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Valeur sociale du travail et émergence de l’économie

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Academic year: 2021

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Valeur sociale du travail et émergence de l’économie

Mathieu Arnoux

To cite this version:

Mathieu Arnoux. Valeur sociale du travail et émergence de l’économie. Le Droit face à l’économie sans travail. Tome I - Sources intellectuelles, acteurs, résolution des conflits, Classiques Garnier numérique, pp.33-42, 2019, �10.15122/isbn.978-2-406-08407-5.p.0033�. �hal-03124532�

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ARNOUX (Mathieu), « Valeur sociale du travail et émergence de

l’économie (Europe, Xe-XIIIe siècles) », in BRUNORI (Luisa), DAUCHY

(Serge), DESCAMPS (Olivier), PRÉVOST (Xavier) (dir.), Le Droit face à

l’économie sans travail, Tome I, Sources intellectuelles, acteurs, résolution des conflits, p. 33-42

DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08407-5.p.0033

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© 2019. Classiques Garnier, Paris.

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© Classiques Garnier

ARNOUX (Mathieu), « Valeur sociale du travail et émergence de l ’économie (Europe, Xe-XIIIe siècles) »

RÉSUMÉ – Le concept de révolution industrieuse forgé par les historiens du Japon

permet de poser de façon nouvelle la question de l ’augmentation de l ’offre de travail comme facteur déclenchant du processus de croissance, et de replacer celle-ci dans le contexte politique d’une société d’ordres. Convaincant pour comprendre le processus de croissance dans le monde rural, ce modèle ne permet pas de représenter la dynamique d’urbanisation, qui exige une autre approche, économique et institutionnelle.

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VALEUR SOCIALE DU TRAVAIL

ET ÉMERGENCE DE L’ÉCONOMIE

(EUROPE, X

e

-XIII

e

 SIÈCLES)

La question « une économie sans travail ? » renvoie l’historien des économies médiévales à une double interrogation : qu’entend-on au juste par « économie » et par « travail » ? On ne s’essaiera pas à y répondre de façon argumentée dans les pages qui suivent : la tâche serait démesurée, d’autant que des études récentes ont profondément renouvelé le paysage médiéval de ce point de vue. En ce qui concerne la question du travail, qu’on ne confondra pas ici avec celle du salariat, des pages importantes de Jacques Le Goff ont illustré les acquis d’une approche par l’histoire des mentalités, sans pour autant résoudre les problèmes que l’usage de ce concept soulevait à son tour1. Reprenant un travail récent, mon pro-pos sera ici de montrer le profit qu’on peut attendre d’une comparaison entre diverses situations de croissance et de développement économique, dont celle de l’Europe des xe-xiiie siècles2. Le problème que je me pro-pose d’examiner ici est celui d’une croissance économique massive et de long terme, dans laquelle, pour l’essentiel, c’est-à-dire jusqu’à la fin du xiie siècle, n’intervient aucun facteur technologique. La question n’est pas nouvelle : elle s’inscrivait déjà au cœur de l’œuvre de Georges Duby qui, après avoir donné un rôle essentiel à la technologie dans le processus de croissance, dans L’économie rurale et la vie des campagnes de l’Occident médiéval

(1962), le lui dénia par la suite et conféra cette responsabilité à l’idéologie et à la lutte des classes dans Guerriers et paysans (1969)3. L’incompatibilité

1 J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris,

Gallimard, 1977.

2 M. Arnoux, Le temps des laboureurs. Croissance, travail et ordre social en Europe (xie-xive siècles),

éd. Albin Michel, Paris, 2012 ; sauf indication contraire, on trouvera dans cet ouvrage les références des textes et auteurs cités dans cet article.

3 G. Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, Paris, 2 vol. 1962 ;

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entre ces deux monuments historiographiques issus de la même plume a peut-être inhibé les successeurs de Duby, qui se sont massivement désintéressés de la question dans les décennies qui suivirent.

Un ensemble de recherches récentes menées sur la question des origines de l’industrialisation, au Japon d’abord, dans le monde occi-dental ensuite, permet de rouvrir le dossier de la croissance médiévale dans une perspective différente, celle de la « révolution industrieuse ». Cette notion, créée par les historiens japonais Hayami Akira, Sugihara Kaoru et Saito Osamu, a été ensuite popularisée par Jan DeVries. Dans les deux cas, le raisonnement s’appuie sur l’observation que le proces-sus d’industrialisation, en Asie comme en Europe, s’installe dans un contexte de croissance démographique et de hausse du niveau de vie déjà solidement établi avant que l’effet des innovations technologiques et des nouvelles méthodes de production se fasse sentir.

Dans un article important de 1994, puis dans un livre publié en 2008, Jan DeVries a défini le processus de « révolution industrieuse » comme un ensemble de mécanismes microéconomiques associant une augmentation massive de l’offre de travail, par augmentation volontaire de la part des salariés de la durée des journées de travail, associé à une profonde transformation des foyers (households), en interaction avec le

mar-ché du travail et celui des biens de consommation4. Dans sa construction théorique, qui emprunte assez largement aux thèses néoclassiques, celles de Gary Becker en particulier, cette construction théorique suppose un comportement rationnel et efficient des acteurs, en particulier du jeu des incitations, qui sont le point de départ du processus. Ce récit-modèle à la chronologie fluctuante s’applique à la première modernité dans l’article de 1994 et débouche dans le livre de 2008 sur une véritable phénoménologie de la classe moyenne, poursuivie jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle.

Élaborées antérieurement à celles de DeVries, mais parvenues plus tard et progressivement à la connaissance des lecteurs occidentaux, les hypothèses des trois historiens japonais s’inscrivent dans un cadre his-torique très différent5. Leurs enquêtes portent sur la question classique

4 J. De Vries, « The Industrial Revolution and the Industrious Revolution », Journal of Economic History, t. 54, 1994, p. 249-270 ; Id., The Industrial Revolution. Consumer behavior and the household economy, 1650 to the present, Cambridge, 2008.

5 K. Sugihara, « The East Asian Path of Economic Development : A Long-term Perspective »,

The Resurgence of East Asia : 500, 150 and 50 Year Perspectives, eds G. Arrighi, T. Hamashita and

M. Selden, Routledge, London, 2003 ; O. Saito, « An industrious revolution in an East-Asian

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des origines de l’industrialisation japonaise de l’ère Meiji et étudient dans le long terme les évolutions de la période antérieure : pas moins d’un millénaire pour Hayami. La révolution industrieuse dont ils donnent la description transforme l’économie du groupe paysan, en liant intensification de l’agriculture, en particulier par la polyculture et la pluriactivité, croissance démographique et transformation de la rela-tion entre paysannerie, groupe militaire des samouraï et état impérial. Les raisonnements des trois historiens ne décrivent pas un processus microéconomique donnant lieu à l’émergence d’un nouveau système mais plutôt une dynamique politique initiée par le groupe dirigeant et faisant intervenir l’idéologie nationaliste des institutions impériales et les injonctions morales de la religion bouddhiste.

En quoi ces deux modèles divergents peuvent-ils offrir matière à une comparaison avec le Moyen Âge européen ? Si l’hypothèse de DeVries, qui s’inscrit dans un paysage atemporel d’efficience des règles économiques, paraît difficilement utilisable telle quelle, malgré la manière originale et féconde dont elle aborde la question du genre et la constitution du foyer familial comme unité d’action économique connectée aux marchés, celle des historiens japonais ouvre des perspectives novatrices, à la fois par l’attention qu’il porte aux contextes politiques et religieux des processus de développement et par la perspective qu’il offre sur une genèse des comportements économiques modernes de la part des acteurs au sein d’un système social marqué par des traditions archaïques. Dans leurs écrits en effet, c’est bien la constitution par une transformation interne de la société paysanne de la future classe ouvrière japonaise qui est en jeu. Il reste à s’interroger sur la possibilité d’appliquer un modèle ana-logue à l’Europe des campagnes durant la grande période de croissance médiévale. L’idée qu’une dynamique de révolution industrieuse soit à l’origine de la croissance européenne des xe-xiiie siècles implique plu-sieurs déplacements par rapports aux hypothèses de Hayami, Sugihara et Saito. La plus évidente est de supprimer la connexion finale avec le processus d’industrialisation. La croissance médiévale s’achève en effet par la crise la plus violente et profonde qu’ait connu l’histoire européenne

market economy ? Tokugawa Japan and implications for the Great Divergence », Australian Economic History Review, 2010, Vol. 50, No. 3, p. 240-261 ; A. Hayami, Japan’s Industrious Revolution, Economic and Social Transformations in the Early Modern Period, Heidelberg, 2015.

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depuis l’Antiquité. Un point essentiel impose cependant d’aller au-delà de cette remarque : la crise ouverte par la grande famine européenne des années 1315-1317 et rendue irréversible par la pandémie de 1348 n’aboutit pas à une régression de l’Europe à son stade de départ du xie siècle, mais se résout, par un phénomène de résilience qui constitue un héritage essentiel de la période antérieure de croissance, en un phé-nomène d’expansion, à partir de la seconde moitié du xve siècle, qui est à l’origine même de la révolution industrielle. Dans une vision de long terme, cette première phase de révolution industrieuse peut donc être interprétée comme le début d’un processus endogène de développement comparable à celui étudié pour le Japon.

La caractérisation du mouvement lui-même est plus simple à définir. Il y a pour l’essentiel un accord entre historiens et archéologues pour placer dans les décennies qui précèdent la fin du xe siècle le point d’inflexion d’un processus de transformation du monde rural européen. Par rapport à la période du Haut Moyen Âge, elle-même caractérisée par une dynamique interne de croissance de très long terme, dont Pierre Toubert a bien décrit les caractéristiques, ce mouvement se traduit par une transformation pro-fonde des paysages, liée à la fois à une extension de l’espace cultivé et à une intensification des cultures6. Dans le même temps, les sources écrites aussi bien que les témoignages archéologiques attestent un changement profond dans les modes d’alimentation, d’un regroupement des habitats avec réorganisation des terroirs et d’une diffusion des marchés dans l’espace rural. À partir de la fin du xie siècle, la dynamique essentiellement rurale du changement débouche sur un processus de croissance urbaine, qui donne la mesure des progrès acquis dans la productivité de l’agriculture. Difficilement mesurable, la croissance générale de la population apparaît comme un élément explicatif de chacune de ces évolutions.

Un point important est que ce mouvement de croissance n’implique pour l’essentiel aucun changement technologique : rotation des cultures, charrue, attelage et moulins, qui en sont des éléments essentiels sont attestés des siècles avant cette période. Par ailleurs, le travail humain libre en est l’élément essentiel, qu’il soit employé directement ou qu’il soit la source unique du capital investi : ce démarrage coïncide en effet avec la disparition dans le continent européen de la traite et des pratiques esclavagistes. La conjonction des divers éléments que sont l’extension des

6 P. Toubert, L’Europe dans sa première croissance de Charlemagne à l’an mil, Paris, 2004.

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cultures, la multiplication du nombre des habitants et l’augmentation durable de la population dans un contexte de stabilité du système technologique suggèrent qu’une augmentation considérable de l’offre de travail accompagna alors la croissance démographique. Cette hypothèse doit amener à réexaminer le contexte à la lumière des travaux conduits il y a plus de quatre décennies par Jacques Le Goff et Georges Duby sur l’apparition et la diffusion du schéma des trois ordres de la société7. Sans doute dérivé d’un schéma carolingien réorganisant des maté-riaux augustiniens, peut-être élaboré à Auxerre, comme l’avait suggéré Dominique Iogna-Prat, le schéma organisant la société chrétienne en trois ordres, hommes de prières (oratores), guerriers (bellatores) et paysans (laboratores), connaît une diffusion discontinue dans l’Europe du

Nord-Ouest8. Il apparaît peu avant l’an mil en Angleterre, puis dans le nord du royaume de France vers 1030, et s’éclipse ensuite, sans doute en raison des débats liés à la querelle des investitures. Il réapparaît au deuxième tiers du xiie siècle dans le royaume d’Angleterre, et s’impose à la fois dans l’espace anglo-normand et dans le monde capétien dans les années 1170. Si la notion d’ordre, qui est à la base de sa construction est un élément d’origine augustinienne, qui apparaît dans tous les systèmes de classification sociale du Haut Moyen Âge, la notion d’ordo laboratorum,

qui fait de l’exercice du travail des champs le critère d’appartenance à un groupe légitime et méritoire, est à la fois la nouveauté du système et son élément le plus durable. En effet, si l’on peut suivre Duby et Le Goff dans leur conviction que le système social des trois ordres ne survit pas aux profondes transformations du xiiie siècle et s’efface au profit de la notion toute différente d’état, l’idée qu’il y a quelque chose de providentiel et de méritoire dans la condition de « laboureur » constitue un acquis de long terme, repérable quasiment jusqu’au xxe siècle, dans la culture européenne.

7 J. Le Goff : « Note sur société tripartite, idéologie monarchique et renouvellement écono-mique dans la chrétienté du ixe au xiie siècle », L’Europe aux ixe-xie siècles. Aux origines des

états nationaux [Actes du colloque de Varsovie et Poznan, septembre 1965], dir. T. Manteuffel et A. Gieystor, Varsovie, 1968, p. 63-72, repr. Pour un autre Moyen Âge, op. cit., p. 80-90 ; Id.,

« Les trois fonctions indo-européennes, l’historien et l’Europe féodale », Annales, E. S. C.,

1979, 34, p. 1187-1215 ; Id., « Le travail dans les systèmes de valeurs de l’Occident

médié-val », Le Travail au Moyen Âge. Une approche interdisciplinaire. Actes du colloque international de Neuve, 21-23 mai 1987, éd. J. Hamesse et C. Muraille Samaran,

Louvain-la-Neuve, 1990, p. 7-21 ; G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, 1978.

8 D. Iogna-Prat, « Le “baptême” du schéma des trois ordres fonctionnels : l’apport de l’école d’Auxerre dans la seconde moitié du ixe siècle », Annales ESC, 41, 1986, p. 101-126.

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Faire de l’apparition d’un ordo laboratorum le pendant d’une comparaison

avec la « révolution industrieuse » de l’époque d’Edo, incite à poursuivre l’analyse sur des points importants. Les analyses d’Hayami et Sugihara mettent en effet l’accent sur le rôle des systèmes normatifs, politiques et religieux, dans l’articulation des choix économiques. Ils insistent aussi sur la profondeur chronologique indispensable à la construction de ces institutions et au développement de leur rôle. Bouddhisme et confucianisme s’inscrivent dans une durée séculaire, excédant largement la temporalité des choix individuels. On peut faire la même hypothèse dans le cas européen : les recherches récentes de Giacomo Todeschini et Valentina Toneatto ont montré que la genèse du vocabulaire relatif aux comportement économique s’inscrit elle aussi dans une durée séculaire, de la basse Antiquité à l’époque de la réforme grégorienne9. Pour autant, c’est dans la courte durée (1000-1030, 1140-1170) qu’émergent et s’imposent des solutions innovantes comme l’institution d’un ordo laboratorum. Il

convient donc de faire jouer une dialectique de la structure et des élé-ments de contexte pour comprendre les épisodes de cristallisation des représentations comme des choix dans une pluralité d’offres possibles. Dans son livre Les trois ordres, Georges Duby avait ainsi attiré l’attention

sur l’existence vers l’an mil d’une sorte de marché des alternatives sociales et spirituelles disponibles pour les chrétiens européens : paix de Dieu, pèlerinage (puis croisades), hérésies avaient alors été testés puis écartés au profit du système des ordres. Les avantages de ce dernier, qui se révéla à l’expérience plutôt instable et extraordinairement inégalitaire (puisque l’un des ordres regroupait plus de 90 % de la population) était de n’être pas hiérarchique (il n’existe pas d’ordre dans l’énumération des ordres) et de pouvoir s’énoncer de façon harmonieuse10. D’un point de vue économique, il offrait une clé de répartition acceptable des richesses produites, laissant aux chevaliers et aux clercs la jouissance du luxe et du superflu, mais garantissant aux travailleurs l’accès au nécessaire.

9 G. Todeschini, I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed età moderna, Bologne, 2002 ; V. Toneatto, Les Banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début du ixe siècle), Rennes, 2012.

10 Cf. H.-W. Goetz, « Les ordines dans la théorie médiévale de la société : un système

hié-rarchique ? », Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval, dir. F. Bougard,

D. Iogna-Prat et R. Le Jan, Turnhout, 2008, p. 221-236. À leur manière, les modèles décrits par DeVries ou par Hayami, Sugihara et Saito sont aussi des constructions harmonieuses.

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Dans un retournement caractéristique de ses origines augustiniennes, il attirait par ailleurs l’attention sur la pureté spirituelle des travailleurs des champs, héritiers de la figure d’Adam, le premier homme, ami du Seigneur et cultivateur du Paradis, tandis que prêtres et combattants étaient renvoyés à la faute originelle qui justifiait leur existence.

Ce dernier point n’est pas anecdotique ou de simple idéologie. L’apparition de la figure d’Adam lors des grandes révoltes paysanne (« Quand Adam bêchait, quand Ève filait / Qui était alors seigneur ? » crient les révoltés anglais de 1381 et les paysans de Haute Allemagne en 1524) signale un fait essentiel, perceptible dans de nombreuses sources : le contexte tendu, voire conflictuel, de l’émergence du modèle. Celui-ci ne se réduit pas à l’affirmation de bon sens qu’il faut bien que les travailleurs travaillent, mais prend position dans les controverses de la réforme ecclésiastique. Dans un texte frappant, datable des années 1170, le futur pape Innocent III, théologien austère et partisan sans concession de la primauté de la fonction cléricale, proclame ainsi son opposition farouche à une célébration du travail humain qui détourne-rait l’individu de la contemplation de ce qui devdétourne-rait être l’essentiel, la conscience de son indignité :

Les mortels courent çà et là par sentiers et enclos ; ils gravissent les montagnes, parcourent les collines, escaladent les roches, franchissent les Alpes, creusent des galeries, s’enfoncent dans les cavernes, scrutent les entrailles de la terre, les abîmes de la mer, l’eau changeante des rivières, l’obscurité des bois et les déserts impénétrables ; ils s’exposent aux vents, aux averses, aux éclairs et au tonnerre, aux tourbillons et aux tourmentes, à la ruine et au désastre. Ils martèlent et fondent les métaux, sculptent et polissent les pierres, coupent et rabotent les bois, ourdissent et tissent des étoffes, taillent et cousent des vêtements, construisent des maisons, plantent des jardins, cultivent des champs, sarclent des vignes, allument des fours, construisent des moulins,

pêchent, chassent les bêtes et guettent les oiseaux, […] et tout cela n’est que

peine et affliction pour l’esprit11.

En fait, l’alternative au modèle d’ordre ne se trouve pas dans les autres modèles spirituels énumérés par Georges Duby mais dans la révolte agraire, présente, de manière latente, dans de multiples textes du xiie siècle. Considéré de ce point de vue, le système des trois ordres de la société chrétienne ne doit pas être considéré comme l’énonciation

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d’une domination construite sur la justification de l’extorsion d’un surproduit sur la majorité de la population au profit de deux groupes privilégiés, mais plutôt comme un dispositif de négociation sociale et politique mettant en jeu l’attribution du produit des récoltes, et faisant des paysans des bénéficiaires prioritaires du produit de leur travail, par le biais de pratiques communautaires de redistribution.

Ce dernier point est essentiel : prise de position politique, le schéma des ordres n’organise pas un système économique. En effet, bien qu’il s’impose comme un mode de représentation légitime et accepté de la plus grande masse de la population, le modèle s’établit en complète dis-cordance avec une dynamique économique changeante. Le xie siècle voit en effet se diffuser deux institutions économiques d’importance majeure, les marchés (dès les premières années du siècle) et le salariat (avant 1100). Aucune source ne signale qu’il ait pu y avoir contact ou rapprochement entre ces institutions, dont le développement est concrètement attesté par des pratiques, et l’instance imaginaire des ordres : tout se passe comme si le schéma providentiel plaçait les habitants des campagnes hors du circuit des transactions monétaires. De ce point de vue, le marché, lieu central par excellence, ne l’est ici qu’en apparence : il marque d’abord la frontière entre ceux qui contribuent par leur peine à la richesse commune, et ceux qui sont autorisés à en tirer profit. Reprenant pour en faire une fable un exemplum bien connu des prédicateurs du xiiie siècle, La Fontaine saura s’en souvenir pour punir la servante Perrette d’avoir transgressé la règle qu’un paysan, et a fortiori une paysanne, ne saurait spéculer, même

en pensée, sur le produit de son labeur.

L’ignorance ostentatoire du monde urbain dans les textes relatifs aux trois ordres pose problème, et ouvre peut-être une piste de lecture. De nombreux textes narratifs à la charnière des xie et xiie siècles font des villes, en particulier de Flandre et de Rhénanie ou du nord de l’Italie, de véritables laboratoires d’une économie émergente. L’abondance dans ces régions des récits relatifs aux épisodes de famines dans les chroniques et dans les actes des évêques suggèrent que la construction d’un réseau urbain dense ne se fit pas sans à-coups ni crises alimentaires majeures. Ces textes, qui visent à produire des modèles de comportements ver-tueux, témoignent d’innovations intéressantes, comme la subvention que l’évêque Wason de Liège institue lors de la famine de 1043 à l’intention

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des paysans propriétaires d’animaux de traits, pour leur éviter les risques de saisie, ajoutant une notion de gestion à la distribution socialement graduée des aumônes, qui constituait la norme en matière d’assistance.

Dès la première année de son épiscopat, se produisit une famine pire que toutes les épidémies. On sait qu’elle opprima les peuples de Gaule et de Germanie six années durant, et que ses traces atroces se voient aujourd’hui encore en tous lieux. Dans le même temps, notre Joseph prit soin avec prudence d’acheter partout du froment et de le placer dans des réserves sûres, non pour en tirer un profit mondain mais, comme un intendant fidèle, pour distribuer à l’avenir des aliments en suffisance à la famille affamée du Seigneur. Outre les sommes versées aux pauvres, pour lesquels il dépensait plusieurs livres chaque jour, aux autres, à ce point nombreux qu’on ne saurait les dénombrer et à qui la honte et la pudeur interdisaient la mendicité, il prenait soin de faire distri-buer par des artisans occultes de ce bienfait, selon la qualité de chacun, à

l’un dix, à l’autre vingt, ou trente, ou soixante ou cent muids de grain […].

L’activité (industria) du pieux père prêta attention à la misère laborieuse des

cultivateurs. Pour tempérer ce malheur, durant tout le temps de la famine,

il donna à chaque chef de manse (mansionarius) deux deniers par semaine

pour qu’ils ne vendent pas leurs bœufs et ne soient obligés de laisser leur terre inculte, et de mener une vie misérable ou de mendicité, voire de mourir

d’une mort plus cruelle que n’importe quel glaive, avec toute leur maison12.

Dans un épisode curieux daté de 1133, qui est peut-être à l’origine du thème traditionnel de la Nef des fous, le chroniqueur flamand Raoul,

abbé de Saint-Trond raconte l’histoire de la « navette géante », à la fois barque, chariot et caricature d’un instrument de travail burlesquement enflé, construite par les paysans des environs pour tourner en dérision l’arrogance des tisserands établis dans l’abbaye de Kornelimünster, à Aix-la-Chapelle. La justification de cette manifestation carnavalesque ouvre des perspectives intéressantes à l’histoire sociale comme à l’histoire économique :

Il existe un genre de salariés (mercenarii), dont la fonction est de tisser des

draps de laines et des toiles de lin. Ils traitent avec orgueil et arrogance tous les autres salariés. Pour humilier leur arrogance et leur orgueil et venger les

12 Anselmi gesta episcoporum Leodiensium, éd. R. Koepke, MGH S. S. VII, p. 221 c. 53 ; cf. M. Arnoux, « Manger ou cultiver : laboratores, oratores et bellatores entre production

et consommation (xie-xiiie siècle) », L’alimentazione nell’alto medioevo : pratiche, simboli,

ideologie, Spolète (Settimane di studio della fondazione Centro Italiano di Studi sull’Alto

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blessures qu’il avait reçues d’eux, un pauvre paysan de la ville d’Inde [faubourg

d’Aix-la-Chapelle], conçut une tromperie diabolique13.

Le parcours de la navette géante à travers les campagnes rhénanes et flamandes, de ville en ville, a sans doute de multiples significations. Mais la justification qui en est donnée par le chroniqueur attire notre attention sur la difficulté éprouvée par les paysans de cette région où l’essor urbain est alors vif à admettre l’existence d’un marché segmenté du travail artisanal. Il ne serait pas difficile, mais hors de notre propos, de prolonger la recherche sur ce thème dans les sources urbaines de la région, ou dans celles de l’Italie centro-septentrionale. D’autres histo-riens ont noté que ces textes mettraient en connexion les travailleurs salariés des villes et les mouvements hérétiques, cathares ou autres. Qu’il suffise de dire en conclusion de cette intervention que ces témoi-gnages illustrent à leur manière les limites de la représentation de la société en termes d’ordres, et en particulier de l’impossibilité d’y rendre compte de l’émergence des comportements innovants qui sont ceux des travailleurs urbains.

Mathieu Arnoux

professeur à l’université Paris-Diderot et directeur d’études à l’EHESS

13 Gisleberti Trudonensis, Gesta abbatum Trudonensium VIII-XIII. Liber IX opus intextum Rodulfi Trudonensis, éd. P. Tombeur, (Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis

257A.), Turnhout, 2013, p. 78.

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