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En deux temps, un mouvement: Définir la temporalité du sacré par la sculpture sur le porche de Moissac

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du sacré par la sculpture sur le porche de Moissac

Elise Vernerey

To cite this version:

Elise Vernerey. En deux temps, un mouvement: Définir la temporalité du sacré par la sculpture sur le

porche de Moissac. Temporalités : revue de sciences sociales et humaines, Guyancourt : Laboratoire

Printemps, 2020, �10.4000/temporalites.6844�. �hal-02145854v2�

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30 | 2019

Temporalités du sacré, rythmes du religieux

« En deux temps, un mouvement »

Définir la temporalité du sacré par la sculpture sur le porche de Moissac

Defining the temporality of the sacred through sculpture on the Moissac porch

Definir la temporalidad de lo sagrado desde el porche de la abadía de

Saint-Pierre de Moissac

Élise Vernerey

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/temporalites/6844 DOI : 10.4000/temporalites.6844 ISSN : 2102-5878 Éditeur ADR Temporalités

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Référence électronique

Élise Vernerey, « « En deux temps, un mouvement » », Temporalités [En ligne], 30 | 2019, mis en ligne le 23 juillet 2020, consulté le 28 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/temporalites/6844 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temporalites.6844

Ce document a été généré automatiquement le 28 juillet 2020.

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« En deux temps, un mouvement »

Définir la temporalité du sacré par la sculpture sur le porche de Moissac

Defining the temporality of the sacred through sculpture on the Moissac porch

Definir la temporalidad de lo sagrado desde el porche de la abadía de

Saint-Pierre de Moissac

Élise Vernerey

 

Introduction

1 Dans son étude anthropologique du passage matériel, Arnold Van Gennep souligne la manière dont l’homme, entrant dans une zone sacrée, « se trouve ainsi matériellement et magico-religieusement, pendant un temps plus ou moins long, dans une situation spéciale : il flotte entre deux mondes » (Van Gennep, 1969, p. 24). L’accès à l’édifice sacré est effectivement porteur de sens, sens que contribuent à faire savoir et à rendre efficient les formes matérielles rattachées au seuil. L’espace liminaire que constitue le porche d’une église est, au Moyen-Âge, intimement lié à la question de la temporalité. Entrer dans ce lieu équivaut à se rapprocher spirituellement du divin. Or, le temps est une structure du monde sensible, fondamentalement étranger à l’essence divine. La temporalité, quant-à-elle, est construite par l’homme. Les temporalités peuvent, en effet, être définies comme les « formes diverses d’agencement du passé, du présent et de l’avenir » (Dubar, 2008). En tant qu’agencement, avec ce que ce terme suppose de subjectif, la temporalité mobilise la raison humaine et sa mémoire. À cet égard, nous verrons, à travers l’exemple de Saint-Pierre de Moissac, que l’image peut probablement y être comprise comme le support d’un travail de méditation jouant sur le caractère malléable d’un vécu du temps. Cela semble particulièrement vrai dans la zone que constitue le porche d’un édifice monastique ; il s’agit d’une zone marginale exprimant le contraste entre deux temporalités, celle du monde courant et celle du rituel, autant que le passage possible entre ces deux appréhensions humaines du temps.

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Porche de Saint-Pierre de Moissac

(©Photothèque du CESCM ; Cl. J-P Brouard)

2 Le porche de Saint-Pierre de Moissac est fameux et nombreuses sont les études de ses sculptures ( Christe, 1969 ; Schapiro, 1985; Klein, 1990 ; La Haye, 1995 ; Forsyth, 2002 ; Angheben 2013 ; Franzé, 2015). Toutefois, les images y sont envisagées majoritairement sous le prisme d’une lecture morale. Leur est ainsi attribué un rôle de prédication qui, s’il est essentiel, tend à faire oublier l’usage quotidien du porche par les moines. Il semble que les images qui ornent cet espace puissent également être considérées sous leur aspect réflexif et cela dans le cadre de la pratique méditative des clercs occupant les lieux, seuls habilités à franchir le portail de l’abbatiale. Préparant spirituellement le moine à entrer dans l’édifice pour y vivre l’union liturgique avec le Dieu atemporel, les images mobilisent possiblement les procédés de la mémoire tels qu’ils sont redevables aux conceptions néoplatoniciennes, largement héritées par les formes de la pratique méditative médiévale. C’est pourquoi l’analyse des images du porche de Moissac, qui ne sera  menée   que   dans   un   second   temps,   ne   peut   être   comprise   hors   de   celle, contextualisée, des formes de la temporalité au sein de l’espace sacré. L’étude qui va suivre prendra alors pour préalable l’exposition de ces notions antiques ainsi que de leurs  liens   avec   la   définition   médiévale   de   la   memoria.  La   compréhension   des mécanismes de la mémoire, comme construction et dépassement intellectuel d’une temporalité linéaire, permettra ensuite de penser sa place primordiale dans le rituel. Enfin, ces définitions d’une pratique méditative pourront être considérées dans l’espace concret du porche de Saint-Pierre de Moissac. L’étude de ses images montrera que ces dernières favorisent, à plus d’un titre, la méditation. Nous verrons qu’en tant que support à cette pratique, l’image sculptée sert probablement de propédeutique au rituel ; la sollicitation mémorielle mise en œuvre chez le spectateur par le truchement de l’image est un prélude nécessaire au franchissement du porche et au passage entre l’expérience de deux temporalités.   

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Le lien rituel entre temporalité et l’atemporalité

Saisir la temporalité pour chercher Dieu

3 L’étude de l’importance de la notion de temporalité dans la construction cognitive est ancienne. Ainsi, la définition de la mémoire comme activité d’édification mentale est formulée par Plotin. Le néoplatonicien déterminait la mémoire comme la capacité à synthétiser les données de la perception (Plotin, 1927, IV, 4). Le processus mémoriel, dont le résultat n’existe que dans la pensée, est considéré comme la fabrication d’une unité à partir de la multiplicité du monde. Le temps est une suite de moments dont l’harmonie est construite par la mémoire : cette aptitude mentale apporte la stabilité au mouvement de ce que l’homme perçoit successivement. La pratique mémorielle est vectrice d’un détachement face à la diversité du temps. En cela, elle permet le repli de l’homme sur lui-même. Il peut dans « la paix de l’intériorité » saisir le transcendant (Plotin, 1927, IV, 3). La distance qui sépare le monde des hommes et du divin est alors analogue à celle entre le temps et l’éternité. La temporalité est une mesure de l’univers sensible que le divin ignore. La possibilité de saisir la fixité du monde est pourtant la conséquence de sa détermination par une cause unique ; l’appréhension de l’harmonie temporelle permet à l’homme de tendre vers son principe. Cette activité unificatrice le rend plus proche du divin comme le fait l’intellect puisque « c’est la même procession et  diminution   d’être   qui   a   engendré   dans   l’âme   le   temps,   et   dans   la   pensée   la discursion » (Guitton [1933], p. 132). Si elle se situe hors du temps, c’est cependant en appréhendant la temporalité qu’il est humainement possible de discerner la nature divine. 4 La nécessité de penser la temporalité pour fonder la connaissance est bien connue au Moyen-Âge et semble l’héritière de ces théories. En témoigne la place primordiale faite à la memoria dans les écrits relatifs à l’élaboration du savoir. Les recherches de Mary Carruthers soulignent combien, à l’époque médiévale, la mémoire est entendue comme un processus d’élaboration intellectuelle (Carruthers, 2002). Son activité ne porte pas à la conscience une résurgence du passé donnée de manière brute. Elle est caractérisée par la pratique de l’intentio, l’application avec laquelle l’homme porte son attention sur le souvenir : il le reconstruit mentalement et le rend présent à son esprit. À cet égard, la mémoire est conçue comme dépendante de l’individu qui en est l’ouvrier. Ce dernier joue un rôle actif dans l’édification mentale faisant de lui l’architecte de son souvenir. 5 L’interdépendance de la mémoire et de la connaissance explique que la notion même de memoria contribue à la définition théologique de l’essence humaine, celle d’un être raisonnable, fait à l’image de Dieu (Gn 1, 26). Le temps est intimement lié à l’homme. Non seulement l’existence de la temporalité est du ressort, comme celle de l’homme, de la Création avant laquelle elle n’existait pas mais, en outre, elle est l’un des objets de pensée  propres   à   l’humanité.   Fondement   indispensable   du   recours   à   l’intellect,   la mémoire fait le lien entre l’expérience, le souvenir et l’intellection. Elle répond chez saint  Augustin   à   « un   triple   rôle,   conserver   les   espèces   du   passé,   disposer   d’une représentation  abstraite   des   objets,   et   produire   la   connaissance   actuelle »   cette dernière fonction faisant d’elle une « mémoire active » (Boulnois, 1999, p. 190-196). La conception du temps est le fait de l’homme et relève de la raison. C’est pourquoi elle ne s’exprime  jamais   qu’au   présent   quand   bien   même   ce   présent   s’avère   être   une actualisation  du   souvenir   ou   une   anticipation.   Bien   qu’imparfaite   car   construite,

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l’activité mémorielle est un processus harmonique permettant d’appréhender au mieux le divin. Elle donne sens à la pluralité des moments et en dégage l’ordonnance. Selon les mots d’Augustin dans son De Musica, elle est ainsi « comme la lumière des intervalles de temps,  [et]   embrasse   ces   espaces   autant   qu’elle   peut   s’étendre   à   sa   manière. » (Sivadjian, 1938, p. 59).

6 Chez les théologiens, l’intellect et la mémoire sont des outils de première importance

dans  la   quête   de   Dieu :   ils   permettent   de   saisir   l’unité   du   monde   au-delà   de   son fractionnement  spatial   et   matériel   pour   le   premier,   temporel   pour   la   seconde.   La mémoire est l’instrument de la restauration de l’union de toutes choses dont Dieu est l’unique principe. La conception de la temporalité est, par conséquent, l’un des points d’orgue du fait religieux.

 

L’entre-deux temporel du rite

7 Les définitions théoriques de la temporalité et de la mémoire, instrument de son

appréhension, soulignent combien la relation de l’homme au temps est prégnante dans les  expressions   de   la   quête   spirituelle.   Le   fait   religieux   suppose   une   relation   de l’homme au divin accessible par conception plutôt que par perception sensitive. Aussi le rite, lieu liminaire, forme un lien entre deux mondes. Il est une passerelle entre la sphère  quotidienne,   celle   des   « représentations   sensibles   [qui]   sont   dans   un   flux perpétuel ; elles se poussent les unes aux autres comme les flots d’un fleuve et, même pendant le temps qu’elles durent, elles ne restent pas semblables à elles-mêmes » et le monde du sacré, du « concept [qui], au contraire, est comme en dehors du temps et du devenir ; il est soustrait à toute cette agitation ; […] Dans la mesure où il est ce qu’il doit être, il est immuable. » (Durkheim, [1925] 1998, p. 618-619). Le rituel est la mise en place d’une structure qui engage l’homme dans un mouvement vers l’universel et l’atemporel : sa pratique communautaire et son organisation cyclique témoignent, en pratique, de cette intention. 8 De ces deux axes, le caractère éminemment social du rite médiéval est bien connu.

L’Église  chrétienne   a   une   vocation   universelle :   elle   est   communauté   de   fidèles rassemblés par des pratiques partagées. Elle est vouée à l’expansion spatiale comme à l’uniformisation. La temporalité, créée par l’agencement des rites, résulte de cette ambition universaliste. L’organisation calendaire de la liturgie, notamment, marque une volonté de régularisation du temps. La structure cyclique permet l’application d’une pratique liturgique commune au-delà de la multiplicité géographique comme chronologique. Elle s’oppose ainsi à la variation spatiale et le déroulement du temps terrestre  par   la   mise   en   place   d’un   système   de   régularisation   et   de   réitération ; l’organisation et la hiérarchisation temporelles servent l’acquisition d’une stabilité. La création et le maintien de rythmes dans le champ des pratiques sacrées tendent, de fait, à refléter l’ordonnance divine. Les hommes s’y soumettent non seulement en preuve de dévotion mais surtout parce qu’ils sont les moyens efficients de l’union avec la divinité sur terre. La dimension cyclique de la liturgie sert de lien entre deux principes : l’unité de la création divine et l’écoulement temporel consécutif du monde. Comme le signifie Jean-Claude Schmitt, « dans le christianisme, deux conceptions du temps se combinent et parfois rivalisent : d’une part, une conception linéaire et orientée d’un temps non réversible, en un mot une conception historique du temps. D’autre part, une conception

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cyclique et périodique du temps, un rythme qui structure et scande notamment la liturgie de l’Église » (Schmitt, 2016, p. 254). 9 Aussi bien que le rythme liturgique calendaire, les rites qu’il articule sont d’ordre mémoriel : l’exécution actuelle du rite a pour objet la commémoration de l’histoire biblique majoritairement passée et pour fin l’union présente comme future avec Dieu. En cela, la pratique liturgique est caractérisée par un retrait momentané des hommes à l’ordre progressif du temps quotidien. Les ressorts liturgiques de la mémoire sont créateurs d’une tension depuis le temps ordinaire humain vers l’atemporalité divine ; le rite est l’irruption d’un temps cosmogonique dans la sphère terrestre. Ce passage est toutefois impossible de manière directe puisque l’éternité ne peut être conçue par l’homme, encore moins mise en œuvre. Le rite s’en approche autant que possible par la formulation d’une syntaxe intemporelle. Toutes les temporalités de l’histoire du Salut se  trouvent   convoquées   et   unies   lors   de   la   liturgie   par   la   parole   et   l’acte   rituel : invocations des Écritures, des prophètes, des saints, réunion des vivants et des défunts, descente  de   l’Esprit   et   manifestation   de   la   présence   divine   lors   de   la   célébration sacramentelle sont autant de moyens par lesquels la liturgie annihile les frontières du temps pour permettre l’union des hommes à l’Église universelle et à Dieu. 

 

Temporalité et art monastique

Le monastère, un lieu hors du temps ?

10 La pratique mémorielle est certainement poussée à son acmé dans les formes de vie du

monachisme. Espace dédié à la mémoire le monastère l’est d’abord, à l’instar de tout édifice sacré, par sa fonction liturgique. Le rythme de vie du moine est fortement structuré. L’enchaînement des offices et la lecture des psaumes en constituent en grande  partie   la   teneur   (Schmitt,   2016,   p. 253-269).   Toutefois   dans   les   milieux conventuels, en parallèle à ce cadre communautaire, la mémoire est sollicitée lors d’un exercice  basé   sur   la   solitude.   Elle   est,   en   effet,   la   modalité   par   excellence   de   la contemplation, pratique à tel point associée aux milieux monastiques que le terme même  de   « contemplatif »   renvoie   par   équivalence   au   moine.   La   contemplation soustrait l’homme au monde sensible par un repli intérieur. Ce retrait a pour fin un transport spirituel entraînant une union au divin. Les sources médiévales sur la vie régulière  soulignent   combien   la   « quiétude »   ou   la   « stabilité »   est   l’assise   de   la réalisation du service monastique. L’une des nécessités majeures « est le repos de l’âme ; c’est tout ce qui y contribue ou en résulte » (Leclercq, 1961, p. 72). 11 La recherche d’une fuite du monde, et par là même de la frénésie de son mouvement, définit plus largement les formes de vie du monachisme. Les modalités pratiques de la règle sont structurées sur la notion de marge et d’intercession entre sphère sensible et divine. Mort au monde, le moine est isolé de la vie séculière par la clôture. Tout en poursuivant une vie terrestre, il se tient loin du tumulte de la vie active. L’isolement physique  créé   par   l’ossature   du   monastère   en   fait   un   espace   intermédiaire   entre sphères  charnelle   et   angélique   mais   aussi   entre   la   temporalité   quotidienne   et l’atemporalité divine. La claustration et le repli intérieur y sont primordiaux. De la première dépend le second. La structure monumentale aménage un « petit monde » rendant  possible   la   retraite   de   ceux   qu’elle   abrite,   un   repos   vécu   comme   une suspension physique et mentale (Lauwers, 2014). La sérénité n’en est pas moins la base

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d’une pratique active de communion avec Dieu. Le silence et la paix, créés par la fuite du monde, permettent d’aménager une disponibilité intérieure et ainsi la réception de la présence divine ; le repli adopté dans la contemplation a pour objet la venue de Dieu en son temple, le moine.

12 La vie monastique semble donc permettre à l’homme, créature temporelle, un mode de

participation  à   l’atemporalité   et   l’immatérialité   divines.   Cette   union   ne   détache pourtant jamais totalement le moine de la sphère terrestre, pour laquelle il se fait par ailleurs médiateur par ses prières. La matérialité et la temporalité, caractérisées par les notions  d’étendue   et   de   diversité,   sont   deux   pans   relevant   de   la   Création   et   la différenciant par essence de Dieu. Elles en séparent l’homme, du moins jusqu’à la résurrection finale. Le moine lui aussi, s’il anticipe la vie angélique par sa pureté, n’en reste pas moins une créature terrestre. Tout comme son corps, le corps de l’abbatiale relève de la matérialité. Ainsi, si les structures concrètes et spéculatives de la vie monastique  sont   les   expressions   d’une   recherche   de   retranchement,   elles   ne permettent pas l’abolition substantielle de l’opposition entre l’homme et Dieu. Le divin est  seul   atemporel   et   inengendré.   Le   monastère   et   la   communauté   humaine   qu’il accueille  sont   inscrits   dans   le   déroulement   chronologique   du   monde.   Cette appartenance permet l’office de médiation du moine entre les hommes et le divin. Toutefois  grâce   au   retrait   et au   rythme   particulier   qui   régissent   sa   vie   et   sont concrètement permis par l’architecture du monastère, le moine est moins soumis aux changements : il est le médiateur légitime des hommes par sa proximité avec le divin.  

L’image : support à la contemplation

13 L’écho entre les formes sensibles du monastère et les formes spirituelles de dévotion

est donc structurel. La construction, comme la pratique monastique, a pour dessein l’aménagement  d’une   retraite   et   d’une   rupture   avec   la   temporalité   séculière.   Dès l’origine, les structures matérielles de la vie monastique « entendaient régir de manière stricte le temps vécu par les religieux. » (Lauwers, 2014, p. 46). Relation intérieure du moine au divin, l’exercice contemplatif s’inscrit en étroit rapport avec l’endroit de sa pratique. Ce dernier lui procure le cadre approprié à un état de paix intérieure. Il devient également le support à son élévation spirituelle. L’architecture du monastère et le décor qu’elle porte sont, effectivement, à la fois les garants, les déclencheurs et les reflets d’une édification mentale.

14 Le  parallèle   entre   pratique   contemplative   et   forme   matérielle   de   la   vie   régulière

explique  que   l’art  monastique   soit  envisagé   comme  « un   art  de   la  mnêmê –   de   la mémoire – et non de la mimesis. […] Ce sont les usages cognitifs et l’instrumentalité de l’art qui priment, plutôt que son “réalisme” » (Carruthers, 2002, p. 12). À cet égard, il a été  souligné   la   valeur   de   la   métaphore   architecturale   appliquée   aux   structures cognitives. La reprise d’une « mnémotechnique architecturale » antique par la culture monastique médiévale a été mise en lumière. Certains plans monastiques dans leur ordonnance de l’espace en vue de la vie religieuse témoignent d’un « réinvestissement des modalités antiques d’appréhension et de figuration de l’espace » ainsi que d’un « objectif   de   médiation   fondé   sur   des   images   tout   à   la   fois   exégétiques   et mnémotechniques » (Lauwers, 2014, p. 72 ; p. 83).

15 Le parallèle entre artisanat et entendement au Moyen-Âge semble également redevable

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pas mimétique. Il se réfère au monde des Idées et est pour l’homme « l’occasion de se convertir, de tourner son regard vers les principes ou les raisons (logoï) intelligibles dont sont issus les objets de la nature. » (Fattal, 2015, p. 132). De même, la conception médiévale d’un « lieu mental », que suppose la mémoire à l’œuvre dans la pratique spirituelle, trouve modèle dans le lieu matériel ; le mode contemplatif, en tant que « fabrique d’images mentales », fait de l’image sensible un substrat privilégié. L’image peut  servir   le   procédé   d’élévation   parce   qu’elle   est justement   le   résultat   d’une construction mentale dont a été laissée la trace dans la matière.

16 La  création   esthétique   renvoie,   comme   la   mémoire,   à   une   activité   proprement

humaine : sa conception prend appui sur la matière du monde et lui confère un résultat simple et idéel. D’une part, le processus de fabrication technique a pour préalable une élaboration mentale ; il est un changement apporté à la matière par l’homme, qui rend cette matière conforme à une pensée. D’autre part, l’ouvrage nécessite, en tant qu’objet fini, un autre processus de fabrication. Une édification mentale est mise en œuvre par l’observateur  lors   de   son   appréhension.   L’artisanat   est,   en   cela,   doublement représentatif  du   rapport   de   l’homme   au   temps.   La   production   matérielle   comme l’élaboration de la pensée sont des modes inscrits dans la durée. Ils supposent une évolution depuis une matière brute, concrète ou perçue, jusqu’à son perfectionnement par l’homme qui en restaure l’harmonie. Le reflet de l’artisanat et de la mémoire est basé sur un écho de processus autant que de structure finale ; il y a au Moyen-Âge central,  dans   la   pensée   comme   dans   l’artisanat,   un   procès   de   façonnage   et   de conceptualisation qui aboutit à un objet unique. Si le caractère « fabriqué » et la forme « représentative » du résultat de la mémoire et de l’art ne sont pas niés, c’est que leurs limites sont sciemment données à voir. Leurs déficiences sont utiles car elles font échos et rendent compte des lacunes de l’homme cherchant à comprendre Dieu.

 

Le porche, passage et frontière

Entre retrait et médiation : un espace représentatif du ministère

monastique

17 Le porche de Moissac a été pensé de manière à rendre visible la puissance de l’Église et à asseoir la légitimité de la communauté monastique. Le clocher-porche était visible depuis la cité, le mur de clôture qui l’en séparait ne faisant pas plus d’un mètre de hauteur (Fraïsse, 2006, p. 161-162). Sa construction, vers 1115/1130, a été régie par la reprise d’une élévation et d’un langage architectural propres à des structures laïques, avec une enveloppe monumentale constituée de formes brutes et massives, coiffée d’un couronnement  crénelé.   En   lisière   entre   deux   mondes,   extérieur   et   intérieur   de l’abbatiale,  l’espace   du   parvis   marque   la   distinction   entre   le   battement   temporel quotidien de la société laïque et le rythme hautement régulé de la vie des moines. Le portail était la vitrine de la communauté cléricale, exposant les différences qui la séparait du monde extérieur tout en préservation une séparation concrète avec celui-ci.

18 Le caractère imposant du porche de Saint-Pierre crée un environnement distinct de

celui  de   la   sphère   quotidienne   d’un   point   de   vue   spatial   et   physique   mais   aussi herméneutique et spirituel. Cette séparation, stricte, n’est cependant pas étanche : la structure est une écope ou un sas plus qu’une frontière. L’aménagement du porche

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servait, en effet, à la répartition des moines, dans l’abbatiale, et des fidèles, ces derniers ayant possiblement accès à une chapelle accolée, dite de Saint-Julien (Fraïsse, 2006, p. 168-170). Le lieu était également investi d’une forte valeur liturgique puisque s’y rassemblaient les moines en station lors des processions. Espace de transition, ce « type d’avant-corps  occidental   typiquement   clunisien »   a   été   mis   en   relation   avec   la désignation d’une galilée dans laquelle était effectué un arrêt liturgique décrit par Rupert de Deutz dans son Liber de divinis officiis comme par l’abbé clunisien Odilon, à propos de l’abbatiale de Cluny II (Sapin 1990 ; Krüger 2001 ; 2002). La référence au lieu d’apparition  du   Christ   ressuscité   aux   apôtres   ferait   de   cet   espace   l’endroit   par excellence d’un passage entre sphères terrestre et divine mais aussi de la pratique du service  liturgique   aux   défunts,   primordial   dans   l’ordre   clunisien.   Les   nombreuses messes  commémoratives   dont   Cluny   s’était   fait   la   spécialité   et   qui   se   déroulaient presque  continuellement   dans   les   abbayes   de   son   réseau   occupaient   par   ailleurs possiblement l’espace de la chapelle haute du porche à Saint-Pierre de Moissac. 19 Ainsi le porche est-il, selon plusieurs niveaux de lecture, un lieu de transition. Aux zones qu’il sépare correspondent deux temporalités. Il permet la distinction entre vie séculière et la pratique liturgique, réservée au moine, ainsi qu’entre le déroulement de la vie courante et le rythme du rituel, régulier et psalmodique. L’entrée dans l’abbatiale sépare le moine de la temporalité commune et le rapproche du divin atemporel car elle donne accès à la liturgie et son intemporalité. La séparation définie par la vocation funéraire de cet espace en fait, en outre, un lieu de transition entre les vies terrestre et future, ce qui vient possiblement renforcer le décalage en jeu dans le franchissement du portail. L’espace liminaire permettant la transition préparatoire au rituel est, de manière récurrente, associé à la mort en tant que seuil faisant le lien entre deux mondes (Turner 1990, p. 96). À Moissac, si le déroulement du service aux défunts dans l’espace occidental permettait de ne pas gêner les autres offices, il est probable que la valeur du franchissement du porche par les vivants était déterminée, en retour, par cet usage. Le moine était amené à sortir de l’abbatiale pour remplir ses devoirs liés à la charité, notamment l’assistance aux pèlerins et aux lépreux. Cependant, le retour à ses obligations  liturgiques   impliquait   son   passage   sous   le   porche.   En   ce   lieu,   la réintégration dans l’espace dévolu à la retraite faisait significativement pendant à la liturgie  des   défunts :   la   traversée   du   porche   signifiait   probablement   la   « mort   au monde » du moine, c’est-à-dire l’abandon du sensible et de sa temporalité. Le retour à la quiétude nécessaire à la spiritualité monastique anticipe, en effet, le passage dans la vie future puisque « la parfaite conciliation du repos avec l’action est réalisée dans le ciel […] Le trépas, le passage de cette vie en l’autre est une mise en vacance : du repos dont on jouissait ici-bas, l’on arrive “au port de l’éternel repos” » (Leclercq, 1961, p. 82). Le porche matérialisait alors peut-être la nécessité de la purification avant l’exercice liturgique : il permettait au moine de s’apprêter à l’anticipation de la louange de Dieu et l’adoration, qui est le propre des puissances incorporelles, rendait possible l’union de l’homme avec celles-ci.  

L’élan spirituel et la sculpture : deux processus de retranchement

20 Il semble que l’image joue un rôle majeur dans la définition de la transition opérée lors

du franchissement du porche. La dynamique en est double. La purification corporelle et l’abolition temporelle mises en action lors du passage dans l’édifice sont intimement liées. Elles sont les vectrices d’une union au divin qui, bien que plus étroite, demeurera

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imparfaite. À Moissac, avant même d’étudier le discours des images, nous pouvons souligner qu’elles impliquent une réception humaine en plusieurs étapes : la perception sensible des sculptures donne lieu à la construction d’une image mentale rendue une par la contemplation. Une fois cette forme conceptuelle mise en place en l’esprit, l’homme  est   amené   à   se   détacher   de   la   sensation   corporelle.   Laissant   les   images matérielles sur le parvis de l’abbatiale en en franchissant physiquement l’espace, il conserve mentalement ce qu’elles ont éveillé en lui.

21 Dans les liens profonds qu’entretiennent les mécaniques de la mémoire et ceux de la

création  humaine,   la   sculpture   jouit   d’un   statut   privilégié.   Là   où,   en   substance, l’édification  architecturale   est   un   art   d’addition   d’éléments,   le   principe   sur   lequel repose l’art du tailleur de pierre est l’élagage de la matière. Comme l’écrit Plotin, dans la sculpture, la beauté n’est plus du ressort d’une combinaison de matériaux formant « un beau corps [qui] est beau par une communauté avec une raison venue des dieux » (Ennéades, cité par Fattal 2015, p. 137), mais d’une soustraction. La suppression de la partie superflue de la pierre permet la mise à jour de la forme, copie imparfaite de l’idée ; le sculpteur purifie le sensible pour révéler un signe qui relève de l’impalpable. Plotin fait, dès lors, de cette technique l’expression d’un retranchement du monde matériel  et   d’une   purification,   nécessaires   à   la   quête   des   choses   intelligibles.   La sculpture est la métaphore d’un processus mental de l’homme qui parce qu’il ne « cesse pas de sculpter [sa] propre statue » (Ennéades  I, 9, 6) peut se connaître lui-même. À travers le polissage de ce qu’il est par essence, l’homme atteint autant que possible le divin, son principe comme celui de la Beauté (Laurent 2011, p. 100-106). 22 La conception de la sculpture comme modalité soustractive conforte les liens entre l’image et la mémoire. La mémoire permet de concevoir la variété du temps de manière simple tandis que l’intellect rend à même de penser l’image comme signifiante à partir de la perception sensible de sa multiplicité matérielle. Le travail de la mémoire et celui de l’intellect sont imparfaits dans l’appréhension du divin. Le résultat de leurs usages relève d’une construction mentale humaine et est, par conséquent, inférieur au divin : la mémoire ne peut pas plus saisir l’Éternité que l’intellect ne peut le faire de l’Invisible. La sculpture ne rend jamais compte d’une pensée que par le biais de la division formelle propre à la matière. Comme elle, la mémoire constitue une étape qui doit permettre à l’homme de dépasser non plus la matérialité mais la temporalité pour tendre vers l’Un. Ils sont tous deux incapables de mener à l’Ineffable puisque leur objet est « toujours caractérisé par un type de pensée discursif et lié au temps. » (Chiaradonna, 2009). La perception du temps ou des choses sensibles et leur conception mentale ne sont ainsi que des étapes (Plotin, 2008, I, 6, 8) : « Il faut, quand on sait voir les beautés corporelles, renoncer cependant à y tendre, et même au contraire, quand on sait qu’elles ne sont que des images, des traces, et des ombres, se hâter vers le principe dont ces beautés corporelles ne sont que des images. » 23 Chez Plotin, l’usage de l’intellect et de la mémoire mène au constat de leur impuissance.

L’impact du néoplatonicien dans la conception de la memoria monastique médiévale et de son lien avec les arts, dont les techniques font figure d’analogies dans le domaine de la connaissance métaphysique, semble important. La reprise du topos antique de la sculpture comme d’une démarche inductive est très présente chez les auteurs ayant accordé  une   place   privilégiée   à   une   connaissance   de   Dieu   par   voie   négative.   La théologie apophatique, en effet, cherche à circonscrire dans les limites de la possibilité humaine la nature du divin en soustrayant du monde ce qui lui est étranger.

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24 Reprise dans le discours des Pères de l’Église, l’image de l’art ouvragé comme reflet de

l’homme en quête du divin le sera chez les théologiens cappadociens. L’exégèse de Grégoire de Nysse, notamment, est fortement teintée de néoplatonisme (Daniélou, 1944). L’évocation de la taille comme allégorie du retranchement intellectuel apparaît de nombreuses fois dans son œuvre : le retrait progressif de la matière pour atteindre la  forme   y   illustre   le   mécanisme   de   l’esprit   traitant   les   multiples   données   de   la perception  pour   en   faire   émerger   une   conception   simple. La   sculpture   permet   de définir la relation de l’homme à Dieu. L’élan qui anime la créature vers le Créateur est le fruit d’un retrait croissant de ce qui est dispensable et vanité. Ce retrait allège l’homme dans son élévation. Le parallèle entre l’élan spirituel et la sculpture convient jusqu’à un certain point seulement : comme chez Plotin, l’homme est amené à dépasser la relation au support matériel et l’activité de l’esprit pour recevoir pleinement la présence de Dieu (Grégoire de Nysse, 1996, III, 5) :

« Celui   qui   porte   ses   regards   sur   lui-même   et   embellit   ce   qui   est   vraiment   sa demeure, de façon à y accueillir un jour aussi Dieu comme hôte, celui-là possède d’autres matériaux pour contribuer à la beauté d’une telle demeure. […] en levant vers elle l’œil de ton âme, tu ne fixeras pas ton regard sur des simulacres de la beauté auxquels les ciseaux ont donné forme, mais tu verras l’archétype de la beauté, qui n’est aucunement paré d’or ni d’argent, mais qui est bien plus précieux qu’un peu d’or ou qu’une pierre. » 25 Si la confrontation de l’homme à la création faite de main d’homme déclenche un mouvement vers Dieu, l’homme doit néanmoins se détacher de la matérialité de l’image pour parvenir à une union plus étroite avec l’Ineffable. La relation à l’image est un relais permettant l’activation de la part divine de l’homme. Dans le basculement vers l’impassibilité, ce dernier se trouve proche de la vérité de l’essence divine parce qu’il en devient  activement   le   participant.   Il   peut   connaître   Dieu   comme   une   présence intérieure et une ressemblance restaurée en lui-même. Cette conscience provient de la grâce du divin en faisant le don à l’homme et l’attirant à lui. L’élan de l’homme a pour base le monde sensible mais croît lorsque ce dernier va au-delà ; le monde créé doit être, conformément à la hiérarchie originelle, subordonné à l’homme. Selon Grégoire de  Nysse,   la   temporalité,   caractéristique   du   monde   sensible,   doit   être   également outrepassée (1996, VIII, 8) :

« La durée, qui est un concept d’étendue, signifie par elle-même la création tout entière qui est en elle. […] Tout ce qui est dans la durée, donc, Dieu l’a donné au cœur humain en vue d’un bien, de sorte qu’à partir de la grandeur et de la beauté des  créatures,   l’homme   s’élève   par   elles   à   la   contemplation   de   celui   qui   les   a faites. »

26 L’auteur  définit   la   contemplation   comme   l’expérience   spirituelle   menant   à   un

dépassement. Elle laisse l’homme seul avec le divin qu’il porte en lui. Sa pratique suppose une prise en considération du temps puis une élévation prenant la forme d’une suspension temporelle.

 

Le discours des sculptures

Dynamique de franchissement et image

27 Si la mise  en lumière  de  ces dynamiques  spirituelles peut  paraître  abstruse, elles

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effet, conçu pour en faciliter la pratique. L’espace du porche de Saint-Pierre invite l’homme  à   contempler   les   images   dont   il   est   le   support   avant   de   le franchir physiquement et ainsi de s’affranchir (se rendre libre) de la perception sensible du décor. Il permet structurellement la réalisation des mécanismes de la mémoire, de l’intellect  et   leur   dépassement.   C’est   pourquoi,   avant   même   l’étude   du   dispositif herméneutique des sculptures du porche, nous pouvons considérer leurs fonctions réflexives. À Moissac, la sculpture est soustraction à la matière, celle de la pierre d’un avant-corps puissant et brut. L’entrée du moine dans la zone vouée à la vie régulière et à  la   pratique   rituelle   implique   plus   largement   la   soustraction   à   la   matière   et   la temporalité du monde sensible. Les deux mouvements vont de pair. La contemplation de l’image sculptée sert à la formation d’une « image mentale » chez l’observateur. Pénétrant  dans   l’édifice,   il   est   amené   à   renoncer   à   l’image   matérielle   tout   en conservant en l’esprit le résultat de sa contemplation. De sa relation à la sculpture ne subsiste que le fruit un et intérieur de l’intellect, non la perception sensible d’une multiplicité matérielle. Le passage physique du portail sollicite alors parfaitement une mémoire en deux temps telle que Plotin la décrit : « dans notre esprit nous mesurons l’impression que les choses laissent au passage, impression qui demeure quand la cause elle-même a disparu. C’est cette impression, qui reste constamment présente dans l’esprit, que nous mesurons, et non pas les choses qui l’ont produite, lesquelles ne sont plus. » (Sivadjian, 1938, p. 60). 28 Le principe d’une évolution spirituelle menant à une rupture, permise par la fonction d’accès du porche, est explicité par ses images. Le décor sculpté est essentiellement présent  sur   le   tympan   monumental,   surface   semi-circulaire   qui   couronne   les ouvertures vers l’abbatiale, et les deux parois latérales. Cette répartition est signifiante. Le tympan s’offre aux yeux de l’observateur comme partie intégrante de la façade. Il est peu profond voire « sur un plan unique » (Schapiro [1985] 1987, p. 92). Ses sculptures engagent  visuellement   une   confrontation   avec   l’observateur.   Prenant   la   façade   de l’abbatiale  comme   support   et   surplombant   ses   portes,   le   tympan   participe   de   la séparation architecturale du mur. Ses images explicitent probablement la valeur de la démarcation monumentale et l’antagonisme temporel entre les deux espaces qu’elle cloisonne.

29 Du fait de leur position latérale, les images des parois impliquent un stationnement de

l’observateur sous le porche pour être considérées. En cet endroit, le discours des sculptures possède une portée morale. L’emplacement des images fait peut-être écho à la posture requise pour leur appréhension, d’autant que des marches, bordant ces parois et n’ayant pas d’utilité pratique, soulignent l’idée d’élévation. La contemplation nécessite un repos à même de susciter l’élévation. L’idée de purification peut également être mise en relation avec l’emplacement de ces images : dans l’axe du franchissement physique du porche et avant celui des portes, leur position le long des parois marque probablement l’impératif d’un cheminement spirituel préalable à l’entrée et l’union liturgique avec le divin. Ainsi, à Moissac comme ailleurs, « les rites du seuil ne sont pas des rites d’alliance à proprement parler, mais des rites de préparation à l’alliance » (V. Gennep 1909, p. 27). Le discours et la forme des sculptures servent profondément la préparation spirituelle de l’homme en vue de son entrée dans l’édifice.  

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L’intemporalité du rituel au tympan

30 Le tympan de Moissac représente le Christ trônant, entouré des quatre Vivants, signes

des évangélistes, et de deux séraphins issus de la vision d’Isaïe. Autour du Christ sont disposés les vingt-quatre Vieillards de l’Apocalypse sur trois registres superposés. Il ne fait  aucun   doute   que   cette   image   renvoie   au   présent   de   l’Église.   Peter   Klein, notamment, a entériné le débat en réaffirmant combien « la structure formelle du tympan fait contraster l’immobilité majestueuse de la statis silencieuse du Christ au centre avec les gestes extatiques des figures qui l’entourent […] ; la structure formelle du tympan suggère donc une théophanie intemporelle. » (Klein, 1990, p. 324).

Tympan de Saint-Pierre de Moissac

(©Photothèque du CESCM ; Cl. J-F AMELOT)

31 Cependant, si cette représentation ne peut être confondue avec une vision future, il

semble qu’il ne s’agit pas plus d’une image céleste de Dieu entouré de sa cour. Le tympan  n’a   probablement   pas   pour   unique   référence   « le   ciel   d’une   cosmogonie primitive » (Shapiro 1987 [1985], p. 79), ni ne représente « une vision surnaturelle et céleste »   (Klein,   1990,   p   322).   Ses   formes   semblent   davantage   définir   un   mode   de relation du Créateur à ses créatures que de donner accès à la vision d’une vérité ineffable. Les images du tympan ont pu être mises en relation avec la liturgie du sanctuaire, avec lequel il se trouve en confrontation spatiale (Angheben, 2013). C’est particulièrement le cas de la célébration eucharistique qu’évoquent les calices tenus par les vingt-quatre anciens. Les Vieillards de l’Apocalypse, qui occupent la majeure partie du tympan sont, en effet, commentés comme les allégories des ministres de l’Église terrestre en louange. Les références à la liturgie et aux clercs ne sont pas compatibles  avec   l’hypothèse   d’une   scène   située   dans   les   cieux.   L’évocation   de l’eucharistie,  matière   charnelle   du   Christ   réellement   présente   sur   terre   dans   le sacrement,  comme   de   celle   des   hommes   qui   la   célèbrent   concrètement   souligne combien cette partie sculptée renvoie à l’Église présente et terrestre. S’il est vrai que le

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Christ et les deux séraphins sont des êtres célestes, ils s’opposent en cela aux autres figures du tympan. 32 Au regard de ce contraste, qui tient à l’essence des figures, il semble bien que la synthèse opérée par la juxtaposition des thèmes sur le tympan serve précisément à signifier la relation de l’homme au divin. La sculpture a probablement pour objet de donner à voir un mode spirituel plutôt qu’une réalité terrestre ou céleste. Il ne s’agit donc pas d’opposer deux sphères pour les mettre en parallèle, celle d’une Église céleste rendue accessible par l’image et celle d’une Église terrestre évoluant dans l’édifice. Le tympan, s’il donne l’image d’une réalité, paraît présenter le mode extraordinaire de relation entre les créatures et le divin réalisé sur terre par l’opération de la liturgie. À cet égard, le mélange des temporalités propres aux différentes figures joue un rôle primordial.  Le   tympan   représente   possiblement   l’union   entre   le   Dieu   éternel   et l’homme temporel que la liturgie provoque. Il semble alors vain, et même contraire au discours de l’image, de chercher à identifier une temporalité unique qui ordonnerait l’ensemble des figures : il est probable que soit montré dans la pierre le caractère à la fois un et composite de la temporalité lors du rite. 33 Cette corrélation entre les temporalités relatives aux figures est, par ailleurs, indiquée par le mouvement qui les imprègne. Le Christ, immense et statique, est circonscrit du reste des êtres qui l’encerclent par sa posture frontale et monumentale comme par sa mandorle et son trône de sorte que « le repos n’est accordé qu’à un seul personnage » (Schapiro [1985] 1987, p. 79). Son hiératisme est la marque de son éternité. Seul, le geste de sa main droite évoque un mouvement. Bras tendu, deux doigts levés, paume en avant, il fait le signe de l’allocution. Ce geste ne s’inscrit pas en contradiction avec son statisme : exécuté par la seule partie de son corps sortant de la mandorle, il témoigne de la transmission de la parole au monde. Le Christ est éternel mais actif, en tant que

Logos. De  cette   parole   dépend   l’efficacité   du   sacrement.   Les   quatre   figures   des évangélistes  sous   leur   forme   animale   sont   représentées   comme   les   témoins   de   la puissance du Christ transmettant les Évangiles, qu’ils tiennent portés vers l’extérieur. Enfin, les séraphins semblent également jouer ce rôle. Les interprétations mises en avant divergent mais s’accordent sur le fait que ces anges sont des intermédiaires entre l’homme et Dieu. Figures d’un processus méditatif ou images des deux Testaments, ils forment des étapes entre Dieu et l’homme (Christe, 1969, p. 28). Les évangélistes et les séraphins sont figurés comme moyens de la révélation de Dieu autant que comme obstructions à sa vision par l’homme, un double aspect propre à la révélation (Debiais, 2017, p. 73-79) ; ils montrent à la fois le caractère ineffable du divin et la manière dont il se manifeste cependant, dans une certaine mesure. 34 En tant que représentations du mode sensible de connaissance de Dieu, les animaux comme les séraphins sont des êtres en mouvement (Christe, 1987). Leur corps est contorsionné comme celui des Vieillards de l’Apocalypse qui occupent le reste du tympan. L’attitude de ces figures traduit visuellement leur mode d’être au monde caractérisé, en contraste avec celui du Christ, par la temporalité et la matérialité. Le mouvement dont ils sont les acteurs est articulé avec la stabilité qui provient de leur participation au Logos. Le haut de leur corps, surtout leur visage tendu vers le Christ, montre  le   calme   intérieur   qui   les   anime.   La   tête,   partie   la   plus   noble   du   corps, réceptacle de l’intellect et de la grâce, est le siège de leur quiétude. Celle-ci repose sur l’union  au   divin :   elle   est   liée   à   la   tension   qui   dirige   les   êtres   vers   le   Christ.   La ressemblance  entre   les   traits   des   visages,   barbus   et   couronnés,   des   Vieillards   de

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l’Apocalypse et de celui du Christ éclaire également la relation qui les lie. Dieu est le principe  de   l’existence   de   ces   êtres   rendus   conformes   à   lui   par   participation.   La ressemblance  fait   des   Vieillards   les   vicaires   de   Dieu.   Ils   sont   à   l’image   divine   et prennent part à sa dignité et sa royauté, thème courant de l’exégèse dont les couronnes sont ici le signe (Vasiliu, 2010, p. 221-224). La participation n’est pas totale. La partie basse  des   corps,   particulièrement   les   jambes,   est   empreinte   d’un   mouvement   très marqué. Les postures diverses ont certainement pour fonction d’exprimer la nature terrestre  des   figures,   marquant   les   limites   de   leur   ressemblance   au   divin.   Leur mouvement exprime le principe de temporalité, étranger au divin. La variation des postures souligne une autre caractéristique du monde terrestre : l’individualité et la multiplicité des hommes. 35 Le motif ondulé sur lequel se tiennent les Vieillards de l’Apocalypse fait probablement référence à la mer de cristal du texte biblique. Le Christ est figuré comme source de ces flots. Les figures vers lesquelles l’eau afflue sont ambivalentes : elles sont en lien avec le Christ et pourtant bien terrestres. Le motif de l’eau semble renforcer le discours sur la temporalité des figures. Elles sont portées par un flux changeant mais stable, selon l’idée que « l’image de la mer réceptacle toujours identique d’un mouvement toujours répété,  donne   la   juste   combinaison   de   ces   qualités   […] :   le   changement   comme possibilité de la perfection. » (Vinel, 1996, p. 58) 36 L’image du tympan montre combien l’union de l’homme au divin lors de la liturgie est caractérisée par un entre-deux temporel : l’élan vers Dieu procure une stabilité à l’être qui, s’il ne jouit pas de l’atemporalité divine, s’élève au-dessus du mouvement du monde. Par la pratique liturgique, l’homme est retranché du temps commun. L’être, entièrement tourné vers l’Éternel, se rend momentanément indépendant de l’agitation du temps sans pouvoir rompre parfaitement avec cette condition de nature ; l’élévation spirituelle constitue un amoindrissement des contraintes de la temporalité humaine.  

La temporalité sur les parois, un gage de liberté

37 Inconnu du divin, le temps terrestre n’est pas pour autant négatif pour l’homme.

L’élévation spirituelle suppose une évolution et un mouvement de la créature vers son Créateur : elle implique, de fait, l’existence de la durée. La liberté de l’homme et sa capacité à faire des choix sont impossibles hors du cadre de la temporalité.

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Paroi latérale droite du porche

(©Photothèque du CESCM ; Cl. J-F AMELOT)

38 Les deux parois latérales du porche sont pourvues d’un décor sculpté dont le discours

peut être lu sous le prisme du rapport de l’individu au temps. Sur la paroi latérale droite est sculpté un cycle de l’Enfance du Christ, depuis l’Annonciation de Gabriel à la Vierge, en bas à gauche, jusqu’à l’arrivée du Christ en Égypte, sur le même côté de la frise  supérieure.   Les   sculptures   évoquent   l’Incarnation,   moment   essentiel   dans   le rapport du chrétien au temps. La venue du Dieu dans la chair est, en effet, l’instant de sa soumission aux lois qui régissent la vie de l’homme, la corporalité mais aussi la temporalité. Sur les sculptures sont confrontées la figure de Gabriel dans la scène de l’

Annonciation et celle du prophète Isaïe, qui avait annoncé la venue messianique. Le

prophète, sculpté sur le montant de la porte, fait pendant à l’ange sur la paroi. Au-delà du  parallèle   entre   l’annonce   vétérotestamentaire   et   sa   réalisation   concrète,   cette confrontation  semble   refléter   l’articulation   entre   l’éternité   de   la   divinité   et   la soumission à temporalité humaine qu’accepte le Christ. L’annonce d’Isaïe indique la nature atemporelle du Christ : bien avant son incarnation, il était déjà contenu en puissance  dans   le   Verbe   de   Dieu.   Son   engendrement   dans   le   sein   virginal   est, cependant,  comme   chez   tout   homme,   déterminé   par   un   moment   historique, l’Annonciation.

39 En acceptant de devenir pleinement humain, la divinité se met à la portée de sa

créature. La vie du Christ constitue un modèle compréhensible par le chrétien, en cela qu’elle  ne   diffère   pas   en   pratique   de   la   temporalité   humaine.   Les   sculptures représentent  le   Christ   en   croissance,   depuis   le   sein   de   la   Vierge   jusqu’à   la reconnaissance de sa divinité par les peuples, en passant par sa naissance. Les âges de la vie et les changements qu’ils supposent ne sont pas montrés comme des obstacles. Au contraire,  les   images   de   la   vie   du   Christ   indiquent   que,   bien   orientée,   l’évolution

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temporelle est le moyen d’une croissance spirituelle de l’homme et de son union au divin, ici du Fils au Père. 40 La mise en valeur des différentes étapes de la vie du Christ permet de souligner la nécessité de celles-ci pour le Salut des hommes : la rencontre de la Vierge et d’Élisabeth lors de la Visitation, celle des mages avec l’enfant pendant l’Adoration, mais aussi la reconnaissance du Christ par les juifs au Temple puis par les Égyptiens sont autant de moments pendant lesquels le Christ s’offre corporellement pour le rachat des hommes. Les scènes de l’Adoration des mages, de la Présentation au Temple et de la Chute des Idoles  font,   de   plus,   formellement   référence   à   la   liturgie   contemporaine   par   la figuration d’une église, de l’autel et par l’évocation d’une juste pratique dévotionnelle. Le Christ est un guide pour l’homme qui souhaite s’unir à Dieu, et ce notamment parce qu’il a instauré les rites de l’Église.

Paroi latérale gauche du porche

(©Photothèque du CESCM ; Cl. J-F AMELOT)

41 La paroi latérale gauche présente des figures à l’antagonisme de la voie ouverte par la vie du Christ. Que ce soient les figures de la Luxure et de l’Avarice, sur les panneaux inférieurs, ou l’évocation de la mort et des tourments du mauvais riche de la Parabole de Luc (16, 19-30), les scènes dressent un tableau foncièrement péjoratif. La femme luxurieuse, nue, reptiles accrochés au sexe et à la poitrine, et l’avare, portant la bourse au cou, sont deux figures soumissent à des vices qui relèvent de la préférence accordée par l’homme aux plaisirs corporels et aux biens matériels. Ils sont les conséquences d’une vie qui privilégie la jouissance terrestre à la béatitude à venir. 42 La mise en relation entre ces deux panneaux et la parabole du mauvais riche vient affermir ce propos : le vice est dépeint comme le fruit d’un mauvais usage de la liberté donnée par Dieu. Les panneaux portant l’image de la mort du mauvais riche et de ses tourments permettent d’exacerber le lien de cause à effet entre la conduite de l’homme

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dans sa vie charnelle et son destin post-mortem. L’âme du mauvais riche s’est attachée aux  biens   terrestres.   Elle   est,   même   après   sa   mort,   toujours   empêchée   par   cette affection excessive : les démons qui l’accueillent au sortir du corps sans vie l’habillent de vêtements et d’une bourse, comme pour signifier qu’elle reste entravée par les désirs peccamineux. Le poids de la bourse la précipite au sol et la maintient dans les flammes sur le panneau de droite. Elle est la cause de ses tourments. Privilégiant les biens sensibles lors de la vie terrestre provisoire, le mauvais riche se trouve dépourvu de ceux de la vie future. Il réclame, conformément à la parabole, une goutte d’eau de ses deux mains tendues, paumes désespérément vides. Sa position dans l’image et la posture de son corps sont similaires à celles de l’avare du panneau inférieur. La bourse des désirs éphémères laisse ici place à une soif infinie. 43 L’articulation entre l’éternité de l’âme et le caractère passager de la vie terrestre est également lisible sur la frise supérieure : la gloutonnerie du mauvais riche et la misère du pauvre Lazare sont opposées au véritable bien offert à l’âme des justes, ici de Lazare dans le giron d’Abraham. La bonne considération de la double condition temporelle humaine dont la mort est le pivot et la capacité à privilégier l’état éternel par rapport à la vie terrestre évanescente sont les enjeux de la parabole pour Grégoire de Nysse (1998, 65, p. 68) : « Ceux dont le raisonnement est limité et incapable de discerner le bien, dans leur gloutonnerie, épuisent déjà en leur vie charnelle la part de bien attribuée à leur nature,  et   n’ont   plus   de   réserves   pour   la   vie   d’après.   Au   contraire,   ceux   qui conduisent leur existence en s’appuyant sur un calcul pertinent et sage endurent, certes, dans cette vie brève, les souffrances qui affligent les sens, mais gardent le bien en réserve pour le temps futur, de façon à faire durer la meilleure part à la mesure de la vie éternelle. Voilà donc, à mon avis en tout cas, l’abîme, qui est dû non pas à la béance de la terre, mais au choix opéré durant la vie entre des voies opposées. » 44 Le discours des images des parois interroge la liberté de l’individu qui tient à sa conception mentale de la temporalité. Du côté droit, les scènes de l’Enfance du Christ montrent l’importance du déroulement de la vie terrestre bien menée permettant la croissance spirituelle. Le Christ s’offre en modèle, lui qui a mis sa propre vie humaine au service du salut de tous : chaque instant de son existence a été orienté pour la Rédemption de l’humanité. La chronologie des scènes de l’Enfance témoigne de la mission du Christ. Arrêtée par l’ange Gabriel sur le panneau inférieur jouxtant la porte, la Vierge effectue un mouvement vers l’extérieur du portail. Sa présence sur terre et son corps sont nécessaires comme le seront ceux du Christ. Ce n’est qu’une fois la naissance du messie reconnue par les hommes que le Christ s’orientera vers l’intérieur de l’abbatiale, prenant refuge dans un monument qui s’apparente à l’édifice sacré sur la scène de la Chute des Idoles. Les épisodes de la paroi droite figurent le ministère terrestre du Christ. Il est possible qu’il fasse écho au devoir d’assistance et de médiation du moine qui les regarde. 45 Sur la paroi de gauche, les pécheurs, en faisant le choix de la jouissance éphémère du corps et du matériel, ne suivent pas le modèle christique. Sans songer à l’éternité de leur âme, ils n’utilisent pas leur vie terrestre pour préparer l’union à venir. Comme selon Plotin, le mauvais usage de la mémoire est problématique pour l’âme car « ce sont les affections ignorées d’elle qui la font surtout déchoir » (Plotin, 1927, IV, 4). Il est possible que l’emplacement des épisodes relatifs à la vie future, les tourments du riche et le sein d’Abraham, se trouvent du côté extérieur du portail pour souligner cette

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inversion morale : la vie future est rejetée à l’opposé de l’entrée dans l’abbatiale. L’organisation des scènes donne peut-être à voir la façon dont les figures hiérarchisent leurs propres désirs. Ce n’est qu’après avoir répondu à sa mission envers les hommes que  le   Christ   prend   refuge   dans   le   temple.   À   l’inverse,   le   riche   accorde   la   prime importance aux désirs futiles. Plaçant la vie terrestre au faîte de ses aspirations, il ne pourra que déchoir après la mort puisqu’il a inversé le bon usage de la temporalité qui était la caution de la béatitude de son âme. La chronologie brouillée des épisodes signifie peut-être une conception peccamineuse du temps et sa conséquence, la chute morale. L’image refléterait alors, par sa forme comme son discours, une construction mentale et mémorielle.  

Conclusion

46 L’organisation  des   sculptures   du   porche   de   Moissac   est basée   sur   la   notion   de

temporalité. À Moissac, l’entrée dans l’espace sacré délimite nettement deux mondes mais nécessite cependant une évolution préalable. Le tympan souligne, par ses images et sa place en façade, la séparation entre le monde séculier et la liturgie : cette dernière oppose au temps quotidien le flux qui anime les moines, rendu stable par leur union avec  le   divin.   Cette   relation   intemporelle   transparaît   dans   la   juxtaposition   des temporalités lisible dans le mouvement des êtres. Les images des parois témoignent d’une évolution des figures qui fait écho à la transition physique que permet le porche ; la profondeur de celui-ci est soulignée par les sculptures. Les épisodes des parois suivent  le   déroulement   du   temps   humain.   Leur   structure   séquentielle   reflète l’orientation  mentale   des   figures   sculptées.   L’image   fait   le   lien   entre   l’édification mémorielle des êtres représentés, la construction de la sculpture et la mémoire activée chez l’observateur. Celui-ci, de manière réflexive, conçoit sa pensée comme malléable. Il peut ainsi l’orienter et la dépasser lorsqu’il en perçoit les limites. Confronté aux images, l’homme devient apte au passage vers l’intemporalité liturgique.

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