre propre espèce, comme dans le cas des armes de destruction massive. Bonnes ou mauvaises, ces technologies ont un impact grandissant sur l’environnement et notre milieu. Nous n’avons

1 Voir le site de l’agence de police nationale du Japon : Emergency Disaster Countermeasures Headquarters.

« Damage Situation and Police Countermeasures associated with 2011Tohoku district - off the Pacific Ocean Earthquake », http://www.npa.go.jp/archive/keibi/biki/higaijokyo_e.pdf, consultation septembre 2013.

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qu’à prendre l’exemple de la catastrophe pétrolière du Deep Water Horizon en 2010 dans le Golfe du Mexique pour s’en convaincre.2

La maîtrise technique est donc au cœur du débat sur notre relation à la nature. De plus, de par les développements en biologie, en informatique ou en nanotechnologie, notre relation à nous-mêmes est également en jeu. Nous n’avons qu’à penser au clonage, aux organismes génétiquement modifiés ou au réchauffement climatique, et à leurs dérives actuelles ou potentielles ainsi qu’à leurs conséquences pour prendre conscience de notre pouvoir sur le monde et nous-mêmes.

Le symbole de la perte de contrôle de nos propres créations techniques évoqué par l’accident de Fukushima nous montre qu’il subsiste un besoin urgent de nous questionner sur le modèle existant de la modernité occidentale. Le modèle philosophique dominant, sur lequel les sociétés modernes ont été bâties, prévaut, encore de nos jours, dans nos rapports à nous-mêmes, aux autres et à notre environnement. Si nous croyons possible de trouver un modèle alternatif comme base philosophique à l’avènement d’une ère nouvelle pour l’être humain et nos sociétés, nous devons questionner d’abord la modernité sur ses propres assises autant aux niveaux scientifiques que philosophiques. En effet, si par la réponse de Descartes à la question de la séparation du corps et de l’esprit, nous avons édifié l’Empire de la modernité, c’est par sa remise en question philosophique que nous pourrons changer sa trajectoire et son influence sur les sociétés humaines et nous-mêmes.

2 Voir : McKie, Robin. « Gulf Oil Spill at Deepwater Horizon Threatens $8bn clean-up and an Ecological Oil

Slick Disaster for the US », The Observer. Sunday 2 May 2010, http://www.theguardian.com/ environment/2010/may/02/bp-oil-spill-costs-impact, consultation janvier 2014.

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3 Cette thèse aura donc comme trame de fond la question suivante : comment pouvons-nous dépasser le rapport sujet/objet proposé par la modernité occidentale illustré par la techno-science et ainsi trouver de nouvelles avenues à notre relation avec la nature, notre société et nous-mêmes?

Pour débuter notre enquête, nous présenterons dans un premier temps à travers l’histoire de la philosophie la manière dont le rapport corps et esprit a été conceptualisé. Nous présenterons les positions de divers philosophes, des présocratiques à Kant en passant par Heidegger. Nous tenterons également de mieux comprendre les liens existants entre le rapport sujet/objet, la connaissance, la technologie et l’identité. Nous utiliserons pour ce faire l’exemple du projet Hapmap en génomique humaine pour montrer comment la technologie, la science et le rapport sujet/objet posent un problème important non seulement à la façon dont nous déterminons notre identité, mais également pour la science et ses propres fondements.

Par ailleurs, notre questionnement sur la limite des technologies implique une remise en cause des changements que nous imposons « aux objets » et par extension au monde, autant au niveau physique que de ses représentations. En raison des thèses de Heidegger sur notre relation au monde et celles de Nishida sur l’identité des contraires, nous arriverons à déduire que nos interactions avec le monde auront une influence sur notre identité comme être humain.

Pour explorer la question du rapport sujet/objet, nous devons donc comprendre et conceptualiser la question de l’être humain. Cette explicitation de l’être humain doit être

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répondue à la lumière du questionnement plus général de l’être. Voilà pourquoi nous avons choisi la philosophie d’Heidegger en tant que pilier central pour cette thèse. En effet, ce penseur a fait de la question de l’être l’objet fondamental de sa quête philosophique. Cependant, le rapport sujet/objet et la question de l’être fascinent aussi les physiciens modernes, en particulier depuis le développement de la mécanique quantique qui a remis en cause les fondements de la physique newtonienne.

Dans cette optique, nous avons cru pertinent dans un deuxième temps de présenter la conceptualisation du rapport sujet/objet dans les sciences modernes par la théorie de la mécanique quantique à la lumière des thèses de Bohr et d’Heisenberg qui ont été aux premières loges du développement de cette théorie, mais également par l’entremise de l’œuvre de Nadeau et Kafatos. En effet, ce livre, écrit par un philosophe des sciences et un physicien, permettait de mettre clairement en évidence le rapport sujet/objet sur deux plans parallèles : philosophie et sciences. De plus, la présentation du débat entre Bohr et Einstein au XXe siècle sur la possibilité de décrire le monde « réel » par les mathématiques et les

théories physiques demeure au cœur de notre propos et influencera, comme nous le verrons plus tard, la question de l’être chez Heidegger. Enfin, c’est en ayant en tête l’appel de Nadeau et Kafatos à développer une philosophie sur les conséquences de la théorie de la mécanique quantique sur la conscience humaine que nous allons par la suite entrer dans l’univers ontologique de Heidegger par le livre Être et Temps. Dans un troisième temps, nous présenterons alors les grandes lignes de son questionnement sur l’être, qui est pour nous la clé de voûte de son univers philosophique.

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5 Si l’objet de notre quête était de découvrir l’être humain pour remodeler le rapport sujet/objet afin de trouver des modèles alternatifs pour faire face aux problèmes technologiques, mais également pour changer notre relation à notre environnement, notre milieu et nous-mêmes, cette incursion dans l’univers heideggérien ne résoudra malheureusement pas entièrement la question.

En effet, la troisième partie du livre d’Être et Temps, où Heidegger devait livrer la conclusion de son analyse et ainsi compléter son ontologie fondamentale, ne fut jamais publiée. Les deux premières parties du livre sont certes éclairantes, mais pas suffisantes pour compléter notre quête philosophique. C’est donc pour tenter de résoudre cette question énigmatique de l’être que nous avons entrepris d’étudier dans un quatrième temps, le tournant chez Heidegger.

C’est en étudiant son cheminement philosophique, qui passera entre autres par un rejet d’une ontologie fondamentale et une lutte avec la métaphysique, que celui-ci arrivera à la conclusion que le logos ne peut saisir l’entièreté de l’être. Il y aurait donc pour Heidegger une condition limite au savoir de l’homme.

La conclusion d’Heidegger sur l’être semblait très rapprochée de celle sur les conséquences de la mécanique quantique. Voilà pourquoi, dans un cinquième temps, nous nous sommes intéressés au contexte dans lequel s’est déployée la pensée de Heidegger. Plus précisément, nous avons tenté de découvrir l’influence du développement de la mécanique quantique et du débat épique entre Albert Einstein et Niels Bohr sur sa

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philosophie. En particulier, nous mettrons en évidence les liens étroits qu’entretenait Heidegger avec le célèbre physicien allemand Werner Heisenberg.

La limite du logos auquel sera confronté, d’une part, Heidegger et, d’autre part, les physiciens modernes nous mènera à poser la question de l’être de façon différente. Nous devrions peut-être sortir du contexte de la pensée moderne occidentale pour trouver des pistes de solution. Pour ce faire, nous avons alors voulu, dans un sixième temps, sortir des sentiers battus pour poser la question de l’être ‒ et du rapport sujet/objet ‒ dans un contexte oriental en utilisant l’auteur japonais Watsuji Tetsurô. Nous avons, ce faisant, mis l’emphase sur ses deux œuvres les plus célèbres : Fûdo et Rinrigaku. Par ailleurs, le choix de Watsuji s’imposait de lui-même car, fort d’un voyage en Europe, il avait écrit Fudô en réponse à Être et Temps de Heidegger.

C’est en présentant l’être humain chez Watsuji, sa dialectique individu et société, ainsi que son interaction avec son milieu que nous pourrons nous engager, dans un septième temps, vers notre dernier chapitre. La conclusion de notre thèse tentera d’apporter un éclairage nouveau à l’ontologie heideggérienne et ainsi se donner une fondation pour repenser le rapport sujet/objet, mais également notre relation à notre milieu, aux technologies et à nous-mêmes.

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Chapitre 1. La crise des sciences, le rapport sujet/objet et la question de

l’être

Depuis qu'il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu'à l'invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu ‒ et sauf quand il se reproduit lui-même ‒, l'homme n'a rien fait d'autre qu'allégrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d'intégration…

Claude Lévi-Strauss

La crise des sciences européennes décrite par Husserl, dans La crise des sciences

européennes et la phénoménologie transcendendale3 qui questionne le rapport de la science

moderne à l’humanité, est bien au centre de la problématique que nous vivons toujours au XXIe siècle avec les avancées de la technique :

Nous prendrons notre point de départ dans un renversement qui a eu lieu au tournant du siècle dernier dans l’attitude à l’égard des sciences. Ce renversement concerne la façon générale d’estimer les sciences. Il ne vise pas leur scientificité, il vise ce que la science en général avait signifié et peut signifier pour l’existence humaine. La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l’homme moderne s’est laissé dans la deuxième moitié du XIXe siècle, déterminer et aveugler par la « prosperity » qu’on leur devait,

signifiait que l’on se détourna avec indifférence des questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives. De simples sciences de faits une simple humanité de faits. Ce renversement dans la façon d’estimer publiquement les sciences était en particulier inévitable après la guerre et, comme nous le savons, elle est devenue peu à peu dans les jeunes générations

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une sorte de sentiment d’hostilité. Dans la détresse de notre vie,‒ C’est ce que nous entendons partout ‒ cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les plus brulantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine.4

Cette question sur l’objectivité de la science poussée par la prospérité économique, qui met de côté la subjectivité humaine et la question du sens du monde, a pris beaucoup d’éclat dans les dernières années avec les biotechnologies, notamment dans les débats sur les cellules souches, ou encore dans le cas épique des organismes génétiquement modifiés (OGM). Nous n’avons qu’à prendre en considération les actions de José Bové en France qui a été condamné pour ses nombreuses actions militantes, dont la destruction de champs cultivés aux OGM, ou encore une grève de la faim pour nous en convaincre.5 Nous

pouvons aussi prendre connaissance des rapports et des actions du Action Group on

Erosion, Technology and Concentration (ETC)6 au Canada pour nous persuader de

l’importance de ce mouvement de contestation, ce qui démontre que le malaise concernant les sciences évoqué par Husserl est bien d’actualité.

Pour revenir à notre exemple des OGM, la compagnie Monsanto disposait d’un nouvel outil technologique fort efficace pour assurer la prospérité économique de l’entreprise. En effet, elle utilisait les dernières techniques de génie génétique pour

4 Husserl, Edmund. La crise des sciences européennes et la phénoménologie. Traduction Gérard Granel,

Paris, Gallimard 1976, p. 10.

5 Voir par exemple la grève de la faim de José Bové pour protesté contre les OGM au : Kempf, Hervé. « José

Bové menace d'entrer en grève de la faim contre le maïs transgénique », Le Monde. 10 octobre 2007, http://www.lemonde.fr/doublon/article/2007/10/15/jose-bove-menace-d-entrer-en-greve-de-la-faim-contre-le-mais-transgenique_967011_959155.html, consultation le 23 septembre 2013.

6 Voir par exemple le site internet du groupe ETC (action group on Erosion, Techology and Concentration)

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9 introduire dans le génome des plantes commerciales, des gènes qui pouvaient augmenter leurs résistances aux stress (insectes, chaleur, eau, etc.) et ainsi créer des organismes supérieurs, mieux adaptés aux conditions de cultures modernes par rapport à ceux qui se trouvaient déjà dans la nature. Les fins de cette opération semblaient nobles pour la compagnie Mosanto:

We apply innovation and technology to make our farmer customers more productive and profitable by improving the ways they can produce food, fiber and feed. We’ve built our business on a seeds and traits strategy. We use the tools of modern biology to make seeds easier to grow, to allow farmers to do more with fewer resources, and to produce healthier foods for consumers and better feed for animals. Our biotechnology products also bring environmental benefits such as reduced pesticide use and improved agricultural practices.7

Malheureusement pour Mosanto, la société civile, forte de la mouvance des débats et de la controverse scientifique sur la sécurité de ces produits autant au niveau environnemental qu’humain, rejeta la technologie (du moins dans un premier temps et particulièrement en Europe), créant ainsi des pertes de revenus importantes pour la compagnie, mais également pour les autres sociétés en biotechnologie qui avaient aussi investi beaucoup de capitaux dans ces recherches. Si bien qu’en 1999, Bob Shapiro, alors à la tête de Monsanto, s’exclama lors d’une conférence de Greenpeace : « We have irritated and antagonised

more people than we have persuaded. Our confidence in biotechnology has been widely seen as arrogance and condescension because we thought it was our job to persuade. But

7 Monsanto. « Annual Report. Setting the Standard in the Field », 2004, https://bib.kuleuven.be/files

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too often we forgot to listen. »8 Cet exemple montre encore une fois que le problème relevé

par Husserl sur l’objectivité des sciences et la perte de sens dans le monde est encore au cœur du débat actuel sur les technologies. De façon plus précise, cet exemple nous montre combien la relation entre sujet et objet est le nœud d’un débat philosophique sur la science et le monde.

En outre, le cas des OGM est intéressant puisqu’il questionne non seulement la science et la technique dans son rapport à l’être humain, mais également dans ses interactions avec l’environnement. En effet, nous pourrions nous demander si l’acte des scientifiques de Mosanto, à savoir d’introduire du nouveau matériel génétique dans le génome des plantes, était éthiquement acceptable. Jusqu’à quel point pouvons-nous modifier la « nature » par la technique? Devons-nous imposer des limites à nos interventions sur la « nature »? Dans l’affirmative, qu'est-ce qui peut nous servir de phare pour guider nos actions? Voilà les questions fondamentales auxquelles est confronté l’être humain dans le développement technologique. Cependant, ces interrogations renvoient directement à d’autres sur les rapports de l’être humain avec la « nature », tels le rapport entre sujet/objet, la division esprit/matière et ultimement, notre rapport à l’être.

Par ailleurs, plusieurs approches présupposant des a priori sur notre conception esprit/matière et notre rapport à l’être ont été développées au cours de l’histoire de la philosophie pour répondre aux questionnements éthiques. De façon générale, ces approches

8 Vidal, John. « We Forgot to Listen, Says Monsanto: GM Company Chief Takes Blame for Public Relations

Failures and Pledges to Answer Safety Concerns. GM Food Special Report », The Guardian. 7 octobre 1999, http://www.theguardian.com/science/1999/oct/07/gm.food, consultation septembre 2013.

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11 placent l’être humain au centre de toute moralité. L’homme est le seul à avoir une valeur intrinsèque. Cette façon anthropocentrique de voir le monde est illustrée chez des philosophes, tel Kant qui place l’homme seul comme une fin en soi. « Or, je dis : l’être humain, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas comme moyen pour l’usage que pourrait en faire »9. Sur cette distinction de fin en soi et de moyen,

Kant en viendra à formuler un impératif pratique : «Agis seulement de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. »10 Cette éthique de type

déontologique ‒ puisqu’elle s’appuie sur une règle ou un principe moral indépendant des conséquences des actions ‒ n’est généralement pas partagée par les défenseurs de la nature.

En effet, d’autres courants ont émergé utilisant parfois des systèmes de valeurs différents, où le sujet moral n’est plus limité à l’être humain. Certains utilitaristes, comme Peter Singer qui épouse la cause du droit des animaux, défendent que les conséquences de nos actions doivent être incluses dans l’éthique utilitariste de Jeremy Bentham et John Stuart Mill, qui posent le plus grand bien pour le plus grand nombre : « La doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur, affirme que les actions sont bonnes (right) ou sont mauvaises (wrong) dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur »11, mais en l’orientant

9 Kant, Emmanuel. Métaphysique des mœurs I : Fondation, Introduction. Traduction par Alain Renaut, Paris,

Flammarion, 1994, p. 107.

10 Ibid., p. 108.

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plutôt vers la maximisation des plaisirs et la réduction de la douleur. C’est sur ce critère moral que se départagent les actes posés envers les animaux comme envers les humains.12

En outre, accorder une valeur intrinsèque uniquement à l’homme est le corolaire d’une relation de maitrise et de possession de la nature ‒ et de la division entre l’esprit et le corps/la matière ‒ qui mène à sa destruction, soutiennent les défenseurs de la nature. En effet, si la valeur intrinsèque repose seulement sur une reconnaissance de la raison, alors la nature sera à jamais un moyen; ce que nous pouvons posséder et maitriser. Ceci montre également un autre élément important : c’est sur la division entre matière et esprit, sur la distinction entre sujet et objet que s’opère l’éthique kantienne.

Cette distinction est bien sûr remise en question par les tenants du biocentrisme comme Holmes Rolston III13 et Paul Taylor qui croient que tous les individus vivants ont un intérêt

dans leur survie, indépendamment de la conscience qu’ils en ont. Ils sont donc des fins en soi. Dans le modèle kantien, une réciprocité dans la reconnaissance de la raison comme critère pour l’attribution d’une valeur intrinsèque est présupposée. De la manière que nous considérons les « fous », les « idiots » et les « handicapés mentaux » comme ayant une valeur en soi, l’homme peut aussi reconnaitre dans la nature les processus d’adaptation (moyens) à la survie (fins). C’est en cela que réside la valeur de ces êtres. En extrapolant la fin en soi kantienne au-delà des êtres pourvus de raison, et en attribuant à tous les êtres vivants un intérêt de survie, la notion de valeur intrinsèque ne se limite plus à l’humain.

12 Voir : Singer, Peter. La libération animale. Traduction de Louise Rousselle, Paris, Grasset, 1993, 382

pages.

13 Voir : Rolston III, Holmes. Environmental Ethics. Duties to and Values in the Natural World.

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13 Un autre courant, celui de l’écocentrisme, représenté par Aldo Léopold et J. Baird Callicott, attribue une valeur intrinsèque à la communauté des individus. En effet, Callicott croit qu’ « il n’y a pas de, véritablement, de valeur intrinsèque, il y a toujours des sujets évaluateurs, qui confèrent une valeur à des objets qui ne la possèdent pas en propre ».14

Nous n’avons pas, comme chez les penseurs biocentriques, une attribution basée sur l’extension de la fin en soi dans la reconnaissance de la Vie comme fin pour tous vivants, mais bien la préservation de la vie humaine, en centrant néanmoins nos actions envers les communautés biotiques. « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à faire autre chose. »15 En ce sens, cette position est anthropogénique et non anthropocentrique.

Par ailleurs, d’autres courants de pensée alternatifs se sont développés pour répondre au questionnement sur les technologies. C’est le cas de l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas qui repose sur la continuité de la vie. Le critère moral pour départager les décisions concernant les technologies repose sur la responsabilité d’assurer la permanence des générations futures : « La théorie éthique de Hans Jonas, qu’il fondera sur un impératif catégorique commandant la préservation de l’humanité dans son intégrité, place la responsabilité au cœur de la relation asymétrique qui s’établit entre celui qui détient le pouvoir (pouvoir de faire) et celui qui, parce qu’il est en posture de subir ce pouvoir ‒ pouvoir nocif ou bienfaisant ‒, est vulnérable par rapport à ce pouvoir. »16 Ces

nouveaux impératifs catégoriques visent la continuité de la vie sur terre. « Agis de façon

14 Larrère, Catherine. Les philosophies de l’environnement. Paris, Presses Universitaires de France, 1997,

p. 33.

15 Leopold, Aldo. Almanach d’un comté des sables. Traduction Anna Gibson, Paris Flammarion, 2000, p. 256. 16 Rondeau, Dany. « La disparition de l’humanité est objectivement indifférente. Réflexions autour de

l’éthique de Hans Jonas », dans Béland, Jean-Pierre (dir.). L’homme biotech : humain ou post-humain?. Québec, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 67-95.

(28)

14

que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. »17 De plus, Paul Ricoeur croit que cette notion de

responsabilité chez Jonas va plus loin que le sens d’imputabilité qui concerne les conséquences des actions immédiates des individus. En effet, le concept de vie et de survie de l’impératif catégorique chez Jonas implique l’homme en tant que vivant, comme espèce. « Si, par la technique, l’homme est devenu dangereux pour l’homme, c’est dans la mesure où il met en péril les grands équilibres cosmiques et biologiques qui constituent le socle vital de l’humanité de l’homme. Bref, l’homme met en danger l’homme en tant que vivant. »18 C’est pourquoi Ricoeur voit un lien entre l’éthique chez Jonas et une certaine

philosophie de la biologie.

Cependant, ces outils sont souvent critiqués comme inadéquats pour répondre à l’ampleur du questionnement qui s’offre à nous lorsqu’il est question des limites de l’homme ainsi que son rapport à la technologie et la nature. Par exemple, l’éthique biocentrique est une approche difficilement praticable : « […] Nous devons manger, faire des expériences pour développer nos connaissances, nous protéger nous-mêmes des prédateurs… Si l’on prend au sérieux le critère de respect de la vie, alors toutes actions sont moralement condamnables ».19 De plus, comment pouvons-nous, pour les

conséquentialistes, anticiper toutes les conséquences à long terme de ces technologies? Le calcul des conséquences est-il approprié pour déterminer le bien-fondé d’une orange transgénique résistante aux insectes? Ou encore du maïs enrichi d’un vaccin pour

17 Jonas, Hans. Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique. Traduit de

l'allemand par Jean Greisch, Paris, Éditions du Cerf, 1995, p. 40.

18 Ricœur, Paul. « Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas », Lectures II : La contrée des

philosophes. Paris, Seuil, 1992, p. 305.

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15 l’hépatite? Comment voir la légitimitéd’un implant cybernétique nous permettant d’augmenter notre quotient intellectuel de 20%? Devrait-on modifier le patrimoine génétique des êtres humains, des plantes et des animaux à des fins de recherche et ainsi risquer une pollution génétique qui pourrait avoir des conséquences graves pour le futur de l’humanité? Dans le cas du nucléaire, était-il justifié de sacrifier des centaines de milliers de morts à Hiroshima et Nagasaki pour développer ensuite le nucléaire comme source d’énergie?

Au fur et à mesure que les techniques se développent et que la puissance de l’homme s’exprime par un contrôle de plus en plus fin de la matière, les impacts de notre maîtrise de la nature s’étendent maintenant sur l’échelle de la planète. De par son succès dans le monde vu comme « objectif », la dichotomie entre cet homme et son environnement, entre le sujet et l’objet s’opère. Devant la prouesse technique et l’évidence de la réussite, les arguments philosophiques perdent quelque peu d’éclat; c’est-à-dire que les critiques de la modernité, de ce questionnement sur la véracité de cette séparation entre le sujet et l’objet, sont voilées par les résultats que nous croyons faire partie du réel. En effet, quel argument pourra ébranler la tour d’ivoire technicienne, d’une division entre le sujet et l’objet ou de l’esprit et la matière devant l’évidence de guérison des maladies comme le cancer ou de la production de l’énergie par l’atome?

Cette logique technicienne pose le postulat fondateur que le sujet de l’expérience est séparé de l’objet qu’il étudie. C’est donc sur cette « objectivité » scientifique que repose encore le développement technologique de nos sociétés modernes. Cependant, cette approche a un prix. Pour certains, elle est cause de l’aliénation de notre lien à notre environnement, notre milieu. En effet, nous rendre « maitre et possesseur » à la manière de

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16

Descartes impose un rapport de force qui obscurcit des questions fondamentales propres à l’être humain. Qui sommes-nous? Quelles relations devons-nous entretenir avec notre environnement? En trame de fond, nous retrouvons donc la question de notre rapport au monde, à notre milieu et à notre univers.

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17 1.1- Comment les interrogations entourant les nouvelles technologies débouche à un

questionnement sur l’être humain.

1.1.1- Le projet Hapmap

Pour mettre en lumière le questionnement sur les nouvelles technologies et l’être humain, nous utiliserons l’exemple du projet international HapMap20 en génétique

humaine. Le projet dans son ensemble était le résultat d’une collaboration internationale entre le Japon, le Royaume-Uni, le Canada, la Chine, le Nigeria et les États-Unis. Le projet visait à comparer les séquences génétiques de différents individus provenant de diverses parties du monde ainsi que de relever et cataloguer les régions du chromosome où des variations génétiques, les polymorphismes nucléotidiques simples (SNP), sont partagées chez l’être humain. Le projet envisageait de faire les liens entre les variations génétiques et les risques de développer certaines maladies.

HapMap est un catalogue des variations génétiques les plus fréquentes chez l’humain. Il décrit la nature des variantes, leur emplacement dans la séquence d’ADN et leur distribution au sein d’une population et entre les populations dans différentes parties du monde. Le projet international HapMap n’utilise pas l’information recueillie pour établir des corrélations entre des variantes précises et des maladies. Le projet vise plutôt à fournir aux chercheurs de l’information qui leur permettra d’établir des liens entre les variations génétiques et les risques de contracter certaines maladies. Ces recherches

20 Voir le site internet officiel du projet Hapmap : http://www.hapmap.org/citinghapmap.html,

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18

pourraient aboutir à de nouvelles méthodes de prévention, de diagnostic et de traitement des maladies.21

Toutefois, le projet Hapmap avait également une visée distincte de celle de la médecine, qui était celle d’étudier l’histoire de la génétique humaine.

Or, en faisant une lecture attentive du projet, on s’aperçoit qu’au plan méthodologique la mise en œuvre de la banque d’ADN populationnelle a une double visée. Le but largement expliqué est de fournir des outils d’analyse en génétique médicale à des fins thérapeutiques. Mais de façon additionnelle, la banque ouvre également sur l’« l’exploration des forces évolutives ayant induit la variation naturelle des populations humaines. 22

Ce qui est intrigant dans ce projet est l’utilisation de catégories ethno-raciales pour nommer des populations qui allaient participer à cette étude. En effet, les variations génétiques (SNP) devaient être trouvées par les chercheurs d’Hapmap chez certaines populations ciblées comme les « Japonais » du Japon ou la population « Han » en Chine.

Si nous prenons l’exemple du Japon, certains échantillons devaient donc être prélevés sur des « Japonais » sans liens de parenté provenant de la région métropolitaine de Tokyo. Or, selon le protocole, ce critère d’inclusion fait référence directement à un peuple qui se prétend un critère scientifique, voire même objectif. Le projet Hapmap, sous l’appellation « Japonais » semblait mettre un voile sur une caractérisation culturelle de l’identité, qui était plus complexe qu’imaginée au départ. En faisant de la catégorie « Japonais » un critère objectif, nous faisons face à une objectivation d’une catégorie de personne. Cela pose certainement problème quand nous tenterons de comprendre ce que le

21 « Qu’est-ce que le projet HapMap ? », Ibid., consultation 3 septembre 2013.

22 Parizeau, Marie-Hélène. Biotechnologie, nanotechnologie, écologie entre science et idéologie. Versailles,

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19 terme « Japonais » signifie. Cette catégorisation nous renvoie au concept d’identité qui serait aussi un concept objectif. Cette position nous semble à tout le moins controversée. Par ailleurs, imposer le concept de « Japonais » montre bien un malaise dans le rapport entre le sujet, le scientifique et l’objet, le « Japonais ». En effet, cet exemple remet en question notre objectivité et le critère sur lequel nous bâtissons la science. Comme nous le traiterons plus loin, cette situation met également le doigt sur une illusion qui subsiste au XXe et XXIe siècle à savoir, l’inconséquence de la mécanique quantique sur la séparation

du sujet et de l’objet dans les sciences modernes.

Ce faisant, nous sommes en droit de nous question sur ce qu’est un Japonais dans cette situation? Une autre question est également sous-jacente à la première : Est-il possible de dissocier culture et techno-science dans ce cas? Pourquoi devons-nous utiliser la catégorie « Japonais » de Tokyo pour faire de la génétique? Le problème réside peut-être ici, comme le soulignent Catherine et Raphaël Larrère,23 dans notre incapacité à établir la

modernité dans une dichotomie complète entre le sujet et l’objet. Peut-être est-il difficile, voire impossible, pour la science objective d’ériger cette barrière entre la société et les gènes (hérédité)? Dans ce cas, comment faire de la science (génétique) sans une réelle objectivité qui est supposément garante d’une protection contre nous-mêmes (sujet) et des effets pervers de notre recherche? En effet, les projets en génétique, ne pouvant faire abstraction des concepts anthropologiques, culturels ou historiques avec lesquels ils sont liés, remettent en question la fondation de la science elle-même parce qu’elles mettent en danger l’étanchéité de la dichotomie entre sujet et objet. Le scientifique a des

23 Voir : Larrère, Catherine et Raphaêl Larrère. Du bon usage de la nature : pour une philosophie de

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20

appréhensions qui nécessairement vont influencer l’objet de la recherche; de déterminer ce qu’est un Japonais « objectivement » par la science repose sur des critères subjectifs qui renvoient à la notion d’identité. La recherche n’est donc pas seulement une question de science, mais de sens. « L’activité scientifique n’existe et n’a de sens que dans ces collectifs hétérogènes que nous constituons, à l’opposé du mythe selon lequel il y aurait la science d’un côté, la société et la politique de l’autre : nous n’avons jamais été modernes! »24 Cette science située ou contextualisée soulève non seulement des

interrogations, mais remet en cause les fondements mêmes de nos systèmes de pensées, de la façon dont nous nous concevons le monde et nous-mêmes.

Pour les scientifiques de Hapmap, l’individu « japonais » et celui « génétiquement japonais » sont la même personne. Alors pouvons-nous parler ici de sujets de recherche génétiquement classés d’où découle une nation-« race »? Par ailleurs, cette classification pose le problème du partage « génétique » autant dans des sociétés apparemment homogènes ou à l’inverse multiculturelles. C’est peut-être en commençant par se questionner sur ce que veut dire être un « Japonais » et de voir comment les sciences modernes ont été détournées d’une vérité plus originelle et utilisées comme élément de contrôle que nous pourrons enfin comprendre l’ampleur et la complexité du problème.

1.1.2- Identité ou qu'est-ce qu’un Japonais?

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21 Au Japon, la question de l’identité est particulièrement délicate. Cette quête d’identité est la résultante d’une situation politique et géographique qui induit un développement du Japon en périphérie de l’Empire du Milieu (Chine). Malgré les influences culturelles de la Chine sur le Japon, quoique profondes, et en particulier sous l’Empire Tang (618-907), l’héritage culturel nippon conserve un caractère distinct de la société chinoise. Une des difficultés pour les Japonais de saisir l’essence de leur culture provient, selon Richard Hooker, de la difficulté à se défaire de cette proximité de la Chine. Lorsque les Japonais commencèrent à écrire leur histoire ou leurs expériences, ils avaient déjà adopté le système d’écriture chinois, si bien qu’il était difficile de cerner clairement ce qui provenait de la culture japonaise avant l’influence chinoise.

C’est durant la période Edo (1603-1868), qui fut marquée par une isolation du pays des influences occidentales, que se développa un mouvement culturel majeur issu de l’instauration d’un domaine de recherche appelé « kokugaku »25. Les intellectuels nippons

de cette spécialisation avaient comme tâche de distinguer les éléments de la véritable culture japonaise de celle des Chinois, des Indiens ou des Européens. Ils se tournèrent alors principalement sur l’étude des textes shintoïstes anciens. C’est dans ce contexte que vécut Motoori Norinaga (1730-1801), une des figures dominantes de ce mouvement. Celui-ci, s’intéressant à l’écriture et au langage, développa le concept de « mono no aware ».26 Cet

érudit soutenait que l’unicité de la culture japonaise résidait dans sa capacité d’expérimenter le monde objectif de manière directe, sans médiation. Les Japonais

25 Étude de la nation.

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22

pouvaient alors comprendre les objets et le monde naturel sans avoir recours au langage ou à un autre médiateur.27

L’identité culturelle japonaise, construite à partir des éléments de la période Tokugawa, fut reprise par les autorités lors de la restauration Meiji, où se produisit un réveil forcé du nationalisme et l’accession du Japon à la société moderne. C’est par une idéalisation de la culture et de l’homogénéité de la race que furent implantés les jalons de la définition de l’identité nippone ainsi que le concept de nation-race.

Within this framework the kazoku kokka (family state) was projected as an enduring essence, which provided the state with an elevate iconography of consanguineous unity, enhanced the legitimacy of new economic, social and political relations, and provided the Japanese people with a new sense of national purpose and identity. It was a national identity forged from both indigenous and imported elements, and which rested upon the assumed unique qualities and capacities of the Japanese minzoku.28

Ce minzoku29, « composé du mot “min”, peuple, et du mot “zoku” qui porte en lui le

sens de la filiation (descendance d’un même ancêtre) »,30 était vu comme un phénomène

naturel « objectivable » solidifiant alors la force de son discours. Ces propos furent alors repris par certains intellectuels japonais. Par exemple, en 1938, Takakusu Junjiro publia un ouvrage suggérant l’existence d’une race japonaise pure qui aurait « absorbé » les autres populations préhistoriques. En 1940, l’œuvre de Kada Tetsuji, intitulé Jinshu Minozu

Sansô, affirma l’importance des liens entre la biologie (ou la génétique) et le minzoku.

27 Voir : Hooker, Richard. « Tokugawa Japan », Washington State University, http://www.faculty.umb.edu/

gary_zabel/Courses/Phil%20281b/Philosophy%20of%20Magic/Dante.%20etc/Philosophers/Idea/www.wsu.e du_8080/~dee/TOKJAPAN/NORINAGA.HTM, modifié le 6 juin 1999, consultation 20 mars 2004.

28 Weiner, Michael. Japan’s Minorities: The Illusion of Homogeneity. London, Routledge, 1997, p. 1. 29 Ethnie, peuple, nation ; ce terme fut aussi importé en Chine au 19e siècle.

30 Dikötter dans Allès, Élisabeth. Musulmans de Chine : une anthropologie des Hui du Henan. Paris, Éditions

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23 « The construction of Japanese national identity has also entailed the transformation of

culture through an overarching discourse of race, into a pseudobiological property of communal life ».31

L’anthropologie donna aussi un élément objectif de justification des origines à un discours qui était basé essentiellement sur l’acceptation du mythe traditionnel voulant que l’empereur du Yamato, descendant direct la déesse du soleil Amaterasu, aurait fondé la « race du Yamato », ou la lignée japonaise. C’est donc encore une fois sous les auspices de la science que l’on assista à l’émergence de la nation-race ou de la notion de « japonicité » ou le nihonjinron. Cette notion est définie par Harumi Befu comme « a litterature that

purports to demonstrate the uniqueness of Japanese culture, society and national character ».32

D’autres auteurs définiront le nihonjinron comme des images de stéréotypes populaires du Japon33, ou encore tel un phénomène qui serait un processus d’identification

dans un contexte international se réalisant en réaction à l’Occident.34 Cette unicité suggère

toutefois différents traits propres aux Japonais comme l’harmonie, la coopération, une structure sociale verticale ainsi que l’intuition et la communication non verbale.

Cette notion d’originalité fait partie des convictions les plus profondes du peuple japonais. En effet, « the belief that Japan is homogenious, monoracial state is deeply

31 Gilroy dans Weiner, Michael. Op. cit., p. 3.

32 Fawcette, Clare. « Archaeology and Japanese Identity », dans Denoon, Donald (et al.). Multicultural Japan:

Palaeolithic to Postmodern. Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 74.

33 Ibid., p. 75.

34Shin’ichi, Kitaoka. Japan's Identity and What It Means. Japan Forum on International Relations (JFIR),

(38)

24

rooted and, as Ivan Halls notes, has long been openly sanctioned by intellectual establishment, public consensus, and government policy ».35

De plus, plusieurs personnalités connues ont appuyé cette distinction du peuple nippon. Par exemple, le premier ministre Nakasone Yasuhiro, dans les années 1980, soutenait que « Japan is a homogeneous “natural community” (as distinct from a

western-style nation formed by contract), and the Yamato race which he insisted has been living for at least two thousand years… hand to hand with no other, different ethnic groups present (in these Islands) ».36

Pourtant, à ses débuts, le Japon ‒ d’un point de vue de la génétique ‒ était loin d’être homogène, mais se constituait plutôt d’un métissage de plusieurs nations, produit de colonisations et de conquêtes successives. On distingue généralement comme ethnie fondatrice les Néo Mongoliens, venus du nord de la Chine, qui ont conquis les premiers habitants de l’Archipel nippon, établissant la dynastie Yamato; les Aïnous et les habitants des îles du Sud, dérivés des Mongoliens anciens; les Wajins, Mongoliens anciens, venus du sud de la Chine; les Hayatos, population des mers du Sud (Indonésie) et finalement les Coréens, des royaumes de Kudara, Shiragi et Koukuri.37 Cependant, comme le notait Ruth

Benedict dans son ouvrage The Chrysanthemum and the Sword, cette diversité japonaise est

35McCormack, Gavan. « Introduction », dans Denoon, Donald (et al.). Op. cit., p. 1. 36 McCormack, Gavan. « Introduction », dans Ibid., p. 1.

37 « Nakano », dans Maher, John C. et Gaynor Macdonald. Diversity in Japanese Culture and Language. New

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25 occultée: « local diversity and historical transition in Japan are disregarded, which results

in depicting a country where a homogeneous and invariable culture continue to exist ».38

Il est donc important de retenir ici que le Japon, loin d’être homogène au plan historique, s’est servi de la science pour légitimer des fins politiques et ainsi donner l’illusion d’un pays constitué d’une nation-race. Pour comprendre l’ « ethnicité » au pays du soleil levant, il faudra faire écho aux propos de Morris-Suzuki, lequel suggère que:

The conceptual frontier between Japan and its neighbors is created and recreated out of a ceaseless and still continuing interplay between similarity and difference, outside and inside, space and time. The rediscovery of this interplay requires not only, as Wallerstein suggests, the unthinking of our accepted categories of social science, but also the unthinking of a fixed and unchanging category called Japan.39

Il faut, ainsi, remettre en question cette catégorie statique qu’incarne le Japon pour redécouvrir son identité.

En faisant cette brève incursion dans l’histoire du Japon, nous avons voulu montrer la manière dont le concept d’identité à l’intérieur de ce pays est un processus non seulement complexe et tributaire d’un ensemble de facteurs que nous qualifierons de culturels (histoire, langue, mœurs, politique, etc.), mais aussi que la science comme élément fort de caractérisation ‒ de par la prétention à l’objectivité ‒ pouvait s’insérer dans les traits originaux des mécanismes d’identification des peuples par l’idée de la nation-race. Par le passé, la science a tenté de naturaliser la culture en utilisant sa prétention à la vérité

38 Macdonald, Gaynor. « The Politics of Diversity in the Nation-State », dans Ibid., p. 311.

39 Morris-Suzuki, Tessa. « A descent into the Past: The Frontier in the Construction of Japanese History »,

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26

objective pour s’imposer aux identités culturelles, mais également pour les contrôler. Cette situation obscurcissait du même coup notre rapport au monde et celui de l’être, comme nous le verrons plus loin avec la philosophie de Martin Heidegger.

En effet, c’est par le rêve d’une modernité voulant faire régner la raison et l’objectivité que la science s’est efforcée de faire de la culture son objet, l’étudiant alors comme un phénomène naturel.40 Comme l’accélération d’un objet dans l’espace, elle est

caractérisable et répond nécessairement à des lois. Étant classée comme élément objectivable, elle devient alors « neutre » et libre de toute polarité. Par exemple, avant que la pomme tombe sur la tête de Newton ‒ qui selon la croyance populaire lui inspirant alors les lois de la gravité ‒, elle avait une signification propre, un sens pour l’homme: le fruit tombe quand il est prêt à manger. Néanmoins, dès que les théories scientifiques expliquent de façon objective que la pomme est tombée à cause de la gravité, elle perd de son sens premier. Son sens « culturel ou historique » est relayé ou classé comme explication naïve devant l’édifice de la Science. Voilà l’origine de la confusion sémantique qui pose problème ici. Cependant, il faut avoir en tête que la culture n’est pas un objet et, en ce sens, elle est antimoderne ;41 c'est-à-dire que l’on ne peut objectiver la culture comme nous

tentons de faire avec la nature. Nous ne pouvons réaliser cette séparation entre le sujet et l’objet et, dans ce sens, elle est antimoderne. C’est donc de s’opposer à l’idéologie qui prône que la technologie peut marquer les différences culturelles et ainsi faire écho aux propos de Mishima Yukio, le célèbre écrivain japonais, qui affirmait que la culture qui doit

40 Par exemple, voir les travaux en anthropologie génétique comme : Cavalli-Sforza, Luigi L. Qui

sommes-nous?. Traduction François Brun, Paris, Flammarion, 1997, 386 pages; ou encore Marks, Jonathan. Human Biodiversity : Genes, Race and History. New York, Aldyne de Gruyter, 1994, 321 pages.

41 « Najita », dans Miyoshi, Masao et H. D. Harrootunian. Postmodernism and Japan. Durham, Duke

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27 définir l’authenticité d’une personne dans ses rapports avec la technologie et la bureaucratie.42

Cette tentative d’objectivation de la culture par la techno-science, dont Hapmap est un exemple, touche donc dans ce cas-ci aux racines de l’identité des peuples. Il s’agit donc de remettre en cause pour un ensemble de gens ce qu’ils sont ou croient être. Cela nous pousse ainsi à nous questionner sur qui nous sommes en tant que société, mais aussi en tant qu’être humain? Pour répondre à cette question, nous devons d’abord discuter de ce qui définit l’identité.

Le mot identité, du latin idem ou le même, est un processus dynamique de comparaison d’un élément extérieur avec nous-mêmes. Il en est ainsi de l’identité dite individuelle qui ne peut se déployer qu’en contact avec des éléments extérieurs. Cet homme ou cette chose n’est pas moi, pas plus que moi je suis cet homme ou cette chose. Ce faisant, ce mouvement d’opposition réciproque mène à réaliser pour chacun des termes leur identité propre, leur originalité. C’est de faire de l’autre une expression de soi. Cette idée se retrouve chez le philosophe japonais Nishida Kitaro dans son livre Logique du lieu et vision

religieuse du monde :

Le champ de notre conscience exprime en lui-même le monde dans une identité des contradictions avec soi-même qui sont l’intérieur et l’extérieur, ou encore le temps et l’espace; il agit simultanément comme point dans lequel le monde se forme et s’exprime. Par expression, j’entends le fait par lequel l’autre s’exprime en soi et le soi s’exprime dans l’Autre. Notre soi n’est qu’un foyer par lequel le monde se reflète tel qu’en lui-même. La prise de conscience de

(42)

28

notre soi n’est pas suscitée dans un soi simplement clos, mais ne se produit au contraire qu’il se transcende et est confronté à l’autre. 43

Le concept d’identité compris ainsi au sens de ce processus dynamique peut se réaliser à travers plusieurs niveaux; à l’échelle de l’unité lorsque notre comparaison se limite à un élément extérieur à l’individu, mais aussi à celle d’un ensemble. Il en est ainsi de l’identité culturelle qui fait appel à une analogie au collectif pour se définir comme faisant partie d’une entité. C’est donc par la négation, qui en même temps sera une affirmation de qui nous sommes, que culturellement nous définissons notre singularité en tant que groupe. Cette caractérisation puisera bien sûr dans divers éléments comme l’histoire, les mœurs, la philosophie, la langue et le politique pour enfin raffiner les prémisses de ce que ou qui nous sommes et entretenir cette conviction qu’ont les individus de faire partie d’un groupe. Il est intéressant de noter que l’identité définit comme un processus dynamique fluctuera à travers le temps selon « l’évolution » de ses diverses composantes.

Le développement de la science et de la technologie permet d’ajouter d’autres éléments à la façon dont nous définissons notre identité. C’est par l’essor de techniques appliquées, de la génétique à l’archéologie en passant par l’anthropologie, en conjoncture avec une reprise intéressée des résultats par les sphères politiques et sociales que l’identité culturelle pourrait être bouleversée. En effet, la science considérée et se développant comme vérité ultime a un grand potentiel de persuasion. Dans la foulée, la génétique est

43Nishida, Kitaro. Logique du lieu et vision religieuse du monde. Traduction Yasuhiko Sugimura et Sylvain

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29 vite perçue par plusieurs comme la clé de voûte de la compréhension du vivant, réduisant du même coup la vie et ses diverses formes à un déterminisme. C’est sur ce fond idéologique d’un réductionnisme génétique que cette branche de la biologie pourrait entrer comme élément constitutif de l’identité culturelle, en objectivant par exemple les mythes de la création d’un peuple, ou encore en tentant de la contrôler, de l’usurper en montrant que les croyances de l’origine d’une nation sont fausses.44 C’est donc dire que la génétique

proposant une classification quasi finale à l’évolution des peuples pourrait prétendre du même coup tracer les frontières de l’identité. Cette affirmation est particulièrement vraie dans le cas d’une reprise politique de ce discours scientifique où l’organe étatique est utilisé comme moteur de diffusion d’une idée qui, elle, est légitimée par « la science exacte ». Nous n’avons qu’à nous rappeler l’épisode nazi concernant la race aryenne45 ou encore la

quête génétique des Juifs pour le gène Cohen pour ainsi marquer leur différence.46 Cette

situation est aussi présente en Chine avec l’homme de Pékin. En effet, une controverse47

subsiste encore de nos jours quant à la provenance de l’ancêtre des Chinois. Une première théorie veut que cet ancêtre vienne de l’Afrique. L’autre, qui donna des bases raciales au nationalisme des Han,48 repose sur l’hypothèse selon laquelle l’homme de Beijing serait

l’ancêtre de la « race » mongoloïde et que cette ethnie serait la descendante directe de celui-ci. Formulés en une phylogénie, les Han incarneraient donc la branche commune à tous les

44 Voir : Chu J.Y. (et al.). « Genetic Relationship of Populations in China », Proceedings of the National

Academy of Sciences of the United States of America. 95, 20,(Septembre 1998), p. 11763-11768.

45 Voir : Goodrick-Clarke, Nicholas. Black Sun: Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity.

New York, New York University Press, 2003, p. 221.

46 Voir par exemple : Thomas, Mark G. (et al.). « Y Chromosomes Traveling South: The Cohen Modal

Haplotype and the Origins of the Lemba ‒ the "Black Jews of Southern Africa" », American Journal of

Human Genetics. 66,2 (2000), p. 674-86.

47 Voir: Schmalzer, Sigrid. The People's Peking Man: Popular Science and Human Identity in

Twentieth-Century China. Chicago, University of Chicago Press, 2008, 346 pages.

48 Groupe éthnique dominant en République populaire de Chine avec 91,5% de la population, voir : Central

Intelligence Agency. « The World Factbook », https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/ geos/ch.html, consultation 20 septembre 2013.

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30

groupes minoritaires de la « race jaune ». Cette situation justifiait donc que les frontières de la République populaire reposaient non seulement sur la politique, mais aussi auraient à certains égards une fondation biologique. On reprendra aussi le mythe pour ancrer plus profondément cette croyance chez les gens, avec l’utilisation de la légende de l’Empereur jaune. Ce souverain se serait établi sur les rives du fleuve Jaune et serait à l’origine de la « race jaune ». Pour ces raisons, Lucien Pye49 prétend que la société chinoise

contemporaine n’est pas une civilisation qui prétend être un État, mais plutôt un empire se proclamant une nation-race. Dans cette optique, être « chinois » est donc une question de sang et de descendance. Par ailleurs, même si la théorie voulant que l’ancêtre des Chinois n’origine pas d’Afrique semble de plus en plus contestée au point de vue scientifique, elle demeure un excellent exemple de la reprise politique d’un discours objectivant qui ne pourrait qu’être amplifié par l’illusion des explications finales de la génétique.

Parallèlement, cette problématique de la technoscience comme seule source d’explication véritable du réel a été soulevée par Heidegger sur La question de la technique dans l’ouvrage Essais et conférences.

Heidegger croit en effet qu’il faut faire la distinction entre la technique (que nous voulons maitriser) et l’essence de la technique (qui nous permettra d’y découvrir notre être et ainsi comprendre ses limites). « La technique n’est pas la même chose que l’essence de la technique. Quand nous cherchons l’essence de l’arbre, nous devons comprendre ce que régit tout arbre, en tant qu’arbre n’est pas lui-même un arbre que l’on puisse rencontrer

49 Voir: Pye, Lucien W. « China: Erratic State, Frustrated Society », Foreign Affairs. 69, 4 (Fall 1994).

Disponible : http://www.foreignaffairs.com/articles/45998/lucian-w-pye/china-erratic-state-frustrated-society, consulté 3 mars 2013

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