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Nouveau théatre et nouveau roman : la quête d'un art perdu

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Academic year: 2021

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(1)

par Mélanie Rivest

Mémoire de maîtrise soumis à L'Université McGill

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

(2)

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(3)

Remerciements Résumé

Abstract Introduction

Chapitre premier: Une scène à reconstruire

Chapitre deuxième: Le romanesque à venir

Chapitre troisième: Deux hommes, deux arts et une même recherche

Chapitre quatrième: Nulle part entre l'un et l'autre

Conclusion: Finalement ... Bibliographie sélective p. 11 p. 1ll p. IV p. 1 p. 16 p. 42 p. 76 p. 96 p. 117 p. 128

(4)

Certaines personnes m'ont soutenue tout au long du considérable processus de création de ce mémoire, de la cogitation au dépôt, et je les en remercie. Non que je craignais de ne pas me rendre à terme, mais ce soutien indéfectible a permis à mes quelques mois de rédaction de se montrer sous leurs meilleurs jours. J'ai donc pris plaisir à réfléchir à ce mémoire et à le rédiger de façon à bien rendre mon bonheur d'écrire sur le théâtre. Merci à mon amoureux d'être lui, à ma famille pour son inconditionnelle confiance, à Morphine pour sa présence tranquille, à mes deux amies pour une amitié qui me fait du bien et à Mme Gillian Lane-Mercier pour ses précieuses relectures.

(5)

On a rarement lié l'histoire du théâtre à celle du roman. Pourtant, étudier

l'évolution des deux arts à partir du XVIIe siècle permet de situer et d'élucider les sources

d'une contamination. C'est plus précisément au XrXe siècle que l'histoire du théâtre et

du roman s'est envenimée, qu'elle s'est détournée des saines influences au profit d'une

relation déloyale aux termes de laquelle le théâtre se perdait. En niant ses facultés à

révéler le « vrai », en admettant sur sa scène le réalisme romanesque, le théâtre a bafoué

ses possibilités et a laissé son art se désintéresser de la théâtralité en montrant tout ce qui

aurait dû être évoqué. Vers 1950, un mouvement d'avant-garde s'échafaude pour

ressaisir l'art théâtral afin qu'il reprenne confiance en son langage de scène, pour

favoriser un renouvellement de la vitalité du théâtre par un nouveau langage qui utilisera

tout ce que la scène peut elle seule rendre. Travaillant à redéfinir ce qu'était le théâtre,

les nouveaux dramaturges croyaient abolir la contamination théâtre-roman. Or, ce

«Nouveau Théâtre» est sitôt secondé par une entreprise romanesque similaire, le

«Nouveau Roman », dont les tenants souhaitaient eux aussi s'octroyer le droit à la

défense des possibilités de leur art et à la recherche d'une nouvelle écriture. La parenté

des revendications est telle que la contamination s'est poursuivie là même où on espérait

l'annuler. Comme s'ils étaient indissociables, théâtre et roman se joindront une fois de

plus lorsqu'une nouvelle romancière tentera le théâtre. La contamination s'annonçait ici

des plus criantes ; elle sera toutefois noyée par la suite lorsque, à l'orée du XXre siècle,

les frontières entre les arts s'abaissent pour permettre à l'œuvre devenue matière d'être

relue par le roman, d'être rejouée sur scène ou d'être revue au cinéma. Certes, la

contamination entre le théâtre et le roman demeure, mais on la repère moins

distinctement qu'auparavant, en raison du mélange des genres et de la confusion créée

(6)

The histories of the Theater and of the Novel have rarely been linked to one another. Nevertheless, studying the evolution of the two arts as of the seventeenth

century, allows us to pinpoint and define the sources of contamination. It is more precisely in the nineteenth century that the history of both the Theater and the Novel

became envenomed, going from fresh influences to disloyal relations during which time

the Theater faded by admitting romanesque realism to take the stage. By denying its capacity to reveal the "real", the Theater failed its possibilities and let its art be disinterested from the theatricality showing aIl that should have been evoked. Men of

theater participated at recapturing the theatrical art so to regain confidence on stage and

near 1950, an avant-garde movement flourished to favor a renewal of vitality for the theater with a new language which utilizes aIl of what the scene could provoke. This

"New Theater" is soon followed by a similar romanesque enterprise, the "New Novel", a group of novelists also wishing to acknowledge the right to explore a new style of writing. By working to redefine what Theater was, the new dramatists believed to have

abolished the Theater-Novel contamination. However, the New Novel also fumbled and

made an effort to defend the possibilities of its art with as familiar claim as those of the New Theater that the contamination persisted when it was thought it would be annulled. As though they were indissociable, both Theater and Novel converge once again when a

new novelist experiments with the Theater. The contamination could have been obvious but its continuation drowns in a wave of genres when, at the dawn of the twenty-first

century, the boundaries dividing the arts dissipate to allow a piece materializing to be reread from the Novel, to be replayed on stage or to be reshown in the cinema. lndeed, the contamination between the Theater and the Novel remain but we see it less distinctly than before, in view that confusion is created by the different adaptations known from a work since its original creation.

(7)

« Je ne sais si un drame ou une comédie sont plus probants qu'une

symphonie ou un tableau. Ce que je sais c'est que le théâtre a

beaucoup plus de mal à être théâtre que la musique à être

• 1

musique

Eugène Ionesco

(8)

Edward Gordon Craig, 1915

Écrire sur le théâtre français et son histoire à partir du

xvue

siècle, c'est inévitablement se consacrer à fouiller un art qui a connu au long de son histoire tout ce

qu'il avait lui-même mis en scène: la gloire, l'amour, l'assurance, la dominance, la

compétition, la jalousie puis l'insécurité, la faiblesse, la profanation et l'avilissement

jusqu'à la perte. Au XVIe siècle se perdait déjà le caractère d'exception du théâtre, celui d'une précieuse fête collective inédite3. En France, le

xvue

siècle a laissé émerger un

théâtre dont le franc succès, né des plumes de Corneille, Molière et Racine, est parvenu

jusqu'à nous après avoir conquis les rois Louis XIII et Louis XIV qui offrirent leur protection aux jeunes troupes renversant par larges masses le public français et

l'admiration des auteurs étrangers qui, d'Espagne, d'Italie et d'Angleterre, avaient peine

à rivaliser avec les illustres figures aujourd'hui devenues les assises du théâtre français.

Le siècle d'or, c'est le siècle du théâtre invité au château, mais censuré, se propageant de

troupe en troupe puis parcourant les rues et entrant tranquillement en salles à la conquête

d'un public qui se laissait prendre par les tragédies et les comédies de son temps, se

laissait prendre par les artisans d'un théâtre qui apparaissait de plus en plus aux autorités

comme un art nécessaire. Naissait alors un théâtre de tous les jours, un théâtre qui se

répétait au gré des encouragements reçus. De nouveaux auteurs tentaient de poindre et

2 Dans Paul-Louis Mignon, Le théâtre du XXe siècle, p. 25.

3 Je ne prétends pas offrir à mes lecteurs une histoire complète du théâtre français (à

partir du XVIIe siècle.) Plutôt, j'ai relevé en guise d'introduction à mon travail essayistique les moments intéressants qui permettront d'amener l'hypothèse que je présenterai dans quelques pages.

(9)

d'imposer leurs textes, mais il faudra attendre les ressacs de la Révolution française pour

qu'une relève prenne place à la fin du XVIIIe siècle.

Déjà à l'époque du théâtre classique s'imposait le souci d'être vrai ou plutôt

vraisemblable\ pour reprendre la terminologie utilisée depuis Aristote; on mettait de

côté les scènes extraordinaires et la féerie pour ne rien risquer qui puisse mettre en péril

cette préoccupation nouvellement légiférée par la règle des trois unités. Tributaire de

l'argument de la vérité, cette règle obligeait la vérité (l'action) à se jouer en un seul lieu,

en un seul jour et en une seule intrigue. Si la notion léguée par Aristote de

« vraisemblance» a perduré jusqu'au classicisme, c'est qu'elle participait à justifier les

trois unités sur le plan de la représentation. Comme celle-ci dépassait rarement trois

heures, tous les événements étaient présentés sur une même scène et on ne montrait

jamais plus d'un événement à la fois afin d'encourager le public à être amené de son

temps présent au temps de la fiction. La« vraisemblance» et les trois unités dirigent

donc l'art théâtral vers un même but: rendre toujours plus harmonieux l'adéquation entre

ce qui a lieu sur scène et l'actualité des spectateurs qui doivent croire à une action

4 On doit au plus ancien historien du théâtre d'avoir proposé cette idée de la

« vraisemblance», notion à la fois subjective et historique puisqu'elle est avant tout ce qui semble vrai pour un public donné. Le (( vraisemblable» aristotélicien peut aussi représenter le plus haut niveau d'identification des choses, des événements et des personnages au réel pour être ainsi moins ce qui semble vrai que ce qui apparaît comme étant acceptable, crédible. Dans sa Poétique, Aristote précise qu'une pièce de théâtre doit faire enchaîner les événements qu'elle présente de façon logique et rigoureuse, à défaut de quoi les événements devront s'enchaîner selon la probabilité de ce qu'il serait possible d'observer dans la vie. La marge entre l'objectivité et la subjectivité est mince: est vraisemblable ce qu'il est possible qu'il advienne dans la réalité, mais est aussi vraisemblable ce qui est le plus conforme aux attentes d'un public précis à un moment précis. Je ne peux malheureusement m'étendre sur ce sujet, mais il me semble primordial de suivre l'évolution du vocabulaire utilisé pour nommer ce qui est

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probable. La protection des autorités, en plus de l'engouement croissant et indéfectible des populations françaises, amenèrent au théâtre classique son lot de contraintes. Quand on demande à un art, en échange de sournoiseries présentées sous formes de parrainage, d'être l'école d'un peuple avide d'héroïsme, d'assouvir l'orgueil de villes en mal de reconnaissance, on l'implore du même coup à servir une politique qui l'asservit. En 1793, des représentations gratuites seront données sous la tutelle économique de la République; l'année suivante, le Comité de salut public décrète l'obligation pour toute ville de quatre mille habitants et plus de posséder une salle de spectacles. On a alors (mal) compris le pouvoir du théâtre. Insidieuse, cette manière de célébrer un art en multipliant les scènes et en restreignant ce qu'il est possible d'y créer. Le théâtre entre dans l'ère de la dépendance, celle des subventions pour les uns et celle de la faveur du public (des recettes !) pour les autres: au XIXe siècle, rien ne sera plus payant à présenter qu'un divertissement. Avec un public assoiffé non plus de grandeur, mais de grandiose, de nouveaux métiers du théâtre s'avèrent indispensables, tout comme l'introduction de l'électricité dans les salles et celle de la musique autrefois réservée au ballet et aux opéras contribuent à offrir un théâtre réduit au spectacle. Une scène si garnie appelle un directeur, une personne capable d'orchestrer tous les attributs de ce théâtre qu'on veut toujours plus vraisemblable. Ces nouvelles réalités obligent un terme nouveau et c'est la lointaine époque où la « mise en scène» constituait encore l'affaire de l'auteur. L'exemple de Victor Hugo qui faisait appel à des peintres et décorateurs reconnus ou qui

recherché au théâtre. À la « vraisemblance» qui demeurera jusqu'à la fin du classicisme, les romantiques imposeront la notion de « vrai ».

(11)

dessinait lui-même certains costumes ou plans de scène montre qu'être auteur de théâtre,

à cette époque, signifiait imposer certains choix sur la scène même. Un dramaturge qui

poursuit son travail dans la salle une fois son texte achevé se confronte aux règles strictes

d'un théâtre toujours classique, sempiternellement attaché aux Anciens. Cette

inféodation mine l'innovation des jeunes auteurs étouffés, prisonniers de conventions

obtuses et centenaires. Les foules se présentent à leurs sièges, mais certains dramaturges

dédaigneux de la facilité, enlisés, n'ont plus rien à dire dans ces conditions. Il y a des

coutumes des habitudes que l'on nomme parfois telles pour ennoblir ce qui stagne

-dont on ne peut éternellement s'accoutumer. Et, comme lorsqu'on ne fait plus confiance

au temps pour combler les attentes, une bataille se prépare.

1827-1830. Pour l'une des rares fois au cours de son histoire, le théâtre lutte pour

accueillir sur sa scène la liberté entravée depuis trop d'années par, notamment, la règle

des trois unités. S'affrontent alors les tenants du théâtre classique et ceux du nouvel art

romantique. Au-delà des unités dont il veut délivrer son époque, Victor Hugo, dès sa

préface de Cromwell (1827), décrie le manque de liberté accordée au théâtre et requiert

rien de moins que le mélange des genres, le mélange du sublime et du grotesque, ainsi

qu'une écriture poétique vivante et complète. Comme le drame romantique qu'il propose

sait satisfaire un public toujours désireux de s'émouvoir et, surtout, de paraître ému,

d'épancher sa sensiblerie en l'étalant aux yeux d'autrui, ce qu'on appelle désormais la

bataille d' Hernani réussit à réserver une place au théâtre romantique. Alors qu'Hugo

peinait pour renverser la règle des trois unités, la notion de « vraisemblance» cédait sa place à celle du « vrai ». Hugo et les romantiques n'entendent guère ici la réalité absolue,

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mais bien la vérité de l'art: « Le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout doit et peut s'y réfléchir, mais sous la baguette magique de l'art6.» Le théâtre romantique tend à évoluer plus rapidement que son homologue classique, trop soumis aux normes. Revendiquant l'espace requis à sa libre expression, il ne cesse de se renouveler tout en promettant de demeurer l'art qui révèle le vrai, mais qui surtout et plus que jamais auparavant, expose la vérité bien à l'abri du faux.

La fin du XIXe siècle voit s'élever le règne du metteur en scène et, avec lui, les défenseurs et combattants du naturalisme si cher au romancier Émile Zola. C'est ici que les axes se courbent, que les frontières s'affaiblissent et que les termes d'influence, de partage, d'échange ne peuvent plus être employés sans gêne. D'un côté, il y avait un théâtre qui, se cherchant toujours, en était venu à lasser par la lenteur de son évolution; de l'autre, un roman qui, en plein essor, dérobait malicieusement au théâtre sa position privilégiée dans le cœur des populations qu'il avait tenue pour inattaquable, invulnérable, immobilisée dans les hauts-lieux de l'estime française, immunisée par une gloire qUI l'avait si longtemps préservée qu'elle avait finement trahi l'objet de ses honneurs. La solide notoriété du théâtre, attisée soir après soir, de salle en salle, a très tôt réussi à le desservir, à aplanir ce qu'il y avait de proprement théâtral au théâtre, à dénaturer l'essence même de son offrande. Le travail du Théâtre-Libre, fondé en 1887 par l'acteur et metteur en scène André Antoine, constitue la manifestation la plus décisive de l'assujettissement du théâtre à une autre forme d'art que la sienne. Séduit et convaincu

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par la théorie naturaliste de Zola, Antoine innove au théâtre, l'introduisant dans la

modernité par un travail à partir des préceptes de cette nouvelle doctrine. Le théâtre qui

était déjà passé de la grandeur au grandiose, traverse maintenant du vrai au naturel. Alors

qu'on lui avait autrefois décerné la tâche de trouver la vérité, de s'approcher le plus

possible du vrai, le théâtre doit maintenant faire montre de naturel. Subtilement, on

délaisse la quête de ce qui est vrai pour chercher à montrer ce qui est pareil en se

détournant du vrai au profit de la reproduction du réel. La nuance est de taille à faire

jouer le théâtre sur un terrain qui n'est pas son aire de jeu, de taille à laisser le théâtre se

perdre à travers ce qu'il ne lui revient pas de chercher, ce qu'il ne revient d'ailleurs à

aucun art de chercher. Ce qui doit être création théâtrale devient reproduction ; ce qui

doit être illusion devient copie; ce qui doit être espace devient simple décor, pire, milieu

social; ce qui doit être personnage ne vise plus qu'à être une excroissance du dit milieu.

Plus rien de ce qui devait être simulacre n'est présenté comme tel et une si malheureuse

confusion avec la vie met le théâtre à plat. La mise en scène doit représenter un milieu

social précis et l'acteur est prié de jouer le plus naturellement possible devant ce

quatrième mur qu'Antoine édifie. On tourne le dos au public pour amener le jeu à

oublier le théâtre, pour amener le spectateur à oublier le jeu et on octroie au décor la

place que tiennent les descriptions dans le roman naturaliste pour faire oublier le célèbre

rideau et les planches historiques. C'est en cherchant à communiquer une vision du

théâtre où les acteurs vivent la pièce au lieu de la jouer qu'Antoine a innové par ses mises

en scène. Par chance, aucun dramaturge français de l'époque ne s'est réellement lancé

(14)

des pièces étrangères pour avoir de quoi offrir derrière son quatrième mur. Antoine a réussi à créer au théâtre un style scénique particulier, ce qui déjà amenait le théâtre à quitter les confins de la légèreté et du divertissement et allait inciter une lente remise en question. En invitant sur scène le naturalisme romanesque, Antoine a indiqué - sans le vouloir - ce qu'il ne devait pas advenir du théâtre. Jarry a réagi et son Ubu7 a ruiné en quelques répliques les conventions de la copie naturaliste, mais les alliés ont manqué si bien que des changements en douceur l'emporteront sur la radicalisation revendiquée par des hommes de théâtre - et de devoir - encore trop isolés et trop peu nombreux. On mise sur le XXe siècle pour secouer un art qui s'empoussière et se perd, mais les conflits mondiaux ralentiront le renouveau qui se préparait depuis Jarry, lequel finira par éclater, littéralement, pour ensuite s'imposer au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

Le début du XXe siècle est marqué par des tentatives de faire de la scène un lieu d'évasion hors du réel; toutefois, le surréalisme, qui a laissé sa marque sur la peinture et sur la poésie, n'a guère obtenu le même succès au théâtre, demeuré presque indifférent. Et si les mises en scène d'Antoine ont influencé le théâtre moderne à l'échelle mondiale, le théâtre français s'est pendant longtemps entêté à ne pas se laisser séduire par les esthétiques étrangères et est demeuré quasi insensible à la nécessité de se renouveler. Tout au plus, en un siècle, on était passé du théâtre de l'auteur à un théâtre du metteur en scène préparé dès la fin du XI Xe siècle: l'intérêt s'était déplacé et le metteur en scène était devenu roi du texte et de la salle. L'entre-deux-guerres, c'est l'époque de Jacques

7 Sa pièce Ubu roi fut présentée au Théâtre de l'Oeuvre le 10 décembre 1896 et suscita un succès

(15)

Copeau, Charles Dullin, Gaston Baty, Georges Pitoëff et de Louis Jouvet qui sont

souvent réduits à batailler pour un théâtre de qualité et pour faire face au trou béant

engendré par le manque de subventions, encore décernées à ceux qui s'obstinent, en

piétinant, à monter ce qui ne surprend plus personne. Lorsque vers 1945-1950, de

nouveaux dramaturges veulent offrir des textes inédits au théâtre, c'est l'engagement qui

les domine. Camus et Sartre, entre autres, ont délaissé quelque temps le roman et la

nouvelle pour, par une même écriture, choisir le théâtre, qui sert mieux leurs idéaux.

Encore une fois, le théâtre prête sa scène à la mode du moment, s'abstenant d'admettre

qu'il n'est plus en vogue, que la radio, la musique posée sur disque et le cinéma

conquièrent une part importante du public. Cet art qui jouissait jadis du statut d'art

nécessaire, qui est ensuite devenu divertissement puis loisir, est désormais confronté à

une abondante concurrence sur le lucratif marché des «passe-temps ». Un Antonin

Artaud par exemple, qui souffrait de voir le théâtre balinais aller de l'avant vers un

langage proprement théâtral en comparaison avec le théâtre occidental, trop souvent

assujetti à la parole, a longtemps travaillé à définir ce que les artisans occidentaux

oubliaient que le théâtre pouvait être. Mais, voilà la Deuxième Guerre qui survient

-théâtre de l'inimaginable - et c'est à sa suite que le -théâtre tentera de renouer avec ce

qu'il avait délaissé. C'est alors qu'il reprend sa scène désacralisée et qu'il s'évertuera à

redéfinir ce qui peut y prendre place. Le festival de théâtre d'A vignon créé en 1947 par

Jean Vilar réussit à raviver une passion ennuyée chez la population française. Si on

entend souvent que tout était maintenant permis au théâtre à cette époque, c'est qu'on a

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tendance à méconnaître la gravité de ce qui se jouait ou qu'on minimise, banalise et

déforme l'ampleur et les fondements de la remise en question. Le rideau de scène ne se

lèvera plus que si le théâtre ose enfin se lever aussi. On réserve désormais la scène à ce

qui est écrit pour elle. Le théâtre s'efforcera de redevenir théâtre, de rétablir son Art.

Pourquoi un art qui fut si prospère en est-il venu à devoir se refaire? Comment

tous les talents qui ont travaillé sur ou pour la scène française ont-ils pu œuvrer à côté de

leur art, voire même peiner contre lui ? Les hommes de théâtre ont laissé entrer sur leur

scène ce qui ne lui était pas destiné et c'est là la source de la thèse que je propose de

défendre. Parcourir l'histoire du théâtre moderne, c'est, inévitablement, parcourir une

part de celle du roman puisque l'étude du théâtre, à partir de la première moitié du XIXe

siècle, ne peut se faire sans reconnaître, humblement, ce que le roman lui a offert et, avec

rancune, ce qu'il a sournoisement tari en lui, ce qu'il a euthanasié jalousement. C'est

plus précisément dire que l'étude du théâtre moderne ne peut se faire sans reconnaître,

avec une désolation blessée, le manque d'autonomie et d'indépendance du théâtre. C'est

au cœur de cette querelle complexe que se situe le présent travail. En proposant de

m'arrêter sur quelques moments de l'histoire du théâtre et du roman français depuis la

Deuxième Guerre mondiale, j'entreprends par le fait même l'étude de leur

« contamination8 », soit l'histoire brouillée et envenimée de deux genres littéraires. Selon moi, c'est dans cette contamination que prend naissance l'ardeur de la volonté

commune et novatrice des nouveaux dramaturges et des nouveaux romanciers à redéfinir

Aurélien-Marie Lugné-Poe.

8 Dans son Dictionnaire encycfopédique du Théâtre, Michel Corvin fait allusion à la thèse

(17)

le théâtre et le roman pour enfin leur offrir un langage propre, respectivement destiné à la scène ou à des pages romanesques. La popularité grandissante du roman a, semble-t-il, effrayé le théâtre jusqu'à fragiliser son autonomie, jusqu'à la faire chanceler et jusqu'à ce que vienne se confondre avec le genre romanesque tout ce qui participait à « montrer» le théâtre. Des inoffensives influences mutuelles, la relation des deux genres a évolué, à partir du mouvement réaliste, vers une contamination de plus en plus unilatérale qui a obligé le théâtre à expliquer tout ce qu'il s'était contenté jusqu'alors de présenter sur scène par l'évocation. Voulant se rapprocher de la « vérité» peinte à pleines pages dans le roman réaliste, le théâtre s'est peu à peu dénaturé : à rechercher la vérité du roman, il a du même coup perdu la sienne. La relation se trouve désormais malsaine et c'est au moment où le théâtre se laisse définir par le roman, soit aux alentours de la Deuxième Guerre mondiale, que débutera mon travail. Les combats menés par les nouveaux dramaturges et romanciers représentent pour moi une des répercussions majeures de cette contamination ; c'est l'époque où les adeptes des deux genres littéraires, chacun de leur côté, s'acharnent à distinguer de façon draconienne théâtre et roman afin que la contamination soit enrayée à tout jamais. S'intéresser à ces deux courants solidement ancrés dans leur contexte, non pas seulement littéraire, mais plus largement culturel et social, c'est tenter de saisir l'incessant désir des dramaturges et romanciers de renouveler leur art et d'en faire un outil de recherche, de travailler à définir un langage propre au théâtre pour les premiers et spécifiquement romanesque pour les autres. C'est l'époque de l'émergence d'une nouvelle écriture dramatique et romanesque, si nouvelle que ces deux projets littéraires constitueront, entre les années 1950 et 1970, des mouvements

(18)

d'avant-garde. Nouveaux dramaturges et nouveaux romanciers s'entendent, sans consultation puisque leurs revendications sont dans l'air du temps, « l'ère du soupçon» régnant, pour annihiler toute trace de psychologie à l'intérieur de leurs dialogues et chez leurs personnages, tout principe d'identité et toute homogénéité temporelle, en vue de centrer leurs préoccupations tant sur la spécificité des objets et des gestes en eux-mêmes que sur le langage et la parole. Le personnage, le dialogue, la narration ou la mise en contexte, l'unité temporelle et la cohérence de l'intrigue, à la fois sur la scène et à l'intérieur d'un roman, ont été chamboulés par le désir de renouveau des créateurs.

Bien évidemment, toutes les plumes incontournables du Nouveau Théâtre et du Nouveau Roman ne se sont guère imposé la tâche d'écrire le même nouveau théâtre ou le même nouveau roman et certaines figures dominantes ont également refusé de voir se poser leurs œuvres sous le chapiteau mouvant de deux courants souffrant d'une critique pressée d'y expédier toute nouveauté formelle. Cette« nouveauté» a longtemps constitué le seul critère de sélection pour les critiques universitaire et journalistique déstabilisées devant le rejet massif des bases de ce qui avait jusqu'alors défini l'œuvre littéraire. Les nouveaux romanciers et les nouveaux dramaturges créaient des œuvres audacieuses et tentaient par chacune d'elles de faire progresser leur art qui, trop souvent, leur donnait le sentiment de piétiner, de se complaire à l'intérieur d'une certaine facilité datée, d'une facilité formelle notamment. Leur projet de renouveau était commun, mais les diverses manières adoptées pour y parvenir les empêchaient de s'unir et d'offrir une définition précise, irrévocable et uniformément acceptée de ce que sont le Nouveau Théâtre et le Nouveau Roman.

(19)

L'avènement de la nouvelle critique, et plus particulièrement les travaux de Roland Barthes, ont contribué à faire reconnaître les partis pris défendus par les écrivains des deux courants, et ce, au moment même de la diffusion de leurs œuvres. Par trois voies inextricables, le Nouveau Théâtre, le Nouveau Roman et la nouvelle critique cheminent et évoluent au cours des mêmes décennies, autour d'un même appétit de renouveau, à l'intérieur d'une même société et propulsés par les mêmes enjeux novateurs. Dans Essais critiques, publié en 1964, Barthes réunit des articles écrits antérieurement,

dont certains portent sur les trois domaines qui m'intéressent ici. Ces articles exposent les préoccupations communes défendues par des représentants du théâtre, du roman et de la critique, même si Barthes, dans sa préface, hésite à reconnaître l'unité que j'y vois aujourd'hui:

La raison en est que le sens d'une œuvre (ou d'un texte) ne peut se faire seul ; l'auteur ne produit jamais que des présomptions de sens, des formes, si l'on veut, et c'est le monde qui les remplit. Tous les textes qui sont donnés ici sont comme les maillons d'une chaîne de sens, mais cette chaîne est flottante. Qui pourrait la fixer, lui donner un signifié sûr? Le temps peut-être [ ... ]9

Je crois qu'il est désormais possible de procéder à un certain retour sur ce qui à la fois a lié et distingué le Nouveau Théâtre et le Nouveau Roman au moment de l'émergence de la nouvelle critique, laquelle a aidé à faire connaître la pertinence des revendications de la nouvelle avant-garde littéraire que l'on considère comme la dernière du XXe siècle.

C'est, pour moi, de l'histoire contaminée du théâtre et du roman que sont nés ces deux mouvements d'avant-garde qui, avec des revendications tantôt communes et tantôt

(20)

distinctes, se sont toujours efforcés de mieux définir leur art et de lui rester fidèle. Cette

hypothèse me permettra d'apporter une compréhension nouvelle du Nouveau Théâtre et

du Nouveau Roman, jusqu'à maintenant toujours étudiés séparément, hormis quelques

courtes allusions1o. En présentant le Nouveau Théâtre et le Nouveau Roman dans la

perspective d'une contamination générique afin de les reconsidérer tous deux sous un

nouveau jour et d'apporter des explications nouvelles, moins coutumières, quant à leurs

revendications, leurs réussites, leurs échecs, le travail qui suit s'est heurté à quelques

difficultés. Bien que le choix des auteurs se soit fait assez aisément, il restait à établir la

manière d'aborder le sujet traité. Comme aucun auteur-chercheur n'a entrepris le projet

d'étudier en profondeur la contamination menant aux revendications des deux

mouvements d'avant-garde, je tente, avec ce mémoire qui s'apparente à l'essai, de

présenter les rapprochements historiques et idéologiques possibles entre le théâtre et le

roman pour faire apparaître la pertinence de mon hypothèse. Ma relecture s'avère

inévitablement subjective de par, notamment, l'absence d'écrits portant spécifiquement

sur le sujet de la contamination et de par les différents choix nécessaires à la

démonstration du lien causal sur lequel repose mon hypothèse. Mon travail revendique

donc le genre de l'essai puisque, par une réflexion libre sur le théâtre et le roman,

9 Roland Barthes, Essais critiques, p. 9.

la Par exemple, Fernand Dumont, dans un ouvrage de Gilbert Tarrab (voir la bibliographie) fait allusion dans sa préface sur le Nouveau Théâtre à Nathalie Sarraute et

à son Ère du soupçon: (( Si le théâtre contemporain se veut la dénonciation et la caricature du bavardage, c'est parce que la communication verbale est, dans notre monde, terriblement dévaluée. Notre civilisation comporte une grande dépense de mots et de phrases. Surtout, elle exige trop du langage; elle y met obstinément cette recherche du fond des êtres, ce besoin de pénétrer les arcanes de la subjectivité qui sont, par une sorte de retournement, à la source de cette (( ère du soupçon» qui est la nôtre. »

(21)

réflexion encouragée par ma lecture du critique et essayiste Michel Corvin, et par une écriture enthousiaste et parfois partisane - difficile d'y échapper !-, je relève, soumets et exploite divers points historiques et idéologiques qui serviront la relecture que je propose. De ce fait, il ne sera pas ici question de présenter une analyse des œuvres des auteurs choisis (ce qui fut fait maintes fois!), mais plutôt d'étudier leur vision de leur art et la définition qu'ils en donnent. Je m'appuierai donc exclusivement sur les essais (corpus primaire) d'Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Antonin Artaud 11, Alain Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute12 au détriment de leurs œuvres (corpus secondaire), sauf le temps de quelques exceptions, au dernier chapitre, où j'ai cru préférable de citer certaines lignes du théâtre s arrauti en. Je présenterai d'abord ce que sont le théâtre et le roman au début de la seconde moitié du XXe siècle et ce qu'ils devraient être selon les écrits de chacun des auteurs retenus. J'étudierai ensuite la similitude des discours de Ionesco et de Robbe-Grillet pour faire voir la parenté de leurs revendications et je terminerai ma recherche par une étude du théâtre du nouveau roman - là où se joignent les deux courants - en m'intéressant plus particulièrement à celui de Nathalie Sarraute qui me semble prolonger à la fois le Nouveau Théâtre et le Nouveau Roman, mais qui se restreint à être un théâtre

11 Antonin Artaud occupant une place particulière dans l' histoire du théâtre pour le

présent sujet, je l'étudierai à la suite de Ionesco et Beckett, même si ses écrits et travaux sont antérieurs à ces deux auteurs.

12 Les choix de Ionesco et de Beckett me semblent aller de soi compte tenu de

l'importance qu'ils occupent au sein de l'histoire du théâtre au XXe siècle. De plus, Ionesco s'est largement expliqué sur son art (j'étudierai ses essais Notes et contre-notes et Journal en miettes). Beckett s'est, quant à lui, montré moins bavard, mais le fait qu'il ait pratiqué à la fois le roman et le théâtre me semblait fort intéressant. L'originalité de son œuvre et l'efficacité de l'écriture de son théâtre justifient qu'une place considérable lui soit consacrée. Quant à Robbe-Grillet et Sarraute, ils ont été retenus à cause de l'importance de leurs textes théoriques, lesquels permettent d'éclaircir les revendications des nouveaux romanciers.

(22)

à lire qui n'offre rien à présenter sur scène, rien d'autre qu'un texte construit de répliques et qui, pour cette raison, se donne pour théâtral. C'est ici un théâtre où la contamination et la confusion des genres me semblent des plus criantes et c'est ici que l'hypothèse que j'ai avancée trouve ses plus convaincants arguments: Sarraute a fait du théâtre ce qu'elle ne voulait pas qu'il advienne du roman, elle l'a habilement travesti et ainsi bafoué, méprisé. Si le Nouveau Théâtre compte assurément quelques réussites, ce n'est certes pas du côté de son autonomie ou d'un langage proprement théâtral qu'elles sont à trouver dans la mesure où la contamination n'a guère su être enrayée. La pureté générique à laquelle les nouveaux dramaturges espéraient parvenir pour renouveler leur art et le détacher du roman s'est assez rapidement avérée utopique puisque le Nouveau Théâtre a tôt dû négocier avec un mélange des genres où pouvaient dorénavant s'entremêler théâtre, roman et cinéma. Non seulement la contamination avec le roman s'est trouvée inévitable et a ainsi annoncé la part d'échec du Nouveau Théâtre, mais à cette contamination s'est ajoutée la participation du cinéma qui, de plus en plus, puisait la matière première de ses œuvres à même celles du théâtre et du roman. Certes, la contamination initiale demeure, mais elle se déploie maintenant sur un vaste terrain dont personne n'a encore indiqué les limites; elle est tout aussi présente, mais cette présence se révèle pourtant moins éclatante, dissoute et quelque peu excusée par le mélange des genres en vogue, lequel entretient une certaine confusion qui parvient à taire, pour un temps encore indéterminé, le danger qui guette toujours un art indécis et insécure.

(23)

On doit à Jarry d'avoir saisi, dès la fin du XIXe siècle, les faux pas dans lesquels

le théâtre s'empêtrait. Lui qui a déclaré « l'inutilité du théâtre au théâtre », qui a rêvé

d'un théâtre qui résistait aux requêtes et à l'incompréhension de la foule, qui voulait

libérer la scène du décor et de l'acteur, remplacé par un masque à l'effigie du personnage,

a reconnu que« [l]e dramaturge, comme tout artiste, cherche la vérité, dont il y a

plusieurs13.» Mais plus encore, Jarry a très tôt dénoncé ce que devait redevenir le théâtre et donc ce qu'il n'était plus, en mettant le texte au centre de ses préoccupations:

Mais cette question une fois tranchée, ne doit écrire pour le théâtre que l'auteur qui pense d'abord dans la forme dramatique. On peut tirer ensuite un roman de son drame, si l'on veut, car on peut raconter une action ; mais la réciproque n'est jamais vraie ; et si un roman était dramatique, l'auteur l'aurait d'abord conçu (et écrit) sous forme de dramel4.

Derrière les mots d'un dramaturge qui souhaite retrouver sur scène une écriture qui soit

réellement dramatique, réellement pensée pour et destinée à la scène, on voit déjà se

croiser et mal se quitter deux arts qui se risquent à partager leurs moyens de trouver le

vrai. Mais qu'ont à offrir un drame romanesque ou un roman dramatique si ce n'est la

manifestation d'un art en mal de définition, en mal de balises, en mal de sa spécificité, en

mal de lui? Il m'est difficile de croire qu'on puisse ainsi mélanger les genres afin de

créer ce qui pourra éventuellement s'appeler une œuvre. On peut rechercher et faire de

cette recherche notre œuvre ; là seulement la création sera valable, comme ce fut le cas

13 Alfred Jarry, « Réponses à un questionnaire sur l'art dramatique» dans Ubu roi, p. 315. 14 Ibid. p. 318.

(24)

pour le Nouveau Romanis. Ces mots de Jarry pointent déjà l'ordre du jour des problématiques du Nouveau Théâtre, mais Jarry ne devait sans doute pas ignorer que le théâtre ne peut ambitionner la pureté dont s'approche la poésie puisque le théâtre ne peut se dissocier du public qui, depuis toujours, a besoin de temps pour accepter les formes nouvelles et encore d'un peu plus pour les apprécier. Michel Corvin a évalué à environ trente ans le retard que détenait le théâtre sur la peinture ou la musiquei6. Jarry n'a sonné que le début d'une longue lutte ...

Hormis quelques textes avant-gardistes de Jarry brièvement cités plus haut, la recherche de la spécificité théâtrale a d'abord été préparée, dès le début du XXe siècle, par des metteurs en scène et des artisans comme Piscator, Meyerhold, Appia, Craig et Copeau qui disait que

«

[c ]réer par le verbe une œuvre dramatique et la mettre matériellement sur la scène par le moyen de l'acteur ne sont que les deux temps d'une seule et même opération de l'esprit17.» Ce sont dans un premier temps des metteurs en scène qui ont entendu la mise en garde de Jarry et il fallut attendre encore quelques décennies pour que l'appel vienne nourrir l'imaginaire désempli parce que dérouté, dégoûté des dramaturges français. Si le théâtre ennuyait son public de moins en moins épris, il a aussi ennuyé un futur dramaturge qui amorçait un théâtre nouveau chaque nombreuses fois que le bonheur n'avait pas réussi à émaner de la rencontre entre la scène et son public, chaque fois que son siège, aussi confortable fût-il avant le lever du rideau, devenait complice d'une discrète torture:

15 Cette problématique sera étudiée au chapitre deuxième. 16 Michel Corvin, Le théâtre nouveau en France, p. 7.

(25)

Il me semble parfois que je me suis mis à écrire du théâtre parce que je le détestais. Je lisais des œuvres littéraires, des essais, j'aillais au cinéma avec plaisir. l'écoutais de temps à autre de la musique, je visitais les galeries d'art, mais je n'allais pour ainsi dire jamais au théâtre 18.

Au théâtre, la chose la plus impardonnable qui soit est l'ennui. Lorsque tu convies un

public dans un lieu donné à une heure donnée, ton devoir premier est d'avoir quelque

chose à lui dire, à lui montrer qu'il ne pourra trouver, entendre et voir ailleurs et donc qui

pourrait difficilement l'ennuyer. Le rendez-vous a eu lieu, mais il n'y a pas eu la

rencontre promise. C'est parce qu'il n'y avait plus rien à voir au théâtre qu'un

dramaturge comme Eugène Ionesco s'est mis à la tâche. Le premier problème qu'il a

tenu à énoncer venait de ce qu'avait transmis au théâtre Émile Zola par la main d'André

Antoine. Quel qu'il soit, le réalisme était dépouillé de magie et demeurait coincé en deçà

de la réalité. On avait voulu faire oublier le simulacre ; on devait maintenant rétablir la

convention, avouer au public l'erreur commise, lui rappeler que le théâtre consiste bel et

bien en ce qu'il était auparavant (avant l'avènement du roman) et que l'on doit à nouveau

le considérer comme tel: le théâtre est jeu, il ne vit que de faux, d'un faux construit à

côté du réel et que l'on présente comme vrai. Le quatrième mur qui avait réussi à nous

faire oublier un théâtre joué, doit, de toute urgence, être aboli. Celui qui allait inviter sur

scène des personnages comme ceux d'Amédée et son cadavre qui grossit, de Roberte aux

quatre yeux, trois nez et aux trois bouches, a proposé ses réflexions par le biais de sa

pièce Victimes du devoir où les personnages lancent ça et là les pensées du dramaturge :

(26)

Choubert va demander au personnage Madeleine: « Penses-tu vraiment que l'on puisse faire du nouveau au théâtrel9 ? » et plus loin le personnage de Nicolas déclare: « Le théâtre actuel, voyez-vous, cher ami, ne correspond pas au style culturel de notre époque, il n'est pas en accord avec l'ensemble des manifestations de l'esprit de notre temps ... 20» Comme il le dira ailleurs dans la même pièce, Ionesco a profité de son ennui au théâtre et de la haine qu'il lui réservait pour réfléchir aux lacunes qui le diminuaient:

Je crois comprendre maintenant que ce qui me gênait au théâtre, c'était la présence sur le plateau des personnages en chair et en os. Leur présence matérielle détruisait la fiction. Il y avait là comme deux plans de réalité, la réalité concrète, matérielle, appauvrie, vidée, limitée, de ces hommes vivants, quotidiens, bougeant et parlant sur scène, et la réalité de l'imagination, toutes deux face à face, ne se recouvrant pas, irréductibles l'une à l'autre: deux univers antagonistes n'arrivant pas à s'unifier, à se confondre 21.

Le théâtre que Ionesco voyait à cette époque était impur, impur dans sa fiction, impur dans sa réalité. Ce qu'il lui manquait avant tout, c'était un travail de transformation, de mutation, bref il lui manquait une part essentielle de création qui, elle, soit susceptible de rendre sur scène ce que les didascalies réalistes ne parvenaient à faire. Il manquait au théâtre ce qui fait qu'on puisse y croire; il manquait aux spectateurs et aux dramaturges qui ne réussissaient plus à écrire, l'assurance et l'audace de présenter le théâtre pour ce qu'il est, avec toute la naïveté nécessaire et la magie indispensable permettant d'assumer les ficelles du théâtre. Il fallait cesser de craindre que les spectateurs accusent les dramaturges d'invraisemblance, il fallait leur montrer et leur faire admettre et apprécier

19 Eugène Ionesco, Théâtre 1, ({ Victimes du devoir », p. 185.

(27)

que le théâtre se tient toujours immanquablement entre le vrai et le faux et que c'est de là que peut jaillir sa richesse, de là que peuvent naître des œuvres pour peu que le dramaturge trouve ce qu'est son théâtre. Pour Ionesco, nul art ne parvient mieux que le théâtre à faire ressentir l'étrangeté du monde et c'est grâce à cette première observation positive que le dramaturge trouvera l'envie d'écrire pour la scène. Il avait enfin découvert sa fonction du théâtre. Lui qui dira plus tard «[ c ]elui qui ne découvre pas en lui-même, tant soit peu, la fonction théâtrale n'est [ .. ] pas fait pour le théâtre 22» venait d'apprendre où et comment jeter l'encre.

Mené par cette volonté de rendre vivants et visibles la magie et l'insoutenable, il a appris à aimer le théâtre et de cette haine-amour a découlé un respect, une fascination nouvelle pour ce qu'il avait à offrir que la France avait oublié ou omis de préserver. Déçu par ceux qui tentaient de servir leurs idéologies vulgarisées par le biais du théâtre (il sait que le théâtre n'a rien à offrir sur cette voie), Ionesco tentera de lui rendre son autonomie, celle dont bénéficient déjà la musique et la peinture, de le rendre digne en assumant totalement ce qui avait pu gêner un André Antoine:

Pousser le théâtre au-delà de cette zone intermédiaire qui n'est ni théâtre, ni littérature, c'est le restituer à son cadre propre, à ses limites naturelles. Il fallait non pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes, aller à fond dans le grotesque, la caricature, au-delà de la pâle ironie des spirituelles comédies de salon. [ ... ] Un humour dur, sans finesse, excessif. Pas de comédies dramatiques, non plus. Mais revenir à l'insoutenable. Pousser tout au paroxysme, là où

21 Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 49. 22 Ibid. p. 86.

(28)

sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence: violemment comique, violemment dramatique23.

Ionesco a donc défini quel sera son théâtre. Atteindre l'étrangeté fut le défi que s'est fixé le nouveau dramaturge et qu'il projette de réussir en évitant la psychologie, sauf pour lui donner une dimension métaphysique, en pratiquant l'exagération extrême des sentiments pour faire tonner le quotidien et surtout en procédant à un profond travail sur le langage afin que le théâtre ne soit pas qu'un théâtre de la parole, mais plutôt

«

une architecture mouvante d'images scéniques24

Ionesco réadmet au théâtre ce qui lui était devenu interdit grâce à une présence différente des objets, des décors et des accessoires qui désormais devront jouer aux côtés de l'acteur et participer au langage théâtral. Le théâtre avait perdu son langage propre25 et Ionesco travaillera à le retrouver, à lui restituer un langage d'un temps nouveau qui saura dire ce qu'est le théâtre de façon inédite. Sa sensibilité toute critique l'amènera à réfléchir abondamment, avec perspicacité et intelligence, sur le langage théâtral :

D'un langage qui est perdu de nos jours, où l'allégorie, l'illustration scolaire semblent se substituer à l'image de la vérité vivante, qu'il faut retrouver. Tout langage évolue, mais évoluer, se renouveler, ce n'est pas s'abandonner et devenir autre; c'est se retrouver, à chaque fois, à chaque

23 Ibid. p.59-60. 24 Ibid. p. 63.

25 J'utilise « langage propre)) dans le même sens que Michel Corvin, qui le définit comme

suit: « Le langage dramatique est système d'expression, de communication et de signification de tout ce qui n'obéit pas à la seule manifestation par la parole, le monologue ou le dialogue. Le langage dramatique joue sur l'opposition et la complémentarité des couples suivants: le texte et l'acteur, la scène et le régisseur, la représentation et le régisseur. structure polyphonique issue de pratiques signifiantes, la langage dramatique est offert au spectateur actif qui le décrypte.)) Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, p. 954.

(29)

moment historique. On évolue conformément à SOl-" 26

meme .

Lire ces phrases tirées de Notes et contre-notes nous ramène à mon hypothèse, nous

ramène au centre de la lâche faute du théâtre de s'être trop fait accommodant, de s'être trop fait docile, malléable, faible et de s'être quitté, travesti au gré des modes. Même si Ionesco se trouve parmi les quelques dramaturges qui se sont moqué du terme avant-garde que l'on utilisait pour décrire son travail alors qu'il le voyait plutôt comme un

retour aux sources, j'espère pouvoir affirmer sans le vexer que sa volonté obstinée de créer un langage qui soit théâtre a élancé cet art vers un renouvellement longuement souhaité. On ne peut renouveler le langage d'un art sans lui imposer une remise en question, sans lui demander de reconsidérer sa conception du monde, sans l'obliger à se revoir complètement. C'est pourquoi cette nouvelle recherche sur le langage a mené le théâtre vers l'avant-garde, vers ce qu'on appelle aujourd'hui le Nouveau Théâtre et dont Ionesco fut l'un des principaux artisans. Encore une fois, c'est l'argument de la vérité qui vise à rendre compte de ce qu'apportera le théâtre ionescien: un théâtre sincère

comme le dramaturge l'affirme lui-même si justement :

26 Ibid. p.68.

27 Ibid. p. 26.

Je crois avoir fait comprendre que c'est la nouveauté d'une chose qui était le signe d'une sincérité, et de la vérité. Ce qui est original est vrai. Ce qui ressemble à tout ce qui se fait est mensonger, car la convention est mensonge impersonnel. Est sincère ou vrai ce que les autres ne vous ont pas dit. Le perroquet n'est pas sincère27.

(30)

Avec Ionesco, le théâtre reconnaît manquer d'audace et apprendra à accorder plus de

confiance à une imagination souvent discutable, mais combien folle et libre et qu'il

assure être des plus révélatrice. L'originalité de son théâtre réside dans sa recherche, sa

quête de découvertes et de vérités et sa volonté d'en faire du théâtre, un théâtre où la plus

grande subjectivité rejoindra l'objectivité. Cette objectivité naît de la sincérité, qui

découle de la vérité d'une subjectivité laissant l'œuvre libre d'inventer ses propres règles.

En revendiquant le droit à l'expérience, Ionesco s'accorde le temps d'aider le théâtre à

reprendre le mouvement dicté par Jarry, à regagner son autonomie, à se refaire un

langage. Le Nouveau Théâtre répond à une nécessité de l'esprit, à l'urgence d'un travail

de recherche ; la vérité ionescienne se tiendra aux côtés d'une subjectivité et d'une

imagination chargées de redécouvrir, grâce au témoignage, les vérités oubliées:

Pour découvrir le problème fondamental commun à tous les hommes, il faut que je me demande quel est mon problème, quelle est ma peur la plus indéracinable. C'est alors que je découvrirai quels sont les peurs et les problèmes de chacun28 .

Lorsque le réalisme n'est décidément plus admissible, que la reproduction n'est

plus utile pour trouver le vrai, la subjectivité, celle fidèle, loyale et ouverte, aidée d'une

imagination vouée à repousser le réel connu, devient la nouvelle promesse de l'écriture.

Ionesco créera un univers théâtral de témoignages, ceux de ses angoisses et de ses

obsessions, et bannira les idéologies simplistes pour laisser la scène réceptive aux

contradictions que le théâtre peut se permettre de dévoiler puisque c'est là qu'il est enfin

(31)

leçon. On ne pourra jamais mieux dire au théâtre, qu'en lui réservant la liberté de faire son œuvre. On n'écrit pas une pièce d'une façon quelconque pour ensuite venir la présenter sur scène et lui demander d'être théâtre. Dès les premiers soubresauts du Nouveau Théâtre et de cette volonté nouvelle d'offrir au théâtre son langage, le texte qui se rendra à la scène doit avoir été pensé et écrit avec cette destination en tête. Le dramaturge doit apprendre à faire confiance à son art et même si l'œuvre n'est jamais plus œuvre que sur la scène, une pièce qui expose tout en une seule lecture ne devrait pas être invitée sur scène, puisqu'elle n'a rien de plus à y offrir, puisqu'elle n'y donne rien à voir, puisqu'elle n'est pas théâtre .... à moins d'un tour de force d'un metteur en scène convaincu et convaincant. Un metteur en scène qui travaille un texte de Ionesco possède déjà une matière première théâtrale, car la subjectivité29 et l'imagination du dramaturge ont réussi à trouver et à exploiter, au nom d'un théâtre nouveau, une place laissée vacante par le théâtre d'avant qui n'était jamais parvenu à unir la mise en scène et le texte dans un même but.

Le langage du théâtre ionescien s'est consacré à rendre l'incommunicable à nouveau audible et à rendre sensibles et vivantes des angoisses qu'il espère ne pas être seul à ressentir. Cela dit, le plus intéressant pour mon travail est de voir comment l'incommunicable peut être transmis d'une manière qu'il serait impossible au roman de le faire. Avant de poursuivre la conception ionescienne du théâtre, il faut concéder qu'à l'époque du Nouveau Théâtre et pour celui qui l'a longtemps mené, les frontières

28/bid. p. 142.

29 Je reviendrai sur la subjectivité lorsque je comparerai les discours de Ionesco et de Robbe-Grillet au chapitre troisième.

(32)

perméables du théâtre et du roman se sont une fois de plus croisées. En effet, Amédée, Tueur sans gages et Rhinocéros ont d'abord été écrits sous forme de conte pour ensuite

être réécrits pour le théâtre puisque, dit-il, «je me suis rendu compte qu'ils étaient, en fait, écrits comme de petites pièces3o.» Peut-être, comme bien des auteurs au cours de leur cheminement, s'est-il laissé prendre à concéder quelques impuretés à l'intérieur de son théâtre ... Mais comme il est ici davantage question des propos du dramaturge sur le théâtre et non de ses œuvres elles-mêmes, revenons à ce qu'il en a dit.

Celui pour qui l'expression est forme et fond à la fois admire un théâtre qui est davantage construction qu'histoire, où il y a progression, différentes étapes de l'esprit qui dépassent l'intention première de l'auteur. Le monde créé connaît ses propres lois, matérialise l'étonnement face au fait d'être pour Ionesco et se bâtit sur le langage des mots, des gestes, des objets et sur l'action elle-même. Le théâtre émanant de ce monde réapprend enfin à n'être rien d'autre qu'une pièce de théâtre. Trop longtemps le théâtre a servi à quelque chose; Ionesco a œuvré pour lui redonner un langage qui non pas ne sert à rien, mais ne sert rien d'autre que son théâtre; un théâtre qui ne copie plus le monde, mais le rend comme ne peut le faire tout ce qui n'est pas théâtre. À ceux qui dédaignent l'inutilité, Ionesco a trouvé à rétorquer:

Et s'il faut absolument que l'art ou le théâtre serve à quelque chose, je dirai qu'il devrait servir à réapprendre aux gens qu'il y a des activités qui ne servent à rien et qu'il

30 Ibid. p. 179-180. On a d'ailleurs maintes fois reproché à Ionesco que ses deux dernières

pièces, Tueur sans gages et Rhinocéros, soient plus littéraires que théâtrales. Ce qu'il admet lui -même: « [ ... ) ces deux dernières pièces sont peut-être, malgré moi, un peu moins purement théâtrales, et un peu plus littéraires que les autres. » Ibid. p.180.

(33)

est indispensable qu'il y en ait: la construction d'une machine qui bouge, l'univers devenant spectacle, vu comme un spectacle, l 'homme devenant à la fois spectacle et spectateur: voilà le théâtre. Voilà aussi le nouveau théâtre libre et « inutile» dont nous avons tellement besoin, un théâtre vraiment libre (car le théâtre libre d'Antoine était le contraire d'un théâtre libre3l.)

Pour rendre le théâtre au théâtre, le dramaturge revendique l'inutilité de son art et

pour ne pas laisser croire qu'il réclame triomphalement le retour de l'art pour l'art, il

expliquera dans Notes et contre-notes ce à quoi il accorde de l'importance en tant que

spectateur et auteur. Davantage que les idées et les états d'esprit mis en scène, le théâtre

pour Ionesco doit offrir à voir la chair et le sang des idées, leur incarnation, leur

illustration, leur vie. Ne pas dire les évidences, mais faire en sorte qu'elles se révèlent

d'elles-mêmes. La pièce de théâtre doit être avant tout une démarche originale, le

cheminement d'une écriture et l'évolution d'une pensée créatrice qui jamais ne défend

une idée. Ne pas défendre, mais montrer aux sens les bénéfices d'une écriture originale,

surprendre les spectateurs en leur montrant ce qu'ils peuvent reconnaître sans qu'on ne

leur ait jamais présenté de cette façon ce qu'ils connaissaient. Offrir, face à une même

scène un même soir, une conscience plus aiguë d'une réalité déjà connue et partagée,

mais qui nous apparaîtra peut-être nouvelle du moment que le mot n'est pas seul sur

scène et qu'on s'est assuré qu'il ne se contentait pas d'être le vulgarisateur simplet d'un

langage autre que le théâtre. Avec l'apport de Ionesco, le théâtre se fait nouveau en

revendiquant une autonomie toujours à défendre, en reconnaissant enfin l'impératif

besoin de se façonner un langage de scèn

7,

en soumettant l'idée d'une subjectivité

(34)

extrême pouvant rejoindre l'objectivité et finalement en montrant davantage la construction d'une écriture que le récit d'une histoire, d'une intrigue. Ionesco a travaillé à joindre le comique et le tragique pour mieux faire ressentir l'angoisse, à s'éloigner de tout modèle humain pour éviter une confusion avec le réel, à remplir la scène d'objets, d'accessoires pour mieux faire parler le théâtre sans sur-utiliser le mot, à convaincre les acteurs de garder leur sérieux malgré un langage qui malmène le mot et parfois délire en se plaçant au centre même de la scène, à témoigner d'une expérience rénovée en une matière théâtrale qui dicte à la pièce à la fois sa forme et son langage, sa force et son originalité. Chez Ionesco, l'obsession ou la réalité particulière d'un rêve, écoutée jusqu'au bout et laissée libre par l'écriture, progresse, évolue jusqu'à une construction qui deviendra la pièce ; une pièce pleine à la fois de symboles, d'objets qui ont à dire, d'accessoires qui ont à rajouter, de fantaisies hésitantes entre l'humour et le tragique, de mots dont regorge un théâtre toujours à prendre avec sérieux puisque l'auteur y inscrit une nouvelle dramaturgie naissante qui s'érige avec de plus en plus de conviction contre le théâtre de la bourgeoisie et les classiques périmés.

Ionesco aura toujours le mérite d'avoir fait avancer le théâtre d'un pas si grand qu'encore aujourd'hui cet essor audacieux est difficile à maintenir, mais il reste qu'un dramaturge autre que lui s'est occupé à réaliser une part du projet ionescien demeurée béante, demeurée inaccomplie malgré qu'elle s'inscrivait à la suite de promesses si bien tenues. Peut-être Ionesco en avait-il déjà assez à défricher, peut-être avait-il suffisamment offert à un art qu'il détestait il n'y a pas si longtemps encore? Bref, un projet si large appelait du renfort et lorsqu'il dit que « [l]e théâtre peut très bien être le

(35)

seul lieu où vraiment rien ne se passe. L'endroit privilégié où rien ne se passerait 32», lorsqu'il propose:

Je voudrais pouvoir, quelquefois, pour ma part, dépouiller l'action théâtrale de tout ce qu'elle a de particulier; son intrigue, les traits accidentels de ses personnages, leurs noms, leur appartenance sociale, leur cadre historique, les raisons apparentes du conflit dramatique, toutes justifications, toutes explications, toute la logique du conflit. Le conflit existerait, autrement il n'y aurait pas théâtre, mais on n'en connaîtrait pas la raison33,

c'est une autre main qui s'y consacrera.

Ionesco a magnifiquement œuvré à figurer le non figuratif, à rendre sensibles l'insoutenable et l'incommunicabilité, mais au moment où le dramaturge roumain présentait La Cantatrice chauve le Il mai 1950 au théâtre des Noctambules, Samuel

Beckett avait déjà terminé l'écriture de sa première pièce, En attendant Godot, présentée

pour la première fois à Paris en janvier 1953, au théâtre de Babylone. Déjà à l'instant où la tragédie du langage de Ionesco enrageait ceux qui considéraient y perdre leur précieux temps ou réjouissait ceux qui ne croyaient plus au théâtre, Beckett y répondait d'un talent qui fait mal à regarder et à lire, témoignant clairement d'une même époque et s'évertuant à saisir les mêmes enjeux. Déjà à l'instant où le rideau s'est levé sur les Smith, Beckett préparait Estragon et Vladimir à se montrer plus intrépides. Sitôt qu'une proposition est jetée et qu'elle se voit dépassée peu après - sinon du même coup! -, un art retrouve sa vitalité, se déprend d'un passé longtemps lourd à réécrire et à réentendre et s'empresse de dégager la scène pour la raviver grâce à de nouveaux « classiques ».

32 Ibid. p. 269.

(36)

Si Ionesco a contribué au théâtre en employant chacune de ses pièces à rechercher un langage, érigeant ce dernier à la fois en objet et en action, Beckett mit son écriture à l'œuvre pour lui aussi accorder une utilisation moderne aux objets, éviter la psychologie et le réalisme plat, le récit anecdotique d'une époque précise et clairement annoncée, résister à la facilité du théâtre d'intrigue, extraire ses personnages de la temporalité et créer un monde qui, comme ceux de Ionesco, ne peut se traduire sans bêtise en d'autres mots et lieux que ceux émis et créés sur la scène. Si les deux théâtres se recoupent sur plusieurs points, ce n'est évidemment pas le même Nouveau Théâtre. Ionesco a débuté sa dramaturgie grâce à sa haine du théâtre et à son pressant désir de le rendre autonome, d'écrire un théâtre qui soit totalement libre, alors que Beckett s'est attaché au théâtre, comme il s'est épris du roman ou de la nouvelle, par une violente nécessité d'exprimer

« [le] fait qu'il n'y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d'exprimer, aucun désir d'exprimer et, tout à la fois, l'obligation d'exprimer34.» On peut dire de lui, à la suite de Paul-Louis Mignon35, que Beckett a véritablement inventé sa dramaturgie et que par lui, le théâtre s'est profondément renouvelé et qu'aujourd'hui encore, il détonne par l'unicité de l'univers dramatique qu'il a su composer. La frénésie ionescienne laisse place à l'apathie, à un tragique de la lenteur et de l'immobilité qui installent dans la salle une angoisse terrifiante, un mutisme sidéré, une gêne quasi insoutenable et une conscience nouvelle de la lourdeur du temps.

34 Samuel Beckett, Trois dialogues, p. 14. Tous les textes du corpus primaire ont été écrits

au moment du Nouveau Théâtre ou du Nouveau Roman sauf ce court texte d'entretiens avec Samuel Beckett. Étant donné l'absence de textes théoriques écrits par le dramaturge lui-même sur son travail, j'ai retenu Trois dialogues à l'intérieur de mon corpus primaire.

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