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L’esthetique de la fontaine.

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Academic year: 2021

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(1)

A

Thesis Presented to

the Faculty of Graduate Studies and Research McGill University

In Partial Fulfilment

of the Requiremen ts for the Degree Master of Arts

by

Irene Muriel Ho1t October, 1953

(2)
(3)

Introduction

·

... .

1 Première Partie

·

... .

7

..

Deuxieme Partie

·

... .

47 Conclusion

·

... .

123 Bibliographie

·

... .

128

:xx

:xx

(4)

De prime abord l'oeuvre de La Fontaine se distingue de l'oeuvre des autres écrivains classiques. Il est un peu a part

..

dans le siècle dans ce canton des "Fables" et des "Contes" don-t il est comme prisonnier. Cependant quand il discourt sur son art il semble bien proche de ses amis et se réclame de la même esthétique qu'eux. La première partie de notre travail va con-sister

à

voir ce que La Fontaine pense de la poétique classique. On examinera surtout ses écrits "théoriques", ses préfaces, ou des réflexions semées au hasard dans ses oeuvres, pour voir en quoi il est d'accord avec les idées des autres auteurs classique& Dans la deuxième partie, c'est l'oeuvre même de

La

Fontaine qui sera passée en reVue pour voir si elle répond

à

cet idéal

invo-..

qué par le poete.

Dans la première partie nous avons d'abord envisagé les buts poursuivis par les auteurs du siècle en écrivant leurs oeuvres: instruire certainement, mais avant tout plaire au lec-teur. Pour savants qu'ils apparaissent, les classiques n'étaient pas pédants. Ils insistèrent sur l'importance du verdict du public, et sur l'insuffisance d'un simple et aveugle respect des règles du métier. On pourrait dire que le but était d'instruire et le moyen de plaire, mais ce n'est pas absolument exact. Pour tous les écrivains classiques et La Fontaine en particulier, plaire c'est la grande "règle" de toutes les règles. L'instruction qu'une

(5)

oeuvre d'art peut donner n'est, toutefois, nullement n~gligeable.

Il est ~vident que "quiconque ~crit prend charge d'~es" et en ce sens très large du mot "instruction", toute oeuvre d'art est di-dactique. Toutefois, pour les classiques cette id~e d'instruction ~tait con~ue aussi de mani~re plus ~troite. C'~tait un siècle croyant et qu~ voulait enseigner les vertus chr~tiennes. Enfin, il y a une autre raison pour l'exigence morale des ouvrages, une raison moins haute que celle-là, mais non moins importante. C'est le d~sir des ~crivains de r~pondre à la dignit~ et

à

la grandeur que le Roi attendait d'eux. Peut-8tre y-a-t-il là une raison du choix de la fable par notre poète.

Les buts que visaient l'~crivain sont de première

impor-tFnce. On a ensuite essay~ d'extraire des ~crits des classiques

1

leurs id~es sur les qualit~s requises par l'oeuvre d'art digne de ce nom; les qualit~s n~cessaires pour atteindre ce but d'instruire et de plaire. Avant tout, les classiques ont recherch~ la v~rité. Ce n'est pas une v~rité absolue ni dogmatique, bien qu'on puisse ais~ment le croire pour un siècle si orthodoxe, mais une v~rit~ humaine valable dans tous les pays et dans tous les temps. La litt~rature classique a été une littérature psychologique, et par suite, une litt~rature qui recherchait l'universalité. Les écri-vains ont trouvé cette vérité dans l'imitation de la nature elle-m8me, et dans l'imitation des écrivains anciens, qui eux-mSmes avaient eu pour idéal la vérité et la nature. Les règles sont souvent invoquées par les auteurs classiques. Ces règles n'étaient

(6)

pas une innovation de la gén~ration de 1660. Elle suivait les règles qui avaient déjà été établies avant elle, mais on verra que les grands écrivains de cette époque, et

La

Fontaine en par-ticulier, abandonnaient les règles quand elles ~taient en con-flit avec la IIgrande règlell qui était de plaire. La. simplicité, la clarté, le naturel, voilà les grands mots du classicisme fran-qais. On pourrait ajouter un autre mot à ces trois mots-clefs, celui de densité; dire le plus avec des moyens d'expression aussi restreints que possible. De là vient ce pouvoir de suggestion qui est un des traits de la littérature classique. Toute cette clart~ ne doit pas 8tre aveuglante ni exclure de l' oeuvre un certain élément de ~stère. Un autre trait frappant chez les écrivains classiques, c'est leur désir de perfection. Travailler sans cesse l'ouvrage, polir et repolir pour trouver le "mot

propre" et le rythme ou la rime qui convenait, en un mot pour atteindre la perfection. Mais cette perfection doit en plus donner l'impression qu'elle a été atteinte facilement. Ce n'est pas, comme Valéry l'a dit en parlant justement des "Contes" de

La. Fontaine, une "facilité répugnante", mais c'est "un art qui cache l'art".

Quelles sont donc les qualités requises de l'homme qui va essayer de plaire et d'instruire? quel est cet écrivain? qu'est-ee-qu'il faut qu'il sache, qu'il fasse, qu'il soit? Le poète doit d'abord connattre son registre. Il ne doit pas "prendre pour génie un amour de rimer", et il doit connattre son penchant

(7)

et ses limites. Mais, même s'il a ce génie, et non pas un vain amour de rimer, il faut que le poète travaille; l'art est un métier dur, qui demande avant tout la juste application au but qu'on se propose. L'écrivain doit pouvoir se critiquer lui-même; il doit aussi se chercher la critique de personnes avisées. Enfin, il ne faut pas que sa vie soit confinée à son art. L'auteur doit être un homme plaisant et avisé, un homme social. C'est l'idée de

l'honnête homme, de l'homme "universel", capable également d'écrire et de vivre.

Ainsi la première partie de cette étude est notre tenta-tive pour exposer les principaux points de ce qui constitue le "dogme" classique, ainsi que les opinions de La Fontaine sur cha-cun d'eux. Dans la deuxième partie, on essaye de montrer en quoi a consisté l'originalité du poète; en quoi il suit l'idéal

claa-.

'

aique, et en quoi 11 en differe.

La variété; voilà le trait le plus frappant de l'oeuvre de La Fontaine. Variété dans les genres choisis; la poésie héroique, les contes, les fables, la poésie religieuse, le théâtre, les pièces de circonstances ou autres. Variété

à

l'intérieur même des genres et variété des tons au sein d'une même oeuvre, brisant sur ce dernier point une des plus strictes règles claasique~.

En ce qui touche la vraisemblance morale et le dogme de la vérité et du naturel, La Fontaine ne s'écarte pas beaucoup des idées qu'il a professées--mais pourtant un de ses traits carac-téristiques est l'élargissement de la notion de nature qui ne

(8)

comprend plus seulement la nature humaine, mais aussi la nature extérieure. Psychologue, comme tous les autres grands classiques, il élargit donc le champ d'observation de la psychologie classique, incluant dans son oeuvre toutes les classes de la société, surtout, chose

à

peu près unique en son temps, replaçant l'homme au sein de la nature. Il fait même plus, car cette nature ill'alme et s'y

,

"

intéresse autant, oserons-nous dire, qu'a l'homme meme. Il a aimé les bêtes et la nature pour elles-mêmes et les a fait surgir pour ses lecteurs comme dans un "enchantementtt •

"Qui ne prendrait ceci pour un enchantement?" (1)

La Fontaine a protesté vigoureusement contre la théorie des ani-maux-machines de Descartes:

"Que ces castors ne soient qu'un corps vide d'esprit, Jamais on ne pourra mtobliger

à

le croire." (2)

Nul autre n'a, depuis les écrivains de la Pléiade, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, senti si profondément ce monde vivant au-tour des hommes. Enfin sa curiosité s'est ouverte aussi aux sciences et aux grandes controverses philosophiques.

Un dernier témoignange de l'originalité de La Fontaine se trouve dans la forme même qu'il a donnée

à

ses écrits. Il y a employé les deux instruments--prose et vers--avec un

prédilec-(1) La Fontaine, Fables, Contes ~ Nouvelles, var.tantes, bibliographie et notes par E. Pilon, R. Groos, et J. Schiffrin. Paris, Librairie Gallimard, 1948. Fables, Livre II, l, p. 51

(9)

tion pour ce dernier. Surtout il s'est forgé un vers très libre et d'une souplesse inégalable. Et il a eu aussi l'art des vers-formules, des "maximes" qui se plantent dans la mémoire; de sorte qu'on découvre tour à tour dans cette oeuvre multiforme les vers qui sont parmi les plus harmonieux de la langue fran~aise, les vers irréguliers qui marquent la première émancipation de la poésie franqaise, et les dictons ou proverbes de la sagesse ano-nyme dont la banalité se trouve désormais sauvée pour avoir été taillés par la ma!tre ouvrier et escortés

à

jamais par les images des créatures qui ont servis

à

les illustrer. "Rien ne sert de courir il faut partir

à

point": un lièvre et une tortue font pour toujours partie du proverbe.

"La

raison du plus fort est toujours la meilleurs": un loup, un agneau, une onde pure.

(10)

Alors que depuis le XIXe siècle--romantiques, symbolistes, surréalistes--les écrivains ont en général considéré le public avec une certaine condescendance, sinon un total mépris, les clas-siques ont eu sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, une atti-tude contraire, et tous ont fait du public le juge souverain de ce qui est bon ou mauvais. Corneille disait déjà dans la Dédicace de "La Suivante":

"(je) fais mon profit des bons avis, de quelque part que je les re~oive. Je traite toujours mon sujet le moins mal qu'il m'est possible, et ••• je l'abandonne au publie." (1)

ajoutant un peu plus loin:

"Les jugements sont libres en ces matières, et les

go~ts divers." (2)

..

..

Quant a Moliere, combien de fois n'en appelle-t-il pas au jugement du public.

"J'offenserais mal

à

propos tout Paris, si je l'accu-sais d'avoir pu applaudir

à

une sottise: comme le pub-lic est le juge absolu de ces sortes dtouvrages, il y

aurait de l'impertinence à moi de le démentir ••• " (3)

dit i l dans la Préface des "Précieuses Ridicules", et dans "La

(1)

Pierre Corneille, Oeuvres de, éditées par

M.

Ch. Marty-Laveaux. Paris, Librairie de L. Hachette et Cie., 1862. Tome II, p. 116

(2)

12.2.. ill.

(3) MOlière, Oeuvres de. Paris, Librairie de Firmin Didot

..

(11)

Critique de l'Ecole des Femmes":

"Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n'y soit pas juge du plaisir qu'il y prend?" (1)

La Fontaine, dans l'Avertissement de ~'Eunuque", emploie presque les mêmes termes:

" ••• d'ailleurs, l'itat des belles-lettres est entière-ment populaire, chacun y a droit de suffrage et le moindre particulier n'y reconna!t pas de plus souverain

juge que soi." (2)

et dans la Préface de "Les Amours de Psyché et Cupidon", il s'en remet totalement aussi au verdict de ses lecteurs:

" ••• leur sentiment me justifiera, quelque téméraire que j'aie été, ou me rendra condamnable, quelque raison qui me justifie." (3)

Et ce public auquel ils se réfèrent n'est pas seulement, comme on pourrait le croire, un public de "connaisseurs", mais le vaste public.

"Un ouvrage a beau être approuvé d'un petit nombre de connaisseurs: s'il n'est plein d'un certain agrément et d'un certain sel propre

à

piquer le goût général des hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra

à

la fin que les connaisseurs eux-mêmes avouent qu'ils se sont trompés en lui donnant le~r

approbation." (4)

(1) ~,p. 381

(2) La Fontaine, Oeuvres Diverses, texte établi et annoté par Pierre Clarac. Paris, Librairie Gallimard, 1948, p. 262

(3) ~., p. 122

(4) Boileau, Oeuvres Complètes de, édition de Ch. Lahure et Cie. Paris, Librairie de L. Hachette et Cie., 1862, p. 8

(12)

La Fontaine rapporte, dans l'Avertissement au premier recueil de "Contes", le précepte suivi par Térence, en donnant ce poète comme le modèle à suivre:

"Ce poète n'écrivait pas pour se satisfaire seulement ou pour satisfaire un petit nombre de gens choisis, il avait pour but:

'Populo ut placerent Quas fecisset fabulas.'" (l)

La grande règle du grand siècle était donc d'abord de plaire au public, lecteur ou spectateur. Cette idée revient comme un refrain dans toute l'oeuvre des classiQues. Boileau, Racine, Mo-lière, comme La Fontaine, tous ont là-dessus des mots Qui se répondent comme un écho. "N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire." (Boileau, Art PoétiQue, Chant l, Oeuvres, p. 176); "Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire ••• " (Molière, Critique de l'Ecole des Femmes, scène VII, Oeuvres, Tome l, p. 381); "La principale règle est de plaire et de toucher: toutes les autres ne sont faites que pour parvenir

à

cette prem1~re ••• " (Racine, Bérénice, Préface, Oeuvres, Tome L, p. 30?). "Mon principal but est

toujours de plaire:" dit La Fontaine dans la Préface de "Psyché", et il ajoute "pour en venir là, je considère le goût du Siècle." (2) Ainsi il s'agit d'établir une sorte de courant entre le public et l'auteur--et l'auteur doit pressentir ce Qui est le goût du

lecteur, ce Qui est de saison ou non. "En effet, on ne peut pas

(1) La Fontaine, Fables, Contes et Nouvelles, p. 343 (2) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 121

(13)

dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de livres ••• tant il est certain que ce qui plaft en un temps peut ne pas plaire en un autre!"

(1)

et La Fontaine ne se cache pas de tâter la favelŒ du public avant de s'engager complètement dans une oeuvre. I l écrit humblement dans l'Avertissement du "Songe de Vaux":

" ••• si la chose plaft, j'ai dessein de continuer." (2)

Pourt&rt si l'on va au fond des choses, l'auteur qui

pr~-tend se guider sur la fantaisie de son public sait très bien qu'il y a deux voies sûres où il ne risque pas de s'égarer--si l'on veut, deux grands principes inviolables qui, si on les respecte, sont des moyens quasi-sûrs pour satisfaire le public. Le pre-mier, c'est la peinture de la vérité--et c'est un principe qui intéresse surtout le fond de l'oeuvre--l'autre, c'est l'agrément, ou le tour agréable que l'on donne

à

cette vérité, et ceci vise surtout la forme de l'oeuvre.

"Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces, Sont recherchés du peuple, et re~us chez les princes? Ce n'est pas que leurs sons, agréables, nombreux, Soient toujours

à

1'oreille également heureux;

...

Mai sc' est qu'en eux le vrai, du mensonge vainqueur, Partout se montre aux yeux, et va saisir le coeur •

• • •

Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant; Mais la nature est vraie, et d'abord on la sent:

c'est elle seule en tout qu'on admire et qu'on aime." (3)

(1) La Fontaine, Fables, Contes ~ l'Jouvelles, p. 345 (2) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 76

(14)

"Si l'on se plaît à l'image du vrai, Combien doit-on· rechercher le vrai mêmet J'en fais souvent dans mes contes l'essai, Et vois toujours que sa force est extrême, Et qu'il attire à soi tous les esprits." (1)

Nous touchons ici à ce qui est une des caractéristiques essentielles de l'oeuvre classique: la poursuite du vrai, et nous nous proposons d'examiner ce point plus à loisir lorsque nous analyserons les qualités que tous les classiques ont reqUises pour l'oeuvre d'art. Disons seulement ici que cette vérité, ils ont cru la découvrir aussi bien chez les anciens que dans la na-ture elle-même.

S'il Y a un problème cependant qui se pose pour l'écrivain moderne, c'est de savoir s'il reste encore quelque vérité à dé-couvrir après tous les dévanciers qui semblent avoir déjà tout dit. De Pascal à La Bruyère tout le siècle a retenti de cette même

plainte:

"Tout est dit: et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent.

SUr ce qui concerne les moeurs, le plus beau et le meilleur est enlevé: l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes." (2)

Et La Fontaine fait dire à Apollon dans "Clymène":

"Il me faut du nouveau n'en fÛt-il point au monde." (3)

(1) La Fontaine, Fables, Contes et Nouvelles, Contes, Ve Partie, 4, p. 631

--(2) La Bruyère, Caractères de, suivis des Caractères de Théophraste traduits du grec p~ Bruyère avec des notes et des additions par Schweighaeuser. Paris, Librairie de Firmin-, Didot, Freres, 1847, p. 24

(15)

Pascal avait déjà trouvé la seule riposte possible:

"Qu'on De dise pas que Je n'ai rien dit de nouveau: la disposition des matieres est nouvelle. Quand on joue à la paume, c'est une même balle dont on joue, l'un et l'autre; mais l'un la place mieux." (1)

Voil~ où l'écrivain pourra déployer ses ressources et

l'autre voie par où il s'éfforcera de plaire. La manière de dire est ce qui importe. "Qu'est-ce qu'une pensée neuve, brillante, extraordinaire?" demande Boileau, et il répond:

"Ce n'est point, comme se le persuadent les ignorants, une pensée que personne n'a jamais eue, ni dû avoir: c'est au contraire une pensée qui a dû venir·à tout le monde, et que quelqu'un s'avise le premier d'exprimer. Un bon mot n'est bon mot qu'en ce qu'il dit une chose que chacun pensait, et qu'il la dit d'une manière vive, fine et nouvelle." (2)

Et La Fontaine n'est même plus très sûr que la beauté ou l'agrément ne puissent pas parfois suppléer à la vérité. Lorsque dans la préface du premier recueil de ses "Contes" il essaie d'en excuser la licence, il va jusqu'à dire:

". •• qui ne voit que ceci est jeu, et par conséquent ne peut porter coup? ••• ce n'est ni le vrai, ni le vraisemblable qui font la beauté et la grâce de ces

choses-ci; c'est seulement la manière de les conter." (3)

(l) Pascal, Pensées, édition complète. Montréal, Les Editions Variétés, 1944, Section I, No. 22, p. 80

(2) Boileau,~. cit., p. 8

(16)

"Contons, mais contons bien: c'est le point principal; C'est tout; ••• " (1)

En ~uoi réside cet agrément? Dans la variété sans nul

doute--~ui répond

à

ce constant appel du nouveau chez le public. La monotonie, et l'ennui ~ui l'accompagne est le pire ennemi de l' écri vain.

"Même beauté, tant 60i t ex~uiee, Rassasie et soÛle

la fin." (2)

"Sans cesse en écrivant variez vos discours" (3) disait Boileau, et La Fontaine ne va certainement pas oublier un précepte qui con-vient si bien

à

sa nature foncière. Lui qui s'est appelé "le papillon du Parnasse" (4), et qui fait semblant de se blâmer pour son inconstance en matière littéraire, aussi bien que dans ses habitudes de vie:

"J'entends ~ue l'on me dit: '~uand donc veux-tu cesser? •••

TU changes tous les jours de manière et de style;' •••

Je suis chose légère, et vole

à

tout sujet;

Je vais de fleur en fleur, et d'objet en objet;" (5)

a très bien senti au fond ~ue cette infirmité apparente était en fait un de ses principaux avantages. Aussi il en a pris

allègre-(l) ~., Contes, IIIe Partie, l, p. 4?6

(2) ~., Contes, IVe Partie, 11, p. 594

(3) Boileau, E.E,. cit., p. 1?5

(4) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 643

(17)

ment son parti:

"Mais quoi ~ je suis volage en vers comme en amours." (l)

et a revendiqué cette faiblesse avec éclat:

"Diversité c'est ma devise." (2)

Ke souci de plaire n'est jamais unique chez les classiques; tous l'ont accompagné d'un désir d'instruire ou d'être utile. Nous n'avons qu'à rappeler le Discours de Corneille "De l'Utilité, et des Parties du Poème Dramatique", où i l analyse les différentes sortes d'utilité qui peuvent se rencontrer dans le poème dramati-que, et où il déclare:

" ••• qu'il est impossible de plaire selon les

règles qu'il ne s'y rencontre beaucoup d'utilité." (3)

,.

et que meme si:

" ••• l'utilité n'y entre (dans le poème dramatique) que

sous la forme du délectable, il ne laisse pas d'y être nécessaire." (4)

C'est aussi ce que Racine a revendiqué en défendant sa tragédie de "Phèdre":

"Il serai t

à

souhai ter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d'utiles instructions que ceux

(1)

.lli.!.,

p. 644

(2) La Fontaine, l!'ables, Contes et Nouvelles, Contes IVe Partie, 11, p. 594

(3) Corneille,~.~., Tome l, p. 17

(18)

de ces poètes (Aristote, Socrate, Euripide). Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tra-gédie avec qaantité de personnes célèbres par

leur piété et par leur doctrine, qui l'ont condamnée

dan~ ces derniers temps, et qui en jugeraient sans doute plus favorablement si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les di-vertir, et s'ils suivaient en cela la véritable in-tention de la tragédie." (l)

C'est cette utilité que soutient aussi Molière dans la Préface de "Tartuffe", défendant le genre même de la comédie dont l'emploi, dit-il, est de "corriger les vices des hommes" (2) en tout cas de "travailler

à

rectifier et adoucir" (3) leurs pas-sions.

C'est enfin la recommendation que Boileau formulait dans ses vers fameux:

"~u'en savantes leçons votre muse fertile

Partout joigne au plaisant le solide et l'utile." (4)

La Fontaine, devenu "sérieux", semble bien partager les vues de ses amis, lorsqu'il écrit, dans le premier recueil des "Fables" :

" ••• ce n'est pas tant par la forme que j'ai donnée à cet ouvrage qu'on en doit mesurer le prix, que par son utilité et par sa matière." (5)

(1) Racine, Oeuvres~. Coulommiers, Paul Brodard, 1904, Tome II, p. 197

(2) Molière,~. ~., Tome II, p. 3

{3}

~., p. ô

(4) Boileau,~.

m.,

p. 197

(19)

La question de l'utilité se posait en effet ouvertement

..

pour lui lorsqu'il composait ses "Fables" a l'usage du Dauphin. Il ne put faire autrement que se demander de quelle utilité cet ouvrage serait pour un jeune esprit, et sa Préface au premier re-cueil nous donne une réponse:

"Ce qU'elles (les Fables) nous représentent confirme les personnes d'âge avancé dans les connaissances que l'usage leur a d0nnées, et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent." (l)

Il ne se voit donc pas comme un professeur de morale; il ne songe pas

à

enseigner la vertu ni

à

exalter le bieu. Il ima-giue son oeuvre comme un concentré d'expérience. Il est en cela pareil

à

Molière. Ils sont des observateurs, des "reporters" de la. vie. Ils savent la vie, et ils nous disent ce qu'ils en savent.

, . ,

C'est la leçon de l'expérience mise a la portee de ceux qui n'ont pas encore vécu. L'oeuvre de La Fontaine est instructive en ce sens qu':

"Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens." (2)

Et on pourrait interpreter dans un sens voisin le mot de Bmileau:

"Rien n'est beau que le vrai: le vrai seul est aimable." (3)

qui en disant ceci, ne parlait sans doute pas seulement en cri-tique esthécri-tique, mais aussi en philosophe quivoulai t 'lU' on

(1) ~., p. 11

(2) ~., Fables, Livre V, 19, p. 130

(20)

exprimât toute la vie.

La Fontaine a tant mis de ~nature" dans ses "Contes~ et dans ses "Fables" 'lue ceux qui souhaiteraient trouver dans son oeuvre, outre cette morale générale de l'expérience dont nous venons de parler, une morale plus définie et non seulement im-plicite, ont critiqué ce "naturisme". Evidemment La Fontaine n'est pas un martre d'idéal--et de ce point de vue on a pu, avec

..

..

quelque raison, souligner le caractere terre-a-terre et stricte-ment utilitaire de sa soi-disant morale. On a tort d'ailleurs de juger la portée morale des ~Fables" d'après la seule "mora-lité" qui est résumée dans les vers du début ou à la fin; ces conseils, qui sont ceux de la sagesse et du gros bon sens popu-laire (les mêmes qui s'expriment dans les proverbes), ne con-stituent pas toute la valeur morale de la fable: il y a une autre leçon d'observation, de finesse, de jugement tour à tour malicieux et indulgent derrière chaque vers, et c'est là le véritable trésor moral qu'on peut découvrir dans La Fontaine.

Plus grave est le reproche visant l'immoralité d'une par-tie de son oeuvre. On peut dire que dans son souci de mettre du "sel" dans ses ouvrages, il en a mis un peu trop, et quelques-uns de ses ~Contes" furent interdits pour être "remplis de termes

indiscrets et malhonnêtes, et dont la lecture ne peut avoir d'autre effet que celui de corrompre les bonnes moeurs et d'inspirer le libertinage." (1)

La

Fontaine le premier semble, dans la priface

(21)

de 1665 des "Contes et Nouvelles", être allé au-devant des cri-tiques lorsqu'il dit:

"On m'en peut faire deux prinCipales: l'une, que ce livre est licencieux; l'autre, qu'il n'épargne pas assez le beau sexe." (1)

QU'allèguera-t-il pour sa défense? que son livre n'est pas plus nocif que la vie elle-même, et que les exemples qu'elle nous met sous les yeux:

"Ce que je n'ai pas fait, mon livre irait le faire? Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté." (2)

"Pourquoi moins de licence aux oreilles qu'aux yeux?" (3)

Et dans une ballade qui a paru en 1665, il renvoie malicieusement le blâme au lecteur en disant:

ItA Rome on ne lit point Boccace sans dispense: Je trouve en ses pareils bien du contre et du pour. Du surplus (honni soit celui qui mal y penseI) Je me plais aux livres d'amour." (4)

Une fois encore c'est le recours

à

la nature et

à

la vérité de la nature qu'il allègue pour justifier son oeuvre.

Son autre argument sera de nature esthétique. Certaines oeuvres ne peuvent être jugées du même point de vue que d'autres:

(1) La Fontaine, Fables, Contes ~ Nouvelles, p. 346 (2) ~., Contes, Ille Partie, l, p. 478

(3) ibid., Contes, IVe Partie, 16, p. 613 (4) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 586

(22)

sujets traités, genre choisi, imposent

à

l'artiste différentes sortes de discipline.

"Qui voudrait réduire Boccace

à

la même pudeur que Virgile ne ferait assurément rien qui vaille, et pécherait contre les lois de la bienséance, en

prenant

à

tâche de les observer. Car, afin que l'on ne s'y trompe pas, en matière de vers ou de prose, l'extrême pudeur et la bienséance sont deux choses bien différentes." (1)

Il s'a.l1use

à

jouer sur le sens du mot "bienséance": ce qui convient. Bienséances littéraires et bienséances morales ne s'accordent pas forcémentt Et, avocat habile, i l cite

à

la rescousse les opinions d'Horace et de Ciceron sur le sujet:

et

H • • • je dis hardiment que la nature du conte le voulait

ainsi; étant une loi indispensable, selon Horace, ou plutôt selon la raison, et le sens commun, de se con-former aux choses dont on écrit." (2)

"Ci ceron fait consister la (bienséance)

à

dire ce qu'il est

à

propos qu'on die eu égard au lieu, au temps et aux personnes qU'onentretient. Ce principe une fois

posé, ce n'est pas une faute de jugement que d'entretenir les gens d'aujourd'hui de contes un peu librez:." (3)

C'est dire clairement que dans certains ouvrages les préoccupations morales seraient déplacés.

t'Tant de circonspection n'est nécessaire que dans les ouvrages qui promettent beaucoup de retenue

(1) La Fontaine, Fables, Contes ~ l'Jouvelles, pp. 346-347 (2)

l:.lli.,

p. 346

(23)

dès l'abord, ou par leur sujet, ou par la msnière dont on les traite." (1)

Ainsi le souci artisti~ue l'emporte au bout du compte sur le but d'édification:

"On me dira Que j'eusse mieux fait de supprimer Quelques circonstances, ou tout au moins de les déguiser. Il n'y avait rien de plus facile; mais cela aurai t affaibli le conte, et lui aurait ôté de sa grace. ••• Je confesse Qu'il faut gard@r en cela des bornes, et Que les plus étroites sont les meilleures: aussi faut-il m'avouer Que troD de scrupule gâterai t tout." (2)

-Pourtant un ~oment il paraft céder

à

ces scrupules:

"J'ai désormais besoin, en le (amour) chantant, De traits moins forts, et déguisant la chose; Car, après tout, je ne veux être cause

D'aucun abus; Que plutôt mes·écrits

Manquent de sel, et ne-soient d'aucun prix!" (3)

"

..

et il songe meme a abandonner la partie:

"Voici les derniers ouvrages de cette nature Qui partiront des mains de l'auteur, ••• " (4)

Mais les "Contes" parurent toujours, et La ]'ontaine en fut Quitte pour avouer son "inconsta~ce":

"Ohl combien l'homme est inconstant, divers, Faible, léger, tenant mal sa parolel

(1)

~., p.

346

(2) lac.

m.

(3)

ibid., Contes, Ve Partie, 2, p. 623

(24)

J'avais juré hautement en mes vers De renoncer

à

tout conte frivole:" (1)

Pourtant, cette "frivolité" même de La Fontaine ne nous semble pas le retrancher de la communauté classi~ue--bien au contraire, cette frivolité est ici garante de sa fidélité

à

la nature et de sa soumission

à

la vérité, qui sont les fondements même du crédo classi~ue. ~ue viendraient faire dans les "Oontes" une morale idéaliste, ou même de simples préoccupations morales? N'est-ce pas l'heure de se prévaloir de la liberté ~ue le plus

strict des censeurs du siècle--Boileau--reconnaft implicitement

à

tout poète lors~u'il dit:

". •• Parnasse tut de tout temps un pays de li berté ; " (2)

En résumé, tant ~u'être utile et plaire marchent la main dans la main, La Fontaine se glorifie de la solidité de son oeuvre, mais si un des deux principes doit être sacrifié, il n'hésite

guère. Ne voyons-nous pas la même tendance dans sa transforma-tion du genre même de la fable--petite le~on de morale un peu sèche chez Esope; long récit circonstancié chez La Fontaine ~ui escamote même parfois ce qu'il appelait "l'âme" de la fable (la moralité) au bénéfice du "corps" (le récit) ~u' il polit amoureuse-ment. Si "l'âme" demeure elle reste enfouie et c'est au lecteur d'aller l'éveiller. La Fontaine nous confie le secret de son

(1) ibid., Oontes, Va Partie, l, p. 621 (2) BOileau,,2R..

m.,

p. 2

(25)

entreprise:

"Une morale nue apporte de l'ennui;

Le conte fait passer le précepte avec lui." (1)

Plaire! toujours plaire!

"Rien n'est beau que le vrai". Le mot de Boileau a fait fortune et sert souvent

à

résumer succinctement l'idéal classique. Il est facile de trouver des textes chez tous les auteurs clas-siques pour montrer qu'ils ont souscrit

à

ce décret et que ce vrai soit la nature ou le naturel, tous encore font chorus sur ce point.

" ••• lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après la

nature." (Molière, Critique de l'Ecole des Femmes, scène VII,

~-~, Tome I, p. 378); "Jamais de la nature il ne faut s'écarter." (Boileau, Art poétique, Cha~t III, Oeuvres, p. 194); et La Fontaine:

"Et maintenant i l ne faut pas Q.uitter la nature d'un pas." (2)

Cette vérité et cette nature comportent nécessairement un caractère d'universalité, car les Singularités, les exceptions, les caractéristiques individuelles ne peuvent être vrais qu'à l'occasion et sans doute pour une courte durée. Le but que pour-suivaient les auteurs classiques, était donc de relever dans la

(1) La Fontaine, Fables, Contes ~ Nouvelles, Fables, Livre VI, l, p. 132

(26)

nature ce qui est vrai pour "toujours", c' étai t d'exprimer les sentiments et les idées universels. Une phrase de La Fontaine résume parfaitement les liens étroits qui rattachent ces idées de beauté, de vérité, de nature et d'universalité:

"On dit que la beauté solide consiste dans la vérité; que rien de faux n'est capable de plaire longtemps; que les vers doivent avoir du rapport avec la nature, c'est-à-dire avec les inclinations les plus naturelles et les plus universelles;" (1)

Ce dernier mot d'ltuniverselles" prouve que la vérité artls-tique se distingue un peu de la vérité ordinaire--en raison même de ce degré d'universalité qu'elle doit atteindre. Si le vrai dans sa Singularité a quelque chose de choquant ou d'insatisfaisant pour l'esprit, il faut le sacrifier. Comme Boileau dit:

"Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable." (2)

or, c'est le vraisemblable qui importe pour l'artiste. La Fontaine suivra en gros le dogme classique mais il remarque finement que le poète a dans ce domaine de la vérité des licences qui lui ont été accordées de tout temps:

"Le mensonge et les vers de tout temps sont amis." (3)

Certes il ne faut pas sortir trop souvent du cours de l'or-dinaire: " ••• il ne faut avoir recours au miracle que quand la

(1) ibid., p. 775

(2) Boileau,

ER..

ill.,

p. 186

(3) La Fontaine, Fables, Contes ~ Nouvelles, Fables, Livre

(27)

nature est impuissante pour nous servir." (l) dit-il dans

l'Aver-A

tissement du "Songe de Vaux", mais n'est-ce pas admettre en marne temps Qu'on peut avoir parfois recours au miracle. Il y a une vérité Qu'il faut savoir reconnaftre jusQue sous les "habits du mensonge":

"Quand je songe à cette fable Dont le récit est menteur

Et le sens est véritable ••• " (2)

et ce serait grand dommage de bannir des lettres "le doux charme de maint songe", et la fiction poétiQue dont Homère et Esope nous ont donné l'exemple.

"Le doux charme de maint songe Par leur bel art inventé, Sous les habits du mensonge, Nous offre la vérité." (3)

Toutefois comme nous le disions plus haut, La Fontaine prêChe partout, comme il le dit, en se moquant gentiment de lui-même, "l'art de la simple nature". (4)

On a fait remarquer comment cet idéal devait amener néces-sairement les classiques sur les voies déjà battues par les

An-ciens, car ce qui est vérité et nature au XVÎIe siècle était déjà

(1) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 77

(2) La Fontaine, Fables, Contes ~Nouvelles, Fables, Livre

V, 10,

p. 123

(3) ~., Fables, Livre IX, l, p. 216 (4) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 647

(28)

vérité et nature chez les Grecs.

"J'ai reconnu avec plaisir, par l'effet qu'a produit sur notre théâtre tout ce que j'ai imité ou d'Homère ou d'Euripide. que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le go~t de Paris s'est· trouvé conforme à celui d'Athènes; mes specta-teurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autre-fois en larmes le plus savant peuple de la Grèce ••• " (1)

L'admiration des siècles se porte d'ailleurs garante des qualités des oeuvres qui sont parvenues jusqu,à nous: ils sont les seuls modèles éprouvés que puisse se proposer l'écrivain.

nIl n'y a en effet que l'approbation de la postérité qui puisse établir le vrai mérite des ouvrages. Quel-que éclat qu'ait fait un écrivain durant sa vie, Quel- quel-que éloges qu'il ait re~us, on ne peut pas pour cela infailliblrunent conclure que ses ouvrages soient ex-cellents. De faux brillants, la nouveauté du style, un tour d'esprit qui était

à

la mode, peuvent les avoir fait valoir; et il arrivera peut-être que dans le siècle suivant on ouvrira les yeux, et que l'on méprisera ce que l'on a admiré... Mais lorsque des écrivains ont été admirés durant un fort grand nom-bre de siècles, et n'ont été méprisés que par

quel-/<

ques gens de gout bizarre, car il se trouve toujours des goûts dépravés, alors non-seulement il y a de la témérité, mais il y a de la folie

à

vouloir douter du mérite de ces écrivains... Le gros des hommes

à

la longue ne se trompe pas sur les ouvrages d'esprit." (2)

Les anciens sont admirables, non parce qu'ils sont anciens, mais parce que des générations successives ne peuvent se tromper dans leur admiration.

(1) Racine,.2.E.. cit., Tome II, p. 131 (2) Boileau,

BE.

~., pp. 378-380

(29)

"L'antiquité d'un écrivain n'est pas un titre certain de son mérite; mais l'antique et constante admiration qu'on a toujours eue pour ses ouvrages est une preuve sûre et infaillible qU'on les doit admirer." (1)

D'ailleurs, tous les anciens ne sont pas admirables; il n'est chez eux qu'un petit nombre d'écrivains merveilleux:

"Je n'admets dans ce haut rang que ce petit nombre d'écrivains merveilleux dont le nom seul fait l'éloge, comme Homère, Platon, Ciceron, Virgile, etc." (2)

L'imitation des anciens se fonde donc sur leur réussite et sur une réflexion touchant les moyens qu'ils ont employés pour atteindre la vérité.

Cette imitation, toutefois, ne doit pas être un "esclavage". La Fontaine a beaucoup insisté sur ce point. On trouve partout dans ses écrits l'expression de sa liberté et de sa haine de l'imitation servile:

"'~uelques imitateurs, sot bétail t je l'avoue,

Suivent en vrais moutons le pasteur de lJ:antoue: J'en use d'autre sorte; et, me laissant guider,

Souvent

à

marcher seul j'ose me hasarder.

On me verra toujours pratiquer cet usage; II':on imitation n'est point un esclavage:" (3)

Remarquons d'ailleurs en passant que potœ La Fontaine cette

imitation ne se confinait pas

à

l'oeuvre des anciens, mais incluait

aussi une imitation des modernes, et aussi des Fran<iais du Moyen Age. Les autres classiques ont également protesté de leur droit

(1) Boileau,~. cit., p. 382

(2) loc.

ill.

(30)

d'user librement de leurs mOdèles--et l'on sait que cette indé-pendence dans l'imitation marque un progrès sur les écrivains de la Pléiade. C'est ainsi que Racine, dans la deuxième Préface d'"Andromaquett se justifie des libertés qu'il a prise avec la

légende, en ci tant "un amien conunentateur de Sophocle":

" ••• il ne faut point s'amuser

à

chicaner les poètes pour quelques changements qu'ils ont ~u faire dans la fable; ••• il faut s'attacher a considérer l'excellent usage qu'ils ont fait de ces changements, et la manière ingénieuse dont ils ont su accommoder la fable

à

leur sUjet." (1)

La Fontaine publie avec désinvolture les infidélités qu'il fait

à

son modèle:

"J'y mets du mien selon les occurrences, C'est ma coutume; et sans telles licences, Je quitterais la charge de conteur." (2)

ou encore:

"Avec cela j'y ai changé quantité d'endroits, selon la liberté ordinaire que je me donne." (3)

Boileau résume, en parlant justement de La Fontaine, l'opinion classique touchant l'imitation.

"M.

de La Fontaine a pris

à

la vérité son sujet de l'Arioste; mais en même temps il s'est rendu martre de sa matière; ce n'est point une copie qu'il ait

(1)

Racine,~. ~., Tome

l,

p.

125

(2) La Fontaine, Fables, Contes ~Nouvelles, Contes Ile Partie, 6, p. 418

(31)

tirée un trait près l'autre sur l'original; c'est un original ~u'il a formé sur l'idée Que l'Arioste lui a fourni. If (1)

C'est cette idée de transformation totale et de réelle nouveauté

,

Que souligne La Fontaine dans une phrase de la Préface a la deu-xième partie des "Contes":

"Venons

à

la liberté Que l'auteur se donne de tailler dans le bien d'autrui ainsi Que dans le sien propre, sans ~u'il en excepte les nouvelles même les plus connues, ne s'en trouvant point d'inviolable pour lui. Il retranche, il amplifie, il change les incidents et les circonstances, QuelQuefois le principal événement et la suite; enfin ce n'est plus la même chose, c'est proprement une nouvelle nouvellei et eelu~ Qui l'a inventé aurait bien de la peine a reconnaitre son propre ouvrage." (2)

LéS mots de Pope semblent une expression parfaite de ce sentiment:

"What oft was said but ne'er sa weIl expressed."

Aux anciens le XVIIe siècle est redevable non seulement de ses modèles mais aussi des préceptes régissant la technique des diverses compositions artistiques. Ces règles, les anciens nous les ont transmises comme le résumé de leur expérience de ce Qui selon eux satisfaisait avec le plus de certitude l'attente du lecteur ou du spectateur èt de ce qui pouvait lui donner le plus de plaisir. Molière savait bien Que:

"

...

(1)

(2)

ce ne sont que quelQues observations aisées,

Boileau, ~. cit., pp. 295-296

(32)

que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le

plaisir que l'on prend

à

ces sortes de poèmes ••• " (1)

En effet, demande La Fontaine:

"Q,u'y-a-t-il de plus judicieux et de plus utile en apparence que les préceptes de rhétorique que l'on trouve dans les anciens?" (2)

Ce n'est, comme il le fait remarquer, que par un souci pédant que la valeur ou l'importance de ces règles a été déna-turé, et qu'on a cru qu'il fallait les respecter simplement parce que les Anciens les avaient décrétées:

"Néanmoins, c'est d'un amas de ces préceptes mal digérés que se forme l'esprit de pédanterie, qui est un caractère si insupportable qu'il vaudrait mieux ne rien savoir du tout que d'être savant

à

cette manière ••• " (3)

Ce ne sont pas les règles qui doivent être la préoccupation primordiale de l'écrivain, c'est, répétons-le, le plaisir du lec-teur ou du spectalec-teur. C'est le sens de la leçon que Molière donne au public dans la "Critique de l'Ecole des Femmes":

"Pour moi, quand je vois une comédle, je regarde seulement si les choses me touchent; et, lorsque

je m'y suis bien divertie, je ne vais point de-mander si j'ai eu tort, et sl les règles d'Aris-tote me défendaient de rire." (4)

(1)

MOlière, ~. ~., Tome I, p. 381

(2) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. ??4

(3) loc.

m.

(33)

Racine ne pense pas autrement:

"Je les conjure d'avoir assez bonne opinion d'eux-mêmes pour ne pas croire qu'une pièce qui les touche,

et qui leur donne du plaisir, puisse être absolument contre les règles." (1)

On peut dire que La Bruyère résume les idées des écrivains clas-siques quand i l écrit, dans "Des Ouvrages de l'Esprit":

"~uand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage; il est bon, et fait de main d'ouvrier." (2)

C'est en effet

à

l'auteur

à

discerner où et quand ces règles produiront l'effet désiré--si elles ne conviennent pas

à

l'occasion, et si le résultat qu'elles obtiendraient doit être au contraire opposé

à

celui que rêve l'auteur, il faut les négliger

..

et "inventer" sa propre regle.

"Il est difficile d'établir des règles qui soient universellement vraies; elles ont toutes leurs ex-ceptions ••• " (3)

dit La Fontaine qui ne doute pas d'obtenir toujours l'indulgence du lecteur pourvu qu'il ait su lui plaire.

"On prescrit certaines règles pour les tragédies, pour les comédies, pour les satires; on veut qu'elles aient chacune leur caractère particulier, dont il ne soit pas permis de s'élOigner; mais malgré toutes

(1)

(2) (3) Racine, ~. ~., Tome l, p. 307

..

La Bruyere, ~. ~., p. 33

(34)

ces règles, les hommes croiront toujours avoir droit d'être indulgents

à

ceux qui ne les violeront que pour leur plaire." (1)

Peut-être La Fontaine se souvenait-il de la1ettre de Balzac

à

Scudéry sur "Le Cid":

" ••• avoir satisfait tout un Royaume est quelque chose de plus grand et de meilleur que d'avoir fait une pièce régulière." (2)

(opinion qui nous montre que dès le début du siècle le problème s'était posé, et presque dans les mêmes termes).

La Fontaine, par ses réserves, ne fait d'ailleurs que

. généraliser la tolérance dont Boileau, pourtant si féru des règles, faisait montre en faveur du génie:

"Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux, Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites, Et de l'art même apprend

à

franchir leurs limites." (3)

,

Et La Bruyere dira lui aussi que régularité n'est pas sy-nonyme de perfection:

"~uelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régulier." (4)

Au-dessus des règles La Fontaine mettrait une sorte

d'in-(1) ibid., p. 775

(2) Balzac, Oeuvres de J.-L. de Guez, sieur de Balzac publiées sur les anciens éditions ~r L. Moreau. Paris, Jacques Lecoffre, 1854. Tome I, p. 455

(3) BOileau,.2ll.,ill.., p. 197

(35)

, "

tuition qui guiderait l'écrivain a coup sur.

"Il faut donc s'élever au-dessus des règles qui ont

toujours quelquechose de sombre et de mort. Il ne

faut ne concevoir pas seulement par des raisonnements

abstraits et métaphysiques en quoi consiste la beauté

des vers: il la t'aut sentir et la comprendre tout d'un coup, et en avoir une idée si vive et si forte qu'elle

nous fasse rejeter sans hésiter tout ce qui n'y répond

pas. Cette idée et cette impression vive, qui

s'ap-pelle "sentimen"tl' ou "goût" est tout autrement subtile

que toutes les règles Glu mondej" (1)

~u'on suive les règles; mais si les règles tendent

à

nuire

au plaisir que doit donner l'oeuvre d'art, alors qu'on abandonne les règles. La Fontaine sur ce point encore n'est pas d'un dog-matisme exagéré; au fond il en est toujours pour une relative in-dépendence de l'artiste.

Ce goût dont parle La Fontaine n'est cependant pas un pur instinct. Il n'y a rien d'extrême en lui, et le poète considère, comme tout son siècle, la simplicité et la clarté comme les qua-lités fondamentales de l'oeuvre d'art.

"soyez simple avec art" (2)

disai t Boileau, et encore lorsqu'il juge "Joconde" de la Fontaine:

"Un homme formé, comme je vois bien qu'il l'est, au goût de Térence et de Virgile, ne se laisse pas

emporter

à

ces extravagances italiennes, etne

a'écarte pas ainsi de la route du bon sens. Tout ce qU'il dit est simple et natureli" (3)

(1) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 776

(2) Boileau, ~~., p. 176

(36)

Il Y a dans l'Avertissement de l'''Eunuq,ue'', le premier ouv-rage publié (1654) par La Fontaine, une sorte d'analyse de son propre goût en matière littéraire q,ui montre combien La Fontaine est confor.me aux exigences littéraires du temps:

Peu de personnes ignorent de combien d'agréments est rempli l'Eunuque latin. Le sujet en est Simple, comme le prescrivent nos martres; il n'est point embarrassé d'incidents confus; il n'est point chargé d'ornements inutiles et détachés; tous les ressorts y remuent la machine, et tous les moyens y acheminent à la fin. Quant au noeud, c'est un des plus beaux et des moins communs de l'antiq,uité. Cependant il se fait avec une facilité merveilleuse et n'a pas une seule de ces contraintes que nous voyons ailleurs." (1)

Simplicité, clarté, unité, aisance, naturel--telles sont bien les aspirations traditionnelles de l'école classique.: art de con-trainte et d'ajustement q,ui vise à donner l'illusion de l'aisance et du naturel, art des préparations cachées q,ui respecte le

plaisir et l'intérêt du lecteur:

"Je conviens qU'il faut tenir l'esprit en suspens dans ces sortes de narrations, comme dans les pièces de théâtre; on ne doit jamais découvrir la fin des événements; on doit bien les préparer, mais on ne doit pas les prévenir." (2)

Ce n'est pas naturellement q,u'à côté de la simpliciti, de l'ajustement et de la régularité il n'y ait place pour certains autres agréments. Là encore, s'il faut en croire la

"Disserta-(l) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 261

(37)

..

tion sur Joconde", La Fontaine rejoignait Boileau, qui apres l'avoir loué de sa simplicité et de son naturel, ajoutait que ce que pourtant il estimait surtout en La Fontaine, c'était un " ••• je ne sais quoi qui nous charme, et sans lequel la beauté même n'auroit ni grâce ni beauté. Mais, apres tout, c'est un je

..

ne sais quoi ••• " (l), et dans notre mémoire, un beau vers de

..

La Fontaine dans "Adonis", énumérant tout ce que Vénus a reçu a profusion, répond

à

ce jugement de Boileau:

"Ni la grâce plus belle encor que la beauté." (2)

Pourtant si La Fontaine sacrifie quelquefois la simplicité, il considère du moins la clarté comme essentielle. C'est qu'il y voit une des conditions du plaisir du lecteur:

" ••• car, si la clarté est recommandable en tous les ouvrages de l'esprit, on peut dire qu'elle est néces-saire dans les récits ou une chose, la plupart du temps, est la suite et la dépendance d'une autre, où le moindre fonde quelquefois le plus important; en sorte que si le fil vient une fois

à

se rompre, il est impossible au lecteur de le renouer." (3)

Or même cette clarté, ne pouvons-nous pas nous demander si La Fontaine ne pense parfois qu'il serait regrettable qu'elle fit

oublier les grâces du mystère: n'est-ce pas l'apologie du

sous-(l) Boileau,~. ~., p. 301

(2) La F6ntaine, Oeuvres Diverses, p. 4

(38)

entendu, du "compris

à

demi-mot" qu'il fait lorsqu'il déclare, dans le "Discours

à

M. de la Rochefoucauld":

n ••• qu'il faut laisser

Dans les plus beaux sujets quelque chose

à

penser." (l)

ou encore lorsqu'il vante dans le conte du "Tableau" ces traits:

n ••• piquants, et délicats,

~ui disent et ne disent pas, Et qui soient entendus sans notes Des Agnès même les plus sottes:" (2)

Dans l'Avant Propos du "Songe de Vaux" i l joue plaisamment avec la zone d'ombre qui enveloppe son personnage d'Aminte:

"Le lecteur, si bon lui semble, peut croire que l'Aminte dont j'y parle repr'sente une personne particulière; si bon lui semble, que c'est la beauté des femmes en général; s'il lui plaft même, que c'est celle de toutes sortes d'objets.· Oes trois explications sont libres. Oeux qui cher-

..

chent en tout du mystere, et qui veulent que cette sorte de poème ait un sens allégoriquel ne man-queront pas de recourir aux deux dernieres. ~uant

à

moi je ne trouverai pas mauvais qu'on s'imagine que cette Am1nte est telle ou telle personne: cela rend la chose plUS passionnée, et ne la rend pas moins héroique." (3)

Outre la simplicité et la clarté, le goût de l'époque com-porte une autre exigence: c'est l'unité de ton. Le mélange des genres, ou le mélange des tons est presque toujours insupportable pour eux.

Racontant les difficultés qu'il a rencontrées en écrivant

(1) ~., Fables, Livre X, 14, pp. 260-1 (2) ibid., Oontes, IVe Partie, 16, p. 612 (3) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 79

(39)

"Psyché", La Fontaine dit que le sujet aurait voulu tantôt le ton galant, tantôt le ton héroique, or "d'employer l'un en un endroit, et l'autre en un autre, il n'est pas permis: l'uniformité de style est la règle la plus étroite que nous ayons." (1) Il est malaisé pour l'esprit de passer trop rapidement d'un état

à

un autre, ou d'éprouver conjointement des impressions de nature diverse: il ne faut pas " ••• faire rire et pleurer dans un même nouvelle." (2)

C'est la même idée encore que La Fontaine exprime dans son Epftre

à

M. de Niert sur l'opéra:

"Ces beautés, (la poésie, la danse, la musique) néanmoins toutes trois séparées,

Si tu veux l'avouer, seraient mieux savourées. De genres si divers le magnifique appas

Aux règles de chaque art ne s'accommode pas •

.

.

.

Mais ne vaut-il pas mieux, dis-moi ce qu'il t'en semble, ~u'on ne puisse sentir tous les plaisirs ensemble

Et que, pour en goûter les douceurs purement, Il faille les avoir chacun séparément?" (3)

Théoriquement le goût de La Fontaine sur ce point ne semble pas se distinguer de celui de ses contemporains; qu'on se rappelle notamment ce que dit Boileau dans la "Dissertation sur Joconde"

à

propos de la place faite

à

cet épisode par l'Arioste dans son poème du Roland Furieux:

tt ••• je ne vois pas par quelle licence poétique l'Arioste a pu, dans un poeme héroique et sérieux, mêler une fable et un conte de vieille, pour ainsi dire, aussi burlesque qu'est l'histoire de Joconde." (4)

(ID) ibid., p. 121

(2) La Fontaine, Fables, Contes et Nouvelles, p. 387 (3) La Fontaine, Oeuvres Diverses, pp. 615-617

(40)

I l n'est pas permi s, comme le di t "un poète, grand cri tique" de

ff • • • ' renfermer dan s un même corps Amille espèces

dif-f~rentes aussi confuses que les reveries d'un malade; de mêler ensemble des choses incompatibles; d'accoupler le3 oiseaux avec les serpents, les tigres avec les agneaux' ". (1)

La Fontaine souscrit également au désir de perfection de son siècle:

" ••• il n'est pas permis aux poètes de n'être que médiocres;" (2)

Il Y a un point de perfection qu'il faut savoir trouver, et que

tout ce qui est en-deça ou au delà, manque de rencontrer:

" ••• dans l'art dangereux de rimer et d'écrire,

I l n'est point de degrés du médiocre au pire;" (3)

dit Boileau, et La Bruyère généralise encore ce jugement:

"Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la Ilature: celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait: celui qui ne le sent pas, et qui aime efi deça ou au delà, a

le goût défectueux. Il y a donc un bon et un

mau-vais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement." (4)

C'est sans doute cette perfection qui pare l'oeuvre de ce charme et de cette erâce de facilité Qui donnent au lecteur

l'illu-sion que l'oeuvre a été accomplie sans art et sans peine. Là se

(1) ibid., p. 296

(2) La Fontaine, Oeu~ Diverses, p. 774

(3) Boileau,.2l2.'

ill.,

p. ,196

(41)

trouve

" ••• cet heureux art

Q,ui cache ce qU'il est et ressemble au hasard:" (1)

dont La Fontaine parle dans "Le Songe de Vaux".

Déjà Boileau avait signalé que le comble de l'art ou la per-fection de l'oeuvre résidait justement dans cette illusion de

su-f t

preme faci l i té :

"Un ouvrage ne doit point paraftre trop travaillé, mais il ne saurait être trop travaillé; et c'est souvent le travail même, qui, en le polissant, lui donne cette facilité-tant vantée qui charme le lec-teur. Il y a bien de la différence entre des vers faciles et des vers facilement faits." (2)

~uant

à

l'art même des vers,La Fontaine fera lui aussi la différence entre l'art de rimer et l'art vrai du poète. Il aura pour les petits rimeurs de son temps le même mépris que Boileau et MOlière, et parlera avec autant de révérence que ces derniers de la divine poéSie:

"Il est vrai que jamais on n'a vu tant d'auteurs: Chacun forge des vers; mais pour la poésie,

Cette princesse est morte, aucun ne s'en soucie. Avec un peu de rime, on va vous fabriquer

Cent versificateurs en un jour, sans manquer. Ce langage divin, ces charmantes figures,

Qui touchaient autrefois les âmes les plus dures, Et par qui les rochers et les-bois attirés

Tressaillaient

à

des traits de l'Olympe admirés; Cela, dis-je, n'est plus maintenant en usage.

On vous (Apollon) méprise, et nous (les Muses), et ce divin langage." (3)

(1) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 82 (2) Boileau, Ell.

ill.,

p. 10

(42)

Tout le monde a présent à l'esprit les premiers vers de "L'Art poétiClue" où Boileau met en garde ceux Clui prennent en eux pour du génie, un vain amour de rimer:

"C'est en vain Clu'au Parnasse un téméraire auteur Pense de l'art des vers atteindre la hauteur: S'il ne sent point du ciel l'influence secrète, Si son astre en naissant ne l'a formé poète, Dans son génie étroit il est toujours captif;

Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif." (1)

L'auteur doit se connaître, et son penchant et ses limites. C'est là un point primordial et comme dit La Fontaine:

" ••• il est bon de s'accommoder à son sujet; mais il est encore meilleur de s'accommoder à son génie." (2)

La Fontaine n'hésite pas

à

rappeler ses propres limites:

"Comme la force est un point Dont je ne me pi Clue point,

Je tâche d'y tourner le vice en ridicule,

.

..

.

C'est là tout mon talent: je ne sais s'il suffit." (3)

Déjà le fait de ne pas revendiCluer l'originalité du sujet, mais seulement l'originalité du style était un aveu conforme

à

l'humilité classique:

V,

"Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux, S'11s pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux." (4)

(1 ) Boileau,

.sœ.

ill.,

p. 174

(2) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 173

(3) La Fontaine, Fables, Contes et Nouvelles, Fables, Livre 1, p. 115

(43)

La Fontaine nous donne, parsemés dans son oeuvre, des juge-ments sur lUi-même (jugejuge-ments d'ailleurs très juste) qui nous font voir qu'il connait son propre registre et qu'il s'accommode

son

génie"

tt • • • aussi n'est-ce pas mon fait que de raisonner sur des matières spirituelles: j'y ai eu mauvaise grâce toute ma vie;" (1) .

"Ces sujets sont trop hauts, et je manque de voix: Je n'ai jamais chanté que l'ombrage des bois,

Flore, Echo, les Zéphyrs, et leurs molles haleines, Le vert tapis des prés et l'argent des fontaines." (2)

"Tout long éloge est un projet Peu favorable pour ma lyre:" (3)

Cela n'empêche pas, cependant, le poète de reconnaltre ses propres mérites, et

à

l'occasion il semble assez fier de frayer le chemin, lorsqu'il entreprend une sorte de poème didactique sur le quinquina:

"Route qu'aucun mortel en ses vers n'a tentée: Le dessein en est grand, le succès malaisé;

Si je m'y perds, au moins j'aurai beaucoup osé." (4)

..

ou encore a propos des "Fables":

"Si mon oeuvre n'est pas un assez bon modèle, J'ai du moins ouvert le chemin;

D'autres pourront y mettre une dernière main." (5)

(1 ) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 558 (2) ~., p. 3

(3) La Fontaine, Fables, Contes et Nouvelles, Fables, Livre XII, 22, p. 313

(4) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 63

(44)

Mais il ne suffit pas pour faire une oeuvre parfaite ni d'être "né" poète, ni même de connaître exactement en quoi consiste Bon génie. Les chefs-d'oeuvre ne jaillissent pas sans effort comme l'eau d'une fontaine. Il faut du travail; on ne peut ~tre artiste

..

qu'a cette condition.

"Aucun chemin de fleurs ne conduit

à

la gloire." (1)

Boileau conseillait:

"Hâtez-vous lentement; et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage: Polissez-le sans cesse et le repolissez;

Ajoutez quelquefois, et souvent effacez." (2)

La Fontaine se fait l'écho de ses sentiments en disant:

"Il faut du temps j le temps a part A tous les chefs-d'oeuvre de l'art." (3)

et dans la Préface de"Psyché", La Fontaine dit:

" ••• je confesse qu'elle (la prose) me coûte autant que les vers." (4)

La deuxième partie de cette étude montrera La Fontaine

à

l'oeuvre, et, suivant le conseil de Boileau, polissant et repolissant sans cesse Bes ouvrages.

Le cri des classiques est le cri qu'on trouve répété partout

(1) ibid., Fables, Livre X, 12, p. 258 (2) Boileau,.sœ.

ill.,

p. 178

(3) La Fontaine, Oeuvres Diverses, p. 657 (4) ~., p. 121

(45)

dans la littérature du temps des Grecs jusqu'à nos jours:

~'art est long, et trop courts les termes de la vie." (l)

Ainsi cette facilité séduisante que le poète semble avoir rencontrée de premier abord, c'est en réalité un "art qui cache l'art"; car, selon les mots de Pope:

"True ease in writing comes from art, not chance."

Le poète doit être

à

lui-même son propre critique:

"Soyez-vous

à

vous-même un sévère critique." (2)

et écouter la voix des amis qui conseillent bien et non celle des flatteurs.

"Faites-vous des amis prompts

à

vous censurer;" (3)

disait Boileau, et La Fontaine reprend:

"Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami; Mieux vaudrait un sage ennemi." (4)

Pourtant, entendons-nous, et distinguons entre les critiques; ceux que l'envie, la mesquinerie, la hargne animent, sont-ils dignes

(l)

(2) (3) ~., p. 63 Boileau, ~.

ill.,

p. 178 loe. cit.

--

-(4) La Fontaine, Fables, Contes et Nouvelles, Fables, Livre VIII, 10, p. 193

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