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Huysmans et le probleme de la douleur.

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Texte intégral

(1)

ET LE PROBLEME DE LA DOULEUR -Irène PolI

(2)

by

POLL, Irène, B.A.

-A thesis submitted ta

the Faculty of Graduate Studies and Research McGill University,

in partial fulfilment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French Language October 1967. and Literature.

(3)

Irène PolI

"Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède

à

nos impuretés

Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés! " ( BENEDICTION - Baudelaire )

(4)

été angoissé devant ce grand mystère: pourquoi l'homme doit-il souffrir? En trouvant la réponse sa réponse il découvre en même temps le but qui manq1.iai t

à

sa vie et l'idéal qu'il recherchait si passionnément.

L'attitude de l'écrivain

-- ~

devant la douleur suit une évolution dont on peut retracer les différentes étapes. Après la pessimiste vision du

monde des Naturalistes, après le désespoir de Schopenhauer, Huysmans fait la découverte du Moyen Age et du mysticisme. De l'effroi et le doute, il passe

à

la confiance et

à

la pleine acceptation de la souffrance. Le célibataire toujours douillet témoigne au cours de sa longue maladie de la valeur nouvelle qu'il a trouvée dans la douleur. Pour le Huysmans converti au catholicisme, elle est un don de Dieu, une occasion d'affirmer son amour pour Lui, et de participer

à

l'oeuvre divine en expiant les fautes d'autrui dans la substitution mystique. Le tempérament flamand de,l'auteur

-a trouvé d-ans l-a mystique médiév-ale véritable art de la douleur sa terre natale.

Après la conversion, la douleur ne pose plus un problème

à

l'esprit, mais elle contiue

à

préoccuper Huysmans qui manque de courage physique pour s'y résigner. Malade et mourant, il gagne la vi.ctoire.

(5)

l N T R 0 DUC T ION

La douleur a, de tous temps, posé

à

l'homme un des problèmes les plus urgents de son

existence. Pourquoi souffre-t-il? D'où lui vient cette Souffrance? Quelle doit être sa réaction contre elle? Les optimistes veulent l'éviter pour accéder au plaisir. Pour les

-pessimistes, elle représente l'état normal de la vie. Mais, fuir ou entretenir la douleur, il faut prendre position, et tous ceux qui se préoccupent des "pourquoi" se rendent bien compte qu'ils ne peuvent échapper

à

la question. Huysmans en offre un grand exemple.

Mais d'abord, qu'est-ce que la douleur? André Lalande (1) affirme que le concept est impossible

à

définir puisqu'il désigne un état psychique sui generis ; on doit se limiter

à

rechercher les conditions

(6)

mentales ou physiologiques de cet état. De même, Paul Foulquié constate:

"On ne peut donner du plaisir et de la .douleur une définition logique. On les

définit ordinairement par leur cause: le plaisir est l'état affectif résultant de la satisfaction d'une tendance; la douleur, l'état affectif résultant de ce qu'une

tendance est contrariée." (2) _ Si la sensation même de la douleur ne peut être clairement définie, on peut cependant en étudier le mécanisme.

On distingue généralement la douleur physiologique de la douleur morale. La premi~re a ses

origines dans le syst~me nerveux on parle d'un centre cérébral

-de la douleur. René Leriche, un -des grands chirurgiens -de ce

si~cle, la définit ainsi:

"La douleur n'est pas un fait en soi. Elle est comme une lampe qui s'allume en

dérivation sur un courant_d'excitation, dont l'énergie s'épuise en effets moteurs qui se_font sentir dans le syst~me de la vasométrie ••• Il nly a pas en soi, il ne peut pas y avoir d!excitation que lion

puisse dire douloureuse tant que le_cerveau ne siest pas prononcé." (3)

.. .

L'interprétation cérébrale d'une excitation périphérique est

-

-ce qui cause la douleur physique. Elle représente un fait objectif pour le médecin, qui peut analyser les origines de ce mal dlune façon assez précise.

(7)

résiste à une étude scientifique; les spéculations sur cet état tiennent du domaine philosophique. Les explications varient. Les uns veulent ramener les faits affectifs

à

des représentations: souffrir, c'est savoir ou croire que l'on est malheureux. Ainsi, Descartes oppose deux modes: le mode actif, la volonté, et, le mode passif, plaisir et douleur. D'autres, comme Ribot, prétendent que toute douleur ne proc~de que des modifications organiques. Et enfin, on soutient que la vie affective constitue une activité, que nous éprouvons douleur ou plaisir selon que nous sommes actifs ou inactifs. Cette derni~re catégorie est divisée. Les optimistes, qui, avec Aristote, représentent l~ensemble des philosophes,

croient que l'activité cause le plaisir, et l'inactivité, la douleur. Les pessimistes, au contraire, consid~rent l'activité comme une source de douleur. Schopenhauer, qui a profondément marqué l'époque de Huysmans, est un exemple typique de cette attitude:

"A mesure que le phénom~ne de la volonté _devient plus parfait, la souffrance aussi

devient de plus en plus manifeste. Dans

la plante, il n'y a pas encore de sensibilité, par suite, pas de douleur: les animaux

inférieurs, infusoires et radiaires, ne

poss~dent certainement qu'un degré minime

de souffrance: même dans les insectes, la faculté de sentir et de souffrir est encore

t " res bornee: c'est avec e systeme nerveux l '

des vertébrés qu'elle arrive

à

un degré

tr~s élevé, et d!autant plus élevé que

l'intelligence est plus développée. A mesure que la connaissance devient plus claire, et que la conscience grandit, la souffrance

(8)

augmente, et elle atteint son degré suprême dans l~homme; ici même elle est d'autant plus yiolente que l'homme est doué d!une oonnaissance plus lucide, d~une

intelligence plus haute: celui en~qui

habite le fénie est aussi celui qui souffre le plus." 4)

Cette conception, celle qui se rapproche le plus de Huysmans, mérite d'être examinée de

,

plus près. L'homme prend conscience que so~ activité première le porte ~ connaître toujours davantage. Mais pourquoi ce besoin? Et pourquoi cette connaissance augmente-t-elle sa souffrance?

Nous abordons ici le domaine de la douleur spirituelle, plus que simplement morale. Cet état part de l'affectivité pour rejoindre l'idéal religieux.

~

Le fond de l'être, chez Schopenhauer, est un vouloir vivre insatiable» qui lui fait faire un effort constant pour une vie toujours plus large. Or, ce désir irrépressible de vivre

toujours plus, n'est-ce pas une soif d'éternité? L'homme ne

. ~

peut accepter qu'il devra cesser d'exister; la pensée de la mort lui cause une vive angoisse. Mais perpétuer la vie veut dire perpétuer l'anxiété qui nait de l'incertitude de l'immortalité. Vivre, c'est souffrir.

,

Schopenhauer ne va pas aU-dela de cette affirmation. Le problème est pourtant bien d'ordre

(9)

religieux. Car de là à valoriser cette souffrance par l~existence

de Dieu, il n'y a qu'un pas.

Pour le croyant torturé,

Spren Kierkegaard, l'horrible leçon du chrétien, c'est d'avoir appris

à

connaître l~ "maladie mortelle" du désesp~ir. Q~elle est l'origine de ce mal? La discordance interne du moi. L'homme est une synthèse d'infini et de fini, d'éternel et de temporel,

'"

-de liberté et -de nécessité. Une synthese est le rapport -de deux termes. Or, ce rapport a dû être posé par quelqu'un

,...

Dieu. Mais après l'avoir posé, le Créateur laisse le rapport se diriger lui-même. Voici comment le philosophe décrit le moi dans son état pur, entièrement exempt du désespoir:

" ••• en s'orientant vers lui-même, en voulant .. être lui-même, le moi plonge)

à

travers sa

propre transparence, dans la puissance qui l'a posé." {5}

Le désespéré, par contre, veut détacher son moi de son Auteur pour devenir un moi de sa propre invention. Il nie Dieu. Mais l'homme ne peut se défaire du moi qui est "la suprême concession"infinie de l'Eternité

à

l'homme et sa créance sur lui." {6} De cette impuissance nait la torture de la "maladie mortelle".

Le désspoir est ainsi "l'incon-science où sont les hommes de leur destinée spirituelle" {7}, car

(10)

le moi doit devenir conscient de sa synthèse intérieure et en retrouver l'Auteur. Presque tous sont des désespérés, affirme Kierkegaard, surtout ceux qui ont l'air heureux, car ils se

~

laissent leurrer par les apparences, et ne ressentent jamais

,

.

. "

l'existence d'un .Dieu, ni que leur moi existe par Lui. Mais

c~tte connais;ance ne s'obtient qU'au-delà du dése~poir. Le vrai

-

-désespéré est conscient de son moi, mais ne peut l'accepter. ,.

Il lui semble que la foi exige une humilité héro!que: le croyant

-doit se plier devant le spirituel qui dépasse la partie

rationnelle de son être, et se résigner

à

ne jamais être entier

,

sans Dieu.

Le désespoir est donc un

-

,

mouvement vers la foi. Il n'y a qu'un remede pour la douloureuse

~ ~

maladie de l'âme qui se cherche: Celui en qui l'harmonie

-intérieure peut s'accomplir. En nous donnant le Christ pour

-mesure, dit Kierkegaard, Dieu nous montre j~squ'où peut aller la réalité de notre moi:

"Un 'moi en face du Christ est un moi élevé

.. à

une puissance supérieure par l'immense concession de Dieu, l'immense acceptation dont Dieu l'a investi~ en ayant voulu, pour lui aussi, naître et se faire homme, souffrir, mourir." (8) ,

La souffrance morale acquiert ainsi une grande valeur spirituelle, car elle conduit au but de toute existence hunaine: la

(11)

L'Espagnol Miguel de Unamuno, qui doit beaucoup ~ Kierkegaard, nomme cette douleur spirituelle le "sentiment tragique de la vie". L'homme est partagé entre le

-

-sentiment de son état de mortalité et la nécessité de se croire immortel pour donner un sens

à

sa vie. La raison s~oppose à

-l'envie d'immortalité et plonge l'être dans une terrible angoisse.

-Mais il faut accepter ce déchirement, car celui qui ne souffre plus, ayant opté pour le rationnel ou l'irrationnel, a cessé de

-vivre une existence complète, et devient stagnant. De ses entrailles, l'homme pousse ce cri:

"Etre, être toujours, être sans bornes! soif _. d 1 être) soif d'être plus! faim de Dieu! soif

d!amour éternel-et rendant éternel! être toujours! être Dieu!" (9)

-L'intelligence veut prouver que la croyance en l~immortalité

-de l'âme est absur-de, mais, dit Unamuno, "ces arguties ne mordent pas sur moi, car ce sont des raisons, et rien de plus que des raisons, et ce n'est pas d'elles que se repaît le

coeur." (10) Y a-t-il ~e solutio~

à

ce dilemne? Oui l,'amour. Car aimer, c'est communiquer sa douleur ontologique

à

autrui,

-c'est se perpétuer en lui et répondre, chez lui,

à

un besoin

-identique. Et le vrai remède au désespoir devant la vanité du monde, le temps qui passe et la mort inévitable, c~est l~amour

pour Dieu. Il est éternel et nous assure que notre âme, comme Lui, est éternelle.

La souffrance humaine a donc acquis un caractère divin. La douleur nous révèle Dieu, nous

(12)

unit en une douloureuse fraternité avec les autres dans une

..

meme lutte pour nous approcher toujours de plus en plus de

l~immortalité, en souffrant toujours davantage de notre finitude.

-"L'homme est d.'autant plus homme, c'est-A-dire, d~_autant plus

-

-divin, qu'il a plus de capacité pour la douleur, ou pour mieux

-dire, pour l~angoisse," continue Unamuno. (11) Souvenons-nous

-de Schopenhauer: "celui en qui habite le génie est aussi celui qui souffre le plus."

Chez Huysmans, le cercle se referme et nous revenons A la douleur physiologique. Autant que celle

de l'âme, la souffrance du corps se revêt d'une dignité

nouvelle par la passion du Christ. Il va encore plus loin. La douleur, spirituelle ou morale, devient un véritable apostolat dans la substitution mystique, dont nous reparlerons plus tard.

C'est bien

le grand probl~me chez Huysmanso Le Docteur Veysset (12) nous dit qu'il a

-souffert toute sa vie, soit physiquement, soit moralement. Son oeuvre, parallèle A l'expérience vécue, refl~te les étapes

-de sa lutte pour comprendre et accepter cette terrible vérité: que l~ho~e doit souffrir lutte qui aboutira ~ la

conviction passionnée que la souffrance humaine constitue le point de départ et l'essence même du Mysticisme.

(13)

Avant d'étudier les romans,

~

il convient de donner une brève notice biographique.

Charles-Marie-Georges Huysmans naquit

à

Paris le 5 février 1848, rue Suger, d'un

~

père encore sujet néerlandais, Victor-Go~fried-Jan Huysmans, et d'une mère d'origine normande, Malvina Badin. La famille

-

~

de Victor-Godfried pouvait se vanter d~une tradition de peintres, de graveurs et de dessinateurs qui dat;it de deux si~cles;

l'écrivain se passionnera pendant toute sa vie pour la

~

peinture, et, en particulier, pour les gran~s peintres flamands. Il se montra toujours fier de son origine, et échangea ses

prénoms pour ceux de Joris-Karl. Nous verrons que ces deux influences, le tempérament nordique et la peinture religieuse des Primitifs, contribuèrent ~ forger sa foi particulière: un ardent mysticisme comme celui du Moyen Age.

Victor-Godfried mourut en juin 1856. La veuve se remaria aussitôt avec un protestant d'origine souabe, Jules Og. Le jeune garçon, sans doute devenu

-importun au nouveau mari, fut mis dans la pension Hortus, rue du Bac.

Reçu bachelier en 1866,

(14)

Ministère de l'Intérieur, et commença des études en Droit,

~ .

sans toutefois obtenir aucun grade. Il devait rester fonctionnaire toute sa vie, ne se retirant qu'~ l~âge de cinquante ans.

,

A êette époque, le jeune homme fréquentait lesoafés-concerts et les brasseries du Quartier Latin. Il menait une existence médiocre, publiant

,

de temps a autre quelques articles dans des revues obscures. Mais c'est dans ce milieu qu'il rencontra d'autres littérateurs:

~ ~

Villiers de l'ISle-Adam, Verlaine, Léon Bloy; on sait qu~il

-

. ~ ,...

fit partie du groupe de Médan. De cette époque datent Le Drageoir aux épices , Marthe , et Les Soeurs Vatard •

Cependant, Huysmans s~enfon9ait ~

de plus en plus dans un pessimisme foncier. La vie débraillée de sa jeunesse, les petites misères d'un célibataire maladif,

~

sans grandes ressources, la solitude morale tout vint

renforcer son caractère déj~ misanthrope. Mais sa vision sombre du monde est fondée sur un immense dégoût pour la laideur de

,

son temps. L'attitude des deux amis d'En Ménage est typique de cette période.

L'homme désabusé l'artiste

~

~ lassé du piétinement sur place des romans naturalistes, partit ~ la recherche de valeurs nouvelles. Contre le courant positiviste de la fin du Siècle, Huysmans revendique le rêve, le surnaturel, l'occulte. De cette quête de nourriture

(15)

spirituelle naissent

A

Rebours , En Rade , et LA-Bas.

L'artiste et l'homme trouvent

.

-

-enfin la beauté et la foi qu'ils cherchaient dans le mysticisme

,..

catholique. Les derniers romans, d'En Route aux Foulers de

... ,....~ ... -.-_ .. - ... -_ ...

Lourdes , attestent la sincérité de cette conversion. A tous

~ë~'q~i doutèrent de lui, Huysmans donna la meilleure preuve

de sa bonne foi par ses actes après En Route , et surtout par

,

son courage dans sa longue maladie. Il mourut d'un cancer ~

la langue le ~3 mai 1907.

L.'abbé Fontaine (13) prononça,

"'

à

sa mise en bière, ces mots dignes d'un épitaphe:

-

.

"Seigneur, vous lui avez donné beaucoup

_de talent: il l'a fait servir votre gloire. Vous lui avez donné beaucoup de douleur, il l'a acceptée pour votrè bénédiction."

(16)

NOT E S

1) Vocabulaire technique et cri ti'que de la philosophie 2) Précis de la philosophie Tome l - Psychologie

~ . . . -. - -- --,- .... ... ~ - -

-

-- --, .- -..

3) Philosophie de la chirurgie , p.64-66

4) Voir 2) - p.243 tiré du Monde comme volonté et comme représen--, ______ - _ , ____ . _ _ _ - _ , _ _ - tation_ 5) Traité du Désespoir , p.64 6) 7) -

-

-..

-

--. ~ .. ~ -

- -

--".

"

"

, p.76 , p.S3 a) " , p.223

9) Le sentiment tragique -de la' vie , p.55

10) Il)

"

"

- , 12) Huysmans et la Médecine - • • - • " . +. - . - , • - - .... 13) " , p.61 , p.242

(17)

,

"Quand le ciel bas et lourd pese comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs

.

"

ennul.s •••

( SPLEEN Baudelaire ) CHA P I T R E l

L'OEUVRE NATURALISTE LE DESESPOIR

L'oeuvre naturaliste, que Pierre Cogny surnomme "l'expérienc~ pessimiste" (1), contient

-déjA toute l'anxiété si caractéristique de l'auteur. Souffrant

~

-d'un inexplicable besoin de pureté et d'idéal, les personnages

-veulent s'élever au-dessus de la laideur et de la médiocrité qui les e~tourent. Mais A cette première étape de l'oeuvre, ils ne peuvent compter sur aucune issue, aucune consolation. Ils cherchent A détruire le matérialisme qui les étouffe,

sans toutefois avoir trouvé de valeur spirituelle A y substituer. Cogny décrit bien le nouveau mal du si~cle qui les tourmente:

"Leur drame personnel est de regarder en _vain autour d'eux et de ne rien voir qui

les satisfasse, de crier leur angoisse et de n'entendre que l'écho de leur propre voix. Ils n'ont pas_même la ressource de lever les yeux vers le ciel, puisqu'il est vide, vide de ce Dieu qui est mort,~ils

(18)

C'est la douleur de l'esprit devant le mystère de l.~existence,

,- - ~

a laquelle s'ajoute la douleur de la solitude et du dégoût.

Cette vision douloureuse

du monde, où la misère matérielle et intellectuelle ne semblent avoir aucun sens, où la vie même apparaît comme absurde,

s'explique par le tempérament de Huysmans et sa situation à l'époque. La jeunesse de l'écrivain représente une période

p~rticulièrement malheureu~e de sa vie

complainte du rechigné célibataire" (3)

il chante déjà "la horreur de la so~iété, dégoût du laid, solitude et ennui, et les inombrables petits

tracas que lui cause sa santé maladive. Ces traits sont illustrés par les héros de ses livres, car tous les huysmansiens sont

d'accord pour dire que l'auteur se met toujours en scène.

-René Dumesnil (4) affirme que, chez Huysmans "l'oeuvre et la

-

~

vie se confondent". André Thérive déclare que l'oeuvre "reflète

~

tous les mouvements de son coeur et de son esprit" (5). De même, Pierre Cogny confirme que "Huysmans est ainsi fait qu'il ne saurait

-écrire deux lignes sans que sa personnalité éclate." (6)

Les grands solitaires que sont ces personnages, douillets et hypersensibles de nature, souffrent tous intensément de leur manque de confort matériel. Le Docteur Ve.sset nous dit que "la santé de Huysmans n'était

-

-pas des meilleures, et son estomac très difficile et toujours insatisfait, l'a fait presque continuellement souffrir". (7)

(19)

Il ajoute qu'il était, en outre, un fumeur incurable. Ce

,

-nerveux est encore tourmenté par mille tracasseries d~ordre

matériel. Les lamentations du jeune Léo dans Marthe résument bien ces contrariétés:

"Il mena cette vie des gens enfermés dans _Paris sans famille, sans c~3Xades, qui,

A

l'heure du dlner remettent leurs bottines pour aller chercher pâture dans un bouillon. Cette halle où des gens en gala viennent

A

plusieurs, manger des viandes insipides et roses. ( ••• )

Ces riens, ce linge en miettes qu'on ne raccommode pas, ces boutons arrachés, ces bas de pantalons qui s'effrangent et vous donnent l'air d'un misérable, ces ineptes bêtises qu'une ïemme conjure en deux tours

d'aiguille~ le harcelèrent de leur mille

piqûres et lui firent sentir encore plus combien il était délaissé par tous." (8) Il Y a

lA

un mécanisme particulier

A

Huysmans. Le point de départ, la misère concrète, sert de tremplin

A

l'imagination qui la transforme en misère morale. Cependant, la pire épreuve est celle de l'esprit, celle du désarroi moral qui ne laisse aucun repos.

Léo dans Marthe , Cyprien -. -

-dans Les Soeurs Va tard , Cyprien et André -dans En Ménage

tous ces hommes sont désabusés, incapables de s'intégrer dans une société dont ils méprisent la bêtise. La railleuse

description que fait Léo du mariage, institution bourgeoise par excellence, offre un bon exemple du ton moqueur habituel

,

(20)

"Deux individus se réunissaient,

·.à

une _heure convenue, au son d'un orgue et en

présence d'invités impatients d'aller se repattre de mets qui ne leur coùteraient rien) puis, au bout d'un nombre-de mois déterminés, sauf accident, ils donnaient le jour

à

d'affreux bambins qui piaillaient, pendant des~nuits entières, sous ~rétexte qu'ils souffraient des dents." (9)

Ce dégoût pour tout ce qui

,

,

est commun ne quittera jamais Huysmans, et sera pousse a son point extrême dans l'épicurisme de Des Esseintes. Horreur du facile, du laid, ce trait marquant de sa personnalité, le conduit à une haine violente de son temps. Il faudrait lire aussi les pages où les deux hérolnes des So~urs Vatard se

-promènent devant les boutiques; on devine l'auteur qui les

~

suit, révolté par leur ébahissement devant tout ce qui est de mauvais goût.

Mais Huysmans trouve la laideur morale encore plus répugnante. L'écrivain naturaliste qu'a voulu être le jeune Joris-Karl s'e~t entralné ~ la

-

~

"documentation scrupuleuse" par la méthode du groupe de Médan:

-il semble comme hanté par les plus médiocres aspects de la nature humaine. Ginginet, dans Marthe , pourrait être le cousin germain du Coupeau dans L'Assommoir ; il d deux

occupations: boire et battre sa femme. Marthe, qui, malgré "une haine de misère, une aspiration maladive d.' inconnu, une désespérance non résignée" (10) , se donne

à

la~prostitution,

(21)

tombe ainsi dans un abrutissemen'b de plus en plus négatif: "Marthe était arrivée à cette phase oÙ les

_sens ne vivent plus que par secousses. L~amour

peureux, l~amour ne v~vant que de bruta!ités et d'injures, le systeme nerveux bandé a

l~excès et ne se détendant que sous le poids de la douleur ph!rsique, les joies de la bour2e, cette haine attendri~ qu~ l~on porte au male qui vous fouaille, les revoltes

furi.euses contre le servage, cette allégresse

à

frapper so~dompteur, quitte

à

se faire écraser par lhi, rendirent Marthe presque folle. Elle eût des moments d'accablement et

de prostratio~ où elle recevait les coups

sans bouger jusqu'à ce que, hurlant de doulur, -elle le suppliât de ne la point tuer. Elle

eut aussi des bondissements, des jours où, rugissante et cabrée, elle se précipitait sur luij éprouv~t une â~re jouissance

à

se colleter corps a corps,·a se rouler sur le carreau,

à

briser tout ce qui tombait sous sa main, puis sans haleine, sans force, enamourée et farouche, elle enlaçait de ses bras meurtris le sinistre farceur." lll)

On sent dans ces lignes, au-delà du mépri~ pour la misérable, réduite à un niveau animal, une immense pitié pour la bête

.

tra~uée, victime d'une vie de misère. Marthe elle-même est

" •

souvent dégoûtée jusqu'au vomissement, mais elle a atteint le fond du gouffre et ne peut plus retourner en arrière. La maison

-des filles exerce sur elle une fascination étrange, une

attraction du vide. "Et puis," continue Huysmans, "c.'était une

-déroute de toutes les idées tristes, une abdication volontaire des luttes d'ici-bas, que ce désordre sans cesse attisé". (12)

Pour. ceux que la misère a

complètement abrutis, qui n.'ont dlautre préoccupation que celle du prochain repas, Huysmans"montr~ également une profonde pitié:

(22)

"Une pelletée de misérables avait été jetée _dans le ruisseau au pied de ces trois arbres.

Il y avait la des pauvresses aux poitrines rases et au teint glaiseux, des ramassis'· de bancroche, des borgnes et des ventrées de galopins morveux qui soufflaient par le nez

d~incomparables chandelles et suçaient leurs dQigts, attendant l'heure de la miche. Accotés, accroupis, couchés les uns contre lés autres, ils agitaient des réCi~ients inou!s: casseroles sans queue, pots de gres cravatés~de ficelles, gamelles meurtries, bouillotes sans anses, pots de fleurs bouchés par le bas." (13)

Cette même compassion se,

,

retrouve dans Le Drageoir aux épices • La pauvre femme de la Ritournelle garde, malgré sa vie atroce, un~ admirable charité. Cogny découvre ce "paradoxe" chez Huysmans: le misanthrope

~

-aime ses semblables! Et plus véritablement que le grand

champion du Prolétariat, Emile Zola. Il voit dans cet "amour des hUmbles lèpres suburbaines" (14) un premier pas vers la conversion.

Mais cet amour pour" les pauvres ne peut pas ti~er l'écrivain de sa solitude, car il

~

a besoin d'une communication intellectuelle. Les personnages

~

de ses livres prennent toujours leurs mattresses dans le milieu ouvrier ces ménages sont toujours désastreux. L,',insurmontable

-,...

incompatibilité entre la femme du peuple sans éducation et l'homme érudit, doué d'une sensibilité peu commune, rend tout

~ ~

accord vrai impossible. Aussi l,'amour complet, adulte, heureux

~

(23)

naturaliste de notre auteur. Abondent, par contre, les descriptions détaillées des "terribles désillusions du concubinage" :

"Ces désagréments qui se répétaient tous _les jours, cSte absence des amis que la

présence de la femme éloigne, cette

im~ossibilité de travailler près ~~une

ma1tresse qui, n~ayant plus rien ~~faire,

veut causer et vous raconter tous les cancans de la maison, l~insolence du concierge à qui

l~on a retiré l~ ménage et qui se venge par

mille tracasseries, la femme qui sent cette hostilité contre elle et qui insiste pour que l'homme s'en mêle et la fasse cesser, sa moue dépitée quand,il sortait le soir par affaire, ou que, pressé de travail, il lisait ou prenait des notes ••• cette opiniâtreté enfin à gémir 2uand l'argent manquait et

à

le faire mal d1ner parce qu!elle,avait dû . se procurer des gants, l.'.exaspérerent. (, •• ) Ce suicide d~intelli~ence que l~on nomme ~un

collage~ comnJ,ençait a lui peser .. " (15)

~

Nous retrouvons là le célibataire ir.rité .par les détails désagréables. Quand à la femme, elle sera, dans l~.oeuvre

~

entière, cause de souffrance pour l~homme. Et elle l'était

~ ~

en effet pour Huysmans, torturé entre l'appel du sexe et l~horreur

-de la chair. Pierre Cogny se -deman-de s'il ne souffrait pas d'un complexe d'iDpuissance. Veys-set le quaîif~e de "rêveur

-

-sentimental sensuel" , pour qui seul le désir peut procurer la jouissance et que l'acte même ne réussissait qu'à remplir, chaque fois, d.'une

amè~e déce~tion.

C.' est pourquoi-l;' artiste

-ne trouvera jamais la femme qui lui conviendrait ce que Léo appelle "une fantaisie monstrueuse" car elle doit être

A

la fois ai~ante et étrangère, d'ordi~aire dévouée, et troublante, excessive au besoin.

(24)

L~homme reste donc seul, mais sa solitude est lourde à porter. Une sensibilité à fleur de peau et une imagination débordante lui rendent la situation encore plus insupportable. Se recroquevillant sur lui-même, il

,

se contemple et contemple les faits douloureux de sa vie. Mais, déjà, chez le jeune Huysmans, cette douleur, si elle n.'.a aucun sens logique, acquiert une certaine 'valeur "métaphysiq~e" : elle

,

peut donner naissance a l~oeuvre d~art. Tous ses artistes sont

~ ....

d~abord des êtres qui souffrent, des exemples de ce curieux mélange de bassesse et de grandeur qu~il admirait tant chez

....

les peintres religieux flamands. Ainsi, dans Le Drag'eoir aux

...

_--_

... ._épices , Maitre François Villon; .ainsi Maitre Brauwer, qui ne . -pouvait créer dans le luxe du palais de Rubens:

"Aurais-je pu peindre, dans ce somptueux

~atelier, ces troupes grimaçantes, ces

haillons bizarres, ces postures si grotesques et si naturelles de l'ivrogne qu~elles vous font involontairement .... sourire; auraiS-je pu rendre avec au~ant de verve cette réalité pittoresque que vous admirez?" (16)

De même pour Cornélius Béga, également dans Le Drageoir aux épices , qui ne pouva~t peindre que parce qu'il avait souffert •

....

Mais,lui, il avait pu réaliser le rêve de tout artiste: celui de partager sa douleur avec la femme aimée.

On pourrait affirmer que Huysmans présente un cas analogue. Le seul moyen de vaincre la pénible solitude qui l'accable, c~est de la communiquer. Voilà pourquoi il doit se- raconter dins ses romans: toutes les

(25)

'

..

petites choses si importantes de la vie intérieure, toutes

les déceptioüs, toutes les angoisses~que nul ami ne peut entendre, il les verse sur le papier. Il faut se rappeler que les amitiés,' ferventes autour de l,'écrivain datent d'apr~s sa conversion;

~ ~

Des Esseintes se plaindra encore d'une absence totale d,'BeJIlis.

Si la création littéraire offre un moyen d~évasion, elle est pourtant elle-même une

~

source de douleur. Quand les moments de réelle inspiration et ils sont rares font défaut, il 'faut lutter contre l'inertie de l~esprit. L'amant de Marthe connait bien ce

p~obl~me épine~:

"De temps

à

autre, dans les bons moments, il

~écrivait une page fourmillant de grotesques

terribles, de succubes, de larves

à

la Goya, mais le lendemain, il se trouvait incapable de jeter quatre lignes et peignait, apr~s des efforts inouls, des figures qui échappaient

à

l'étreinte_de la critique." (17)

A la solitude née de la désillusion, ni l'amour, ni l'art n'apportent de réponse. Au

~ ~ ~

contraire, ils rendent l'existence encore plus pénible. Le

héros huysmansien est tourmenté par des oppositions continuelles le désir de la femme est frustré par le dégoût de l'acte; le

~

besoin d'écrire, par l'aridité intellectuelle. Toujours

ballotté; en eux-mêmes~ ressentant une compassion tr~s sincère

,

en face de la misère d~autrui, sans valeurs sinon la certitude

~

(26)

dans la médiocrité bourgeoise qu'ils détestent. André, apr~s

~

une br~ve révolte, retourne à une vie réglée et se réconcilie avec sa femme dans En·Ménage. Le héros de Marthe opte, lui

. ". - - - ". .. ..

-

.. -

-

- -

-aussi, pour le mariage; il résout de s~ên contenter, aussi banal que cela puis~e parattre, car il n'a pu trouver mieux •.

Mais la véritable douleur

des romans naturalistes a son origine dans le pessimisme et dans l'inqUiétude spirituelle. Le célèbre M.Folantin dans A-Vall-l:'Eau résume peut-être le mieux la pensée de l'oeuvre naturaïist~-~'-­ huysmans i enne: .

"Il comprit l~inutilité des changements de

~route, la stérilité des élans et des efforts;

il faut se laisser aller à vau-l,'eau:

Schopenhauer a raison, se dit-il~ "la. vie de l'homme oscille comme un balancier~entre la douleur et l'ennui." Aussi n~est-ce point la peine de terler d'accélérer ou de retarder la marçhe du balancier; il n'y a qu'à se croiser les bras et à tâcher de dormir •• ~ Allons, décidément, le mieux n'existe pas pour les gens sans le sou; seul_le pire arrive." (18) Nous reconnaissons là la souffrance morale décrite dans le

chapitre précédent. C'est le stage du désespoir. M.Folantin

-est le désespéré conscient de Kierkegaard, celui qui sait que son moi existe. Trop lucide pour se laisser leurrer par ce bonheur apparent, l'inconscience dans le plaisir, Huysmans aspire à un idéal capable de lui rendre la paix intérieure. Comme Dieu est encore absent, il ne trouve rien pour se

contenter. L'élan vers l'aU-delà est brisé, à défaut d~un but préciS. S'enfonçant dans son désespoir, l'écrivain l.~analyse,

(27)

le décrit, le cultive. Mais il ne réagit pas, çar agir, selon Schopenhauer, c!est souffrir. Entouré du médiocre, l~_esprit

profondément inquiet, il ne désire qu'une chose: ntâ~her de dormir" la fuite. Dans les oeuvre;

à

venir,ii

~a

' . '

(28)

NOT E S

L) Huysmans

à

la recherche die li1uni té - titre du Ch. l

." .... . -," . - , ... - ~ ~ -- _., . -... ... - -., - .. .... - -

-

... - . ...

-2) " , p. 25

3) Bachelin, cité par Cogny

4) Préface à Huysmans et la Médecine , p.9 -.. .. .. .... -

-

... - .... ~ .. -... -...

5) Joris-Karl' Huysmans, p.13

6) Pierre"Cogny , p.48 Huysmans à la rechercbede l:'unfté 7) Huysmans et la Médecine --.... -- -~ ., .. -.. ... -... -

-

... -. ... .. .. 8) Marthe , p.l05-l07 9) " 10) " Il) " 12) " 13) " p.177 p.18-19 p.127 , p.16l p.165 ... - -.. - ... ", ... _ .... ., ... -

-

... ,..

-

... ... 14) HUysmans et la Méd'ecine , p. 92 ... ---_.--.,- ... -,-15) Marthe , p. 74

16) Le Drageoir aux épices ,

p.XVI

_ ... ___ ... _ ... 0_- . ___ .

17) Marthe , p. 55

(29)

"Enfer ou Ciel, qu'importe?

Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau!" ( LE VOYAGE - Baudelaire ) CHA PIT R E II

LE NATURALISME SPIRITUALISTE TENTATIVES D'EVASION

Avec les trois romans qui constituent cette étape de l'oeuvre commencent les tentatives d'évasion. Arrivé par la voie du naturalisme à un pessimisme sans issue, Huysmans reproche à Zola d'avoir incarné le

--matérialisme en littérature, d'avoir répudié tout élan vers un au-delà. Le Durtal de Là-Ba; -aspire à quelque chose de plus:

"Il faudrait, se disait-il, garder la

véracité du document, la précision du détail, la langue étoffée et nerveuse du réalisme, mais il faudrait aussi se faire puisatier d'âme et ne pas vouloir expliquer le mystère par les maladies des sens." (1)

Car c'est dans le mystère, le non rationnel, que se trouve la seule réponse possible

à

l'angoisse de l'homme devant l'absence des valeurs, devant le néant. Dans les trois livres que nous

(30)

allons voir, les héros essaient de résoudre ce probl~me douloureux de leur existence. Le Des Esseintes d'A Rebours

-veut échapper

à

l'impasse du pessimisme naturaliste en réaffirmant les valeurs de l'esprit dans un paradis artificiel de sa propre invention. Pour le Jacques Marles d'En Rade , le rêve représente

-

'

un élan hors du monde, une excursion dans le fantasque. Là-Bas devient le dernier pas dans cette fuite du matérialisme: Durtal verra dans le Satanisme une religion accessible à celui qui ne peut pas encore croire. Mais chacune de ces réponses se rév~le temporaire, et aucune ne résout le probl~me de la doulur morale. Au contraire, ces tentatives sont elles-mêmes douloureuses;

elles sont les étapes successives de la catharsis qui aura pour terme la conversion

à

la foi catholique.

Des Esseintes cherche la séparation d'une ennuyeuse société sans raffinement, tout comme Huysmans naturaliste a délaissé le roman de l'homme

collectif. Toujours en proie au spleen, il ira explorer le monde intérieur où l'on peut encore aspirer à un idéal. Il y est

porté par une prédisposition pour le mysticisme et par le

goût subtilisé d'un vieux sang usé. Dans sa maison de campagne, il se bâtira tout un univers somptueux où il pourra se vouer

à

ce voyage intérieur.

(31)

"Théba!de raffinée" ? Des Esseintes se soustrait à l'ordre

-.

habituel en détruisant toutes ses lois. Il vit dans une réclusion

"

complete les coutumes ne s'appliquent donc plus à lui, car elles règlent le comportement de l'homme dans ses fonctions sociales. Aucun devoir envers les autres n'existe plus, il ne vit que pour lui. C'est comme si, ayant trop souffert du

spectacle de la misère humaine, Huysmans cherchait à ne plus la voir. Non seulement il élimine l'ordre social, mais il va

jusqu'à détrutre les lois de la nature: avec un orgueil satanique,

,

il veut se venger de cette nature qui a tant torturé sa fragile santé en la recréant selon sa volonté. La nuit devient jour par un subtil éclairage artificiel; il dort le jour et vit la nuit. De plus, il a réussi, par de continuels abus, à empêcher le fonctionnement normal de son système nerveux et digestif. Mais il ne s'arrête pas là. La réalité même doit être supprimée: l'illusion des choses doit remplacer les choses elles-mêmes.

C'est sur le principe de cette illusion qu'est créé le nouvel ordre. Tout est renversé pris "à rebours". Ceci s'étend à tous les plans: celui des choses, de sa constitution physique et de sa philosophie personnelle. C'est un éternel jeu de substitution:

"Au reste l'artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l'homme ••• Gomme il le disait, la nature a fait son temps; ••• et le moment est venu o~ il s'agit de la remplacer, autant que faire se pourra, par l'artifice." (2)

Ce désir d'artifice, qu'est-ce sinon le besoin de ne s'occuper que de ce qui ne vit pas, de ce qui ne peut pas faire souffrir?

(32)

Ce renversement, causé par le violent dégoût du commun, des contraintes, de la misérable condition humaine, se manifeste aussi dans sa propre personne. Il cherche à se tromper les sens par une sorte de jeu.de

correspondances baudelairiennes. La bouche "entend" la musique de l'orgue à bouche. Le nez "voit" le champ et la femme par les parfums. Les yeux "sentent" l'eau de la mer en regardant la pancarte des paquebots. Mais aU-delà de cette confusion des

leur fonction

...

est modifiée. Ils ne visent pas autant

sens, meme

,

au plaisir physique qu'à une jouissance intellectuelle, et

-l'intelligence do~ toujours intervenir pour rendre l'échange

-d'un sens pour un autre possible. Evasion du matériel qui fait,' souffrir ••• C'est peut-être sur ce plan intellectuel que le bouleversement de l'ordre commun est le plus intéressant.

-L'imagination doit remplacer la vulgaire réaïité des faits:

.

.."

"Le tout est de savoir s'y prendre, de savoir concentrer son esprit sur un seul point, de savoir s'abstraire suffisamment pour amener l'hallucination et ~ouvoir

- substituer le:..rêve de la réali te à la réalité '", même." (3)

Et ici apparaît déjà l'attraction qu'exercera toujours sur ,

Huysmans le Satanisme.-car, fid~le à-sa philosophie, Des ,. Esseintes y prend plaisir. Sj. les autres cherchent le bonheur dans la vie,lui le trouvera dans le mal et dans la mort. Il a une joie satanique devant la mort morale des autres: il débauche le jeune homme pour en faire un assassin; il contribue à détruire le mariage de son ami. Le sacril~ge lui donne un plaisir léfendu: il reçoit ses créditeurs du haut d'une ancienne chaire, son

(33)

évier est un bénitier, et les canons de Kesse contiennent des

,

-.

,

poemes de Baudelaire. Le démoniaque est l'élément lia rebours"

~

par excellence, puisqu'il s'oppose à l'ordre par excellence: Dieu.

Le but de ces artifices est évident. La réalité ne peut engendrer que déception et souffrance. Les

personnages pessimistes, au chapitre précédent, devaient se mouvoir dans un milieu médiocre et laid, brisant tout élan vers le spirituel. Ils souffrent de ce besoin frustré, qui les isole en plus de leur entourage. Douleur à la fois de l'esprit qui ne trouve pas d'idéal et du coeur qui ne trouve pas d'amour.

~ ~

La vraie jouissance n'est donc possible que par l'illusion. Le

~ ~

voyage de Des Esseintes en Hollande illustre cette attitude. Il prenait plaisir à l~image qu'il s'était faite du pays; sa

~ ~ ~

visite le déçoit car il ne trouve pas "la joviale débauche célébrée par les ûeux maîtres" (4). Le héros se rend compte de ses aspirations:

" ••• sa fièvre d'inconnu, son idéal inassouvi, .son besoin d'éChapper

à

l'horrible réalit~ de

l'existencel~à franchir les confins de la

pens~e, à tatonner sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes des au-delà

de l'art." (5)

Voilà le grand thème d!A Rebours

~

et la douleur la plus ai gUe chez Huysmans: le déchirement de l'être, travail1~ par un irrépressible désir d'élévation, mais

(34)

inassouvi"? Des Esseintes, comme Huysmans, a la pasaon de la

-beauté sous toutes ses formes qu'elle soit intellectuelle ou religieuse. Au-delA du premier stage d'élévation, sa fuite du monde bourgeois, il y a un besoin de dépassement platonique, celui de trouver la beauté dans toute sa pureté et un ardent désir de se recréer, de devenir un être conforme A cet idéal.

,

Selon Platon, la beauté n'et pas vraiment dans le bel objet, mais dans l'idée de la be;uté A laquelle il participe. Les jeux

-

-d'illusions de Des Esseintes ne sont peut-être qu'une tentative

~ ~

pour établir un divorce entre la chose belle et son contexte réel, afin de parvenir A l'idée, A la véDtable beauté ••• S'il se retire en lui, c'et que tout ce qui est extérieur, que toute

~

"réalité", va contre l'idéal. Ce n'est qu'en dehors de toute conception de temps et de lieu que l'âme peut se défendre contre

~,

la finitude qui pèse sur elle, dans "les brumes des aU-delA". L'art sert de "tremplin A ses rêves"-(6). Ainsi, dans toute

-

-grande oeuvre d'art, l'artiste dépasse et surpasse l'homme et communie A une ~éa~é transcendante. Des Esseintes v~ut imiter l'artiste par une vie qui aspire

A

la beauté intellectuelle. Cette soif de beauté, ce besoin d'évasion hors d'un monde vil,

~ ~

cette nécessité de s'élever au-dessus de la misérable vie de l'homme sont la base de son paradis artificiel. Seul le culte

~

de la beauté et de l' espri t lleut apaiser l'âme souffrante. Mais c'est l'idolâtrie avant le culte véritable:'Dans cette quête

d~ l'âm~, l'~rt

ne semble être qu'un substitut temporaire'pour

-

-

~

(35)

o

Le paradis artificiel est

donc voué

à

l'échec. Par une étrange ironie, c'est en cherchant

~

à

fuir la douleur qulil la retrouve. Des Esseintes avait tenté de vivre une vie pur;ment intellectuelle, où le rôle du corps se serait peu

à

peu effacé. Il avait détruit l'équilibre de la

~

nature. Mais elle reprend ses droits et se venge par la souffrance physique:

"La maladie reprit sa marche~ des phénom~nes

~inconnus l~escort~rent. Apres les cauchemars,

les hallucinations de l'odorat, les troubles de la vue, la toux rêche, réglée de même qu'une horloge, les bruits des art~res et du coeur et les suées froides, surgirent les

illus~ons de l~ou!e, ces altérations qui ne

se produisent que_dans la derni~re période du mal." (7)

Pour guérir, il doit rentrer

à

Paris,

à

la vie qu'il déteste et qu'il considère comme un emprisonnement. Pour échapper

à

l'ignominie de la société et

à

son propre pessimisme, il n'entrevoit qu'un seul remède: le retour

â.

la religion de son

~

enfance. Mais il ne s'en croit pas encore capable. Du plus profond désespoir, il lui échappe un appel au secours:

"Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, .de l'incrédule qui voudrait croire, du

forçat de la vie qui s'embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n'éclairent ~lus

les consolants fanaux du vieil espoir!" (8)

Le séjour dans la "Théba!de raffinée" a réussi

à

montrer de

façon irréfutable que le "rêve de la réalité" n'est pas possible. On ne peut échapper

à

la

ré~lité

et

à

la

souffr~ce.

(36)

était-il destiné

à

la faillite? Certes, il y avait la santé

fragile du personnage·, mais plus encore que de' son corps, il avait abusé de son esprit. Ses tourments ont des causes autres que

physiques. Le médecin ne comprend pas "cette maladie dont tout le coté spirituel échappait

à

la force chimique des

rem~des" (9). A l'origine du mal nous y reviendrons il

.

-y a une vérité profonde: que l'homme n'est peut-~tre pas en

,

mesure de vivre seul. Ayant rejeté les hommes e~ la religion, Des Esseintes ne peut s'appuyer ni sur un autre ~tre, ni sur

-Dieu. Mais il doit s'apercevoir lui-m~me de son erreur, car

à

-la fin, il comprend qu'il a besoin de se communiquer. Mais oà trouver "l'âme soeur" ?

"Où, quand, dans quel monde devait-il sonder

~pour découvrir un esprit jumeau, un esprit

détaché des lieux communs, bénissant le

silence comme un bienfait, l'ingratitude comme un soulagement, la défiance comme un garage, comme un port?" (10)

Son idéal de beauté avait exclu un élément essentiel, vital à

l'homme l'amour. Nous avons vu qu'il ne pouvait le trouver

au--,

-

-pres de la femme. Dans l'égolsme de son paradis artificiel,

-

-Huysmans-Des Esseintes, replié sur lui-m~me, rend tout amour humain impossible. Et, au fond, ce qu'il recherche, c'est un

-

-idéal dont il ne se lasserait jamais, un -idéal qui serait Dieu. Cette marche pénible vers la purification lui aura appris que la réponse ne se trouve pas dans la solitude egocentrique. Durtal découvrira plus tard que le seul idéal possible pour lui est Dieu et que le seul paradis artificiel qui puisse le satisfaire est le monde intérieur de l'âme religieuse •••

(37)

Les critiques consid~rent

généralement En Rade comme une sorte de regression dans l'oeuvre

~

de Huysmans, une rechute avant la guérison que sera le retour à la foi. Selon Cogny:

ué'

est la lourde retombée de l'âme meurtrie .à_qui vient à manquer l'envie,mêmA de réagir:

l'action ne serait-elle_pas une,souffrance de plus? La seule volupté désormais ~ermise est de contempler son néant avec l'amere

jouissance des délectations moroses." (11)

,

En effet, nous retournons a toutes les vieilles mis~res de Cyprien et André,· mais jointes à des circonstances encore plus irrémédiables que celles d'En Ménage.

,.... ~. - - -.

Si Des Esseintes illustrait les ravages du pessimisme sur Huysmans: le mépris, les appétits émoussés, le syst~me nerveux détraqué

la limite extrême de l'équilibre dans le déséquilibre, selon le Docteur Veysset En Rade fait preuve d'un manque total d'énergie,

-et d'un désir pressant de calme. C'est un essai de vie conjugale

-

-pour étouffer l'angOisse qui le travaille dans la solitude.

-Nouvelle version des désillusions du concubinage. La femme du livre est l'épouse; le contact avec le héros est donc plus que physique et la déception n'en sera que plus amère. Ajoutons à cela

-la pauvreté et l'iso-lation, -la ma-ladie incurable de -la femme, et

l'état névrosé du mari. Nous comprendrons alors l'expérience

-que Cogny appelle "la tentation du gouffre".

Ce roman, ainsi que la plupart des romans huysmansiens, est autobiographique. Il relate la vie avec

(38)

Anna Meunier pendant les quelques mois qu'ils pass~rent en 1885 dans la Brie, au château ruiné de Lourps. Qui était Anna Meunier? Veysset nous la présente:

"Cette jeune femme grande et jolie, sous un . blond massif de cheveux, nous décrit Gustave

Guiches, possédait des yeux d'un bleu si pâle, des l~vres si décolorées, un teint si mat ~ue dans cette blancheur languissante et cette dorure éteinte, son visage avait la grâce défaillante d'un lys blessé à mort. Elle était de peu d'années plus jeune que lui et il semble qu 1 elle fut une maîtresse plutôt·

intermittante. Elle avait hien de quoi séduire Huysmans: une visible lassitude de vivre, des maux intérieurs, des migraines terribles, prodrome sans doute de sa maladie cérébrale ultérieure. Voilà une maladie qui sort de la banalité.1f (12)

Son mal, selon le critique, étàit le résultat d'un choc reçu

~

pendant une catastrophe de chemin de fer dont elle avait été témoin. Admise à une maison de santé à Sainte-Anne en 1893, elle mourut deux ans plus tard. D'apr~s le témoignage de Baldick,

-l'attachement de Huysmans était véritable, et sa mort lui causa

-

,

une douleur tres vive.

Jacques Marles décrit la

maladie de sa femme Louise, qui, encore selon Veysset, serait (I~

une ataxie locomotrice, maladie incompréhensible aux spécialistes mêmes

à

l'époque, causant des phénomènes étranges: soubresauts, hallucinations, oscillement perpétuel entre l'embonpoint et

-l'étisie. La malheureuse doit souvent hurler de douleur. C'est ainsi que Huysmans, avant sa propre maladie, entre en contact immédiat avec la grande souffrance physique. Anna Meunier vit devant lui ce qu'il devra endurer plus tard.

(39)

L'état de Jacques à l'arrivée

~

au château, une immense fatigue spirituelle, grossit tous les maux. Leur écheo finanoier, le château dénué de tout confort qu'ils ont choisi pour abri comme un rade la chaleur

-du temps: ces misères matérielles achèvent de l'exàcerber. Voici de nouveau le Huysmans douillet:

"Ainsi que la plupart des gens nerveux, Jacques _souffrait d'indicibles tortures par ces.

temps qui voûs fondent la tête, vous trempent les mains, installent des bains de siège dans votre culotte ••• Et tout aussitôt l'appétit cessa; la pâture des interminables~viandes

mal masquées par d'insipides sauces, lui fit lever le coeur." (14)

Sa souffrance est réelle. Son agitation est accrue par l'ennui:

,... .

il manque de livres, et quand il les a, il trouve impossible de les lire dans son milieu accablant.

Il sent, en plus, sourdre chez sa femme une accusation muette elle le tient responsable pour leur pauvreté. Rendue indifférente par sa maladie, Louise se laisse aller. Au délabrement matériel du ménage, correspond un éloignement moral. De nouveau, nous entendons la plainte habituelle de Huysmans, l'éternelle solitude de l'âme, et le

-dégoût de la vie à deux qui engendre le mépris.

Trouver un allégement dans la nature? Non. Jacques déteste la vie à la campagne. Le couple paysan, parent de sa femme, est d'une lourde grossièreté et ne s'intéresse qu'à l'argent; ils vont jusqu'à voler leur nièce en diluant le vin. Toutes les paysannes sont des laiderons, d'ailleurs.

(40)

Le sensible adorateur de l'art souffre de la laideur de tout

le milieu paysan •. Il est irrité de ce que les légendes bucoliques soient fausses, et se moque de l'enthou~me des poètes pour

la campagne:

tiEn fait de lyrisme, la saillie se composait

~d'un amas de viandes qu'on battait, qu'on empilait l.'une sur l'autre, puis qui on' _

emportait~ aussitôt_qu'elles. s~étaient touchées, en retapant dessus!" (15)

Travaillé de toutes parts par des soucis, souffrant d'insomnie, Jacques est tourmenté par d'affreux cauchemars. D~ns sa détr~sse, il s'y jette à corps

-

-perdu, et trouve quelque distraction de sa vie douloureuse en étudiant le phénomène du rêve, et par là, celui de l'inconscient:

tlL'ins~ndable

énigme du Rêve le hantait. Ces -visions étaient-elles, ainsi ql!e l'homme l'a

longtemps cru, un voyage de l~. ame hors du _ corps, un élan hors du monde1_un vagabondage de l'esprit échappé de son hotellerie charnelle et errant au hasard dans d' o~cul tes régions, . dans d'antérieures ou futures limbes?" (16) Cate question le mène à une-deuxième question, celle qui

préoccupera le héros de Là-Bas :

tlFallait-il enfin admettre des causes

~surnaturelles, croire aux de.sseins d'une

Providence incitant les incohérents tourbillons . ~.

des songes, et accepter ~u meme coup les

inévitables visites des incubes et des succubes toutes les lointaines hypothèses des démonistes'

(17)

Cette hantise devient vite

certitude, et Jacques passe des nuits terribles, peuplées par des visions de larves et de démons. Il souffre toutes les humiliations de la peur. Pris d'épouvante, il se tourne de nouveau vers sa femme, malgré leur éloignement physique et moral:

(41)

"Cette'quiétude et cette évidence d'avoir pr~s

~de soi, de pouvoir toucher, s.'il l~ voulait, un être manifeste et vivant, apaiserent ses traases. Ce vertige qui lui tirait les yeux hors des paupières et les amenait lentement vers le fond du gouffre, s.'évanouissait maintenant que sa vie reposait,

à

deux pas,

sur une créature connueJ dont l'existence était sensée et sûre." \18)

Mais il. n'y a plus de vraie communication possible. Le mari aime sinc~~ement sa femme, malgré le caract~re mysogyne qui est d'ordinaire celui de Huysmans.

Jacques et Louise sont de bonne; gens, sinc~res et dévoués l'un envers l'autre. La misère, cependant, a fait ressortir "les

latrines~les plu~ dissimulées de l.'âme" (19). Une force

~

-involontaire, la même impulsion morbide qui engendre les suggestions diaboliques du rêve,Çl,bat les âmes pures en leur infusant des

,

pensées infâmes. Et voilà bien le gouffre: le subconscient. Le Docteur Veysset constate que l'étude de Huysmans, longtemps

~

avant celle de F~d, est rigoureusement exacte. Mais cette tentative d'évasion n'en demeure pas moins un échec. L'homme ne

. ~

semble pas avoir de contrôle sur cette force cachée en lui, et, ce qui est pire, elle accentue le détraquement des nerfs si l'on .,'

pousse son étude trop loin.

Pas d'issue dans ces

circonstances. Les Marles décident donc de repartir pour Paris. Comme pour Des Esseintes, ce départ n'est pas une solution. Le

~

(42)

oser pour réparer sa fortune, la quête d'un emploi tout celà le dégoûte déjà d'avance. Le séjour à Lourps a fait des dégats irréparables. Le mari et la femme ont été mutuellement avertis de l'ignominie secrète de leur âme et de leur. corps.

,

Jacques doit constater amèrement que les êtres ne peuvent se rejoindre. Il a également découvert que le gouffre du rêve

,

n'offrait aucune réponse. Mais ce contact avec le fantasque le

~

conduira au surnaturel diabolique de Là-Bas , et par ce détour, au mysticisme.

Là-bas en ancien français

signifie enfer, opposé à là-haut, ciel et çà-bas, terre. Là-Bas traite donc du Satanisme, qui satisfait à deux besoins chez Huysmans: l'exploration du surnaturel et la fuite de la douleur. Mais nous verrons qu'il est beaucoup plus proche du ciel que de l'enfer, par son attitude devant la souffrance.

Pourquoi préférer Satan à

Dieu pour assouvir la soif des valeurs spirituelles? Pour Huysmans, il est évident que les deux entités s'opposent au

matérialisme. Il s'exprime clairement à ce sujet dans une lettre

à

l'ex-abbé Boulla~, le personnage qui l'a beaucoup inspiré dans ses recherches; l'écrivain affirme de Là-Bas, "qu'au fond

..

(43)

oeuvre pieuse ••• en combattant le matérialisme qui domine tout maintenant." (20)

Mais il Y a une différence: Satan est plus accessible que Dieu qui exige des sacrifices au-dessus des forces du célibataire maladif, et qui ne peut être approché que par la souffrance. Tous les héros huysmansiens, nous l'avons vu, veulent s'élancer hors de leur temps vulgaire dans de

passionnées études. Des Esseintes déjà admirait le grand art du Moyen Age. Les recherches de Durtal le conduisent au mysticisme. Mais il n'a pas encore la foi pour y adhérer. Il se lance donc dans le courant littéraire anti-matérialiste de l'époque qui

-représente le moyen terme. Comme le constate Des Hermies, son ami dans le livre:

" ••• il n'y avait plus rien debout dans les .lettres en désarroii rien, sinon un besoin

de surnaturel qui, a défaut d'idées plus élevées, trébuchait de toutes_parts, comme il pouvait» dans le spiritisme et dans l'occul-tisme." (21) .

Durtal se propose d'approfondir le sujet en appliquant la méthode du "naturalisme spiritualiste" que nous avons décrite plus haut.

Le Satanisme n'est d'ailleurs que du mysticisme à rebours: mêmes causes; et le choix de

Gilles de Rais semble être aussi celui de Huysmans:

"Comme il est difficile d'Être un saint, dit des Hermies, il reste à devenir un satanique.

(44)

L'un des deux extrêmes. - L'exécration de l!impuissance, la haine du_médiocre, c'est peut-être l'une des plus indulgentes

définitions_du diabolisme!" (22)

L'étude du surnaturel diabolique pour "fuir ce territoire américain de l'art et

chercher, au loin, une région plus aérée et moins plane" (23) a plongé le héros dIls l' histoire de Gilles de Rais. Des Hermies remarque fort justement que ce nouvel intérêt représente une distraction pour son désarroi spirituel.

Le portrait du Maréchal de Rais, d'abord compagnon de Jeanne d'Arc, puis "le plus artiste

~. _ .

et le plus exquis, .le plus cruel et le plus scélérat des hommes" (24) révèle l'autre coté du Satanisme: la négation de toute douleur

et la recherche du plaisir. C'est surtout en cela que Satan s'oppose

à

Dieu. La religion promet une éternité de béatitude

- .

après les misères terrestres; le Satanisme offre d'âpres jouissances sur terre, mais suivies d'une éternité de

souffrance. La faculté de jouir devient vite émoussée, cependant, et réclame des plaisirs de plus en plus violents. Gilles de

Rais illustre bicn cette progression dans le Mal. Les crimes les plus monstrueux, le sadisme le plus effréné, les orgies

sexuelles poussées jusqu'au délire rien n'arrive plus a le

"

satisfaire. La recherche du plaisir, poussée

à

sa limite, aboutit

à

une impasse.

(45)

Par là s'op~re le passage du

-Mal au Bien, dans le livre. Il faut préciser que Huysmans a

toujours eu des idées tr~s nettes sur ce qu'est le Mal il se moque de la nouvelle méthode qui ne veut voir que des malades dans les criminels, niant ainsi la responsibilité des actions. La transition se fait vite de sa conception du Mal à

l'affirmation de la supériorité du Bien:

"Mais si l'au-delà du Bien, si le là-bas -de l'Amour est accessible à certaines âmes,

l'au~delà du Mal ne s'atteint pas. Excédé de stupres et de meurtres, le maréchal ne pouvait aller dans cette voie plus lol.n. Il avait beau rêver à des viols uniques, à des tortures plus studieuses et plus lentes, c'en était fait; les limites de l'imagination

humaine prenaient fin; il les avait diaboli-quement dépassées même. Il haletait, insatiable devant le vide; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que le Malin dupe tous

les gens qui se donnent ou veulent se livrer à lui." (25)

L'âme qui a soif d'être toujours davantage, d'aller toujours plus avant, nè peut donc accepter de façon permanente la religion

sata.nique.

Les héros huysmansiens n'ont pas, d'ailleurs, un tempérament sensuel qui peut se vautrer longtemps

-

,

dans les exces d'un Gilles de Rais. La liaison avec la

Chantelouve n'apporte à Durtal que la déception sous toutes ses

-formes, car elle n'a pas satisfait l'âme. Il est "excédé de

-

-'

dégoût, à moitié asphyxié" (26) devant la saleté du délire sexuel collectif qu~d il assiste à la Messe Noire~

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