POUR CITER CET ARTICLE, UTILISER L’INFORMATION SUIVANTE :
Foucrier, Annick (2013). «Français et Canadiens français en Californie» dans Yves Frenette,
Étienne Rivard et Marc St-Hilaire (dir.), La francophonie nord-américaine. Québec: Les Presses
de l'Université Laval (coll. «Atlas historique du Québec»). [En ligne]:
https://atlas.cieq.ca/la-francophonie-nord-americaine/francais-et-canadiens-francais-en-californie.pdf
Tous droits réservés. Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)
Dépôt légal (Québec et Canada), 2013.
ISBN 978-2-7637-8958-3
Par Annick Foucrier
Cueilleursd’or anges, los angeles, Californie, vers 1895
Library of Congress, Prints and Photographs Division, LC-USZ62-78372 la p r é s e n C e f r a n ç a i s e e t C a n a d i e n n e-f r a n ç a i s e e n Ca l i f o r n i e e s t a t t e s t é e d e p u i s l a f i nd ux v i i ies i è C l e. Ma r C h a n d s, M a r i n s, a r t i s a n se t t r a p p e u r sa p p o r t e n tM a r C h a nd i s e s e t s a v o i r-f a i r e d a n s u n M o n d e e n C o r e p e u e u r o p é a n i s é. le f r a n ç a i s j o u e a l o r s u n r ô l e s t r a t é g i q u e e n t r e l’e M p i r e e s p a g n o l e t l e s C o M p t o i r s q u i M a r q u e n t l’a v a n C é e d e l’e M p i r e r u s s e j u s q u’a u n o r d d e sa n fr a n C i s C o. la C o n q u ê t e a M é r i C a i n e e t l a d é C o u v e r t e d e r i C h e s M i n e s d’o r e n 1 8 4 8 d o n n e n t a u p a y s u n e f o r t e i M p u l s i o n d é M o g r a p h i q u e e n a t t i r a n t d e s p o p u l a t i o n s d u M o n d e e n t i e r, d o n t d e n o M b r e u x f r a n C o p h o n e s v e n u s n o t a M M e n t d e fr a n C e e t d u Ca n a d a f r a n ç a i s1.
Au moment de la ruée vers l’or, les
Français arrivent nombreux, la plupart
directement de France. Peu désireux
d’apprendre la langue anglaise, ils
recherchent ceux qui parlent français.
Les Canadiens français, souvent
bilin-gues, sont particulièrement appréciés.
Des institutions et des associations
sont alors fondées : elles rassemblent
les francophones d’origine française,
wa l lon ne, su i s s e e t c a nad ien ne,
chaque nationalité conservant ses
particularités. La Californie étant
très éloignée, il faut pour s’y rendre
disposer d ’un capita l appréciable
ou faire le trajet en plusieurs étapes.
Aussi les premiers arrivants sont-ils
en moyenne plus âgés et plus instruits
que ceux qui les suivent.
Pendant la période 1860-1920, la
Californie connaît une transformation
démographique profonde : profitant de
leur dynamisme économique et de leur
attrait pour les immigrants, San
Fran-cisco, d’abord, et Los Angeles, ensuite,
accèdent au rang de grandes
métropo-les. Les immigrants s’intègrent dans
les institutions fondées par leurs
pré-décesseurs et en constituent d’autres,
appuyées su r des reg roupement s
régionaux. Français et Canadiens
français, éloignés de leurs bases
cultu-rel les, sont soumis au x pressions
assimilatrices de l’environnement
social, en dépit de leur réputation de
résistance culturelle.
Les images fournies
par les recensements fédéraux
Les recensements fédéraux offrent
un portrait utile mais incomplet des
populations francophones de
Cali-fornie (
voirletableau). Ce n’était
d’ailleurs pas leur fonction, même
si les mouvements d ’immigration
récente sont minutieusement
ana-lysés. Dans ces recensements, les
habitants sont classés en fonction de
leur lieu de naissance : les Français
présents proviennent ainsi de
l’immi-gration récente. Au contraire, un
certain nombre de francophones nés
aux États-Unis dans des communautés
franco-américaines et qui participent
de deux cultures ne sont pas visibles.
De plus, les intervalles entre deux
recensements sont longs, et les
consé-quences d’événements importants,
comme la Première Guerre mondiale
qui provoque de nombreux retours
au pays, n’apparaissent pas
directe-ment. On constate tout de même que
la population née en France et vivant
en Californie augmente lentement
mais régulièrement. Dès 1890, elle
est au deuxième rang aux États-Unis,
Français et Canadiens
Français en CaliFornie
Par Annick FoucrierDAte Nombre de
Français Nombre de Canadiens français 1850 1 546 1860 8 462 1870 8 068 1880 9 550 1890 11 855 1 352 1900 12 256 2 410 1910 17 407 3 109 1920 20 387 2 306 1930 21 341 7 657 1940 17 696 7 576 1950 18 448 7 990 1960 20 585 1970 20 919 1980 23 764 1990 25 507 2000 32 279
Source : Recensements des États-Unis, 1850-2000
fr anCophonesvivanten Californie, 1850-2000
Le s g r a n d e s m i g r a t i o n s, 18 6 0 -19 2 0
Laf r a n c o p h o n i en o r d-a m é r i c a i n e
174
:
marchands à San Francisco et, dans les
petites villes, domestiques ou exploi
tants agricoles (de vignobles ou de
vergers par exemple). L’hôtellerie, la
restauration ainsi que la blanchisserie
sont en plein développement, tandis
que les vendeurs, les employés de
magasin et les charpentiers étaient déjà
nombreux dans les années antérieures.
San Francisco connaît, comme les
comtés qui entourent la baie, une évo
lution démographique et commerciale
qui en fait l’entrepôt du Pacifique, un
lieu d’échange et de consommation
actif. Le quartier français de la ville se
développe. Là se trouvent diverses ins
titutions de la communauté française,
en particulier un consulat, un hôpital,
une église catholique, une compagnie
de pompiers volontaires, des écoles,
des théâtres et divers commerces qui
servent le public francophone.
Les Fra nça is ont t rès tôt fondé
une société de secours mutuel. La
Société f rançaise de bienfaisance
mutuelle est une société charitable en
1851, transformée en 1853 en société
mutuelle. Pour une cotisation men
suelle modérée, elle offre gratuitement
Canadiens français à 79 % (5 % dans
l’agriculture). Les principales villes
où habitent les Français sont par ordre
d ’importance San Francisco, Los
Angeles, Oakland, San Diego et San
Jose, tandis que les Canadiens français
ont une répartition légèrement dif
férente : Los Angeles, San Francisco,
Oakland, Long Beach et San Diego.
Los Angeles est leur principale desti
nation dans les années 1920.
L’héritage de la ruée vers l’or
Selon le recensement de 1870, les Fran
çais sont surtout employés dans les
secteurs des mines et de l’artisanat ; on
les retrouve ensuite dans les activités
libérales et les services aux particuliers
et, enfin, dans le commerce. L’activité
la plus importante reste l’exploitation
minière. De nombreux francopho
nes vivent encore dans la région des
mines, mais les gisements les plus
accessibles sont épuisés et les investis
sements nécessaires ne sont possibles
que pour ceux qui disposent d’un
important capital. Des compagnies se
constituent pour exploiter les filons
profonds, transformant les chercheurs
indépendants en salariés. Les Français
derrière New York : ces migrants fran
çais sont 12 256 en 1900, 20 387 en 1920
(dont 1 864 Alsaciens et Lorrains comp
tés depuis 1880 dans la population
née en Allemagne) et 21 319 en 1930.
Cette population est numériquement
peu importante et son poids relatif à la
baisse (2,2 % de la population califor
nienne en 1860, et 0,8 % en 1900).
Les Ca nadiens f ra nça is ne sont
comptabilisés séparément qu’à partir
de 1890, année pendant laquelle ils
sont 1 352. En 1900, ils passent à 2 410,
en 1920, à 2 306, et en 1930, à 7 657.
Dans les années 1870 et 1880, la forte
émigration partie du Québec se dirige
vers les usines du Massachusetts ou
des Grands Lacs : en 1900, le NordEst
compte 305 160 Canadiens français, le
Midwest 77 019, et l’Ouest seulement
10 791, dont 3 516 dans le Montana.
En 1900, Français et Canadiens fran
çais habitent surtout dans les comtés
de San Francisco, d’Alameda et de
Los Angeles, soit davantage en milieu
urbain. Les Canadiens français sont
plus urbains encore que les Français :
en 1930, les Français âgés de plus de
21 ans vivent en zone urbaine à 77 %
(10 % sont dans l’agriculture) et les
mme bL ancHe ouLif « frencH miLLinery », 1881 The California State Library, 917.9461 A3
arcHeaucoindesrues kearnye t sut ter, san francisco, 4 juiLLet 1876
The California State Library, 3579
Célébrations ou enseignes sont autant de traces
laissées par la présence francophone en Californie.
soins médicaux et médicaments. Elle
gère un hôpital, une pharmacie et
un service de pompes funèbres pour
les plus démunis. En 1869, la société
compte 3 887 membres de différen
tes nationalités, dont 2 601 Français,
60 Canadiens, 47 Belges, 25 Suisses,
291 Allemands, 145 Californiens et
146 Américains. Los Angeles a aussi
sa société de bienfaisance mutuelle
et, à partir de 1870, son hôpital. Une
compagnie de pompiers volontaires,
la Compagnie Lafayette des Échelles
et des Crochets, est organisée en 1853.
En 1866, lorsque la municipalité prend
en charge la lutte contre l’incendie,
elle est dissoute. Elle compte alors
51 membres.
La population française compte
des protestants et des juifs aussi bien
que des catholiques. C’est pour ces
derniers que l’église française Notre
Dame des Victoires est fondée en 1856
sous l’impulsion de l’abbé Domini
que Blaive. C’est la première paroisse
nationale de San Francisco. En 1910,
une autre église française, l’église
Jeanne d’Arc, est fondée au sud de
San Francisco, où se sont installés de
nombreux Français.
La population française est plus
nombreuse à San Francisco (2 203 en
1860 contre 178 à Los Angeles), mais
son poids relatif et son importance
économique et politique sont plus
élevés à Los Angeles. En 1935, un his
torien américain, J. Gregg Layne, ne
craint pas d’affirmer qu’en 1859 « Los
Angeles est aussi française que La
NouvelleOrléans ». Dans les années
1870, la connaissance du français
reste un atout important dans les
affaires. Encore en 1873, un impor
tant marchand de Los Angeles, Harris
Newmark, choisit d’envoyer son fils
étudier pendant trois ans à Paris chez
le grand rabbin Zadoc Kahn plutôt
qu’à New York. À Los Angeles, entre le
pueblo mexicain et la ville angloamé
ricaine, les rues Aliso et Commercial
sont le cœur du quartier français. Les
Français y tiennent des petits com
merces, des restaurants. Les cuisiniers
des meilleurs hôtels sont français.
Les Français sont présents dans tous
les domaines d’une économie encore
embryonnaire mais en voie de diver
sif ication : agriculture, culture de
la vigne et des agrumes, élevage de
moutons, commerce, restauration,
hôtellerie, transport, spéculation
immobilière. Partout, les Français
acqu ièrent des ter ra i ns pou r les
besoins de leurs activités économiques
et par amour de la terre. Ce projet,
quasiment irréalisable en France,
est souvent ce qui les a conduits
en Californie.
Entre 1854 et 1882 (sauf pendant
deux années), au moins un franco
phone d’origine française, canadienne
ou su isse est membre du consei l
municipal de Los Angeles. Damien
Marchessault, un Canadien français,
est élu maire chaque année de 1861 à
1865, puis de nouveau en 1867. José
Mascarel, né près de Marseille, arrivé
comme capitaine dans les années 1840
et devenu ensuite marchand, obtient
le poste de maire en 1865, lorsque la
victoire du Nord sur le Sud marque
aussi celle du parti républicain qu’il
a contribué à fonder à Los Angeles.
Mexicains et francophones demeurent
à la direction de la municipalité, ce
qui n’est pas du goût de certains habi
tants. Un an plus tard, une annonce
prudemment anonyme parue dans
une publication locale, le Los Angeles
Semi-Weekly News du 23 avril 1866,
DE GAuCHE à DROITE
Le cœur du « French-town »
de Los Angeles ; quelques commercants francophones :
sur la rue Los Angeles, Germain Fruit Co. Wholesale
House Green and Dried california Fruits and produce
;
au 136 et 138 rue N. Spring, H. Jeune «The Grocer»
Teas, Coffees & Groceries;
au coin des rues Aliso et
Los Angeles, Ernest Fleur, Wholesale Wine & Liquor
Merchant
et les Sentous bros., New Orleans Meat Market .
Los angeLese tsesenvirons, 1891 [DÉTAILS]
Library of Congress, Prints and Photographs Division, G4364.L8A3 1891.E6
Fr a nç a is et C a na die ns f r a nç a is e n C a lif or nie
Laf r a n c o p h o n i en o r d-a m é r i c a i n e
176
Les jeunes filles n’ont pas de peine à
trouver du travail dans une blanchis
serie ou chez des particuliers. Jean
Gontard remarque en 1920 : « Les
bonnes et gouvernantes françaises
sont extrêmement recherchées ; elles
sont fort rares. » Les nouveaux arri
vants sont d’abord salariés, mais ils
cherchent à devenir indépendants dès
que possible. Le mariage est souvent le
moment pour un couple d’acheter une
blanchisserie ou un hôtel. Quelques
grands magasins, comme la City of
Paris et la White House, sont la fierté
de la communauté. Il existe aussi
une concentration ouvrière au sud
de San Francisco (Bay View) autour
de deux usines importantes, chacune
employant environ 200 ouvriers : Bayle
et Lacoste, une fabrique de triperie et
d’engrais, emploie de préférence des
Béarnais, tandis que LegalletHellwig
et Cie, une entreprise de tannerie et de
mégisserie, recrute dans l’Aveyron.
Dans le sud de la Californie, l’arrivée
du chemin de fer dans les années 1880
inaugure une ère nouvelle. Des milliers
de touristes et d’immigrants profitent
de prix favorables, faisant augmenter
considérablement les prix des terrains
à Los Angeles. Les francophones en
place sont nombreux à bénéficier ainsi
du boom démographique.
Les Canadiens français qui arrivent
en Californie au
xixesiècle ont sou
vent vécu un certain temps ailleurs
aux ÉtatsUnis. Les plus connus sont
des médecins formés à Montréal, qui
exercent à l’hôpital français de San
Francisco ou à celui de Los Angeles :
le Dr Hubert Nadeau, né à Marie
ville en 1838, a pratiqué pendant dix
ans à Kankakee, Illinois, avant de
s’installer à Los Angeles en 1876 ; le
Dr F. P. CanacMarquis, chirurgien
formé à Montréal et à Paris, se fixe à
San Francisco en 1900 après quelques
années passées à St. Paul, Minnesota.
On connaît peu de choses des caté
gories sociales plus modestes. Des
mariages célébrés entre Canadiens
français apparaissent dans les registres
de l’église française de San Francisco,
NotreDame des Victoires. Les pro
fessions des conjoints relevées entre
1888 et 1893 montrent des emplois
dans la construction (charpentiers ou
tailleurs de pierre), la blanchisserie
(repasseur), ou les services (conduc
s’en fait l’écho : « On recherche un can
didat à la mairie capable de parler et
d’écrire anglais. Signé : De nombreux
citoyens ». Jusque dans les années
1870, les francophones conservent à
Los Angeles une inf luence politique
que leur permettent leur nombre, leur
prospérité et leur enracinement. Pru
dent Beaudry, un Canadien français
dont un frère a été maire de Montréal,
conseiller municipal depuis 1873, est
élu maire en 1875 avec 90 voix de plus
que ses adversaires réunis. L’année
suivante, ceuxci se ressaisissent et
Beaudry est battu par le candidat dési
gné du parti démocrate. La montée en
puissance de la « machine politique » et
le développement des structures muni
cipales professionnalisent la politique
et la fonction de maire.
Les francophones participent acti
vement à l ’a ménagement de L os
Angeles. Jean Louis Sainsevain, né
près de Bordeaux et arrivé en 1850,
construit treize ans plus tard, en
association avec le maire Damien
Marchessault, le premier système
d’adduction d’eau de Los Angeles.
Prudent Beaudry, qui a fait bâtir des
habitations sur les collines de Bunker
Hill surplombant la plaza, développe
une ligne de transports urbains pour
favoriser les communications. En 1870,
il lance une campagne pour transfor
mer en parc un terrain marécageux
situé entre les rues Fifth, Sixth, Hill
et Olive. Le terrain, propriété de la
ville, est fermé et planté, et devient
Los Angeles Park (renommé Pershing
Square en 1918).
Comme à San Francisco, les Français
de Los Angeles ont une Société fran
çaise de bienfaisance mutuelle et, à
partir de 1870, un hôpital au coin des
rues College et Hill. C’est un élément
de visibilité auquel les Français sont
particulièrement sensibles, comme le
montrent, à l’occasion de sa recons
truction en 1901, les critiques qui
reprochent à un des projets d’avoir
l’aspect d’une maison de Nouvelle
Angleterre, certains disent même
d’une grange.
Des chaînes migratoires
Parmi les migrants de la grande vague
de la ruée vers l’or, certains ont suc
combé aux maladies et aux accidents,
beaucoup d’autres sont retournés en
France. Ceux qui ont choisi de rester
en Californie entretiennent des rela
tions personnelles avec leurs familles
et leurs amis restés en France. De
part et d’autre de l’Atlantique et du
continent américain, lettres et voya
ges maintiennent les contacts. Sur
la base de ces liens s’établissent des
f lux migratoires qui renouvellent la
population française en Californie.
Séduits par la promesse ou l’espoir
d’un emploi, des fils et des filles de
petits exploitants agricoles partent
rejoindre un frère, un oncle, une tante,
des voisins ou des amis. Ces nouveaux
arrivants sont plus jeunes, plus ruraux
que ceux qui les ont précédés et la
plupart sont originaires des quelques
régions à l’origine des chaînes migra
toires : les Py rénées occidenta les,
l’Aveyron et le Champsaur (Hautes
Alpes). Ces migrants quittent surtout
les régions de montagne où la pression
démographique est la plus forte et où
l’attachement aux traditions cultu
relles est encore vivace. Mais plutôt
que la misère, c’est l’ambition qui
les pousse à quitter leurs villages et
leurs familles.
Les Béarnais vont surtout à San
Francisco pour travailler dans les
blanchisseries ou dans les triperies,
les migra nts des HautesA lpes et
de HauteGaronne se dirigent vers
Los Angeles pour travailler dans les
laiteries. Les Avey ronnais se font
embaucher dans l’hôtellerie, les Dau
phinois deviennent bergers et éleveurs
de moutons, tout comme les Basques.
D’autres migrants arrivent individuel
lement des villes françaises, attirés par
une économie en plein essor. Ils ont
un capital financier ou une formation
professionnelle dont ils peuvent tirer
parti. À San Francisco, les Français
ont investi des créneaux professionnels
qui leur sont particuliers, les services,
qui forment un secteur dynamique
de l’économie californienne. Selon
Amaury Mars, en 1898, les Français
monopolisent presque le secteur de la
restauration et quelques autres pro
fessions : marchands de vin en gros,
demigros et détail, blanchisseurs,
laitiers, boulangers, tripiers, fermiers,
vignerons, mineurs, coiffeurs, hôte
liers, imprimeurs, libraires, maîtres
d’hôtel, garçons de restaurant, comp
tables, employés, manœuvres, etc.
Prudent Beaudry, un Canadien français élu maire de Los Angeles
en 1875, se fait le principal prometteur d’un développement cossu
sur la Bunker Hill (en plein cœur du centre-ville actuel) qui profitera
d’un contexte spéculatif favorable engendré par le développement
rapide du chemin de fer.
Lequartierde bunker HiLL, Los angeLes, pHotogr apHiéen 1960
Jack E. Boucher. Library of Congress, Prints and Photographs Division, HABS
CAL,19-LOSAN,17- Le « tempLe stree t cabLe raiLwaycar », vers 1889 university of Southern California, uSC-1-1-1-12744
prudent beaudryvers 1884
Bibliothèque et Archives nationales du Québec (Québec), P1000,S4,D83,PB126
Fr a nç a is et C a na die ns f r a nç a is e n C a lif or nie
17 7
teur d’omnibus). Loin d’être illettrés,
tous signent, ainsi que leurs témoins,
sauf une conjointe, relativement âgée.
Certains manifestent des signes d’amé
ricanisation dans les prénoms par
lesquels ils se désignent : Guillaume
devient William.
L’assimilation
Le pourcentage de Français dans la
population étrangère de San Francisco
reste stable au début du
x xesiècle
(4,2 % en 1900, 4,4 % en 1910 et 4,6 %
en 1920). Par contre, bien que leur
nombre augmente à Los Angeles du
fait de l’accroissement rapide de la
ville, leur pourcentage dans la popula
tion née à l’étranger diminue et passe
de 5 % en 1900 à 2,9 % en 1910, puis
à 2,2 % en 1920. Ils quittent le centre
ville pour des banlieues résidentielles,
suivant en cela le mouvement des clas
ses moyennes américaines. Le quartier
français est peu à peu remplacé par de
nouveaux immigrants.
Les mariages unissent le plus sou
vent des conjoints originaires de la
même région, voire du même village.
Cependant, des mariages ont lieu
entre Français et Américains, ainsi
qu’avec des immigrants d’autres natio
nalités. Selon le recensement de 1890,
parmi ceux qui comptent au moins
un de leurs parents né en France, le
plus grand nombre (1 576) est issu de
parents français et allemands, loin
devant le groupe suivant (639) dont
les parents sont français et irlandais.
Les enfants de couples françaisanglais
viennent ensuite (522), suivis par les
enfants de parents français et italiens
(202). Les enfants de parents français
et canadiensfrançais viennent loin
derrière (119), un chiffre qui n’est
cependant pas nég ligeable si l ’on
considère que les enfants de couples
canadiensfrançais et irlandais sont
148, canadiensfrançais et anglais
sont 126, et canadiensfrançais et
canadiensanglais, 86.
Malgré le nombre signif icatif de
Français naturalisés, la plupart n’ap
paraissent plus sur les listes d’élus.
En octobre 1892, dix délégués sont
envoyés à la convention démocrate,
et quatre à la convention républi
caine, mais aucun n’est choisi comme
candidat. Incapables de peser sur les
décisions politiques, ils peuvent seule
ment se mobiliser contre un candidat
connu pour son hostilité aux immi
grants en général et aux Français en
particulier.
À San Francisco, la fondation en
1916 du Club Lafayette a pour objectif
de peser sur les décisions politiques
de la municipalité et de favoriser la
participation aux élections. Il s’agit de
former un club composé de Français
susceptibles de voter, donc naturali
sés ou en voie de l’être, ouvert à tous
sans distinction d’origine régionale, de
classe sociale ou d’opinion politique.
Une réunion ouverte à tous les adhé
rents potentiels a lieu le 5 juin 1916 et
le club prend le nom hautement sym
bolique de Lafayette Political Club,
bientôt changé en Lafayette Club.
I l of f re de s c ou rs g r at u it s pou r
apprendre l’anglais et la constitution
a mérica ine, des conférences, des
réunions pour écouter des candidats
présenter leurs programmes, et il
organise des banquets. Il fournit aussi
l’instruction et l’information politique
nécessaires pour voter. C’est un élé
ment d’intégration déterminant.
En 1920, pour l’ensemble de la Cali
fornie, 53 % des Français âgés de plus
de 21 ans sont naturalisés (55 % des
Françaises) et, en 1930, les pourcenta
ges sont de 61,2 % pour les hommes et
61,6 % pour les femmes. Par contraste,
les Canadiens français sont naturalisés
en 1920 à 59,1 % pour les hommes et
61,8 % pour les femmes, et en 1930 à
56,2 % pour les hommes et à 59,4 %
pour les femmes. L’augmentation
du taux de naturalisation chez les
Français montre les effets d’une popu
lation déjà installée, tandis que la
diminution chez les Canadiens fran
çais signale l’arrivée de populations
récemment immigrées.
Laf r a n c o p h o n i en o r d-a m é r i c a i n e
17 8
Le maintien des
traditions culturelles
La période 18701910 est une période
de création d’associations, de clubs
et de sociétés, et aussi de dévelop
pement du régionalisme. Jusqu’aux
années 1890, aucune composante de
la population française n’a suffisam
ment de force pour se constituer en
groupe autonome. La diversité des
origines et l’expérience urbaine atté
nuent les aff irmations régionales.
L’immigration de la fin du siècle, plus
nombreuse, plus rurale, originaire de
régions de montagne, favorise l’ex
pression des pluralismes régionaux,
certains s’exprimant même dans un
dialecte (Alsaciens, Basques, Béarnais,
Dauphinois). Les Béarnais, de plus
en plus nombreux à San Francisco,
créent le 6 janvier 1895 leur propre
association, La Ligue Henri IV, une
société de secours mutuel ouverte à
tous les Français mais, où seuls « les
Français ou les descendants de Fran
çais originaires des départements des
BassesPyrénées, des HautesPyrénées,
du Gers et des Landes, sociétaires
depuis au moins six mois » peuvent
être élus au conseil d ’administra
tion. Le 14 février 1905, des Alsaciens
et des Lorrains fondent la Société
AlsaceLorraine de San Francisco, qui
regroupe les ressortissants du Bas
Rhin, du HautRhin et de Moselle
ainsi que leurs descendants. La langue
officielle est l’anglais, avec possibilité
de s’exprimer en alsacien ou en fran
çais, quoique de nombreux membres
ne parlent plus cette dernière langue.
Les Canadiens français arrivent
nombreux dans les années 1920. Ils
sont désireux de conserver leurs tra
ditions culturelles. Par exemple, en
1923, Napoléon Bissonnette, après
46 ans passés en NouvelleAngleterre,
s’installe à Los Angeles où il orga
nise un chapitre de l’Union St. Jean
Baptiste d’Amérique, une association
de secours mutuel, fondée d’abord
parmi les communautés canadiennes
françaises de NouvelleAngleterre en
vue de la préservation de la langue
française et de la religion catholique.
Il existe aussi un Club francoaméri
cain de Long Beach où les Canadiens
français sont nombreux. Comme ils
l’ont fait dans leurs communautés
de NouvelleAngleterre, les Cana
diens français demandent un service
religieux dominical en français. Ils
l’obtiennent plus facilement que dans
le NordEst, où les paroisses nationa
les sont vues d’un mauvais œil par les
autorités diocésaines irlandaises.
Si l’immigration française en Californie a été très sous-estimée et est mal connue, c’est encore plus flagrant pour les
Canadiens français, dont on ne connaît guère que quelques individus, médecins ou avocats. L’immigration des Français
comme des Canadiens français se décompose en deux vagues : les pionniers, ayant comme atout leurs capacités et
arri-vant dans un monde encore peu développé, puis les migrants ayant bénéficié de l’établissement de chaînes de migration,
plus jeunes, plus ruraux, moins formés, mais pas moins entreprenants. Ceux qui arrivent à la fin du
xixesiècle trouvent
une économie déjà organisée, sans ressources disponibles, moins propice aux fortunes rapides.
Jusque dans les années 1890, le français est une langue pratiquée dans la ville, puis il reste en usage surtout à
l’inté-rieur de la communauté, voire de la famille. Le bilinguisme est de rigueur. Du fait du nombre relativement faible de
Français et de francophones, et de leur meilleure maîtrise de la langue du pays, le français perd de son importance en
Californie comme langue à fonction économique. Pour en développer l’usage, le gouvernement français encourage la
formation des Alliances françaises. Celle de San Francisco est fondée en 1889.
Dans les années 1930-1940, les quotas, la crise économique et la guerre freineront l’arrivée de francophones depuis
l’Europe. En revanche, le nombre de Canadiens français augmentera rapidement. Dans la deuxième moitié du
xxesiècle,
les Français arriveront souvent individuellement, poussés par le goût de l’aventure, et s’intégreront facilement. Ils auront
souvent un projet économique, un conjoint américain, et dès les premiers temps de leur séjour, ils s’adapteront au
mode de vie. Munis d’une connaissance suffisante de l’anglais, ils passeront aisément d’une langue à l’autre. C’est une
francophonie discrète et fluide, enseignée aux Américains francophiles dans les écoles des Alliances françaises et dans
les écoles bilingues.
dessinduvignobLe sainsevainsurL arue aLiso, Los angeLes, vers 1870
N O T E S
Français et Canadiens français
en Californie
1. Cet article s’appuie sur les travaux de l’auteure et ceux de plusieurs autres dont Fogelson (1993), Gontard (1922), Lanson (1925, 1916), Lemire (1986), Lévy (1884), Ligue Henri IV (1930), Loyer et Beaudreau (1932), Mars (1898) et Pomerleau (1996).
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