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L’apprentissage du supermarché au Vietnam

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Academic year: 2021

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L’apprentissage du supermarché au Vietnam

Sophie Bernard

Maître de conférences, Université Paris Dauphine CERSO et IDHE-Nanterre

Sophie.bernard@dauphine.fr Résumé

Quand on pénètre dans le magasin Cora Mien Dong, hypermarché implanté au Vietnam, le désordre qui règne au moment du passage en caisse étonne. La principale raison en revient au fait que pour les salariés comme pour les clients vietnamiens, l’hypermarché est un concept récent. Y faire ses achats ne va pas de soi et nécessite un apprentissage.

Mots-clefs

Rationalisation – Caisse – Grande distribution – Apprentissage – Vietnam La saturation du marché intérieur et la recherche de nouveaux débouchés ont incité les firmes françaises du secteur de la distribution à se développer à l’extérieur des frontières à partir du début des années 1980, d’abord en Europe puis vers des marchés de plus en plus lointains (Moati, 2001). Le Groupe Bourbon développe ainsi en franchise l’enseigne Cora au Vietnam, pays qui, après la Chine, s’engage dans la voie du « socialisme de marché » et met en œuvre les réformes du Doi Moi (Encadré 1). C’est dans ce contexte de profondes mutations et d’ouverture sur le monde que s’implante en 1998 à Ho Chi Minh, principal pôle économique du pays, le premier hypermarché, suivi de l’ouverture de deux autres hypermarchés en 2001, et notamment Cora Mien Dong1 où nous avons réalisé notre enquête (Encadré 2).

Encadré 1

Les réformes du Doi Moi (Renouveau)

Au sortir de la guerre en 1976, le Parti communiste vietnamien décide de transformer rapidement les rapports de production et d’étendre au sud du pays les principes de l’économie socialiste déjà appliqués dans le nord. Il confisque les entreprises privées de plus de dix employés et incite les artisans à se regrouper en coopératives. L’emploi dans le secteur public augmente rapidement, tandis que le secteur privé diminue. De plus en plus d’activités sont encadrées par des coopératives, si bien que le secteur privé au sens strict devient marginal. A partir de 1987, l’Etat et les coopératives se révèlent impuissants à assurer un débouché à tous les demandeurs d’emploi. L’échec de cette politique conduit alors aux réformes du Doi Moi :

- Passage de l’économie planifiée centralisée au mécanisme de l’économie marchande soumise à la gestion étatique d’orientation socialiste.

- Passage de l’économie à composante unique (basée sur l’économie d’Etat et l’économie collectiviste) à l’économie marchande à plusieurs composantes.

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- Passage d’une économie orientée vers une structure close dont les relations extérieures étaient axées sur les pays socialistes, à une économie ouverte, de plus en plus libéralisée, diversifiée, multilatérale s’intégrant peu à peu dans l’économie régionale et mondiale.

Quand on pénètre dans le magasin Cora Mien Dong, rien ne semble au premier abord distinguer l’organisation de l’espace de cet hypermarché vietnamien de celle d’un hypermarché français : les mêmes rangées de caisses à l’entrée du magasin, la même disposition des rayons parallèles. Pourtant, après quelques minutes d’observation, le visiteur occidental ne manque pas de percevoir quelques différences. A la place des longues files de clients ordonnés les uns derrière les autres attendant leur tour aux caisses des hypermarchés français, il voit ici des clients s’enchevêtrant de manière désordonnée. Aux gestes cadencés et rapides des caissières françaises, les caissières vietnamiennes opposent un rythme d’une grande lenteur. Pourquoi de telles différences ?

Nous verrons que la principale raison en revient au fait que pour les salariés comme pour les clients vietnamiens, l’hypermarché est un concept récent. Y faire ses achats ne va pas de soi et nécessite un apprentissage. Précisons que d’après la Mission Economique de Hanoi, les commerces traditionnels, dont les marchés, représentent encore plus de 80 % des ventes locales dans les zones urbaines. Même si à Ho Chi Minh Ville, les points de vente sont nombreux et leurs formes variées – hypermarchés, supermarchés, petits commerces, galeries commerçantes –, pour la plupart, les Vietnamiens font leurs courses au marché, au jour le jour, ce qui leur garantit la fraîcheur des produits. La part des dépenses alimentaires effectuées au supermarché à Hanoi et Ho Chi Minh Ville ne représente que 5 % (Figuié et Moustier, 2007). Il s’agit donc d’une habitude de consommation mais qui s’explique aussi par des causes pratiques. En effet, leur moyen de locomotion principal, la moto, ne leur permet pas de transporter beaucoup de choses. La possibilité d’accéder à une grande surface de vente, proposant une multitude de produits en libre-service, et dont les prix sont affichés, représente une transformation des modes de consommation. Les Vietnamiens ne font d’ailleurs pas l’ensemble de leurs achats dans les hypermarchés. Il s’agit souvent d’un complément à ceux faits au marché. Pour beaucoup, Cora est d’abord un lieu de curiosité touristique que l’on visite en famille, plutôt qu’un lieu de consommation.

Pour étudier ces questions, nous porterons ici notre attention sur le passage en caisse. Nous verrons ainsi que les clients n’ont pas assimilé les principes de fonctionnement de la caisse, de la file d’attente, de la logique du flux. Par conséquent, c’est aux caissières qu’il revient de discipliner la clientèle pour lui inculquer ces principes. Elles y sont aidées par un acteur inattendu : le surveillant.

Encadré 2 Méthodologie

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Nous avons commencé par une enquête exploratoire de six mois à Hanoi et HCMV durant laquelle nous avons récolté des informations nous permettant de mieux comprendre le contexte socio-économique du Vietnam ainsi que les manières de vivre des Vietnamiens. Nous avons également pris des cours de vietnamien. L’enquête dans l’hypermarché Cora Mien Dong s’est déroulée un an plus tard, en juillet-août 2003. Le matériau recueilli provient d’observations de situations de travail (tenue d’un journal de terrain), de discussions informelles, de documents internes, de 30 entretiens auprès du personnel et de la direction. Ayant auparavant réalisé une enquête dans un hypermarché en France, nous avions l’avantage d’avoir déjà une connaissance intime du travail des caissières. Pour les entretiens, nous avons travaillé en collaboration avec des interprètes.

1. Le principe de fluidité, une notion qui ne va pas de soi

Pour les caissières comme pour les clients vietnamiens, l’hypermarché, et en particulier la rationalisation du passage des articles et des clients en caisse, sont des concepts encore récents. Le directeur français de Cora An Lac note ainsi qu’à l’ouverture du premier hypermarché Cora, le système des files d’attente en caisse paraissait aux clients totalement incompréhensible, tout comme la manière dont les caissières encaissaient les produits ; les caissières elles-mêmes étaient désorientées :

« Il n’y avait pas de règles en caisse. Tout le monde se passait devant et la caissière non plus ne savait pas quoi faire, comment organiser. Il a fallu former et apprendre encore et encore… » (Le directeur de Cora An Lac).

Mais encore aujourd’hui, cet apprentissage n’est pas terminé.

Tout d’abord, en comparaison de leurs homologues françaises, les caissières vietnamiennes adoptent un rythme de travail lent. C’est en observant les pratiques de travail que nous avons noté que c’est uniquement lorsque la responsable de caisse vient en caisse pour leur ordonner d’accélérer leur rythme de travail qu’elles le font, mais ce n’est jamais un acte spontané. La responsable de caisse a quant à elle des éléments de comparaison avec le rythme de travail des caissières françaises. La direction lui a en effet fait visionner des vidéos de caissières françaises en hypermarché. C’est certainement la raison pour laquelle elle semble la seule à avoir intériorisé la rapidité comme contrainte et à essayer de l’imposer aux caissières récalcitrantes :

« Si on fait la comparaison avec le moment de l’ouverture, les caissières sont beaucoup plus rapides, elles font les gestes plus rapidement mais c’est encore lent. Je vais souvent voir en caisse si ça va assez vite et si ça ne va pas, je le dis et je pousse à accélérer. Je fais aussi des réunions en caisse centrale pour dire d’aller plus vite. Mais il y a des caissières têtues, des caissières qui n’obéissent pas, surtout quand je ne suis pas là. Les autres personnes en caisse centrale ne font pas autant attention… » (La responsable de caisse).

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L’accélération du rythme de travail ne va donc pas de soi pour les caissières vietnamiennes. Il est nécessaire de les rappeler à l’ordre pour qu’elles se soumettent à cette contrainte. Mais il en va de même du côté des clients ; ceux-ci ne sont pas pressés. Le rythme de passage des clients et des articles est donc lent. Et à cela, s’ajoutent des interruptions et des ralentissements fréquents. La source principale de ceux-ci vient principalement du fait que le principe de fluidité ne semble pas être intériorisé par les caissières et pas toujours par les clients.

L’observation du passage de « gros caddies » est à cet égard particulièrement intéressante. C’est en effet une des causes de ralentissement les plus fréquentes.

La première raison en revient à l’inadaptation du poste de caisse au passage de « gros caddies ». Le tapis de caisse est très court et n’est pas mécanisé. Ces particularités sont les conséquences des spécificités des modes de consommation des clients vietnamiens. Ces derniers viennent régulièrement, voire quotidiennement, faire leurs achats à Cora Mien Dong. Ne faisant ainsi que peu d’achats à chacune de leurs visites, l’usage des caddies reste marginal par rapport à celui qui est fait des cabas. Dans l’hypermarché français, le tapis sur lequel les clients peuvent déposer leurs achats est beaucoup plus long que dans l’hypermarché vietnamien et il est mécanisé. En France, lorsque les clients viennent faire leurs courses dans un hypermarché, c’est en effet le plus souvent pour y faire beaucoup d’achats ; les caddies sont remplis. Pour assurer un passage plus rapide et une meilleure synchronisation des tâches entre caissières et clients, il faut donc que le tapis de caisse soit suffisamment long pour que les clients puissent y déposer l’ensemble de leurs achats. Ceux-ci occupent simultanément le « poste-amont » et le « poste-aval ». Pendant que la caissière encaisse le client précédent, le client suivant peut ainsi déposer ses achats. Au moment où arrive leur tour, ils peuvent ensuite se consacrer entièrement à ensacher les produits au fur et à mesure que les caissières les passent au scanner2. Cela représente un gain de temps à la fois pour le client, pour la caissière mais également pour les clients suivants. Les dispositifs techniques de la caisse participent ainsi à rendre fluide le passage des clients et des articles. Mais les clients vietnamiens ne faisant pour l’instant que peu d’achats, il n’est pas encore indispensable que le tapis de caisse soit mécanisé et aussi long que dans les hypermarchés français. En revanche, cette configuration se révèle totalement inappropriée dès que les clients font davantage d’achats.

Au-delà de ces déficiences techniques, il faut également noter que les caissières ont des difficultés avec le passage de « gros caddies » car elles n’ont pas l’habitude de passer autant d’articles. Leurs gestes ne sont pas coordonnés, elles n’ont pas acquis au fil de l’expérience les automatismes, les « compétences incorporées »3 leur permettant un passage rapide des articles tout en réduisant leurs efforts physique et mental comme nous l’avons observé chez les caissières en France4 (Bernard, 2005). Cela exige

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de leur part une réflexion et une concentration sur leurs gestes pour mieux les agencer et éviter de faire des erreurs, ce qui entraîne une fatigue physique et nerveuse. Le fait qu’un grand nombre d’articles ne soient pas encore munis de codes barres et que leurs références doivent donc être tapées tend à renforcer le phénomène :

« C’est vraiment fatigant quand il y a beaucoup de clients. C’est plus agréable s’il y a moins de clients. D’habitude, ça va… il y a beaucoup de monde le matin et en fin de journée mais entre deux, il n’y a pas trop de monde. Mais là, c’est l’anniversaire de Cora, il y a plus de monde que d’habitude et toute la journée, les clients n’arrêtent pas de venir, sans cesse… Il faut avoir un rythme plus rapide, c’est difficile » (Une caissière : 21 ans, célibataire, niveau Bac, 2 ans et demi d’ancienneté, CDI, 30 heures hebdos).

Mais au final, si le passage des « gros caddies » se révèle si problématique, ce n’est pas tant du fait de ces défaillances techniques ou organisationnelles que de l’absence d’aide de la part des clients vietnamiens. En effet, ces derniers ne participent aucunement au passage des articles. La plupart du temps, leur action se résume à déposer leur cabas plein directement sur le tapis de caisse. Ce sont donc les caissières qui compensent l’absence d’activité des clients en vidant elles-mêmes le cabas avant de passer les produits pour ensuite les ensacher, les clients ne s’en chargeant pas non plus. En outre, les clients n’avancent pas d’eux-mêmes mais attendent que la caissière le leur indique par un geste directif ; il n’y a aucune anticipation de leur part, aucune volonté d’accélérer le rythme de passage. De même, lorsqu’il y a beaucoup de clients et que ces derniers déposent les articles sur le tapis de caisse, très peu d’entre eux ont le réflexe d’avancer ceux-ci vers les caissières pour compenser l’absence de tapis mécanique ; c’est la raison pour laquelle ces dernières se voient dans l’obligation de rester debout pour les avancer elles-mêmes. Il n’y a donc pas, comme cela a pu être observé dans le cas français précédemment, d’acte de « co-production » du service. Les clients sont totalement passifs. A cela s’ajoute le fait que le principe de linéarité n’est pas toujours respecté par les clients. Ils ne respectent pas toujours la file d’attente et les articles se mélangent parfois. Le processus de la file d’attente et ses codes ne sont pas intériorisés par tous les clients vietnamiens.

Comment peut-on interpréter ces difficultés ?

On peut tout d'abord supposer que les clients ne sont pas pressés car l'hypermarché est pour beaucoup encore conçu comme un lieu touristique, il n'est donc pas soumis à l'urgence. Cela relève du loisir, on peut donc prendre son temps. Cela expliquerait de ce fait que les caissières, ne ressentant pas la pression des clients, tendent elles aussi à prendre leur temps.

Une autre interprétation, de type culturaliste, est possible. On peut ainsi faire l’hypothèse que ces réactions opposées en France et au Vietnam relèvent de deux conceptions du temps différentes. Ainsi, les Occidentaux ressentent davantage de stress devant le temps qu’ils conçoivent comme

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linéaire. Il est à leurs yeux une ressource limitée que l’on peut gagner, dépenser, perdre, économiser, gaspiller, etc…(Grossin, 1986), et dont le fameux adage de Benjamin Franklin rend si bien compte : « Le temps c’est de l’argent » (Weber, 1995 [1905], p. 189). Pour eux, il faut toujours aller plus vite ; la rapidité est une valeur prisée. Cette volonté de gagner du temps, et surtout de ne pas le perdre, est constitutive de notre « habitus » (Bourdieu, 1963) que ne partagent pas les vietnamiens et qui nécessite de leur part un apprentissage. Cette représentation du temps s’inscrit dans le vaste processus de rationalisation caractérisant la société occidentale moderne. Le modèle de l’hypermarché correspond à ce mouvement. Au contraire, à partir du moment où le temps est conçu comme circulaire, il n’y a pas à se presser (Zheng, In Desjeux et Zheng, 2002).

Enfin, ce que l’on constate, c’est que si la présence de dispositifs techniques participe à rendre fluide le double flux des clients et des articles, si un certain nombre de ressources matérielles doivent être mobilisées « pour canaliser le public, le préparer et le préformater » (Weller, 1999), elle n’en est pas pour autant suffisante en elle-même. On voit bien là l’importance en France de la logique de « co-production » du service. Si les clients ne respectent pas une certaine discipline et s’ils ne participent pas à l’acte de « production », cela génère des ruptures ou des ralentissements du flux. Le principe de continuité n’est réalisable que grâce à la collaboration des clients. Pour assurer la fluidité, elle doit s’accompagner des attitudes adéquates, de dispositions sociales spécifiques. Le principe de fluidité et celui de rapidité qui lui est associé doivent faire l'objet d'un apprentissage. En France, ceux-ci sont intériorisés par les caissières et les clients tant et si bien qu’ils n’ont plus à y réfléchir. Les caissières doivent passer un certain nombre d'articles à la minute, mais la pression temporelle est aussi intériorisée. La contrainte est à la fois intérieure et extérieure. Au Vietnam, l’accélération du rythme de travail, le principe de fluidité, ne vont pas de soi, ils ne sont pas intériorisés mais vécus comme une contrainte qui ne peut donc que s’imposer de l’extérieur (Elias, 1999).

Pourtant, en dépit de ces difficultés, « les choses se font » (Terssac, 2007), les salariés élaborent des solutions pour « reconstruire » le flux.

2. La disciplinarisation des clients

Les caissières doivent être particulièrement attentives pour ne pas mélanger les articles des différents clients lorsqu’elles les passent ; c’est un risque d’erreur supplémentaire. La logique du flux linéaire, que ce soit celui des clients ou celui des articles, n’est pas respectée par les clients. Le processus de la file d’attente et ses codes ne sont absolument pas intériorisés par les clients vietnamiens, ce qui requiert donc davantage d’efforts de la part des caissières pour compenser ces incompréhensions. L’absence d’aide de la part des clients requiert de la part des caissières beaucoup de concentration pour à la fois veiller à la fluidité et à la linéarité du double flux des articles et des clients.

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Mais à notre grand étonnement, les caissières sont aidées dans cette tâche par un acteur inattendu à nos yeux. Il s’agit des surveillants. Ainsi, en comparaison des magasins situés en France, Cora Mien Dong emploie un très grand nombre de surveillants5. Alors que dans un hypermarché français il peut y en avoir un ou deux par étage, il y en a ici un auprès de chaque caissière ou au minimum un pour deux caissières. Ils surveillent à la fois les caissières et les clients. Il peut arriver qu’un client commette un vol en toute connaissance de cause ou tout simplement par simple omission. N’étant pas un habitué de l’hypermarché et ne comprenant pas le système de la caisse à la sortie, le client peut partir sans payer sans mauvaise intention. Les surveillants doivent donc être attentifs à ces clients. Enfin, les paiements s’effectuant presque tous en espèces6, les caissières manipulent beaucoup d’argent durant leurs journées de travail ; il est alors très aisé d’en détourner pour leur compte. C’est une tentation forte pour ces dernières qui manipulent de fortes sommes et gagnent proportionnellement très peu7. Dans ce cadre, les surveillants n’ont pas un rôle différent de celui des surveillants employés dans les magasins français, si ce n’est qu’ils doivent être plus attentifs en raison de la manipulation des espèces. Ils ont pour mission d’empêcher le vol et de surveiller les clients ainsi que les caissières. Mais leur rôle est bien plus élargi que cela à Cora Mien Dong. Précisons que les surveillants ne sont jamais mentionnés dans les entretiens réalisés auprès des caissières. Aussi, est-ce uniquement grâce à l’observation de l’activité des caissières que nous avons pu saisir le rôle qu’ils jouaient réellement dans l’organisation8.

Par l’aide qu’ils apportent aux caissières, les surveillants participent en effet à rendre fluide le flux des articles et des clients, notamment dans les moments de forte affluence de la clientèle. Ils agissent de manière spontanée et informelle, la direction ne leur ayant jamais demandé une telle tâche mais cette dernière ferme les yeux sur ces pratiques. En amont, les surveillants vont ainsi avancer les articles pour éviter aux caissières de se lever pour le faire. Ils vont également vider les cabas que les clients laissent pleins sur le tapis de caisse. Lorsqu’il y a des articles avec des cintres ou des antivols, il leur arrive de remonter la file d’attente pour les retirer. Ils incitent les clients à avancer. Enfin, en aval, ils aident les caissières pour l’ensachage des produits. Les surveillants participent ainsi à canaliser le double flux des clients et des produits pour le rendre linéaire. Ils compensent à la fois les lacunes techniques et l’absence d’aide des clients. Ils remplacent ainsi le tapis mécanique en avançant les articles et remplacent les clients en vidant les cabas et en ensachant les produits. En agissant de la sorte, les surveillants permettent aux caissières de réduire leurs efforts et de gagner du temps. En France, les clients ont intériorisé les règles de fonctionnement du passage en caisse, et notamment le principe de linéarité. Ils n’ont pas à être guidés ou pris en charge par un intervenant extérieur ; ils agissent d’eux-mêmes, ce qui constitue un gain de temps pour les caissières qui n’ont plus à se préoccuper d’un certain nombre de choses. Cela n’étant pas le cas à Cora

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Mien Dong, c’est le surveillant qui se charge de compenser l’absence d’aide des clients, et par là même de leur inculquer le principe de linéarité.

De plus, en dépit des propos tenus par les caissières selon lesquels elles attacheraient une grande importance à la relation avec le client, nous avons pu constater qu’il n’en était rien dans la pratique. Cette relation est le plus souvent réduite au minimum, c’est-à-dire à simplement annoncer la somme due, et ce sans aucune salutation à l’arrivée comme au départ, tant du côté du client que des caissières. Cette situation tend à irriter la responsable de caisse :

« J’ai donné des leçons d’accueil aux caissières, j’ai organisé des réunions. Mais elles oublient tout quand elles sont en caisse. Elles oublient de dire au revoir, de dire merci… surtout le sourire, elles oublient. Quand je suis là, elles le font correctement, elles disent tout ce qu’il faut mais si je suis loin d’elles, je vois bien qu’elles ne disent plus rien aux clients… » (La responsable de caisse).

En réalité, les personnes avec lesquelles les clients ont le plus de relation sont les surveillants. C’est avec eux qu’ils discutent et c’est à eux qu’ils posent des questions.

S’instaure ainsi une division du travail entre caissières et surveillants. Pour les premières, leur mission tend à se réduire à passer les articles et à encaisser les achats ; elles se centrent sur le cœur de leur activité tandis que les surveillants agissent aux marges. Ils participent à rendre fluide et linéaire le double flux et prennent en charge l’aspect relationnel de l’activité. Par conséquent, le rôle des surveillants est central. Ils sont une sorte de relais, de soutien pour la caissière qui est rapidement débordée en cas de forte affluence de la clientèle. Ils participent en quelque sorte à l’éducation du principe de linéarité du client. Dans le même temps, en apportant leur aide aux caissières, ils rendent leur rôle de surveillance acceptable par ces dernières et se construisent une source de légitimité. Ils redéfinissent le sens de leur travail. Formellement, ils ne sont que des surveillants, mais de manière informelle, ce sont des acteurs essentiels pour assurer la continuité et la linéarité du flux. Univers désordonné, l’univers de la caisse est également celui de la coopération, cette dernière permettant de gérer le double flux des clients et des articles, de le canaliser, de le reconstruire.

Conclusion

C’est d’abord l’aspect totalement désorganisé des files d’attente et la lenteur du rythme de passage des articles et des clients qui frappent l’observateur occidental. Il est ici nécessaire de canaliser les clients, de les discipliner, de leur inculquer les principes organisationnels de l’hypermarché. Le libre service, le paiement à la sortie du magasin ou la file d’attente restent encore des mystères pour nombre de clients vietnamiens qui n’en comprennent pas la logique. Alors que les clients dans les grandes surfaces en France participent à la fluidité du flux des produits, les clients vietnamiens ont

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plutôt des comportements qui le ralentissent. Le principe de fluidité n’est pas encore intériorisé par les clients, ce qui génère des interruptions et des ralentissements fréquents.

Face à cette situation « anarchique », ce sont les caissières et les surveillants qui doivent reconstruire le flux, canaliser et éduquer les clients à ces principes. Le rôle du surveillant y est particulièrement surprenant. Les surveillants sont surreprésentés dans le magasin en comparaison du cas français. Mais en fait, leur rôle y est élargi de manière informelle à la surveillance du comportement des clients en caisse et à l’aide aux caissières. Cela leur confère par là même une certaine légitimité auprès des caissières, puisque c’est essentiellement sur eux que repose la continuité et la linéarité des flux de clients et de produits. C’est grâce à leur collaboration avec les caissières que ces dernières peuvent gérer cette situation désordonnée. Le passage en caisse à Cora Mien Dong permet de saisir de quelles manières les individus réagissent à certaines contraintes, inventent des solutions et coopèrent pour que « le travail se fasse » (Terssac, 2007). Les dispositifs techniques nécessitent des dispositions sociales spécifiques et doivent faire l’objet d’un apprentissage. Ce phénomène est d’autant plus frappant pour les activités de service dont la spécificité est qu’elles réclament la participation du client à l’acte productif. La question est tout à fait à l’ordre du jour au moment du débat actuel sur l’installation de caisses automatiques qui visent à supprimer les caissières et à reporter en totalité sur le client l’acte productif.

Bibliographie

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Dodier N. (1995), Les hommes et les machines – La conscience collective dans les sociétés technicisés, Paris : Métailié.

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Figuié M. et Moustier P. (2007), « Les consommateurs font-ils confiance à la qualité des aliments vendus en supermarché à Hanoi ? », Séminaire de recherche « Les consommateurs face aux nouveaux circuits de distribution alimentaire », Montpellier.

Grossin W. (1986), « Le temps industriel : une représentation du temps désormais contestée », Sociétés, 9 : 35-37.

Hall T. E. (1992), La danse de la vie – Temps culturel, temps vécu, Paris : Points Seuil.

Leplat J. (1997), Regards sur l’activité en situation de travail – Contribution à la psychologie ergonomique, Paris : Le travail humain PUF.

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Terssac G. (de) (2007), « Analyse du travail et de l’organisation (ATO) », Actes du Workshop APACS (Analyse Pour Accompagner les Changements Socio-organisationnels), Université des sciences sociales et humaines de Hanoi.

Weber M. (1964) [1905], L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris : Plon.

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Zheng L. (2002), « La dimension culturelle du temps », pp. 37-54 in D. Desjeux et L. Zheng (eds.), Entreprises et vie quotidienne en Chine – Approche interculturelle, Paris, L’harmattan.

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1 Les magasins ont depuis été rachetés par le groupe Casino et s’appellent dorénavant Big C.

2 Précisons néanmoins qu’il est fréquent que les caissières commencent à scanner les articles avant que les clients aient terminé de déposer l’ensemble de leurs achats sur le tapis de caisse. En outre, il peut également arriver qu’en dépit de la longueur du tapis de caisse, les clients fassent beaucoup d’achats et qu’il n’y ait donc pas suffisamment de place sur le tapis pour tout y déposer d’un seul coup. Il faudra alors que les clients fassent quelques allers et retours entre le « poste-amont » et le « poste-aval ». La situation est différente lorsque le client est accompagné ; les deux postes étant pourvus, cela permet un passage plus rapide.

3 Nous empruntons ce terme à l’ergonome Jacques Leplat qui définit les « compétences incorporées » comme suit : « Ce type de compétences s’exprime bien dans l’action mais moins bien ou pas du tout par le discours (…). Le sujet sait exécuter des tâches qu’on ne lui a jamais apprises dans sa formation officielle, pour lesquelles il n’a éventuellement reçu aucune explication et qu’il ne peut exactement décrire par des mots » (Leplat, 1997, p. 141).

4 Nous avons ainsi observé que les caissières françaises préféraient au contraire le passage de gros caddies et les périodes de rush. Elles ressentent alors une sorte de « frénésie » (Pinto, et al., 2000), une « ivresse sobre » (Dodier, 1995), qui se définit comme une forme d’abandon autorisée par une maîtrise des gestes qui permet de déléguer au corps la maîtrise du fonctionnement de la machine.

5 Précisons à ce propos qu’alors que dans l’hypermarché français, l’ensemble des surveillants sont des hommes, il y a dans le magasin vietnamien autant d’hommes que de femmes qui occupent ce poste.

6 Il n’y a pas de chéquiers et l’usage de cartes de crédit est marginal et surtout le fait des clients étrangers.

7 Il en va bien sûr de même pour les caissières françaises. Mais détourner de l’argent est un peu plus malaisé pour celles-ci puisqu’elles manipulent beaucoup moins d’espèces que leurs collègues vietnamiennes, les paiements se faisant le plus souvent par chèque ou carte de crédit.

8 Malheureusement, nous ne l’avons réalisé que tardivement et nous n’avons pas eu le temps d’avoir des entretiens avec les surveillants. Cette lacune est révélatrice d’une définition a priori du rôle des surveillants, erreur de jugement due à un manque de recul vis-à-vis de notre appartenance à une autre culture. L’observation des pratiques de travail nous a néanmoins permis de recueillir un certain nombre d’informations.

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