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Proust et Veblen : fiction et sociologie de la classe de loisir

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(2)
(3)

Proust et Veblen :

Fiction et sociologie de la classe de loisir

Par

Guillaume Pinson

Mémoire de maîtrise soumis

à

la faculté des études supérieures

et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise

ès Lettres

Département de langue et littérature françaises

Université McGilI,

Montréal, Québec

Janvier

2001

(4)

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(5)

Résumé/Abstract

,.. ,

'" ., .. ,

,.. ,

'"

'"

3

Introduction

'"

'"

'"

'"

5

Notes '" ,. '" ,. '" ., 15

Chapitre 1. Veblen et Proust.

,

,

'"

17

La sociologie de Veblen '" '" '" ,.. , '" 17

La classe de loisir '" '" '" '" 21 La classe de loisir française autour de 1900 '" '" 26

La sociologie de Bourdieu et la classe de loisir proustienne , ,. '"

.32

Notes .. , '" '" '" '" 38

Chapitre

2.

Les rivalités .,. '"

'"

'"

42

Mme de Guermantes contre Mme Verdurin , , 46

Notes '" '" '" '" '" '" 57

Chapitre 3. Caractères vebléniens de la

Recherche ., .. ,

'"

59

Langage et onomastique ostentatoires '" , '" 59 Les prisonniers '" '" '" ." '" 68 Etre et paraître '" '" ,. '" ., '" 79 Notes , '" '" '" , '" '" '" '" , 94

Conclusion

'"

,'"

'"

,.. ,.. ,.. ,.,

'"

97

Proust sociologue ? '" , 100 Notes , , '" '" '" '" '" '" '" , 109

Bibliographie

'" '"

,

'"

110

(6)

Résumé.

Ce mémoire propose une interprétation d'lÀ la recherche du temps perdude Marcel Proust d'après la Théorie de la classe de loisir du sociologue américain Thorstein Veblen. Parue en 1899, la Théorie est une analyse sociologique de rélite économique et sociale américaine de 1850 à 1900, époque de forte eXPension du capitalisme aux Etats-Unis. Nous empruntons à Veblen les concepts de loisir et de consommation ostentatoires pour démontrer comment., dans le contexte de forte rivalité sociale dans lequel sont plongés les personnages proustiens, chacun desagentsdu roman essaie de se distinguer des autres. En nous appuyant sur la théorie de champs de Pierre Bourdieu, nous analysons diverses pratiques ostentatoires en les rattachant au point de l'espace social de la Recherched'où elles proviennent: s'opposent ainsi une vision du monde bourgeoise représentée par Mme Verdurin à une éthique aristocratique qu" incarne la duchesse de Guermantes. En conclusion, nous sommes amenés à reconnaître la grande portée sociologique de laRecherche,tout en rappelant qu'elle n"est que partiellement au fondement de l'art romanesque proustien.

Abstract.

Based on Thorstein Veblen's Theory ofthe Leisure Class, this thesis gives an interpretation of Marcel Proust' sÀ la recherche du temps perdu. Published in 1899, the Theory proposes a sociological analysis of the economical and social American elite, from 1850 to 1900, a time of major capitalistic expension in the United-States. Veblen's concepts of leisure and conspicuous consumption allow us to demonstrate how each character in Proust' s novel distinguishes itself in a context of social rivalry. Referring to Pierre Bourdieu's theory, various conspicuous social practices are analyzed according to the social milieu of La Recherche from which they originated. Therefore, Mme Verdurin's upper middle class perception of reality confronts the aristocratic ethic embodied by the duchesse de Guennantes. In the conclusion of the thesis, we acknowledge the predominant sociological aspect ofLa Recherche, which is however only one of the many underlying elements ofProust"s technique of fiction.

(7)

«Si vous voulez que votre livre soit bien accueilli, ne négligez aucune occasion d'y exalter les vertus sur lesquelles reposent les sociétés: le dévouement à la richesse, les sentiments pieux., et spécialement la résignation du pauvre, qui est le fondement de l'ordre. Affirmez [... ] que les origines de la propriété, de la noblesse, de la gendarmerie seront traitées dans votre histoire avec tout le respect que méritent ces institutions. Faites savoir que vous admettez le surnaturel quand il se présente. A cette condition, vous réussirez dans la bonne compagnie. »

(8)

Introduction

Dans À la Recherche du temps perdu, il y a du grandet du beau monde, qui semble écouler le temps en vains bavardages dans l'éternelle oisiveté de la vie de salons. On ne voit jamais à l'ouvrage ce petit groupe de privilégiés; tout au plus est-il question de la brève carrière politique du duc de Guermantes1~ ou de la finesse diplomatique de Norpois, des occupations qui ne sont pas tellement différentes de celles qui se pratiquent dans toute réunion mondaine: la conversation et une certaine forme denégociation (on reviendra sur ce deuxième terme). Tout aussi rarement le narrateur nous donne-t-H par exemple quelques précisions sur l'origine de la fortune du marquis de Norpois, qui est «colossalement riche» (JFF, 26) sur celle de Madame Verdurin, qui est «d'une respectable famille bourgeoise excessivement riche» (CS, 185), puis sur le situation financière désastreuse du prince de Guermantes, àla fin du roman,«ruiné par la défaite allemande» (TR, 261), sans nous en dire davantage là sur l'origine de ces fortunes et ici sur la cause de la déroute financière du prince.

Néanmoins, l'argent et la fortune sont omniprésents dans la Recherche, mais de façon extrêmement euphémisée2. C'est ainsi que les quelques allusions à la fortune de Mme

Verdunn, et la mention de la ruine du prince, pour s'en tenir à ces deux seuls exemples, entraînent avec elles toute une série de conséquences sur le déroulement même de la diégèse; Mme Verdurin se donne ainsi les moyens de ses ambitions autrement irréalistes: elle pourra «faire salon» et concurrencer le Faubourg (ce qui implique une grande perte de temps et d'argent), puis elle renflouera le prince ruiné en l'épousant, se parant du même coup du titre de princesse, aboutissement de toute sa stratégie mondaine. Il en est de même pour tout un style de vie que s'emploieàdécrire la Recherche, cette oisiveté des bains de mer à Balbec ou les insignifiants bavardages dans le salon d'Griane de Guermantes, qui

(9)

évoquen~ maIS en sourdine comme une trame sonore, fortune, perte de temps,

désœuvrement.

Disons-le immédiatement, quitte à justifier et préciser la terminologie plus loin, c'est véritablementà uneclasse de loisir àlaquelle le lecteur est confronté dans la Recherche:

la socialité du roman est (en grande panie) celle d'une classe aisée, qui trône au sommet de la hiérarchie sociale, bref d'une classe de dominants. Mais parler des dominants, c'est sous-entendre lesdominés,qui sont eux aussi présents dans laRecherche, et on verra quels rapports, le plus souvent de soumission, parfois d'alliance, ils entretiennent avec leurs supérieurs, quand ce n'est pas une inversion des hiérarchies qu'ils parviennent à

provoquer.

Or, l'expression «classe de loisir» (en anglais

«

leisure c1ass», que l'on peut également traduire par «classe oisive») a été forgée par l'économiste et sociologue américain Thorstein Veblen, auteur de la Théorie de la classe de loisir (Theory of the Leisure Class), parue aux Etats-Unis en 1899 et dans sa version française plus de soixante-dix ans plus tard3. Pourquoi certaines élites sociales entretiennent-elles une aversion pour

tout travail productif? D'où vient que l'accumulation de richesse et les dépenses somptuaires soient au fondement du mérite social? De quelles prérogatives le respect d'un décorum strict est-il la marque la plus visible? Telles sont quelques-unes des questions centrales que pose la Théorie de la classe de loisir. Dans ce mémoire, nous entendons démontrer que les réponses fournies par Veblen à ces questions peuvent nous permettre de mieux cerner le rapport de force entre dominants et dominés qui fonde la dynamique sociale de la Recherche et nous doter d'outils théoriques qui nous serviront lors de l'analyse de cette rivalité. Plusieurs ont suggéré la pertinence de ce rapprochement, dont Jean-François Revel, qui, dans son livreSur Proustécrit qu'«il est intéressant de constater la précision avec laquelle l'analyse de Veblen recouvre trait pour trait la description que commencera à faire Proust dix ans plus tard d'une classe oisive infiniment plus ancienne4•» Mais la réflexion n'a pourtant jamais été menée jusqu'au bout et tous les commentateurs qui rapprochent Veblen de Proust ne le font que succinctements.

(10)

D'aborcL parce qu'elle dresse le portrait sociologique d'une classe de loisir qui a beau être fort éloignée dans l'espace du gratin parisien dont traite Proust (il s'agit de la haute société de la côte est américaine, celle du patronat des corporations et de l'industrie florissantes), si ce n'est dans le temps (seconde moitié du XIXe siècle jusqu'au début du XXe, ce qui recoupe en partie la temporalité de la Recherche), la Théorie de Veblen ne se

fonde pas moins que la classe de loisir proustienne sur le principe de la rivalité pour l'occupation de la position de domination, ou la conservation du privilège de dominant. La rivalité est donc, entre deux classes de loisir aussi éloignées l'une de l'autre, le concept-pivot sur lequel nous basons les rapprochements entre Proust et Veblen.

Ensuite, la Théorie de Veblen ne se veut pas exclusive, c'est-à-dire que le modèle d'analyse qu'elle propose, pourtant fondé sur l'observation de la classe aisée américaine, est applicableàtoutes les strates de la société. Sorte de sociologie«àétages», ou chaque niveau dans le classement est en rivalité avec celui qui lui est immédiatement supérieur, et où inversement chacun regarde anxieusement en dessous de soi et tente d'empêcher son déclassement, elle offre un modèle en plusieurs points comparables à la grande question sociale de la Recherche. Pour l'illustrer brièvement, on peut voir dans le roman de Proust les Verdunn aspirer à détrôner les Guermantes, la bourgeoise Mme Bontemps rechercher une simple entrée dans les salons, et ainsi de suite: jusqu'au simple liftier du Grand-Hôtel qui rêve de se retrouver dans la suite d'une grande mondaine, il n'y a pas un seul personnage de la Recherche qui n'ait une ambition à la hauteur de ses moyens.

Une bonne part de la critique récente s'est appuyée sur la sociologie afin d'éclairer davantage l'œuvre de Marcel Proust. Jacques Dubois a ainsi qualifié l'œuvre de Proust de véritable «sociologie-fiction6 » et tenté de démontrer comment la socialité, cet «espace interactif» et ce«réseau de relation' » entre ses personnages, s'inscrivait au sein même du texte proustien. Si l'approche sociocritique donne en effet à l'analyste d'appréciables outils afin d'entrer plus avant dans l'œuvre de Proust, c'est avant tout que cette œuvre porte dans sa textualité même les éléments qui invitent à l'approche sociologique. Œuvre de fiction qui se donne souvent des allures d'essai, À

la recherche du temps perdu

a la socialité pour thème de prédilection et développe sur une large étendue les trajectoires sociales de ses

(11)

personnages (ses agents, serait-on tenté de dire), perçant au grand jour, souvent impitoyablement, luttes, rivalités, hypocrisies mondaines et tant d'autres. C'estàcet aspect

social de la Recherche que s'attardera la présente étude, en faisant appel à la théorie de Veblen et en la complétant par certaines approches sociologiques plus récentes.

Ainsi, dans le premier chapitre, nous présentons de façon générale la théorie de Veblen

en remontant aux sources de sa pensée. Au centre de la Théorie de la classe de loisir est le principe de la consommation ostentatoire

«(

conspiscuous consumption») :par la dépense effrénée, un style de vie luxueux et oisif, l'élite financière américaine s'est regroupée en

une caste d'intouchables qui repousse continuellement, selon le principe capitaliste de la

croissance continue, les limites de l'émulation. Mais c'est au sein même de cette caste que

la concurrence est la plus vive et c'est à ce point de la réflexion de Veblen que nous

rattacherons l'œuvre de Proust. Celle-ci, même si elle ne met pas la question économique

de ses personnages au tout premier plan, présente de la même façon une classe de loisir désœuvrée, obsédée par le maintien de sa supériorité sociale, tout en développant la

question des classements et des déclassements qui ont cours à l'intérieur même de cette

classe de loisir parisienne. Or, comme nous nous employons à le démontrer dans ce mémoire, une bonne part des stratégies auxquelles la classe de loisir de la Recherche a recours afin de conserver son prestige symbolique recoupe celles que Veblen relève à

propos de la classe aisée américaine.

Par la suite, nous présentons brièvement quelques caractéristiques sociologiques de ce

que nous appellerons la classe de loisir française vers 1900, en mettant l'emphase sur les

rapprochements que l'on peut faire entre le contexte social des élites symboliques

françaises (aristocratie et haute bourgeoisie) et la structure théorique que propose la

Théorie de la classe de loisir. Indirectement, cela facilitera la transition de Veblen à Proust, parce que ce dernier s'est abondamment inspiré de la réalité sociale de son temps

dans l'élaboration de son œuvre. Nous aurons ainsi l'occasion de nous référer à certaines

études contextuelles et non pas spécifiquement littéraires.

Pour compléter ce chapitre théorique, nous établissons un rapprochement entre Veblen

et le sociologue Pierre Bourdieu. Ce sociologue français, tout au long de ses recherches, a

(12)

élaboré un cadre théorique au sein duquel le système de Veblen peut aisément s'imbriquer et s'articuler. Comme on le verra surtout dans les deux premiers chapitres, la théorie de Veblen sert son sujet de façon parfois très«lâche» ; les mailles de son filet théorique sont souvent trop larges et ne retiennent pas certaines des finesses sociologiques pourtant essentielles dont Proust a parsemé son œuvre. Bourdieu nous pennet donc de définir plus clairement la classe de loisir proustienne en apportant certaines nuances qui s'imposent si l'on veut mieux saisir la question sociale de la Recherche.

De Pierre Bourdieu, qui a analysé l'émergence d'un champ littéraire autonome en France, nous retenons principalement la notion de«structure dualisteS », opposition entre le pôle de l'avant-garde qui a «intérêt au désintéressemenë» et celui de la domination

économique où l'on investit dans des valeurs sûres et rentables financièrement. De la même façon, nous considérons que la question sociale dans la Recherche du temps perdu est la mise en scène d'un pôle dominant et d'un pôle dominé occupés successivement ou simultanément par plusieurs agents. Ces deux pôles marquent les limites de ce qu'on appellera le champ de la mondanité, au sein duquel évoluent la plupart des personnages de la Recherche. Dans l'optique de notre recherche, la notion du champ de la mondanité marque la frontière symbolique où la rivalité sociale trouve à s'exprimer.

Or, toujours selon la perspective bourdieusienne, le fonctionnement du champ est basé sur les principes de distinction et d'i//usio, deux concepts qui sont au cœur de notre analyse. Par un effet du champ, chaque agent est pousséàse distinguer des autres agents et

àoccuper un point précis de cet eSPace social suivant les dispositions de son habitus. Selon Bourdieu, et nous pouvons le vérifier chez Proust, la distinction s'opère autour de la question du goût, «un des enjeux les plus vitaux des luttes dont le champ de la classe dominante et le champ de production culturelle sont le lieulO•» A plusieurs endroits de ce mémoire nous faisons référence aux luttes symboliques qui ont cours dans la Recherche pour l'imposition de goûts légitimes, objectivation de la lutte pour la domination.

Par ailleurs, l'implication d'un agent àl'intérieur du champ fi'a rien de désintéressé :

chacun est en lutte pour l'appropriation des profits que peut offrir le champ. Ainsi, le bon fonctionnement du champ de la mondanité implique la croyance en ce jeu social qu'est la

(13)

mondanité. Chaque agent, «illusionné» par les enjeux propres au champ, s:Oinvestit et espère en retirer profit: la«croyance dans le jeu et dans la valeur des enjeux qui fait que le jeu vaut la peine d'être joué, est au principe du fonctionnement du jeu, et (... ] la collusion des agents de l'i/lusio est au fondement de la concurrence qui les oppose et qui fait le jeu lui-mêmell.» Ainsi, la plupart des personnages proustiens ont l'obsession du

classement et la crainte du déclassement: Mme Verdurin coupe son petit clan du reste du monde afin d'augmenter sa position dans le classement (suivant le principe qu'on a

«intérêt au désintéressement») ; Mme de Saint-Euvene épluche avec appréhension les comptes rendus des pages mondaines du Gaulois pour s'assurer qu'y figurent les noms de ses invités les plus prestigieux, symptôme de cette crainte obsessionnelle du déclassement. On verra comment la distinction et l'il/usio peuvent nous aider à mieux comprendre la théorie du luxe ostentatoire de Veblen, elle-même théorie de la rivalité et de la recherche d'un positionnement légitime dans le social.

A partir du second chapitre, nous entreprenons la confrontation entre la Théorie de la classe de loisiretÀ la recherche du temps perdu. Le thème de la rivalité sociale constitue le coeur de notre analyse. On verra comment certains concepts de Veblen parviennent à éclairer ce grand thème qui est au centre de la question sociologique de la Recherche. Des sous-thèmes seront développés, mais toujours en lien direct ou indirect avec la notion centrale de rivalité, parce qu'ils découlent de celle-ci. L'exemple le plus probant de rivalité sociale est la guerre en sourdine que se livrent Mme Verdurin et Mme de Guennantes et qui traverse l'ensemble de la Recherche. L'antagonisme est également le point central de la théorie de Veblen : si les membres de la classe de loisir ont recours au luxe démonstratif etàla consommation ostentatoire pour se faire valoir, c'est qu'ils sont dans une logique de

«rivalité pécuniaire » qui n'est que l'aspect principal de la rivalité sociale. Chacun, par la dépense et le luxe, cherche à se positionner socialement, à obtenir reconnaissance, et si possible soumission, de ses pairs.

Ce chapitre sera l'occasion de rappeler les multiples façons dont s'objectivent les luttes de la Recherche: elles s'incarnent dans une multitude d'enjeux symboliques qui réclament de la part des agents autant de stratégies. A cet endroit de notre travail, c'est davantage

(14)

l'aspect général de la rivalité sociale qui retient notre attention. La «distinction provocante» que Veblen a débusquée chez les membres de la classe de loisir prend la forme de quelques grands ensembles hégémoniques tels que le conservatisme, qui est la marque essentielle des dominants ; ainsi, la distinction au sens où Veblen l'entend est une lutte pour la défense d'une conception du monde favorable à la classe de loisir. Mais les précisions apportées par la théorie des champs de Bourdieu nous démontrent que même entre l'aristocratie et la haute bourgeoisie, pourtant toutes deux membres de la classe de loisir, la vision du monde est plus près de l'anomie que de l'homogénéité, ce qui explique la lutte fratricide qui les oppose.

Le dernier chapitre s'attarde à une étude plus approfondie des aspects vebléniens des personnages de la Recherche. Se fractionnant en plusieurs sous-rivalités qui relèvent toutes, de près ou de loin, des antagonismes relevés au chapitre précédent, les enjeux que nous identifions sont véritablement l'objectivation de la lutte sociale; ils sont ces multiples petits faits qui rendent la lutte quotidienne et toujours àrecommencer. C'est par une telle segmentation des enjeux sur le terrain de la lutte sociale qu'on arrive à caractériser la classe de loisir proustienne, et surtout à comprendre quel rôle, à cet égard, joue le personnage romanesque.

Le premier de trois grands ensembles des caractéristiques que nous retenons pour illustrer ce qu'ont de fondamentalement veblénien les caractères proustiens concerne une sémiotique du loisir: chez Proust, tout le monde parle à profusion et ce langage n'est pas vain; même les incessants bavardages mondains dans le salon d'Oriane de Guermantes ont une réelle signification sociale, même si celle-ci est souvent indirecte et allusive comme l'a démontré Gérard Genette12. Le langage est donc le plus audible non seulement des

révélateurs de la condition sociale, mais également des 1uttes de pouvoir où cherchent à s'affirmer les préséances sociales, et où sont primordiales les opinions que se font les uns des autres les différents personnages.

Par la suite, nous recherchons, dans le texte de Prous~ l'un des concepts fondamentaux de la Théorie de la classe de loisir que Veblen appelle le loisir par délégation. La société moderne que Veblen analyse est dans un état de Pacifisme relatif Parce que l'élite

(15)

gouvernante est parvenue à assujettir la grande masse des dominés ; pour survivre, et ne disposant

pas

eux-mêmes de moyens suffisant à leur autonomie économique, ces derniers n'ont d'autre choix que de se mettre au service de la classe de loisir. Par extension, il se crée ainsi toute une classe servile qui vit de façon rapprochée avec ses maîtres: domestiques, liftiersdans les hôtels, selVeursdans les restaurants, etc. Côtoyant de près la classe de loisir, ce personnel de service est

un

instrument dont dispose son propriétaire afin de rehausser l'éclat de sa maison. Selon une règle socio-arithmétique simple, un grand nombre de domestiques signifiera une belle position sociale et renforcera la renommée du maître.

Suivant une logique similaire, nous étudions d'un peu plus près la condition sociale des femmes de la Recherche; Veblen rattache en effet la femme, même d'ascendance noble,à

la classe servile de domestiques dont dispose le maître (le mari) pour se mettre en valeur. Cela peut surprendre à prime abor~surtout dans le cas du roman de Proust où, on le sait, des femmes comme Mme de Guennantes et Mme Verdurin semblent jouir d'une grande liberté, en véritables despotes de salon. Mais ces personnages ne sont libres qu'en apparence: selon le modèle de Veblen, les femmes sont entièrement soumises aux diktats de la rivalité sociale et le salo~ cet espace clos, est justement le seul endroit où elles disposent d'une certaine marge de manœuvre, mais toujours pour mettre en valeur la maison du maître.

Pour compléter le panorama des personnages de la Recherche, nous relevons quelques-unes de leurs manières typiquement vebléniennes de paraître et de se comporter ; l'étiquette, le savoir-vivre, l'habillement, et même certains traits physiques, rien de tout cela n'échappe aux impératifs de la rivalité pécuniaire. D'une part, la théorie de Veblen accorde une grande importance àl'étude des règles du décorum, ces stratégies d'isolement social qui maintiennent la classe de loisir au-dessus de la masse vulgaire des classes inférieures; d'autre part, elle met au jour un taux de conversion selon lequel ce qui est cher semble esthétiquement beau et où inversement tout objet ou vêtement bon marché paraîtra de qualité douteuse aux yeux du consommateur averti. Ainsi le peintre Eistir est-il

(16)

catégorique: dans raménagement intérieur d'un yacht, ({ il n'[ ... ]admettait que des meubles anglais et de vieille argenterie» (PR, 354).

Introduction 13

Nous prenons la Théorie de la classe de loisir pour ce qu'eUe est: une théorie, qui demande donc vérification, et qui, pour assurer sa crédibilité scientifique, doit énoncer ses propres limites, voire la ou les possibilités de sa réfutation. La confrontation Veblen-Proust est donc pour une bonne part l'expérimentation des outils que propose le modèle de Veblen, la démonstration de sa cohérence et, à notre point de vue, de l'éclairage nouveau qu'il peut donner aux études proustiennes. Mais c'est justement ce statut de théorie qui nous conduira, au fil de notre texte,àen exposer les limites.

Soulignons enfin brièvement à quelles limites théoriques ce mémoire est contraint. La théorie de Veblen n'offre rien en elle-même qui pourrait mener à l'élaboration d'lune sociocritique au plein sens du tenne, parce qu'elle est avant tout une sociologie. Comme le précise Régine Robin, «la sociocritique n'est pas une sociologie, mais une théorie d'analyse du texte littéraire, du socio-texte13•»La plupart du temps, notre travail laisse

donc dans l'ombre tout le pan stylistique de la Recherche, afin d'en définir la structure sociologique telle que l'analyse de Veblen peut aider à la dégager. La sociologie de Bourdieu nous est utile parce qu'elle repose sur une base théorique comparable: «Toute cette sociologiequi n'est qu'une sociologie, ajoute Robin àpropos de Bourdieu, touche de près aux conditions de production du texte, aux effets sociaux du texte et non à l'inscription du social dans le texte autrement que comme un effet de champ, effet de prisme ou de stratégiel4.»

Comme on l'a vu, c'est précisément cet effet de champ que nous cherchons à retracer avec Bourdieu et Veblen. Inévitablement, nous tomberons sans doute dans le piège méthodologique qui consiste à amputer le texte de ce qui fait justement sa textualité. Claude Duchet signalait ainsi en vertu de quels principes opposés une sociocritique pourrait être qualifiée de complète: «la sociocritique voudrait s'écarter à la fois d~une

(17)

poétique des restes, qui décante le social, et d'une politique des contenus, qui néglige la textualité15. »

Ce mémoire s'attardera donc, mais en pleine connaissance de cause, àune «politique des contenus». Avec la Théorie de la classe de loisir, il cherche une certaine fonne de socialité telle que laRecherche la met en scène. Duchet, cette fois, nous donnerait raison : «la socialité est [... ] ce par quoi le roman s'affinne lui-même comme une société, et produit lui-même ses conditions de lisibilité sociale: modes et rapports de production, différenciations et relations socio-hiérarchiques entre les personnages, institutions et structures du pouvoir [... ]16.» A cet égard, la Recherche du temps perdu offre une

inégalable lisibilité.

(18)

Introduction

Notes de l'introduction

15

1Voir Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Paris, Gallimard, coll. «Folio », 1988, pp.

458 et suiv. Les numéros de pages d tA /a recherche du temps perdu seront désormais donnés directement dans le texte en renvoyant à

r

édition en sept volumes de Gallimard (coll. «Folio», 1988-1990), précédés des abréviations suivantes: CS (Du côté de che= Swann); JFF(À l'ombre des jeunes filles en fleurs) ; CG (Le Côté de Guermantes) ; SG (Sodome et Gomorrhe) ; PR (Laprisonnière) ; AD(A/bertine disparue) ;TR (Le temps retrouvé).

ZC'est ce que rapPelle Priscilla P. Clark(<< Proustian Order and the Aristocracy of Time Past », dans The French Review, vol. XLVII, Special Issue, n° 6(Spring 1994),

p.

97.) :

«SPent, often prodigally, but Dever earned, money is not absent from the Proustian universe, symply dissociated fromanysort of remunerative activity.»

3 Thorstein Veble~ Theory of the Leisure Class, New Brunswick (USA), Transaction

Publishers, 1992, 261 p. Pour faciliter la lecture, nous citerons l'édition française(Théorie de la classe de loisir, traduction de Louis Évrard, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1978, 278p) notée directement dans le texte Par l'abréviation Théorie, suivie du numéro de page.

.. Jean-François Revel, Sur Proust, Grasset, 1987, p. 112.

5 Citons entre autres, outre Revel, Livio Belloï dans son ouvrage, Proust, Goffman et le

théâtre du monde, Paris, Nathan, 1993, 180p.

fi Voir Dubois, «Proust sociologue», dans Discours social, vol. 7, n° 3-4 (été-automne

1995),

p.

158.

7Jacques Dubois,

«

Proust sociologue»~ p. 159.

8Pierre Bourdieu,Les règles de l'art., Paris, Seuil, coll.«Points-Essais », p. 192 et suiv. 9Bourdieu~ Les règles de l'art, p. 235.

10Pierre Bourdieu,Ladistinction., Paris, Minuit, 1979, p. 9.

IlBourdieu,Les règles de / 'art, p. 375.

1Z Gérard Genette, «Proust et le langage indirect», dans Figures II, Paris, Seuil., 1979

(1969), pp. 223-294.

13Régine Robin,«Pour une socio-poétique de l'imaginaire social », dansDiscours social,

(19)

•..Robi~« Pour une socio-poétique... », p. 10. Souligné dans le texte.

15Claude Duchet, «Positions et perspectives », dans Le socialelle littéraire, Anthologie préparée par Jacques Pelletier, Montréal, Université du Québec à Montréal, 1984, p. 236.

16 Claude Duchet, «Une écriture de la socialité », dans Poétique, Vol. IV, 0°16(1973), p. 449.

(20)

Chapitre 1

Veblen et Proust

LA SOCIOLOGIE DE VEBLEN

Dans l'histoire des sciences sociales américaines, la pensée de Thorstein Veblen semble pratiquement inclassable; Dorothy Ross l'exprime d'une manière concise: «Among the creative social scientists at theturnof the century, Veblen was the only true outsiderl». A la fin du

xrx

esiècle, les théories économiques et sociales développées parVeblen sont en effet suffisamment originales pour qu'elles puissent s'opposer aux grands courants de pensée de l'époque2• Selon ce Penseur d'origine norvégienne, les nouvelles habitudes de

consommation qui apparaissent avec la société libérale, comme l'accès à des produits et services pour une plus large part de la population, ont tendance à accentuer les inégalités sociales.

La

société de consommation, en plein essor, suppose une course de plus en plus effrénéeà l'acquisition de biens; or, les franges de la population qui n'ont pas les moyens de suivre ce rythme sont socialement (ou symboliquement) déclassées. C'est dire que Veblen introduit dans sa théorie économique des fondements sociologiques selon lesquels l'acte de consommation comporte une certaine valeur symbolique. En d'autres tennes, les sciences économiques, selon lui, n'ont pas en main les données suffisantes pour expliquer les componements des consommateurs. «In focusing on emulation, analyse Ross, Veblen was, alongwith Patten, one of the first American economists of bis generation to sense the growing importance in modem capitalist society of consumption and its conventional character3•»

La Théorie de la classe de loisir, en proposant une interprétation sociologique des comportements d'une élite économique, est ainsi fondée sur des prémices théoriques

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semblables: Veblen relie directement sciences sociales et économiques, et souhaite démontrer que le cloisonnement disciplinaire est une erreur méthodologique. Comme l'explique Annie Vinokur,

Veblen n'est pas seulement économiste, mais philosophe, sociologue, historien, psychologue, linguiste, ethnologue, archéologue... AI' époque où l'effort de chaque discipline poUf conquérir son autonomie se double d'un sectarisme qui édifient des barrières entre elles, il prétend mettre sa vaste culture au service d'une science sociale unique qui serait une étude génétique des rapports entre les facteurs économiques et non économiques de l'évolution des sociétés4•

Pour Veblen, la sociologie est une sciencegénéraliste qui utiliseàses fins la recherche menée dans les disciplines secondaires que sont l'ethnologie, la psychologie, l'économie, etc. La Théorie de la classe de loisir est l'illustnltion par excellence de ce travail de décloisonnement disciplinaire: afin d'expliquer l'origine des comportements sociaux qu'engendre la consommation ostentatoire, Veblen propose une interprétation anthropologique des raisons qui sont au fondement de la supériorité accordée au gaspillage de richesses et au mode de vie oisif.

Veblen s'inspire en effet de certaines recherches anthropologiques, et même biologiques, comme le darwinisme, ce qui nuance son interprétation des interactions entre l'individu et la société. Mais Veblen considère que ce sont avant tout des déterminismes culturels et non pas raciaux qui engendrent des comportements sociaux particuliers. Il en donne un exemple clair dans l'un de ses essais postérieurs à la Théorie, intituléImperial Germany:

In respect of the stable characteristics of race heredity the German people do not differ in any sensible or consistent manner from the neighboring people ; whereas in the character of their past habituation - in their cultural scheme - as weil as in respect of the circumstances to wich they have latterly been exposed, their case is at least in sorne degree peculiar. Itis in the matter of received habits of thought - use and wont - and in the conditions that have further shaped their scheme of use and wont in the recent past, that the population of the country differs from the population of Europe al larges.

Si Veblen insiste sur l'importance des déterminismes sociaux, il accorde néanmoins un certain libre-arbitreàl'individu. De ce point de vue, le rapport au social est caractérisépar

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une oscillation entre détenninisme et libre-arbitre: l'individu jouitd~unecertaine liberté au sein d'un espace culturel prédétenniné, mais qui est aussi à déterminer dans les limites de l'action individuelle. Comme l'explique Geoffrey Hodgson, cela nous éclaire sur 1~interprétation que fait Veblen du darwinisme :«Darwinism was interpreted not narrowly in lerms of individuals being selectedina flXed environment, but in an environment that is changed in its interactionwith those creative individuals6. »Pour Veblen, on ne peut donc

pas comprendre l'individu sans porter attention aux évolutions économiques et sociales qui l'influencent dans ses comportements et comment, dans un choc en retour, l'individu agit sur le social. Cette démarche, qui vise au dépassement de l'opposition courante entre individu et société est similaire àcelle que Norbert Elias identifiait sous l'expressions de

«chaîne d'interdépendance» et qu'il illustrait ainsi: «Comme un jeu d'échecs, toute action accomplie dans une relative indépendance représente un coup sur l'échiquier social, qui décIanche infailliblement un contre-coup d'un autre individu'.

»

Ainsi, selon Veblen, l'évolution de la société etdes institutions est déterminéeà la fois par les faits individuels et par les forces sociales elles-mêmes. Veblen utilise souvent un vocabulaire d'inspiration darwiniennepourle suggérer; par exemple dans ce passage très explicite où tout un lexique typiquement darwinien est convoqué :«La vie de 1'homme en société, tout comme celle des autres espèces, est une lutte pour / 'existence, et donc un processusd'adaptation sélective. L'évolution de la structure sociale a été un processus de sélection naturelle des institutions» (Théorie, 124, nos italiques). L'effet de sens qui résulte de cet emprunt à Darwin contribue à suggérer l'étroite imbrication entre faits sociaux et faits individuels, ce qui fait dire très justement à Hodgson que «Veblen recognised that the account of socio-economic evolution had to be consistent with that pertaining to biological evolution. For him it also involved a liberal transfer of Darwinian metaphors8.» Il est juste en effet de parler de métaphore darwinienne et non d'une application rigoureuse de la théorie de Darwin, puisque celle-ci concerne exclusivement la biologie. Si Veblen utilise un lexique typiquement darwinien à plusieurs endroits de la Théorie, c'est par une adaptation tout à fait personnelle qui lui pennet d'être plus compréhensible et, sans doute, plus convaincant.

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En dernière analyse, on constate que la métaphore darwinienne a pour conséquence de donner aux faits sociaux etàl'ordre social un aspect inéluctable: si la nature de 1'homme a une si grande incidence sur l'organisation sociale, celle-ci paraîtra inévitablement fondée en nature. A ce propos, Annie Vinokur explique que selon Veblen, «les institutions ne sont donc

pas

des entités extérieures à la psychologie individuelle, mais des croyances communes, matérialisées ou non, et que l'on reconnaît au fait qu'elles paraissentde la nature des choses, qu'elles vont de soi tellement elles sont ancrées dans l'esprit de la majorité des membres d'un groUpe9. »Et ces institutions sont aux mains d'une élite qui a tout intérêt à perpétuer l'ordre social en cours, comme le constate Warren Samuels:

«Veblen [... ] believed that socioeconomic change was largely in the hands of an elite [... ]. The elite and its hired legal and other specialists believed or at lcast argued, selectively of course, that wath is both had to he and ought to beIO.»Cela explique enfin

pourquoi Veblen considère la conspicuous consumption comme un élément de légitimité sociale: elle fonde un ordre social où vont de soi gaspillage et ostentation, en faisant de ceux qui ont les moyens de pratiquer la consommationà outrance les détenteurs légitimes et naturels du pouvoir social. Ce pouvoir, on le verra plus loin, est une conversion du capital économique en capital symbolique.

D'autre part, il faut faire remarquer en vertu de quel pnnclpe spécifiquement économique Veblen place la«tendanceà rémulation» au centre de sa théorie. Veblen ne corrobore

Pas

l'interprétation rationaliste de certains économistes qui réduisent les faits de consommation à leur seule valeur individuelle. Il en est ainsi des hédonistes :«La théorie hédoniste [... ] néglige ou écarte tout appareil de la vie sociale pour chercher dans la seule conscience individuelle les principes de la valeur et la réelle nature des mobiles économiquesIl », rappelle William JatTe. Une théorie sur le comportement économique

individuel ne pourrait pas expliquer pourquoi un homme déjà riche sent le besoin impérieux et jamais assouvi d'accroître sa fortune; c'est ainsi que Veblen est amené à

proposer la théorie du luxe et de la consommation ostentatoires, et à redonner à l'accumulation de richesse sa dimension sociale (on développera un peu plus loin plus en détailla théorie de laconspicious consumption). La théorie de Veblen est irrationnelle en

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ce qu~elle applique à la science économique un impondérable sociologique et psychologique selon lequel rappât du gain et le gaspillage n~ontjustementpas de finalité économique: il s'agit plutôt d'en retirer un prestige social qui justifie les dépenses les plus

folles, les plus somptuaires. En un certain sens, les modèles de consommation que les économistes «purS» proposent peuvents~appliquer, mais Veblen aborde le phénomène de la consommation selon un paradigme différent, en considérant que 1'homme se définit panni ses semblables par sa façon de consommer. On voit que Veblen souhaitait donner à l'économie de nouvelles perspectives et décloisonner les disciplines pour leur redonner un sens plus dynamique et interrelationnel.

Mais le facteur d'irrationalité que Veblen introduit au sein des sciences économiques et sociales ne recouvre pas la seule émulation. Veblen affinne en effet de façon plus générale qu'il n'y a

pas

de rationalité dans les phénomènes historiques et sociaux: l'évolution et le progrès n'avancent pas vers un but conscient. Veblen critique donc les analyses économiques et sociologiques qui considèrent les faits humains comme le résultat de calculs conscients et réfléchis. Or, pour Veblen, comme l'explique William Jaffe,

«l'économiste devrait remonter au-delà de la raison suffisante pour chercher justement dans la genèse et dans l'évolution des habitudes et des institutions humaines les causes efficientes qui détenninent nos calculs mêmes et nos actes économiques12. »De la sorte, la

théorie sociologique de Veblen évite le piège d'une simple analyse des corrélations qui existent entre la grande consommation et le statut social élevé, pour rechercher les causes

historiques et anthropologiques de laconspicuous consumption.

Veblen et Proust 21

LA CLASSE DE LOISIR

Dans les fondements anthropologiques et historiques de la Théorie, Veblen distingue trois états d'organisation sociale qui, selon lui, se sont succédé au cours des âges. Comprendre l'évolution de ces trois étapes permet de saisir la conception que se fait Veblen des questions de classes sociales et de rivalité telles qu'Hies développe dans son livre, parce que la période la plus récente qu'il analyse dans la Théorie (1850-1900), celle

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où est parvenue à maturité la classe de loisir, s'explique en fonction d'habitudes et de modes de vie hérités des périodes précédentes.

Il y aurait eu, à l'origine, une sorte d'Eden primitif caractériséparun pacifisme relatif entre les hommes; l'homme avait alors à lutter pour sa survie contre d'autres espèces et n'avaitPaS le loisir de rivaliser avec ses pairs. Dans cette phase où la société en est encore à sa plus simple expression., l'entraide est nécessaire; c'est pourquoi Veblen écrit que pour ces hommes « primitifs», «la propriété individuelle n'est pas un caractère dominant de leur système économique» (Théorie, 7), comme inversement ce sera le cas plus tard. ApParaissent alors quelques progrès significatifs, notamment dans l'agriculture et lesarts

techniques, qui permettent la constitution d'un certain surplus de richesses.

Par ces divers progrès, Veblen explique que la civilisation pacifique est en passe de basculer dans la seconde phase, celle de la civilisation barbare, et il indique les deux principales raisons qui ont entraîné cette modification. Avant tout, « la communauté doit s'être fait des habitudes de rapine [... ] ; autrement dit, il faut que les hommes, qui constituent l'embryon de la classe de loisir, soient coutumiers de causer préjudice par force ou stratagème» (Ibid.). Il importe également que «la subsistance soit assurée dans des conditions assez faciles poUf dispenser une partie importante de la communauté de s'appliquer régulièrement aux besognes courantes. » (Ibid.). Tout est alors en place pour que se mobilise ce qui deviendra la classe de loisir. C'est qu'à mesure qu'évolue et se complexifie la structure sociale, les tâches tendentà se diviser. La toute première division sociale est celle qui distingue les occupations réservées aux hommes de celles réservées aux femmes. Peu à peu, l'homme se dégagera des contraintes des travaux quotidiens, jugés avilissants: «à ce nivea~ écrit Veblen, la différenciation économique en est au point où l'on distingue nettement les activités de l'homme de celles de la femme, à qui cette distinction est défavorable» (Théorie, 5). L'homme se réservera les activités qui relèvent de l'exploit ou que l'on juge honorables, comme «le gouvernement, la guerre, la vie religieuse, le sport» (Théorie, 4). On verra plus en détail tout ce que cela peut impliquer sur la constitution d'une classe de loisir parvenueàmaturité.

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Ce qui caractérise la civilisation barbare, c'est donc avant tout cette distinction entre hommes et femmes quant aux travaux et occupations qui leur sont impartis, distinction qui s'accentue davantageàpartir du moment où l'homme affirme sa supériorité sur la femme, et où celle-ci devient pour ainsi dire la prisonnière de celui-là. Cela annonce toute l'importance qu'aura la propriété privée lors de la troisième phase de l'évolution humaine, où la possession des biens et des personnes par le maître sera au principe de la classe de loisir. De façon générale, on peut donc dire que le stade barbare de la civilisation est marqué par la rupture de la solidarité sociale et économique qui avait cours lors de la phase initiale.

Notons que sur la place exacte de la seconde phase dans une chronologie historique, Veblen n'est pas précis ; au début de la Théorie de la classe de loisir, il indique sommairement que le stade barbare s'est particulièrement développé durant«l'âge féodal de l'Europe et du Japon»(Théorie, 3). Mais Philippe Broda pense qu'il est aisé de replacer avec plus de précision cette étape, qui recouvre d'après lui plusieurs grands moments de l' histoire occidentale :

Veb/en et Proust 23

the Veblenian model of the barbarian universe targets, as a matter or priority, cases like ancient Greece, the Roman Empire, and the feudal societies in the Middle Ages in Europe. In those civilisations, work is dishonourable and it is other activities wich are considered as meritorious, wheter philosophy, politics or war, for instancel3.

La transition vers la troisième période historique s'annonce avec l'ère industrielle. Veblen indique comment la transformation a pu avoir cours, et explique en vertu de quel principe le troisième stade a conservé bon nombre de caractéristiques de l'étape antérieure: «les étalons et les points de vus ne changent que par degrés; ils'ensuit qu'une position admise est rarement ébranlée ou totalement supprimée. On persiste aujourd'hui à distinguer couramment les professions industrielles et non industrielles : c'est là, sous une forme transmuée, la distinction barbare de l'exploit et de la corvée»(Théorie, 8).

La classe de loisir aura donc tout intérêt au conservatisme, afin que les privilèges qui fondent sa position de domination, tels qu'ils sont apparus au cours de la seconde étape de l'évolution sociale, ne s'atténuentpasavec le temps. Puisque c'est la classe de loisir qui est

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en charge des institutions~ ces institutions sont inévitablement rétrogrades : «[les institutions] sont des produits du processus écoulé, adaptés aux conditions passées ; aussi ne sont-elles jamais pleinement accordées aux exigences du présent» (Théorie, 126). Ce processus assure le maintien d~

un

ordre social en faveur de la classe de loisir. On arrive ici au cœur de ce qu~aborde en profondeur la Théorie de Veblen : c')estàla troisième étape du développement de la civilisation que Veblen rattache la maturité de la classe de loisir.

La « leisure class», ou classe oisive, est constituée du monde de la haute finance américaine de la seconde moitié du~siècle.Veble~tel que I~expliqueDorothyRoss~a interprété comme une inéquité les différences de statut social qui se creusent à son époque entre travailleurs et dirigeantsd~industrie:

In modem industry, [Vehlen] claimed, the split between the industrial function carried on by the workers and technicians and the pecuniary functions of the owners and managers was becoming ever more salient. Veblen~s distinction became the basis for an ongoing critique of American business institutions and of the acquisitive culture of American capitalist society14.

c~est pourquoi Veblen définit la classe de loisir comme cellequi~trônant au sommet de la pyramide sociale~ et par le fait même déchargée de toute activité productive au sens concret et physique du terme, s'emploie autant que possible à des activités «qui ne contribuent pas directement au progrès de la vie humaine» (Théorie, 32). Le loisir sera donc iciàprendre comme signifiant la pene de temps: le mondain ne fait que consommer, il ne produit rien. De la même faço~ le bourgeois fortuné édifie sa fortune par la simple manipulation de symboles, spécule sur la valeur immobilière ou sur la virtualité de titres boursiers, bref demeure dans l'abstraction. C'est une semblable oisiveté que l'on retrouve dans la classe de loisir parisienne (on s'y attardera bientôt) et dans le roman de Proust.

Dans la continuité de ce qu'il faisait remarquer à propos de l'époque barbare sur 1~apparition de quelques surplus économiques, Veblen écrit que désormais, «le rendement industriel atteint [... ] un niveau assez haut pour procurer aux particiPants du processus industriel beaucoup mieux que la portion congrue~) (Théorie, 19). Dans ce cas, pourquoi cette course frénétiqueà la productivité sans cesse accrue et cette recherche continuelle du profit? Pour Veblen, la raison provient de la propriété privée: «Partout où la propriété

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privée se trouve instituée, même sous la forme la moins évoluée, le processus économique prend l'allure d'une lutte pour la possession des biens» (Théorie, 18). Veblen considère que la classe de loisir est l'héritière en droite ligne du mode de vie «barbare », où le guerrier domine l'architecture sociale en rapportant des trophées (de chasse ou de guerre)à

son clan. Dans le monde barbare, le trophée est le signe de la bravoure ; mais dans le monde industriel moderne, la bravoure est évacuée ; ce qui reste, c'est le fait de posséder le trophée : la possession en soi est méritoire, «la richesse est intrinsèquement honorable» (Théorie, 22). Veblen apporte une précision intéressante àpropos de l'aristocratie: «Par un surcroît de raffinement, il y aura désormais plus d'honneur à posséder une richesse transmise par des ancêtres ou d'autres prédécesseurs, qu'à en acquérir par ses propres efforts» (Ibid.).

Or, on l'avu, la première des possessions qui a eu cours dans 1'histoire est celle de la femme par l'homme, au moment où les tâches entre les deux sexes commençaient àse diviser. C'est cette séparation première qui est à l'origine de plusieurs distinctions ultérieures, à commencer par la division de la société en castes, un système d'organisation sociale où une bonne part de la population est au service de«l'élite» qui la gouverne.

Par extension, Veblen fonnule l'axiome de sa théorie : «La possession des richesses confère l' honneur: c'est une distinction provocante [invidious distinction] »(Théorie, 19).

Mais «le grand aiguillon, ajoute Veblen, c'est la distinction qui provoque l'envie» (Théorie, 20). Ainsi, le cycle est enclenché: dans le monde moderne, la distinction entre dominants et dominés dépend des plus ou moins grandes capacités pécuniaires et des dispositions de chacun àse parer d'un luxe «ostentatoire» : le luxe qui se montre et que l'on montre, celui qu'on exhibe comme un trophée pour attirer et provoquer les regards jaloux. Puisque c'est dans le regard des Autres que l'on cherche l'assurance de sa propre supériorité, et que le luxe est un élément indispensable à cette supériorité, il s'agit d'afficher de la façon la plus visible, la plus ostentatoire possible, ses richesses. Lorsqu'un certain niveau de luxe se banalise, le mécanisme de la rivalité sociale et de la distinction exige que la frontière soit repoussée et qu'on renchérisse par l'acquisition de plus de luxe encore.

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Le luxe, enfin, peut se manifester de multiples façons. Ce pourra être le nombre de servantes et de domestiques que le maître a les moyens de se payer ; Veblen parlera alors du «loisir par délégation» car ces multiples employés, selon le principe hérité de l'époque barbare, constituent le«témoignage de la vaillance de leur possesseur»(Théorie, 37) ; autrement di~ ils font la preuve de ses capacités pécuniaires. Autre héritage de la seconde période de l'évolution sociale humaine, une femme de haute naissance, apportant une dot importante à son mari, sera pour lui particulièrement gratifiant. Les plus infimes détails de la vie quotidienne, comme on le verra plus profondément au troisième chapitre, deviendront ainsi pour les membres de la classe de loisir une façon d'affirmer leur supériorité; c'est ainsi que le mari fortuné fera habiller sa femme des vêtements les plus coûteux et les plus à la mode, reléguant au second plan la simple utilité de la tenue vestimentaire: d'où les robes chargées de bijoux et composées d'étoffes précieuses. Rick Tilman fait d'ailleurs remarquer jusqu'à quel point le vêtement est distinguant: «[Veblen is] explicit in claiming the dynamism of fashion lay in its being a manifestation of social distance between the upper classes and other classes15 ». Enfin, mentionnons que certains

savoirs et occupationsgratuits seront les signes qu'on a le luxe de leur accorder du temps; Veblen donne quelques exemples de ces activités improductives:

«

la connaissance des langues mortes et des sciences occultes; de l'orthographe; de la syntaxe et de la prosodie; des divers genres de musique d'intérieur et autres arts domestiques ; des dernières particularités de l'habillement, de l'ameublemen~ de l'équipement; des jeux, des sports, des animaux d'agrément, tels que chiens et chevaux de course»(Théorie, 32).

LACLASSEDELOISIR FRANÇAISEAUTOUR DE 1900

La classe de loisir française, composée principalement de nobles et de plusieurs bourgeois fortunés, n'est pas,et de loin, la classe de loisir qu'analyse Veblen (le monde de la haute finance américaine). Mais, comme on le verra plus amplement au second chapitre, laThéorie de la classe de loisirse situe à un niveau d'abstraction suffisamment reculé pour que le modèle d'analyse qu'elle propose soit aisément transposable. Il importe malgré tout de signaler en vertu de quelles ressemblances structurelles nous pouvons justifier une

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confrontation entre deux réalités aussi différentes. Par ailleurs, si l'objet de ce mémoire n'est pas l'étude de la classe de loisir française telle qu'elle a réellement existé, mais plutôt la classe de loisir de la Recherche du temps perdu, il n'en est pas moins essentiel de rappeler brièvement quelques caractéristiques sociologiques de l'aristocratie française et de la haute bourgeoisie, parce que Proust s'est largement inspiré d'elles. Dans les chapitres suivants, nous serons alors en mesure de mieux justifier certains rapprochements que nous établissons entre Veblen et Proust, grâceàdes références au contexte social de l'époque.

Pour la période 1871-1914, Christophe Charle constate que l'aristocratie française (et il importe de faire la distinction entre la noblesse d'Ancien régime et d'Empire) se cantonne dans les domaines que la tradition lui attribue:

Veblen et Proust 27

La noblesse ancienne garde un comportement plus original que la noblesse récente qui n'est bien qu'une bourgeoisie titrée. [... ] La noblesse ancienne détient plutôt des positions secondaires dans les affaires: ses membres sont surtout administrateurs et rarement vice-présidents ou présidents de sociétés anonymes. La noblesse récente, où figurent une panie de l'aristocratie financière ou d'anciens hauts fonctionnaires, joue au contraire les premiers rôles. De même dans l'administration, l'aristocratie reste fidèle à la tradition. Les grands corps, au premier rang, la cour des comptes et la diplomatie, gardent, sous la République, ses faveurs et secondairement les hauts grades de l'annéeI6.

Cela recoupe bien le relatif«silence» de Proustàl'égard des activités professionnelles de la plupart de ses personnages, surtout nobles et bourgeois fortunés; les deux personnages les plus «actifs» sont Norpois, diplomate titré, et Saint-Loup, véritable guerrier féodal. Mais ce retrait de la vie active, dans le roman comme dans la réalité empirique, ne signifie pas un retrait équivalent de la vie sociale: la noblesse française maintient un style de vie qui lui est propre et qui lui assure visibilité et prestiges sociaux: «Ces signes extérieurs de la différence sociale sont tout particulièrement importants pour un groupe comme l'aristocratie dont l'être tient pour partieàson paraître ("tenir son rang")17.»

Le maintien d'un niveau de vie élevé n'est pas tout, il faut le voir et le faire voir. Le gaspillage de biens a une signification sociale certaine. Dans son ouvrage sur le luxe aux XVIIIeet~ siècles en France, Philippe Perrot développe cette idée:

«

Temples, cultes, trésors et spectacles, profusions et prodigalités sont nécessaires àl'ordre social ; ils font de

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la perte une qualité positive, de la destruction un acte productifs. »Mais ici se pose la question du capital économique, car la grande bourgeoisie française, attirée par le prestige

social de la noblesse, a les moyens économiques d'en singer le mode de vie afin de profiter

des dividendes symboliques qu'il procure: «La double résidence, l'usage de certains types de logements, la domesticité nombreuse, les passe-temps spécifiques sont appropriés par

les fractions supérieures de la bourgeoisie. Celles-ci font parfois grâce à leur niveau de fortune élevé, meilleure figure que les vrais noblesl9•»

Dans l'étude de la classe de loisir parisienne, il faut donc tenir compte de ces

glissements sociaux qui font que la noblesse n'est plus la seule détentrice d'un mode de vie

exemplaire et enviable, quoiqu'elle en soit l'instigatrice2o• Au cours du XlXc siècle, des

permutations apparaissent dans l'axiologie des élites sociales. Des valeurs typiquement

bourgeoises, comme la réussite fmancière et individuelle, deviennent en partie l'aune à laquelle les aristocrates se jugent entre eux. C'est ce qu'a constaté David Higgs à propos

de la «dérogeance

»

selon laquelle il est bien vu pour un noble de déroger à l'éthique aristocratique lorsqu'on parvient à la réussite financière : «un noble comme Greffulhe, doté d'une grande richesse d'origine financière, était respecté et aisément accepté par

l'antique aristocratie, mais un membre de la noblesse provinciale qui avait tenté sans

succès de faire fortune dans la fmance [... ] s'attirait d'une façon ou d'une autre la

réprobation de sa classe21.

»

Adeline Daumard explique qu'un certain flou social résulte de ces transformations,

marquées par les ambitions bourgeoises et les ambivalences aristocratiques:

La disparition de privilèges juridiques attachésà la naissance facilitait, aux yeux de personnes peu averties, la confusion entre gentilshommes d'ancienne extraction, anoblis récents et individus parés de titres ou de patronymes usurpés. Inversement, face à la confusion des rangs, les familles de vieilles souches s'efforçaient de marquer les distances, mais bien souvent elles adoptaient certains des usages de la société nouvelle22•

Marcel Proust aura donc vu juste en mettant en scène la bourgeoise Mme Verdurin qui

se hisse au sommet de la vie mondaine et termine son ascension sacrée princesse de

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persistance du prestige aristocratique et du mode de vie qui l'accompagne, mais simultanément de quelle façon «rintrusion»bourgeoise peut brouiller les cartes: celui de la situation géographique des résidences. A Paris, remarque Christophe Charle, « Le Faubourg Saint Germain garde une réalité sociologique puisque près de 40 % des nobles anciens y élisent domicile. L'aristocratie nouvelle, en revanche, suivant en cela le reste de la bourgeoisie, préfère nettement la rive droite [... ] ou les nouveaux quartiers de l'ouest (16C

et 17 arrondissement). »Mais Charle ajoute que«ces deux pôles ne sont pas séparés par une barrière infranchissable» et que

«

l'aristocratie ancienne passe aussi les ponts (un quart est logé dans le Searrondissement) et 10,2 %des membres de la nouvelle noblesse succombent au channe discret du quartier des ministères23•»

Dans Le temps retrouvé, à une époque tardive (autour de 1920) où les cloisonnements sociaux entre bourgeois et aristocrates n'ont pratiquement plus cours, le prince de Guermantes est l'un de ces transfuges, lui qui «n'habit[e] plus son ancien hôtel mais un magnifique qu'il s'était fait construire avenue du bois» (p. 163), donc situé rive droite, sur

r

actuelle avenue Foch. Et même plus tôt dans la Recherche., un premier indice de glissement social nous est fourni par le déménagement de la famille de Marcel dans une des ailes de l'hôtel de Guermantes,àParis (CG, 4 et suiv.).

Malgré la perméabilité entre noblesse et haute bourgeoisie qui est bien illustrée par le roman de Proust, il ne faut pas perdre de vue pour autant que le prestige aristocratique demeure la référence en terme de mode de vie et que c'est lui qui conforte la noblesse dans sa position de domination. Comme la vraie noblesse, l'aristocratie que Proust met en scène a su préserver une bonne part de son capital social et de son capital symbolique24, ce qui,

dans la socialité du roman, la place au sommet de la hiérarchie mondaine. Elle se légitime et consolide sa position dominante en diffusant ses valeurs et sa vision du monde parmi les classes sociales inférieures ; ou, pour le dire comme Veblen, «c'est cette couche supérieure qui donne au décorum sa fonnulation définitive, celle qui va servir de règle pour toutes les autres classes» (Théorie, 37).

C'est ainsi qu'à l'époque qui nous intéresse perdurent les règles complexes de l'étiquette et du savoir-vivre, qui sont au fondement du maintien de la cohérence d'un style

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de vie qui se veut distingué, prérogative des classes aisées qui se retranchent ainsi des fractions dominées. Il en va autant de la légitimité de raristocratie au sein de l'espace social que de la reconnaissance d'un noble

par

ses pairs. C'est pourquoi Norbert Élias constate que l'individu, au sein de la noblesse, «dépend de l'opinion des autres membres de cette société. Quel que soit son titre de noblesse, il ne fait effectivement partie de cette "bonne société" que pour autant que les autres en sont convaincus, qu~ils le considèrent comme l'un des leurs25. » On reconnaît ici le modèle de Veblen, lequel suppose non

seulement une rivalité entre les classes, mais également

à

l'intérieur même de la classe de loisir où chacun cherche

à

conserver son classement ouàl'améliorer.

Dans cette recherche de la reconnaissance au sein et hors de la classe de loisir française, les mondanités, qui semblent parfois àl'observateur extérieur (surtout pour ce qui est de l'étiquette), des occupations vaines et stériles, sont particulièrement décisives en donnant au mondain l'occasion de se valoriser. Le salon est le lieu d'échange et de négoce où l'on cherche la reconnaissance sociale, l'endroit, pour reprendre les termes de Monique de Saint·Martin «d'une fonne particulière de travail social qui suppose une dépense de temps, d'argent, d'énergie26». Mondanité et étiquette sont donc inséparables de la vie sociale de la classe de loisir et en assurent les fondements les plus immuables. Elles apparaissent comme l'équivalent physique et visible de la cohésion de toute une classe réputée suPérieure, qui se retranche derrière l'observation rigoureuse d'un décorum volontairement complexe. Veblen remarque aussi que«ces marques de loisir s'offrent plus immédiatement encore et plus indiscrètement à l'observation ; on y insiste donc plus largement et plus impérativement» (Théorie, 33). Et il ajoute que ces règles de bienséance sont si bien intégrées et paraissent si naturelles au mondain qu' «un manquement aux convenances [lui] inspire la plus instinctive des répulsions» (Ibid.), marquant ainsi les distances.

Pour la noblesse française, la mondanité et l'étiquette ont été primordiales durant cette période du tournant du siècle où, comme on l'a vu, la haute bourgeoisie avait les moyens de concurrencer la noblesse sur son propre terrain. Saint-Martin suggère que le respect quasiment obsessionnel des règles de conduite était un mécanisme de défense contre les

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«intrusions» bourgeoises et les autres transformations sociales qui avaient cours à l'époque:

Veblen et Proust 31

C'estdansles années 1870-1914 que cetart de la mise en scène fut, semble-t-il, ponéà son pointde perfection ; les rituels royaux et la pompe n'ont jamais été aussi développés et intensifs en Europe que durant cette période [... ] ; les rituels dans leur pleine splendeur pourraient en effet avoir alors eu pour fonction d'assurer la continuité, la stabilité dans une société en pleine transformation27.

Toute la pompe et l'apparat mondains sont, en bout de ligne, destinés à supponer la croyance en la supériorité aristocratique et du mode de vie qui la caractérise.

De la même façon, le titre de noblesse n'est rien en soi s'il ne s'accompagne pas du prestige qu'il est censé représenter; c'est bien ce que le sociologue Maurice Halbwachs faisait remarquer: «L'essentiel, c'est la fiction de la continuité des titres, la croyance qu'ils se transmettent de génération en génération avec les qualités personnelles qu'ils représentent, si bien que ceux qui les possèdent aujourd'hui peuvent se réclamer des prouesses de ceux qui, les premiers, les obtinrent28•»Il y a là une grande conformité avec

l'analyse que fait Veblen quant à la pérennité du prestige de la classe de loisir de l'ère industrielle qui tire sa source de l'époque révolue où prévalait le mode de vie barbare, d'où le conservatisme et la stricte obéissance aux règles archaïques du savoir-vivre. D'ailleurs, la croyance est bien la raison principale pour laquelle la bourgeoisie fortunée se prête avec zèle au jeu de la mondanité et en accepte les règles dictées par l'aristocratie, lesquelles influencent considérablement son style de vie29.

La classe de loisir française recoupe en grande partie ce mode de vie oisif qui est celui des mondanités que décrit Veblen, même si la donne socio-économique est assez différente. De la même façon, on sera autoriséàparler véritablement d'une classe de loisir

«proustienne» (pour bien la différencier de la vraie classe de loisir française et de celle de Veblen), comme le démontrent ces quelques rappels de l'histoire sociale du Faubourg Saint Germain autour de 1900. Au fil des pages suivantes, on aura l'occasion de revenir sur les éléments qui ont été sommairement abordés ici.

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Pour aideràmieux décrire la classe de loisir proustienne~ qu~il convient maintenant de défmir plus précisément, et tout en maintenant au premier plan le modèle de Veblen, nous nous référeronsàcertains aspects de la sociologie de Pierre Bourdieu. Celui-ci a développé plusieurs réflexions qui nous paraissent fécondes dans l'optique d'une confrontation entre Proust et Veblen et qui recouPent bien ce que nous avons développé jusqu'icià propos de la mondanité:

LA SOCIOLOGIE DE BOURDIEU ET LA CLASSE DE LOISIR PROUSTIENNE

La vie mondaine est, poUT certaines personnes, dont le pouvoir et l'autorité sont fondés sur le capital social, l'activité principale. L'entreprise fondée sur le capital social doit assurer sa propre reproduction par une fonne spécifique de travail (inaugurer des monuments, présider des œuvres de bienfaisance, etc.) qui suppose un métier, donc un apprentissage, et une dépense de temps et d'énergie30.

Selon la terminologie de Bourdieu, le prestige que confère la consommation ostentatoire est le résultat d'une conversion des biens monétairement mesurables (le capital économique) en une valeur plus ou moins élevée en termes de prestige social (1a conjonction du capital social et symbolique) sur le marché de la mondanité (le champ). Bourdieu l'énonce ainsi :«pour que [le capital économique] devienne opérant, il faut lui faire subir une transmutation: c'est la fonction par exemple du travail mondain qui pennettait de transmuer le capital économique toujours à la racine en dernière analyse -en noblesse31•»Et lorsque, dans le même passage, Pierre Bourdieu se demande «quelles

sont les lois selon lesquelles s'opère cette reconversion» en constatant que «l'analyse de ces lois de reconversion n'est pas achevée32», il faut souligner qu'ici le modèle que propose Veblen, et que nous vérifions grâce àProust, peut pennettre d'avancer quelques éléments de réponse.

Veblen n'est pas précis dans sa définition structurelle des classes sociales ; la classe de loisir telle qu'il la définit comprend tout individu qui «tientà un sentiment de r'indignité du travail productif» et «témoigne de la possibilité pécuniaire de s'offrir une vie d'oisiveté» (Théorie, 31), ce qui constitue une limite pour le moins vague, et qu'il convient de resserrer aux fins de notre propre analyse. Or, Bourdieu, par son étude

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