L'EDUCATION SCIENTIFIQUE COMME INTERMEDIAIRE ENTRE LA PENSEE
SCIENTIFIQUE ET LA VIE DE TOUS LES JOURS : UN ROLE CONTROVERSABLE
A. DREYFUS
Mots clés
Education - Pensée scientifique - Vie quotidienne.
INTRODUCTION
On ne oeut probablement pas concevoir une d~finition universellement acceptée de la "pensée scientifique". Une telle d~finitionne pourrait être exprimêe que dans le cadre d'une conception philosophique universellement admise de cette entre-prise humaine que l'on nomme "science". Or, precisement, une telle conception ne peut exister.
Cependant, pour des raisons qu'Il ne nous appartient pas d'exposer ici, la pensee scientifique est consideree comme partie integrale du patrimoine culturel de l'élève d'aujourd'hui. Certains aspects caracteristiques en sont Interpellés frequemment par l'education scientifique, dans l'espoir implicite ou explicite qu1ils seront "transférables"
à
des situations "quotidiennes", qui concernent la vie de tous les jours du citoyen d'un pays moderne, démocratique et scientifiquement développé. De ces aspects on retiendra surtout1) La rigueur du raisonnement; la rigueur des critères selon lesquels un raison-nement, une théorie seront acceptes par le monde scientifiquej
2) Le problème de la "preuve" en sciences experimentales: la recherche scienti-fique peut elle produire la verite absolue?
3) Le problème des relations entre la pens~e scientifique et les idées humaines, les opinions humaines Î la pensee scientifique est-elle applicable de la mème manl!!re a toutes les idees humaines.
Confronte avec ces aspects culturels du curriculum, l'enseignant scientifique -il n'est pas un ph-ilosophe, mais -il est conscient de son rSle d'éducateur - ne peut qu'être hante par des problèmes qui relèvent de la phi losophie de la science.
Selon Losee (1980), la philosophie de la science traite de quatre questions orincipales: 1) les caracteristiques qui distinguent la recherche scientifique des autres types d'investigations; 2) les procédes que les scientifiques doivent adopter dans leurs recherches sur la nature; 3) les conditions i satisfaire pour qu'un~ expli-cation scientifique puisse être consideree comme correcte; et finalement 4) le statut cognitif des lois et des principes scientifiques.
Hodson (1985) indique neuf points sur lesquels un concensus semble avoir ete atteint, concernant le curriculum scientifique scolaire: i) les observations scientifiques dépendent en partie de la perception de nos sens, et sont donc fai Ilibles; i i) les observations dépendent de théories qui, souvent, précèdent les observations; iil) l'observation indirecte dépend, en plus, de la théorie concernant l 'appareil utllls~; iv) les observations et les théories ont un statut différent du point de vue logique; v) les concepts et les théories sont produits par des actes créatifs d'abstraction et d'invention; vi) les théories sont souvent justifiées ' à posteriori' par des témoignages expérimentaux; toutefois, pour qu'une theorie soit acceptee comme 'scientifique', 11 doit y avoir des données
(concevables) pour l'étayer ou la refuter; vi i) la significance des concepts scienti-fiques tient au rôle qu'Ils Jouent dans une structure théorique, plutôt qu'a leur définition formelle et s~mant'que; viii) les savoirs et les théories scientifiques sont de caractère temporaire et sont appelés
à
évoluer et mêmeà
dlsparaltre; viii) l'introduction est une représentation inadéquate des méthodes scientifiques.Cet inventaire met bien en valeur le genre d'arguments selon lesquels l'enseigne-ment scientifique est couraml'enseigne-ment considéré comme appartenant au bagage culturel obli-gatoire de tous les ~Ièves, quelque soit le niveau de leur formation scientifique:
la portée d'un enseignement scientifique base sur ces idées - enseignement qui présente une vision réaliste de la science - dépasse de loin celle d'un enseignement non seule-ment destiné aux seuls scientifiques, mais encore étroit et dogmatique.
Cependant, quand cette vision de l'enseignement scientifique est admise, certaines questions se posent concernant son rôle comme intermédiaire entre la pens~e scientifi-que et la vie de tous les Jours.
1) Le raisonnement scientifique rigoureux est il transférable
à
la vie quotldlenne7 2) L'enseignement scientifique doit-il ou peut-il se contenter de traiter de notions purement scientifiques, sans s'occuper de problèmes d'application de ces notions(applicabllit~de principe et légitimité de l'application, conséquences de l'applica-tion)7
LA PENSÉE CRITIQUE ET LA VIE QUOTIDIENNE
Dans les cours de sciences experimentales l'élève est souvent en contact avec les règles exactes et rigoureuses de la 'pensée critique'. Il doit par exemple
concevoir ou analyser des dispositifs exp~rimentauxfiables. analyser les résultats
pt ;noncer des conclusions selon des crit~reset des techniques bien ~tablis et
bAS~S sur la logique et la statistique. Ces techniques du raisonement passif, qui
permettent d'éviter des erreurs de logique et de rejeter des propositions mal fondées
peuvent itre enseign~es pratiquement ~ tous les niveaux de l'enseignement secondaire.
On peut apprendre ~ des élèves - même relativement peu doués - à reconnaitre certaines
erreurs de logique et ~ les éviter. (Dreyfus et Jungwirth, 1980; Jungwirth, Dreyfus
et Amie, 1986). Oe nombreuses études montrent par contre, que l'élève a peu tendance
~ appliquer ces habiJet~s
à
des situations extra-curriculaires (voir par exempleDreyfus st Jungwir'.h, op. ciL); il semblerait, au contraire préférer appliquer
ses m;thodes de pensée journalière
il
des situations scientifiques (Haskill et Wallis,~982), ce qui l,lest pas toujours d~sirable. L1élève, apparemment, ne considère pas les probl~mesquotidiens et les problemes scientifiques comme équivalents; les
situ-ations journal ;èrcs lui semblent plus 'réelTes c ; il se permet d'avoir à leur sujet
des t}f"Jinions persCJII.~'!e5; ~onc:lées sur llexperience ou même très SOLlvent sur des idées
pr~concues, alors qUII'~ a tendance
à
accepter l'opinion de 'l'autoritél en ce quiconc.erne les sÎluatÎon5 scientiFiques et curriculaires. L1élève est un être humain
f' [ ( 0 ' i ' "el'":' ,ji
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:',)pen-mindeneS5 may be th':,:~ pre: ULit ît is not the
disposition r€c()mmendë-J[;l~ d<~ !Jesprit humain, mais ell.:. n'est certainement pas sa
disposition natlJrelle).
Peut-on r,;pl1e~;J;nt espen:'r dlun être humain flU';1 ador'te dans sa vie de tous
les jnurs les r-egles dE la pensée critique scient!finue"' r~::!Jlr dan~. son article,
rrconnait Qli," lC',. situations quotidiennes sont un vér'itable '9·)ch~s! (mess) du point
de vue logique. et qu'on ne peut quere donner aux probl~mes journaliers la coh~rence
logique et théorique de llexperience scient: fique. Oans la vie 1rÉcllpl, on manque
de d()nn~es eXr1cte~ et on ne peut pas toujours suspendre le jugement ou la décision
jusqu1a ce que les chercheurs apportent des données ou des solutions nouvelles.
De plus, dans ta vie quotidienne, certains comport€~ments.absolument inadmissibles
Of.' la rart .1l
un chf?r"chr:'ur s-:ientifique:, peuvent être utjlis~s avec efficacité:
11argu-fjIPr1t lad i)(),-rlinem ' . D<Jr eXo;f,l~'J1e, est complètement illogique et illégitime dans Je
monde scientifiaue (on se souvient encore de son utilisation contre les th~ories
de Darwin); dans la vie politique, par contre, il peut fai re rejeter une loi à
l'assemblée, alors qu'une discussion' logique' de cette loi n'aurai t peut-être
Les techniques du raisonnement rigoureux et logique utilisé dans le monde scientifique pour'justifler' un concept, une théorie ou une conclusion, sont un bagage Important que doit acqueri r chaque élève;mals si l'enseignement scienti-fique se limite au traitement de notions et théorèmes purement scientifiques, sans les intégrer dans un contexte humain et social, Il est douteux que ces techni-ques soient transférées, ou même transférables 1;, la vie journalière. Le transfert des habllet~scognitives n'est nullement automatique, surtout lorsque l'élève a peu de chance de reconnaltre les élements communs aux situations concernées.
UTILISER LES HABILETES POUR APPRENDRE A LES APPLIQUER
En resu~, cette série d'actes purement logiques que l'on nomme pensée critique
r~pond plus ou moins
à
la question posée, selon Losee, par la philosophie de la science' concernant les conditions de vérification d'une explication scientifique. Toutefois, les neuf points cités par Hodson démontrent bien qu'el les ne représentent pas la totalité de l'activité cognitive du scientifique. Demême,
elles sont, pour des raisons présentées plus haut, Insuffisantes pour l'analyse des situations quoti-diennes ou pour la prise de décision dans la vie journalière, tout en leur étant, ne l'oublions pas, absolument necessalre. Penser scientifiquement, du point de vue édu-catif, c'est comprendre non seulement le pouvoir de la science, mals aussi ses limites. C'est réaliser que la science ne peut apporter de réponse absolueà
tous les problèmes humains, parce que ceux-cl nlont pas de solution absolue; c lest aussi entrevol r que les solutions technologiques créent des problèmes humains et sociaux, au r'ythme ou ils en r;solvent. Prendre une decl sion dans la vie de tous les jours, meme sur la base d'une méthode scientifique ultra-moderne, c'est peser le pourat le contre, sans pouvoir se baser sur une méthode entièrement logique.Selon Paul (op.cit), la pensée critique que doit acquerlr l'é'lève, est celle d'un par laquelle un jury arrive
à
un verdict: le 'jugement raisonné', dialectiques, qui ne peut pas se baser sur une technique sure. Un tel jugement prend toujours en consi-dération au moins deux points de vue, et ceux-cl, éventuellement, sont é'galementlégitimes et justifiables. Ce processus de dialogue, par lequel le juge 'maneuvre' entre deux points de vue opposé's, é'valuant l'un
à
la lumlere de l'autre, répresente la pensé'e critique dans son sens large. Il correspond probablement mieux aux exi-gences de la vie journalière que la pensé'e critique en son sens restreint, qui tendà
mener droità
une décision logique et sans équivoque, mals de portée limlt~e.Pour entrainer '1~I~vea ce genre de raisonnement, qui ut! lise sans toutefois 'en contenter des donn~es scientifiques, il faudrait enseigner les sciences dans un contexte soclo-humain. Cette décision curriculaire est donc bien basée sur une
certaine phi Josophie de la science et de l'~ducation scienti fique: cette phi
10-sophie a ~t~ la base des curricula et des modules de type S.T.S.: "Science,
Technologie et Sociéte", qui cherchent
à
élargir le champ de l'éducation scientifiqueen pr~sentant la science dans le contexte des conséquences de ses applications, donc
~ mettre la pensee scientifique en relation directe avec la vie quotidIenne. On ne saurait assez mettre en valeur 11importance de ce genre d1études pour des élèves qui seront appel~s
à
vôter, dans une société démocratique, sur des problèmes d1aspects scientifiques, technologiques et sociaux concernant par exemple llenvironement. Onne saurait non plus sous estimer les difficultés auxquelles se heurtent les
dévelop-peurs et les utilisateurs de curricula S.T.S. Toute décision concernant le choix du
curriculum scientifique demandera donc un 'jugement raisonné', qui utilisera des
r~sultats de recherche en ~ducation scientifique, en sociologie, en psychologie,
mais ne pourra se fonder exclusivement sur eux.
LA SCIENCE, LA VERITE ET LA VIE DE TOUS LES JOURS.
La représentation de l'activité scientifique, telle qu'elle émerge des neuf points
d'accord cites par Hodson, d~coule évidemment de philosophies selon lesquelles cette
activite nlest ni entièrement objective, ni enti~rement logique et n'a donc pas la
pr~tention d'arriver ~ la v~rit~ absolue. Les connaissances scientifiques, de par
la nature même des proc~d~s qui les produisent, ,::.r:·nt a~l.:'rs c·f)nsidér~es comne tempo-raï res, incertaines et changeantes. Pour demontrer ce caractère [':lcertain des theo-ries scientifiques, on recommande souvent llenseignement de l'histoire des sciences
(Freudi ich, 1980; Elkanna, 1970). Beaucoup de professeurs diront Qu'au niveau
secon-daire, il est impossible d'introduire une telle perception de la science. Dans les
conditions pr~vaJentesdans les classes, diront-ils, il est pratiquement impossible
d'enseigner selon une philosophie
à
la Popper, quÎ équivaut àdire aux élèves que ce que je vous ensefgne et vous démontre changera éventuellementl , d'autant plusque les lois de la physique, telles qu'elles sont présentées, n'ont pour l'instant
pas été refutées, et eventuellement ne le seront pas. D'après Feundlich, tant que
les professeurs s'expriment de cette manière, ils n'ont pas reel1ement assimilé le ',~ns des th~ories philosophiques de la science (Freundlich, 1980).
Même si Freunrlilch a raison, est-il si Important pour la vie de
tous les jours, de comprendre cet aspect de la science? Cette question doit être éxaminée avec soin.
Penser scientifiquement, avonS nous dit, c'est aussi apprécier les limites de la science, apprécier ce que la science n'est pas, tout autant que ce qu'elle est.
Pour qu'un être humain puisse coéxlster d'une maniere civilisée avec ses
congé-n~res, Il doit être tolérant, c'est
i
dire reconnaltre la force et les limites de ses convictions et de celles de ses interlocuteurs, C'est peut être surtout en ce sens que la pensée scientifique devient une part du patrimoine culturel de l'élève, adulte de demain.Nous ne donnerons Ici qu'un exemple des relations entre la pensée scientifique et une Id~e humaine: la religion. C'est peut être par ce que les hommes sont Insu-flsamment éduques sur le plan scientifique qu'Ils ont une tendance
à
mettre science et religion en confrontation violente et intolérante. La science ne traite que d'hypotèses vérifiables - et refutables - par des procédés expérimentaux ou au moins empiriques. La religion ne correspond pasà
cela. La religion presente une phi losophle de la vie basée sur des vérités absolues, émanant d'une divinité infaillible. La science ne correspond pasi
cela. Ne pouvons nous pas eduquer des él~ves capables, dans leur vie quotidienne, d'être tolérants les uns envers les autres? ne pouvons nous pas former des él~ves qui comprennent que la création, telle qu'elle est présentée dans la bible, est peut être une vérité absolue, puisqu'elle est divine, mais qu'elle n'appartient pas au domaine de la science, domaine dans lequel elle n'est pas utilisable? Et qui comprennent que l'~volution, ayant le statut d'une théorie scientifique basée sur des données empiriques, permet de prevoir certains phénomènes, mais ne peut, et ne pourra Jamais être concue comme une 'v~rit~t1CONCLUSION
La question du rôle de l'éducation scientifique comme intermédiaire entre la 'pensée scientifique' et la vie de tous les Jours n'a pas de réponse absolue. Si on restreint la pensée scientifique
à
certaines techniques de raisonnementrigou-reux et logique, dont la transférabilité a la vie quotidienne est douteuse, le r~le
de l'éducation scientifique reste fort controversable. Si toutefois, par 'penséi scientifique', on entend l'appr;ciatlon des sciences comme actlvit; humaine, l'appréciation du pouvoir et des limites de cette activité, le r~le de l'éducation scientifique prend une ampleur nouvelle. L'éducation scientifique peut elle laisser
; d'autrp.s disciplines l'inculcationde valeurs culturelles qui doivent être une partie indissociable de la vie quotidienne de l'homme ~clar r~? La quaiité de toute décision curriculaire concernant ces questions dépendra, en tout état de cause, de la coh~renceentre la nature de la décision et les points de vue philo-sophiques adopt~s par les "développeurs" du curriculum.
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