Note sur la réforme de renseignement
Les préoccupations des réformateurs actuels de l'enseignement paraissent porter toujours trop exclusivement sur la refonte des programmes, en vue notamment de leur allégement. Or, la faillite, au moins partielle, des nombreuses réformes anté-rieures peut laisser craindre qu'il doive en être de la nouvelle comme des précédentes, et que l'ob-jectif essentiel ait été, cette fois encore, p e r d u de vue, à savoir le rendement de l'enseignement. Si la science est une acquisition ordonnée mais continue, les scientifiques ne peuvent considérer que comme une boutade l'assertion qui considère la culture comme « ce qui demeure quand on a tout oublié », car à quoi bon « apprendre à apprendre » si une attitude délibérément scep-tique et désinvolte destine à un prompt oubli ce qui doit être appris et, au moins en principe, devrait être retenu pour un progrès ultérieur.
L'abus des concours, leur uniformisation fâ-cheuse vers un idéal inaccessible utilement au plus grand nombre, n'ont déjà que trop tendance à encourager chez les jeunes l'attitude regrettable, accrue de manière inquiétante dans ces dernières années, qui leur fait considérer les examens comme un simple test de l'intelligence, et leur couronnement : les diplômes, comme un but en soi et non une préparation à la vie.
L'enseignement devrait avoir pour but essentiel une formation solide et durable, dans laquelle les connaissances s'ordonnent progressivement, au besoin lentement, autant que possible sans lacunes, en s'assurant constamment que les rudiments ne sont pas oubliés, en partant toujours du concret et y revenant sans cesse.
De ce point de vue la classe de spéciales, sans même parler de la place indue qu'avec trois ou quatre années de rabâchage, elle occupe actuelle-ment dans la préparation de trop de candidats et de trop de concours, est un anachronisme fran-çais. Ses matières, certes importantes, n'en de-vraient être en grande partie abordées qu'au f u r
et à mesure que les applications, dont elles sont
d'ailleurs historiquement issues, en auraient
sou-ligné l'intérêt. Car à quoi bon apprendre ex
abrupto l'équation en S eî les formes quadratiques
si les applications, devenues aujourd'hui si fami-lières à la physique, n'en feront reconnaître ulté-rieurement l'intérêt que si elles n'ont pas été oubliées entre temps.
La mécanique gagnerait aussi à être, dès le début, plus pénétrée d'applications concrètes avec calculs numériques, et d'évocations constantes de faits d'observation plus ou moins familiers ou d'expériences faciles à répéter avec, de bonne heure, des aperçus sur les théorèmes simples de la mécanique des systèmes et même peut-être déjà quelques indications élémentaires sur les notions (variables généralisées, impulsions...) de la méca-nique analytique. (Cf. Traité de philosophie natu-relle de Tait et Thomson, le « T and T » des
étudiants anglais, et discours inaugural de lord Rayleigh à la présidence de la Royal Society sur les mathématiques du physicien.)
L'enseignement de la physique devra aussi de-meurer plus expérimental, illustré dès le début d'expériences et de travaux pratiques qui ne né-cessitent pas toujours un matériel coûteux, PI LIS conforme à son dévelopement historique, sans viser prématurément à un développement pure-ment déductif.
En résumé, rien ne saurait être plus contraire au vœu que forment actuellement les professeurs de sciences, ainsi que les dirigeants de l'industrie, de susciter de bonne heure les vocations scienti-fiques dont le monde moderne éprouve un besoin croissant, que la tendance extrême bourbakiste qui, au profit d'une élite infime et fermée, aboutit à vider même les classes de mathématiques supé-rieures.
G. DARRIEUS,
Membre, de l'Académie des sciences. 1