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La Création ex nihilo et la notion d'increatum chez Paracelse

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(1)

La Création ex nihilo et la notion d'increatum chez Paracelse

*

Didier Kahn

(CNRS, Cellf 16-18)

Il est bien connu des historiens du paracelsisme que, à partir de 1570, Paracelse fit l’objet d’accusations d’hérésie de la part de deux médecins et théologiens, Bartholomäus Reusner et Thomas Erastus, qui lui reprochaient notamment et en tout premier lieu d’avoir nié la Création ex nihilo en présentant dans ses écrits une matière première incréée1. La source majeure de ces accusations était un texte célèbre, la Philosophia ad Athenienses, traité apocryphe publié en 1564. Ce traité dont on ne connaît pas de manuscrit, et qui fut repris par Johann Huser dans son édition collective des œuvres de Paracelse en 15902, fut considéré comme authentique jusqu’à ce que, à la fin du XIXe siècle, Karl Sudhoff rejette cette authenticité d’une façon qui devint de plus en plus catégorique3. Kurt Goldammer, en 1953, crut devoir nuancer cette position4, ce qui poussa Walter Pagel, cinq ans plus tard, à puiser à la Philosophia ad Athenienses parce que ce texte exprimait à ses yeux une « authentique pensée paracelsienne » (« genuine Paracelsian thought »)5. J’expliquerai plus loin son erreur. Goldammer se ravisa plus tard et se rallia clairement à l’opinion de Sudhoff dans deux articles parus en 19716.

Cependant la Philosophia ad Athenienses n’était pas le seul texte mis en cause par Thomas Erastus, qui citait aussi à l’appui de ses accusations d’autres traités de Paracelse, cette fois des traités authentiques7. L’authenticité de la Philosophia ad Athenienses n’étant pas mise en doute à cette époque, ce détail serait sans importance s’il n’amenait pas à s’interroger sur les véritables idées de Paracelse sur la création ex nihilo et la matière incréée. C’est ce à

* Je remercie vivement de leurs remarques Urs Leo Gantenbein (Université de Zurich, Paracelsus Project) et Dilwyn

Knox (University College London).

1 Bartholomäus Reusner, Ein kurze Erklerung und Christliche widerlegung / Der unerhörten Gotteslesterungen und

Lügen / welche Paracelsus in denn dreyen Büchern Philosophiae ad Athenienses hat wider Gott / sein Wort / und die löbliche Kunst der Artzney außgeschüttet, Görlitz : Ambrosius Fritsch, 1570. Thomas Erastus, Disputationum de Medicina nova Philippi Paracelsi Pars prima […] Pars quarta et ultima, Bâle : Pietro Perna, 1571-1573, 4 vol.

2 Paracelse, Bücher und Schrifften, éd. Johann Huser, 11 vol., Bâle: Konrad Waldkirch, 1589-1591, t. VIII, p. 1-47. 3 Karl Sudhoff, Bibliographia Paracelsica, Berlin: Georg Reimer, 1894, p. 102-103 ; Paracelse, Sämtliche Werke, I.

Abt. : Medizinische, naturwissenschaftliche und philosophische Schriften, éd. K. Sudhoff, 14 vol., Munich-Berlin : O. W. Barth et R. Oldenburg, 1922-1933, t. I/13, p. XII : « so weiß kein Mensch zu sagen, […] ob man überhaupt einen echten Kern annehmen kann oder soll. »

4 Kurt Goldammer, Paracelsus. Natur und Offenbarung, Hannover-Kirchrode : Theodor Oppermann Verlag, 1953, p.

33 : « Es enthält aber zweifellos paracelsische Grundideen, die sich weithin mit den unbezweifelt echten Aussagen über die Weltentstehung decken. » Ibid., p. 40, n. 51 : « m. E. echt ».

5 Voir l’excellent résumé historiographique de Charles D. Gunnoe, Thomas Erastus and the Palatinate. A Renaissance

Physician in the Second Reformation, Leyde : Brill, 2011, p. 311-312, n. 141.

6 Articles repris dans Kurt Goldammer, Paracelsus in neuen Horizonten. Gesammelte Aufsätze, Vienne : Verband der

wissenschaftlichen Gesellschaften Österreichs, 1986 (Salzburger Beiträge zur Paracelsusforschung, Folge 24), entre autres p. 276-278 et 310.

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quoi je m’intéresserai ici, après avoir étudié de plus près le cas de la Philosophia ad

Athenienses8.

1. La Philosophia ad Athenienses

On ne sait rien de l’origine de ce traité, qui surgit de nulle part en 1564, imprimé à Cologne, chez Birckmann, en compagnie de deux traités authentiques de Paracelse – l’un sur les contractures (De contracturis), l’autre sur l’épilepsie (De caducis) : le premier édité d’après le manuscrit autographe, le second d’après un manuscrit de Johannes Montanus, une des sources les plus fiables pour les écrits de Paracelse9.

La Philosophia ad Athenienses affirme l’existence d’une matière première incréée : le

Mysterium magnum, qui a été « préparé » (zu bereitet) par le Créateur, qualifié de suprême

Artisan (höchsten Kunstler, Werckmeister). Cette idée n’apparaît pas incidemment, au détour d’une seule phrase, mais de façon si insistante qu’on ne peut pas l’ignorer10.

Selon l’auteur, la Création se serait déroulée à partir du Mysterium magnum increatum par séparations successives11. On passe ainsi du Mysterium magnum à des Mysteria specialia, qui,

à leur tour, vont produire d’autres choses. Toutes ces séparations ont été opérées par le Créateur. La séparation, dit l’auteur, est la plus grande merveille de la philosophie (ce qui signifie peut-être « de l’alchimie », comme dans les traités d’alchimie où le mot « philosophe » est utilisé au sens d’« alchimiste »). Ces séparations sont en tout cas conçues comme des opérations similaires aux processus alchimiques : les analogies utilisées se rapportent le plus souvent à des processus chimiques ou au travail des métaux12.

Toutes les choses créées étaient déjà créées au sein du Mysterium magnum incréé par le plus haut secret et par la grande bonté du Créateur, non pas dans leur forme, leur essence et leur qualité, mais de la même façon qu’un portrait existe déjà dans le morceau de bois avant

8 Cette étude prolonge celles de Kurt Goldammer de 1971 (Goldammer, Paracelsus in neuen Horizonten, p. 278-280 et

309-310).

9 Des Hocherfarnen und Hochgelehrten Herrn Theophrasti Paracelsi von Hohenheim, beyder Artzney Doctoris,

Philosophiae ad Athenienses, drey Bücher […], Cologne : héritiers d’Arnold Birckmann, 1564. Sur la provenance du De caducis publié à la suite, voir l’éd. Sudhoff, I/8, p. 20-21. Pour le De contracturis, la page de titre de 1564 précise : « auß des Theophrasti selbst eigner Handtschrift trewlich an tag geben. » Sur Montanus, voir Wilhelm Kühlmann et Joachim Telle, Corpus Paracelsisticum : Der Frühparacelsismus, 3 vol., Tübingen : Max Niemeyer, 2001-2004 et Berlin: W. de Gruyter,

2013, t. II, p. 239-241.

10 Je résume ici mon article « The Philosophia ad Athenienses in the Light of Genuine Paracelsian Cosmology », Early

Science and Medicine, 24 (2019), p. 439-472. Voir Philosophia ad Athenienses, Livre I, § 1 : « Also ist Mysterium magnum

ungeschaffen von dem höchsten Kunstler zu bereitet ». Livre I, § 3 : « Also seind zweierley Mysteria / das groß als ein

Mysterium increatum / die andern als kinds kinder / Mysteria specialia geheischen. » Livre I, § 4 : « Dieweil und nu auß dem Mysterio increato alle andere tödliche seind gewachsen […]. » Livre I, § 21 : « Wir kommen auß dem Mysterio magno / und

nit procreato ». Etc.

11 Les termes employés sont scheidung ; getheilt ; geschnitten ; separatio (voir Livre I, § 3, 7, 9, 11).

12 Voir par exemple Philosophia ad Athenienses, Livre I, § 9 : « Am anfang aller gebierung ist gewesen die gebiererin

und erzeugerin separatio : dann separatio der Philosophien das groste wunder ist […]. Aber zu erkennen in was wege solchs zubeschehen ist / und geschehen ist also : Nit anders als gleich wie ein essich der vermischt wirt in ein lawe milch / so erhebt sich ein scheiden in viel wege : oder als ein Truphat [i.e. Frucht] der Ertz ein jeglicher metal in sein wesen schlecht und kompt. »

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que celui-ci ne soit sculpté. Cependant le Mysterium magnum n’était pas élémentaire, même s’il contenait en lui-même les quatre éléments13. Les séparations successives ont fait d’abord

apparaître un par un les quatre éléments, qui ont en même temps constitué, chacun à sa façon, un réceptacle pour tout ce qui était invisible – en particulier pour les êtres élémentaires14. Puis

de chaque élément a été séparé (ou extrait) tout ce qui en dépendait : par exemple, du ciel (qui représente l’élément du feu) ont été séparés (ou extraits) les étoiles, les planètes et le firmament ; de l’élément de la terre ont été séparés le bois, les métaux, les minéraux, les fruits et les végétaux, etc.15. L’auteur précise également que, lorsque viendra la fin des temps, les

choses créées ne retourneront pas dans le Mysterium magnum – car celui-ci aura été détruit –, mais dans ce qui existait avant lui. Qu’est-ce donc au juste qui existait avant lui ? L’auteur dit seulement que c’était quelque chose d’éternel16.

L’idée d’une matière première incréée montre que l’auteur a cherché à harmoniser la cosmogonie de Paracelse avec la cosmogonie platonicienne – telle qu’on la trouvait par exemple dans une œuvre aussi répandue que le traité d’Apulée, De Platone et ejus dogmate (I, 5)17. On peut aussi songer à d’autres sources, mais j’y reviendrai plus loin. Le processus des

séparations successives fait aussitôt penser à un schéma émanatiste18, bien que la notion

même de « séparation », qui est prise ici dans un sens très concret, matériel, et souvent alchimique, s’oppose à toute idée d’émanation proprement dite.

Si l’on ajoute à cela le fait que l’homme, ici, est considéré comme créé non par le Créateur lui-même, mais par des dieux mortels (zergencklichen Göttern) qui avaient ce pouvoir au sein du Mysterium magnum, ce qui explique la condition imparfaite de l’homme19, on reconnaît là

une réminiscence du Timée (42a-e) et l’on voit assez clairement que l’un des objectifs de l’auteur est effectivement de platoniser Paracelse.

2. Sources paracelsiennes

13 Ibid., Livre I, § 4 : « dann das höchst Arcanum / und groß gut des Creators / hat alle ding in das increatum geschaffen /

nit formlich / nit wesenlich / nit qualitetisch / sondern es ist in dem increato gewesen / wie ein Bildt in eim holtz ist ». Et Livre I, § 7 : « Dann Mysterium magnum ist nit Elementisch gewesen / wie wol die Element in im gewesen seindt. »

14 Sur cette catégorie, voir D. Kahn, « La question des êtres élémentaires chez Paracelse », à paraître.

15 Ibid., Livre I, § 12 : « Als die Elementen in seim wesen seind gescheiden worden / und von einander getheilet […]

alsdann ist die andere scheidung geschehen / nach der ersten / und ist die scheidung auß den Elementen gangen. Als alles so in dem Feür ist gewesen / zu Himmeln seind verwandelt […] also seind die Stern / Planeten / und alles so das gantze Firmament berürt / gewachsen. Auß dem Element […] das gestirn von den Himmeln geboren ist / allein durch Scheiden / wie die Blumen des Silbers auffsteigen und sich scheiden. »

16 Ibid., Livre I, § 2 : « Wiewol das ist / das alle ding widerumb in sein erst wesen kommen / aber nit in das Mysterium

[…] aber in das wol / das vor dem Mysterium gewesen ist. » Et Livre I, § 21 : « denn durch die [vierdt scheidung, i.e. la fin des temps] kommen alle ding wider in iren ersten anfang / und bleibt allein das / das vor dem Mysterio magno gewesen ist / und ewig ist ».

17 Voir Ryan C. Fowler, Imperial Plato: Albinus Maximus Apuleius. Text and Translation, with an Introduction and

Commentary, Las Vegas-Zurich-Athens: Parmenides Publishing, 2016, p. 155, et l’édition classique de Jean Beaujeu :

Apulée, Opuscules philosophiques et fragments, Paris : Les Belles Lettres, 1973.

18 Voir les schémas en appendice de mon article « The Philosophia ad Athenienses in the Light of Genuine Paracelsian

Cosmology ».

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Voyons maintenant ce dont l’auteur s’est inspiré chez Paracelse lui-même. Le terme de

Mysterium magnum n’apparaît pas tel quel chez ce dernier, mais c’est peut-être le sens qu’il

faut donner au terme cryptique « M. magnum » dans l’un de ses premiers traités, le Volumen

medicinæ Paramirum. Paracelse y explique que c’est l’air qui donne la vie, mais qu’il existe

quelque chose de plus qui contient l’air et qui, s’il était détruit, ferait aussi que l’air serait détruit, et qui fait vivre le firmament, et sans lequel le firmament aussi serait détruit : et Paracelse l’appelle “das M.” (ce que Sudhoff interprétait comme “das Mysterium”)20. Un peu

plus loin, Paracelse l’appelle le “M. magnum”21. Par ailleurs, ce “M. m.” n’est pas présenté

comme quelque chose d’incréé, mais il pourrait être une des sources de la Philosophia ad

Athenienses, car Paracelse renvoie pour plus ample informé à un de ses traités qui ne nous est

pas parvenu : De primo creato22. Or on notera que le Volumen medicinæ Paramirum ne fut

pas publié avant 1575, ce qui implique que si l’auteur de la Philosophia ad Athenienses s’est effectivement inspiré de ce traité, il a dû avoir lui-même accès aux manuscrits autographes de Paracelse – comme un certain nombre de paracelsiens à la même époque. Il pourrait alors avoir cherché, en écrivant la Philosophia ad Athenienses, à combler l’absence du traité manquant de Paracelse De primo creato.

Quoi qu’il en soit, il existe dans les œuvres authentiques de Paracelse une autre source évidente du Mysterium magnum : c’est la Philosophia de generationibus et fructibus quatuor

elementorum, composée vers 152723. Dans ce traité, les quatre éléments proviennent d’une

matière première appelée Yliaster (un des nombreux néologismes de Paracelse), et également appelée « das grosse Yliaster » (ce qui pourrait aussi avoir inspiré l’expression Mysterium

magnum). Cet Yliaster (qui, très exactement, n’était « rien » : Nichts) a d’abord été divisé

(getheilt) en les quatre éléments, ou plus précisément, en quatre Yliastri, qui ont été la matière

20 Volumen medicinæ Paramirum, « De ente astrorum », chap. 6, éd. Sudhoff, I/1, p. 182 et suiv. Cette interprétation est

certainement conditionnée par le fait que Sudhoff connaît déjà la Philosophia ad Athenienses.

21 La première édition donne un texte légèrement différent (Paracelse, Volumen Medicinæ Paramirum, éd. Michael

Toxites, Strasbourg : Christian Müller, 1575, p. 39), mais Huser l’a corrigé d’après le manuscrit autographe. Voici le texte dans l’éd. Huser (t. I, p. 17-18 et 19) : « Also merckt hinwider / das noch eins ist / das den leib halt / welcher leib das leben halt : dasselbig ist nicht minder zuverlieren / als der lufft. Der lufft wirt in demselbigen enthalten / unnd auß demselbigen : unnd [so] das nit were / so zergieng der lufft. Das Firmament lebt auß dem : und so das nicht im Firmament were / so zergieng das Firmament : und wir heissen das M. […] Dann das Firmament wird enthalten durch den lufft / wie der mensch : unnd ob schon alle Firmament still stünden / noch ist der lufft. So aber die Welt untergieng in diesem stillstehen / so ist das die ursachen / daß das Firmament kein lufft hett / und das der lufft zergangen wer : Als dann wer es ein zeichen / das der Mensch auch auß müst sein : alle Element zergiengen / wann sie stehend alle im lufft : das ist M. magnum. Und sagen dir daß also an / daß dieses M. m. ein solch ding ist / das alle geschöpff darauß leben / und ihr leben in dem und auß dem endthalten. »

22 Ed. Huser, t. I, p. 18 : « Aber also mercken in euch / das diß M. alle geschöpff enthalt / in Himmel und Erden : und

alle Elementen leben auß ihm unnd in ihm. Wie aber dasselbige euch zuverstehen ist / solt ihr eingedenck sein de primo

creato, was da angezeigt wirdt ». Ce titre d’un ouvrage soit perdu, soit jamais rédigé, peut avoir joué un rôle d’émulation,

incitant l’auteur de la Philosophia ad Athenienses à combler cette lacune à sa façon.

23 La Philosophia de generationibus et fructibus est mentionnée dans une version du De Gradibus de Paracelse datant de

1527 (Huser, t. VII, p. 347; éd. Sudhoff, I/4, p. 92 ; cité par Andrew Weeks dans Paracelse, Essential Theoretical Writings, trad. A. Weeks, Leyde : Brill, 2008, p. 712, note a.

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première des quatre éléments (de la même façon que, dans la Philosophia ad Athenienses, le

Mysterium magnum a été divisé en différents Mysteria specialia)24.

L’Yliaster a été habilement séparé et formé (geschieden und gebildet) par le suprême artisan (höchst Fabricator). Dans la Philosophia ad Athenienses, le Mysterium magnum avait été « préparé » par le höchsten Künstler. Après sa division en quatre parties, l’Yliaster a été détruit (dans la Philosophia ad Athenienses, le Mysterium magnum a lui aussi été détruit), et les quatre éléments ne sont jamais restés ensemble et ne se sont jamais mélangés (c’est aussi ce que dit la Philosophia ad Athenienses)25.

L’air a été le premier élément séparé de l’Yliaster, car dans la Philosophia de

generationibus et fructibus, l’air possède un statut privilégié qui le place au-dessus des trois

autres éléments26. Ce n’est pas le cas dans la Philosophia ad Athenienses qui est plus proche,

sur ce point, de la cosmologie standard aristotélico-scolastique, mais cependant l’auteur y précise que l’air a été prédestiné pour occuper toute place vide, même dans les autres éléments27.

On peut encore souligner d’autres ressemblances : Paracelse explique par exemple dans la

Philosophia de generationibus et fructibus que Dieu a créé le monde selon un modèle

quaternaire, celui des quatre éléments, mais il aurait aussi bien pu choisir d’en créer huit. Dans la Philosophia ad Athenienses, on retrouve la même réflexion28.

Enfin, nous avons vu que dans la Philosophia de generationibus et fructibus, l’Yliaster était défini comme « Nichts », afin de souligner que les quatre éléments ont été créés ex

nihilo. Mais ce « Nichts » porte un nom : Yliaster, ce qui est évidemment très ambigu. Si ce Nichts est l’Yliaster, alors il est réellement quelque chose, et non pas simplement rien. De ce

fait, peut-on encore parler d’une Création ex nihilo ? Dans le cas de la Philosophia de

generationibus et fructibus, la réponse est oui : au moins un autre passage le confirme très

clairement29. Mais on peut néanmoins se demander si l’auteur de la Philosophia ad

24 Philosophia de generationibus et fructibus quatuor elementorum, éd. Huser, t. VIII, p. 55 : « Am ersten ist der Yliaster

getheilet worden / der dann Nichts ist / und hatt geben die 4. Elementen / unnd gemacht und geordnet ». Ibid., p. 59 : « Unnd wie nuhn diese vier Yliastri geschaffen seind / und zu Elementen gemacht […] ».

25 Ibid., p. 58-59 : « dises erst Corpus Yliastri […] allein der höchst Fabricator hinweg geschieden hatt / und gebildet

also subtil / daß das / so hinweg genommen ist worden / ein anderst gewesen ist ». Ibid., p. 60 : « Diese vier Element seind gescheiden in ihr statt und wesen / keins mit anderm vermischt / sonder fein hinweg gethan / wie ein Schnitzer an einem Bild das hinwirfft / das sein Bild unformlich macht. » Voir la Philosophia ad Athenienses, Livre I, § 13 : « Es ist auch kein vermischung der Elementen bey einander blieben / sondern ein jeglich Element in seim freien willen / ohn alle andere Element gantz unvermäliget [i.e. verheiratet]. »

26 Philosophia de generationibus et fructibus, éd. Huser, t. VIII, p. 54 et 61 : « Anfenglich vor allen Elementen ist der

Aër am ersten außgezogen worden ». « Der Lufft beschleußt alles Tödtlichs in ihm / und scheidt es vom Ewigen hindann / gleich als ein Maur ihr Statt scheidt vom Land : Unnd helt die Welt zusammen / wie ein Dam den Weyer ».

27 Philosophia ad Athenienses, Livre I, § 13 : « denn aller luft ist gepredestiniert in alle Elementen : nit das er in den

andern Elementen sey / wie ein vermischung / das ist nit / aber er nimpt ein allerley in allen Elementen / und besitzt das : und besitz nit daß das vor besessen ist. »

28 Philosophia de generationibus et fructibus, éd. Huser, t. VIII, p. 60 : « Dieser Iliastren seind 4. und nicht mehr / seind

auch genug : Also hatt Gott die Welt in ein Gevierdts gesetzt / und lassen genug sein damit / der wol hett mögen 8. machen. » Cf. Philosophia ad Athenienses, Livre II, § 12 : « Villeicht seind müglich gewesen mehr Element / dann uns geben seind / es werden doch allein in der letzten erkandtnus / vier in allen dingen erfunden. »

29 Éd. Huser, t. VIII, p. 54 : « Nuhn aber hie in die Philosophey de Generationibus zu gohn der 4. Elementen / wollen

wir anfenglich von dem Philosophiren / das auß Nichts Ettwas geworden sey / und das in den weg. Vor dem und die 4. Elementen gewesen sind / Himmel / Firmament / Erden unnd Wasser / do ist am selbigen orth / so weitt das begreifft / das

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Athenienses, considérant le passage de Paracelse où « Nichts » est appelé Yliaster, n’a pas cru

être fidèle au médecin suisse en affirmant que le Mysterium magnum était increatum.

La Philosophia de generationibus et fructibus est restée inédite jusqu’en 1590, et Johann Huser l’a éditée d’après le manuscrit autographe. On voit une nouvelle fois que l’auteur de la

Philosophia ad Athenienses a très probablement eu accès aux autographes de Paracelse (ce

qui ne suffit hélas pas à l’identifier). C’est cette proximité avec la Philosophia de

generationibus et fructibus qui a poussé Walter Pagel (et peut-être avant lui Kurt Goldammer,

avant qu’il ne se ravise) à croire que la Philosophia ad Athenienses exposait une pensée paracelsienne authentique.

3. Création ex nihilo vs. matière première incréée

En revanche, il n’est pas si facile de dire si Paracelse défendait ou non l’idée d’une matière première incréée30. Walter Pagel a affirmé que oui – se fondant en partie sur de

mauvaises raisons31. Or on vient de voir que si la Création ex nihilo est clairement affirmée

dans la Philosophia de generationibus et fructibus, certains des passages concernés sont d’interprétation ambiguë. On peut en dire exactement autant du De modo pharmacandi (1527), qui présente à la fois l’affirmation de la Création ex nihilo et le constat que ce nichts était pourtant etwas (ce passage, publié pour la première fois en 1562, a d’ailleurs été utilisé en 1571 par Thomas Erastus, qui, à cette date, ne pouvait pas connaître la Philosophia de

generationibus et fructibus, inédite jusqu’à l’édition Huser, près de vingt ans plus tard)32. En

revanche, il est important de noter que Paracelse, quelques années plus tard, dans le De

meteoris (postérieur à 1531), donna une interprétation de la Genèse très proche de celle de la Philosophia de generationibus et fructibus, mais cette fois sans recourir une seule fois à la

notion ambiguë d’Yliaster, et donc sans chercher à expliquer davantage le Nichts précédant l’acte créateur33. De son côté, Kurt Goldammer a signalé que les œuvres théologiques de

Paradiß gestanden / und ist auß dem Paradiß das geworden / das es nit ist / unnd ist gerückt an ein ander statt. » Sur ce passage (qui a été biffé par Paracelse, selon Johann Huser), voir mon article « Paracelsus’ Ideas on the Heavens, Stars and Comets », dans Miguel Ángel Granada, Patrick J. Boner et Dario Tessicini (éd.), Unifying Heaven and Earth: Essays in the

History of Early Modern Cosmology, Barcelone : Edicions de la Universitat de Barcelona, 2016), p. 59-116, ici p. 80-81.

Voir aussi Philosophia de generationibus et fructibus, livre 3, traité III, chap. 2 (éd. Huser, VIII, p. 115) : « Aber die vier [Elemente] gehndt nicht wieder in das / wie sie außgangen seindt : […] auß Nichts ist solches geworden : Sollt es dann in sein Materiam gehn / so were es nit Nichts / sondern Etwas […]. »

30 Voir toute la discussion dans Gunnoe, Thomas Erastus, p. 310-315.

31 Walter Pagel, Das Medizinische Weltbild des Paracelsus, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1963, p. 79-85.

32 De modo pharmacandi, tract. IV (éd. Huser, V, Appendix, p. 206). Voir Erastus, Disputationum […] Pars prima, p. 5 :

Erastus le cite à l’appui de la Philosophia ad Athenienses pour démontrer que Paracelse niait la Création ex nihilo.

33 Didier Kahn, « Paracelsus’ Ideas on the Heavens, Stars and Comets », dans Miguel Á. Granada, Patrick J. Boner and

Dario Tessicini (éd.), Unifying Heaven and Earth, Barcelone : Edicions de la Universitat de Barcelona, 2016, p. 59-116, ici p. 96. Sur la datation, voir ibid., p. 67, et Hiro Hirai, Le Concept de semence dans les théories de la matière à la Renaissance,

de Marsile Ficin à Pierre Gassendi, Turnhout : Brepols, 2005, p. 216, n. 116. Voici le texte du De meteoris (Huser, VIII, p.

184) : « Nuhn sollend ihr aber wissen / das alle vier Corpora der vier Elementen gemacht seind auß nichts / dz ist / allein gemacht durch das Wort Gottes / das (Fiat) geheissen hatt. Wiewol aber dem also ist / so ist doch das Nichts / auß dem Etwas worden ist / zu einer Substantz unnd Corpus worden / wie sie dann erscheinen. »

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Paracelse offraient abondamment des idées orthodoxes sur la Création ex nihilo34. C’est aussi

le cas de la dernière grande synthèse de Paracelse, l’Astronomia magna35.

Walter Pagel a cependant trouvé dans d’autres traités authentiques des passages réellement problématiques :

- Dans l’Opus Paramirum (achevé en 1531), le Verbe créateur (Fiat) est présenté comme la matière première du monde.

- Dans le De mineralibus (après 1527 ; 1530/1532 ?), la materia ultima (qui, dans ce contexte, paraît être la materia prima) semble n’avoir pas été créée par Dieu, mais semble avoir été « bei Gott » – tout comme dans Jean 1, 1 : « das Wort war bei Gott, und Gott war das Wort » (trad. de Luther).

- Le De vera influentia rerum (1529/1532 ?) présente les vertus de toutes choses comme

incréées.

- Le Liber de imaginibus (après 1529 ?) présente Dieu, la matière première, le ciel et l’esprit (?) de l’homme (« deß Menschen Gemüth ») comme éternels et immortels.

Nous allons étudier ces textes en les replaçant chacun dans son contexte. a) « Prima materia mundi, FIAT » :

Le passage de l’Opus Paramirum qui concerne le Fiat traite des propriétés médicinales des trois principes (le sel, le soufre et le mercure dont toute chose se compose). Paracelse déclare que pour traiter de ces propriétés, il est bon d’expliquer la matière première. Mais, ajoute-t-il, puisque la matière première du monde a été Fiat, qui donc sera celui qui entreprendra d’expliquer le Fiat ? Et Paracelse, abandonnant aussitôt cette discussion, revient directement aux trois principes36.

En réalité, l’explication qu’il refuse de donner ici, il la donne dans le De meteoris, postérieur à l’Opus Paramirum. Il y explique que Dieu, n’étant autre que la Trinité, a tout créé de façon trinitaire. C’est donc la Trinité qui a proféré le Verbe créateur, lequel était nécessairement de nature trinitaire. C’est pourquoi toute chose au monde se compose de trois choses : le soufre, le mercure et le sel. Ils forment à eux trois la materia prima, qui, comme Dieu lui-même, n’a qu’un seul nom, bien qu’elle se compose de trois entités distinctes37. En

ce sens, on comprend bien pourquoi le Verbe créateur peut être considéré comme la matière

34 Goldammer, Paracelsus in neuen Horizonten, p. 310. 35 Par exemple Astronomia magna, I, 2 (éd. Huser, X, p. 28-29).

36 Opus paramirum, I, 3 (Huser, I, p. 75 ; trad. angl. : Paracelsus, Essential Theoretical Writings, ed. Weeks, p. 322) :

« Von solchen Eigenschafften zureden / gepüeret sich Primam Materiam zuerkleren. Dieweil aber prima materia mundi,

FIAT, ist gewesen / wer wil sich unterstehn das Fiat zuerkleren ? »

37 De Meteoris, chap. 2 (Huser, VIII, p. 185-188 [recte: 185-186]) : « so hatt Gott Drey für sich genommen / und auß

Dreyen alle Ding gemacht / und alle ding in Drey gesetzt. Dann der Ursprung dieser Zahl ist auß Gott am ersten / das ist / der Anfang ist Drey in der Gottheit. Nuhn ist das Wort auch dreyfach gewesen / dann die Trinitet hatts gesprochen / und das Wort ist der anfang Himmels und Erden und aller Creaturen. […] Unnd ein jedliche Kunst die da mehr suchet [als drei] / die ist falsch / unnd irret in der Natur / sucht in ihr das in ihr nicht ist. Diese Drey seindt Prima Materia, haben nur einen Nammen: Wie Gott / also Materia Prima. »

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première du monde. Il ne faut donc pas isoler cette phrase comme l’a fait Pagel, mais la recontextualiser.

Un autre passage qui semble proche des deux extraits que nous venons de voir est celui où la matière première se trouve « bey Gott ». Il s’agit du traité De mineralibus, un traité certainement postérieur à 1527 et probablement plus proche des années 1530/153238. Le

contexte est, encore une fois, celui des tria prima, que Paracelse présente à nouveau comme la matière première de toutes choses au sein de chacun des quatre éléments39. Mais si l’on veut

épouser plus étroitement le mouvement du traité – ce qui va être nécessaire pour mieux contextualiser le passage qui nous intéresse –, reprenons son introduction : Paracelse y déclare vouloir parler des minéraux de façon plus compétente que ses prédécesseurs. Ceux-ci n’ont pas compris l’ultima materia des minéraux, ce qui les a bien sûr empêchés d’en comprendre l’origine40. Paracelse oppose alors de façon insistante l’ultima materia, c’est-à-dire la fin

(« das End ») de chaque chose créée, à son commencement (« Anfang »), c’est-à-dire à son origine (« Ursprung ») – sa prima materia (bien qu’il n’emploie ce terme qu’à partir de la page suivante)41.

L’ultima materia des minéraux, c’est ce en quoi ils se résolvent lorsqu’ils sont détruits – c’est-à-dire les tria prima :

La nature nous laisse ainsi comprendre que dans les minéraux [« im Ertz »]42 se

trouvent les trois [principes], aussi bien que dans le bois et dans les autres choses – à savoir le feu, le baume et le mercure43. Car si vous brisez par l’art [i.e. si vous décomposez au laboratoire] l’acier, l’or, les perles, les coraux, vous trouvez du soufre, du sel et du mercure. Et dès que vous les avez fait passer par l’art, de ces minéraux il ne reste plus rien : tout est brisé [i.e. décomposé]. […] Ainsi dans l’ultima materia se trouvent trois choses [les tria prima], ni plus ni moins – et c’est d’eux que se composent tous les minéraux44.

38 Ce traité présente les minéraux comme les fruits de l’élément eau : il s’agit manifestement d’un développement

postérieur au texte de la Philosophia de generationibus et fructibus (ici livre IV, tract. 3) qui ne présente qu’un développement rudimentaire sur ce même thème, et qui date d’environ 1527. Voir Hirai, Le Concept de semence, p. 216, n. 116. Par ailleurs, le De mineralibus est proche de l’Opus Paramirum, qui date de 1530/1531. Enfin, il est proche aussi du De

meteoris, qui est postérieur à l’Opus Paramirum : d’où ma datation.

39 Huser, VIII, p. 336 : « Nuhn hab ich in andern der Philosophiae Paragraphis, fürgehalten drey ding / nemlich /

Sulphur, Sal und Mercurium ein Anfang zusein / aller deren dingen / so auß den 4 Müttern entspringen / das ist / auß den 4

Elementen. » Et p. 337 : « Nuhn ist im Element Wasser ein prima Materia, nemlich die drey Ersten / ein Fewr / ein Saltz / ein

Mercurius […]. Also auch im Himmel […] Also auch im Erdtrich […] ».

40 Huser, VIII, p. 334.

41 Huser, VIII, p. 334-335. Le terme de prima materia n’apparaît qu’au bas de la p. 336, et est ensuite employé

constamment.

42 Paracelse utilise ici ce mot (dont le sens normal est « minerai ») pour qualifier les minéraux en général. Il désigne

ainsi le De mineralibus comme une « Philosophia vom Ertz », et présente l’élément eau non pas comme l’élément des minerais ou des métaux, mais bien comme « l’élément de tous les métaux et les pierres ». Il opère une claire distinction entre les métaux et les autres sortes de pierres (« Stein / Gestein / Edelgestein »). Voir Huser, VIII, resp. p. 335, 338 et 346.

43 Cinq lignes plus haut, Paracelse les désignait sous les noms plus habituels de soufre, sel et mercure. Sur ces variantes

dans les appellations des trois principes, voir Kahn, « Paracelsus’ Ideas on the Heavens, Stars and Comets », p. 94-95.

44 Huser, VIII, p. 335-336 : « So gibt die Natur zu erkennen / das im Ertz seind die drey ding / gleich als wol / als im

Holtz / und in andern dingen / nemlich Fewr / Balsam / Mercurius. Dann so ihr zerbrechen durch die Kunst den Stahel / das Gold / die Perlin / die Corallen / so finden ihr Schwefel / Saltz unnd Mercurium : und so bald ihr die durch die Kunst habt /

(9)

En d’autres termes, la matière première aussi bien que la matière ultime ne sont autres que les trois principes.

À présent, Paracelse ajoute qu’il va expliquer comment Dieu a créé la nature. Revenant alors au sujet de son traité, c’est-à-dire les minéraux, il explique que leur matière première n’est pas la terre, comme beaucoup le prétendent, mais l’élément de l’eau45 : car certes les minéraux croissent dans la terre, mais c’est dans l’eau que se trouve leur racine ; de même, les arbres poussent dans l’air, mais c’est dans la terre qu’ils ont leurs racines46. Précisant que dans l’élément de l’eau se trouve une prima materia qui est les trois principes – « un feu, un sel et un mercure » –, il ajoute que ces trois principes s’agencent de différentes façons pour produire tantôt des métaux, tantôt des pierres précieuses, tantôt des pierres, du silex, etc. Cette grande diversité dans tout ce qui se compose des trois principes l’amène à célébrer Dieu comme un maître, un suprême artiste (« ein Künstler […] ein Meister uber all ») pour avoir créé les tria prima : Dieu est tout en toutes choses, il est « la matière première de toute chose et l’ultime matière de toute chose : il est celui qui est tout »47. En d’autres termes, il est le commencement et la fin.

Vient alors le passage qui nous intéresse directement et que Walter Pagel a jadis signalé : Or la première chose qui a été auprès de Dieu a été le commencement, c’est-à-dire l’ultima materia. Cette même ultima materia, Dieu en fit la prima materia. Tout comme un fruit qui doit donner un autre fruit possède une semence, et cette semence est dans la prima materia, de même l’ultima materia des minéraux a été changée en une prima materia, c’est-à-dire en une semence, et cette semence est l’élément eau48. Paracelse utilise ici la notion d’ultima materia dans un sens inverse de celui, fort habituel et facile à comprendre, qu’il employait précédemment (et qui correspond à son usage constant)49. Lorsqu’il dit que ce qui a été tout d’abord auprès de Dieu a été le commencement,

so ist nichts mehr do / vom selbigen Ertz / sonder alles zerbrochen. […] also / das ihr sollent wissen / das drey ding seind in der ultima Materia, und weder minder noch mehr / von dem alle Ertz werden. »

45 Ce qui était, après tout, l’opinion d’Aristote (Métaphysique, V, 4, 1015a 7-10). Voir Andrew Sparling, Providence and

Alchemy : Paracelsus on How Knowledge Unfolded, Matter Developed, and Bodies Might Be Perfected (PhD diss.,

University of Nevada, Reno, 2018), p. 268-269 ; Robert Halleux, Le Problème des métaux dans la science antique, Paris : Les Belles Lettres, 1974, p. 105.

46 Huser, VIII, p. 336 et 338-339.

47 Huser, VIII, p. 337 : « Er ists allein / alles in allem / er ist Rerum prima Materia, er ist Rerum ultima Materia, er ist /

der alles ist. »

48 Huser, VIII, p. 337 : « Nun ist das erst gewesen bey Gott / der Anfang / das ist / ultima Materia, dieselbige ultimam

Materiam hatt er gemacht in primam Materiam. Als ein Frucht die ein ander Frucht soll geben / dieselbige hatt ein Semen :

Der Sahm ist in prima Materia. Also ist nuhn der Mineralium ultima Materia in ein primam Materiam gemachet / das ist / in ein Sahm / und der Sahmen ist Elementum Aquae […]. »

49 Voir par exemple Urs Leo Gantenbein, « Real or Fake ? New Light on the Paracelsian De natura rerum », Ambix, 67

(2020), p. 4-29, ici p. 20. J’ai eu tort de donner des exemples médiévaux de l’expression ultima materia parfois utilisée au sens de materia prima (Kahn, « Paracelsus’ Ideas on the Heavens, Stars and Comets », p. 99, n. 122) : aucun de ces exemples n’est exact. Je me fondais sur la trad. anglaise par Timothy McDermott des Selected Philosophical Writings de Thomas d’Aquin (Oxford University Press, 1993), mais j’avais négligé de contrôler cette version anglaise sur le texte latin. Or les mots « ultimate matter » utilisés par McDermott ne correspondent pas au texte latin, qui donne toujours materia prima.

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il fait apparemment une double référence : à la Genèse bien sûr (« Am Anfang schuf Gott Himmel und Erde »)50, mais aussi à l’Évangile de Jean (« Im Anfang war das Wort, und das

Wort war bei Gott, und Gott war das Wort. / Dasselbe war im Anfang bei Gott »). Mais cette seconde référence est trompeuse.

Ce commencement, on s’attendrait en effet à ce qu’il l’appelle la prima materia, mais étrangement, il le qualifie d’ultima materia. En réalité, il est ici cohérent avec lui-même, quoique de façon difficilement compréhensible pour le lecteur ; si l’on se reporte à son commentaire de l’Évangile de Jean, on y lit en effet ceci :

« Au commencement, rien n’a été que Dieu, et Dieu a été le commencement. Ce qui revient à dire que Dieu s’appelle le commencement, et ce qu’il a fait s’appelle la fin. Comme dans cet exemple : il n’y avait absolument rien, c’est-à-dire absolument aucune créature, mais il y avait un esprit que nul n’avait créé, et c’est lui qui fait la création. Il s’appelle donc le commencement, sa création s’appelle la fin, de même qu’un père est le commencement de son fils, et le fils est la fin de son père51. »

C’est exactement le même propos dans le De mineralibus : ce que Dieu crée, c’est – du point de vue du Créateur – la fin et non le commencement : c’est donc une materia ultima, mais qui va être appelée ensuite à devenir la materia prima d’une chose précise – par exemple, la semence des minéraux. L’idée, en soi assez banale, se retrouve aisément chez des théologiens médiévaux comme saint Bonaventure.52 C’est la formulation qui, en revanche, est source de confusion.

L’ultima materia était donc « bey Gott » dès le commencement, mais ce commencement est celui du monde créé, non pas celui d’avant la Création. Ce qu’il y avait avant la Création, Paracelse le dit très clairement dans son commentaire de l’Évangile de Jean :

« In principio. Le commencement est ainsi : au tout début, avant que toutes les créatures aient été, il y avait un verbe ; c’est ce même verbe qui crée toute créature. Ce même verbe était Dieu lui-même […].

50 Bible de Luther (1545), publiée en 1522 pour le Nouveau Testament, en 1534 pour la version complète.

51 Paracelse, Auslegung des Evangeliums Johannis am ersten, éd. Urs Leo Gantenbein, à paraître dans le tome 4 de la

Neue Paracelsus-Edition (voir www.paracelsus-project.org) : « Im anfang ist nichts gesein dann Got und Got ist der anfanng

gesein. Das ist sovil : Gott haist anfanng und das er gemacht hat, haist das endt. Allß diß exempell : Es war gar nichts, das ist, gar khain creatur, sunder es war ain gaist von niemanndts beschaffen, und derselbig macht die creatur. Ytz haist er der anfanng, sein creatur das endt, allß ain vatter ist seins suns anfanng, der sun seins vatters endt. » Je remercie vivement Urs Leo Gantenbein de m’avoir communiqué ce texte encore inédit. Son opinion est que ce texte, difficile à dater, semble postérieur à 1530 (message du 23 mai 2020).

52 Saint Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum Magistri Petri Lombardi, dans Opera omnia, éd.

Quaracchi, Claras Aquas, 1882-1901, t. 1-5, 1887, t. III, XII, I, 3 : « Materia corporalium [il s’agit de la matière créée au

commencement] non fuit creata sub completa formarum diversitate, sed forma, quam habebat materia informis vocata, non

dabat esse completum, sed erat potius dispositio ad formas ulteriores ». Cité par Sébastien Douchet, « La Genèse entre création et mutation. Remarques sur l’Ovide moralisé et la pensée de saint Bonaventure », dans M. Possamaï-Pérez (dir.),

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C’est pourquoi, au commencement de toute la Création, il n’y avait auprès de Dieu aucun autre outil qu’un verbe. Ce verbe a créé toute chose, il a été Dieu et le marteau, et avec lui seulement, toutes choses ont été créées et amenées à l’existence53. »

Cette materia ultima résultant de la Création, Dieu l’a transformée en prima materia. En ce qui concerne les minéraux, cette prima materia, c’est l’élément de l’eau, qui contient la semence des minéraux. Plus précisément, Dieu a créé la Nature de telle sorte qu’elle transforme l’ultima materia en prima materia, c’est-à-dire, ici, en eau élémentaire, pour pouvoir ensuite préparer chaque semence et séparer chaque métal et chaque minéral, chacun selon son espèce54.

Mais quelle est, plus précisément, cette fameuse ultima materia résultant de la Création ? On peut avancer l’hypothèse que ce sont nécessairement les tria prima, les trois principes qui constituent toute chose au monde (y compris les quatre éléments), car c’est le Verbe créateur qui les a créés ainsi55. L’argument de Walter Pagel peut donc être écarté : ni l’Opus

Paramirum, ni le De mineralibus ne présentent l’idée d’une matière première incréée. Il y a

dans ces passages un raisonnement suivi qu’on peut reconstituer ; mais il faut reconnaître que Paracelse s’exprime ici de façon particulièrement oblique et ambiguë.

b) Les vertus incréées

Dans le De vera influentia rerum, Paracelse traite des vertus ou des forces de toutes choses, et notamment de leurs vertus médicinales56. Ces vertus peuvent venir, dit-il, de deux

sources distinctes : soit du ciel, soit directement de Dieu. Celles qui viennent directement de Dieu sont surnaturelles57, car Dieu a créé les plantes, mais leurs vertus, il ne les a pas créées :

elles étaient en Dieu avant la Création, lorsque Dieu était un esprit et planait sur les eaux. Les vertus présentes en toutes choses dans la nature ne sont donc pas naturelles, mais surnaturelles, car elles sont incréées, contrairement aux plantes, aux arbres et aux astres58.

53 Paracelse, Auslegung des Evangeliums Johannis, éd. Gantenbein : « In principio. Der anfanng ist allso : am

allerersten, vor dem alle creaturen gesein seindt, do war ain wort, dasselbige wort macht alle creatur. Dasselbige wort was Gott selbs, dann zu gleicher weiß, wie ain wort weder sichtlich noch greiflich ist, allso ist auch Got, und doch hörlich. […]Darumb im anfanng aller beschöpffung war bei Got kain ander werckzeug allß allain ain wort. Dasselbige wort hat alle ding gemacht, ist Got gesein und der hamer, und allain domit alle ding beschaffen und worden seindt. »

54 Huser, VIII, p. 337 : « Nun zu dem hatt er ihm [i.e. Elementum Aquae] die Natur geschaffen / daß sie soll die ultimam

Materiam machen / dieselbig ist im Wasser / unnd nimbt / wz im Wasser ist / dasselbig under sein gewalt und Praeparation.

Was zu Metallen gehört / das separierts in Metallen […] Was zu edlen Gesteinen gehört / also auch in sein arth : […] und also mit den Marcasiten / und andern Speciebus. »

55 Conformément à ce qu’écrit Paracelse dans le De meteoris (voir ci-dessus, n. 37). C’est ainsi que le comprenait déjà

Hiro Hirai dans Le Concept de semence, p. 210.

56 De vera influentia rerum, Traité 1 (Huser, IX, p. 131-133). 57 Ibid., p. 132 : « uber die Natur ».

58 Ibid., p. 133 : « Darumb so fliessen alle Natürliche ding auß GOTT / unnd sonst keinem andern Grundt. Nun werden

sie alß dann Natürlich geheissen […] Nun wie kan aber Gott Natürlich sein ? […] das Kraut hatt er [i.e. Gott] beschaffen / aber die Tugent darinnen nit : Dann ein jedtliche Tugent ist unbeschaffen / das ist / GOTT ist ohn Anfang / unnd nicht beschaffen. So sind alle Tugenden unnd Kräfft in Gott gewesen / vor Himmel unnd Erden / unnd ehe alle ding beschaffen sind worden / da Gott ein Geist war / und schwebet uber die Wasser […]. Auff sollichs so mag niemandt sagen / daß die Tugendt der dingen / ihr Krafft / etc. Natürlich seye / sonder Ubernatürlich ohn End / und Anfang […]. Das ist aber wol also /

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Walter Pagel a voulu voir ici une tournure d’esprit panthéiste. Il semblerait plutôt qu’on soit là devant une simple adaptation par Paracelse des rationes seminales de saint Augustin, qui l’ont effectivement influencé de façon décisive59.

Il faut aussi noter que, quelques lignes plus loin, Paracelse affirme clairement l’idée de la Création ex nihilo60. C’est un texte de plus à ajouter à ce dossier.

c) Le Liber de imaginibus

Le Liber de imaginibus est un texte plus problématique. Sudhoff a mis en doute son authenticité, sur la base de comparaisons partielles avec d’autres traités de Paracelse. En fait, rien ne s’oppose à ce que ce texte soit authentique61. Et pourtant un de ses passages est fort

intriguant, et plutôt atypique chez Paracelse.

Il s’agit dans ce traité de comprendre comment fonctionnent les images magiques, et entre autres les statuettes de cire, de terre ou de métal, appelées ici homunculi, destinées à repousser des maladies ou à produire d’autres effets magiques de protection ou d’agression62. Les

influences transmises par ces images doivent provenir de l’être intérieur (« auß dem innern Wesen »), c’est-à-dire qu’elles doivent aller de l’homme vers la statuette. En effet, l’homme possède aussi en lui les astres et tout le firmament – conformément à la correspondance microcosme / macrocosme. Ces astres sont cachés dans la mens, c’est-à-dire dans l’esprit de l’homme63. – Ici Paracelse emploie le terme latin de mens et le présente comme l’équivalent

de « Gemüth », un mot qui peut désigner le cœur, le siège des sentiments, mais qui peut aussi signifier « esprit »64. L’idée que les astres sont cachés dans l’esprit de l’homme doit-elle être

comprise comme une localisation précise, quasi anatomique ? L’esprit (mens / « Gemüth ») serait-il ici désigné, très concrètement, comme l’emplacement où se trouvent les astres du microcosme ? Se trouverait-on alors en présence d’un des passages où Paracelse désigne comme un esprit ce qu’il appelle ailleurs le « corps sidéral » de l’homme, qui est invisible, qui

die Kreutter sindt beschaffen / wie auch die Bäum und daß Gestirn : Dann sie warn nit bey GOTT im Anfang der Gottheit / das ist / ehe Himmel und Erden beschaffen ward. »

59 Pagel, Das medizinische Weltbild, p. 85 (citant le Pimandre d’Hermès et Hippolyte de Rome, Refutatio omnium

haeresium, dans son désir de voir à tout prix des sources gnostiques dans ces idées de Paracelse). Je reprends pour ma part

l’interprétation – qui me semble bien plus convaincante – d’Andrew Weeks, German Mysticism From Hildegard of Bingen to

Ludwig Wittgenstein. A Literary and Intellectual History, Albany, NY : SUNY Press, 1993, p. 128. Sur Paracelse et saint

Augustin, voir Hirai, Le Concept de semence, et tout récemment Sparling, Providence and Alchemy.

60 De vera influentia rerum, Traité 1 (Huser, IX, p. 133) : « unnd ward auß Nichts ein Materia / die wir dann

gebrauchen. »

61 Voir Amadeo Murase, « The Homunculus and the Paracelsian Liber de Imaginibus », Ambix, 67 (2020), p. 47-61,

spéc. p. 48-49.

62 Liber de imaginibus, chap. XII (Huser, IX, p. 388-392, spéc. p. 388-389 et 391).

63 Ibid., p. 389 : « Diese Homunculi und Bilder müssen nun gemacht werden nach den Influentzen / und nach dem innern

Wesen des Menschen : Dieselbigen Influentzen müssen auß dem innern Wesen gehn in dz Eusser Wesen / das ist / auß dem Menschen in ein Homunculum. Dann der Mensch hatt in ihm auch die Astra / unnd das Gestirn / gleich als wol / als das Ober Firmament : Dieselbigen Astra und Sternen ligen nun verborgen in dem Mente / das ist / inn deß Menschen Gemüth. »

64 En 1605, le traducteur en latin des œuvres de Paracelse traduira ici Gemüth par animus : « Astra ea abscondita latent

in mente, hoc est, in hominis animo » (Paracelse, Opera omnia medico-chemico-chirurgica, trad. Zacharias Palthen, 1ère éd.

1603-1605, rééd. Friedrich Bitiskius, Genève : J. A. et S. de Tournes, 1658, t. II, p. 501b ; numérisé sur le site « Medic@ »). Voir plus généralement Denis Thouard, art. « Gemüt », dans B. Cassin (dir.), Dictionary of Untranslatables : A

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provient des astres et qui, effectivement, non seulement présente toutes les caractéristiques d’un esprit, mais représente l’esprit par opposition au corps65 ? Ce n’est pas certain et je vais y

revenir. Pour l’instant, suivons le texte de près.

Les influences transmises par des images telles que ces statuettes proviennent nécessairement, comme on l’a vu, de l’être intérieur de l’homme parce que l’homme possède en lui les astres, ces astres étant cachés dans sa mens, c’est-à-dire dans son esprit (« Gemüth »). Voici comment le texte se poursuit (le mot « esprit » est, ci-dessous, ma traduction de « Gemüth ») :

Car c’est une si grande chose que l’esprit de l’homme que nul ne saurait l’exprimer : et de la même façon que Dieu lui-même, la matière première et le ciel sont tous trois éternels et immortels, il en est également ainsi de l’esprit de l’homme. C’est pourquoi l’homme peut devenir bienheureux par son esprit et avec son esprit, c’est-à-dire qu’il vit éternellement et ne meurt jamais plus, aussi peu qu’Énoch et Élie, qui ont eux-mêmes parfaitement connu leur esprit66. Et nous autres, hommes, si nous connaissions

parfaitement notre esprit, rien ne nous serait impossible sur cette terre67.

Ce passage seul pourrait suffire à faire douter de l’authenticité de ce traité – ou du moins, du chapitre où il se trouve. Que Dieu soit éternel et immortel, cela va de soi. Que le ciel soit éternel et immortel, cela ne peut se comprendre chez Paracelse que s’il s’agit du ciel entendu comme le domaine de Dieu lui-même, puisqu’une des caractéristiques de la cosmologie de Paracelse est précisément d’inclure le ciel et les astres à l’intérieur du monde élémentaire : ils sont en effet des « fruits » de l’un des quatre éléments, l’élément du feu (que Paracelse appelle l’élément du ciel dans De meteoris, où il refuse l’idée que le feu puisse être un des quatre éléments). Et c’est au-delà du ciel, donc au-delà des quatre éléments, que se situe le monde divin qui est le domaine de Dieu seul, et qui nous est inconnu. En ce sens, en effet, le ciel peut être dit éternel. Mais pourquoi la matière première ? Et pourquoi l’esprit de l’homme, et non pas son âme – pourquoi das Gemüth, et non die Seele ?

Il faut savoir, pour disposer de tous les éléments d’appréciation, que ce passage où les

homunculi reçoivent l’influence des astres et de l’esprit de l’homme est en étroite

correspondance avec un autre traité de Paracelse, Vom langen Leben, où Paracelse traite de la

65 Voir l’Astronomia magna, livre I, « Probatio in scientiam Nigromanticam » (Huser, X, p. 122-123), où le corps

sidéral est expressément comparé à un esprit. Cet exemple est donné par Ernst Wilhelm Kämmerer, « Le problème du corps, de l’âme et de l’esprit chez Paracelse », dans Antoine Faivre et Frédérick Tristan (éd.), Paracelse (Cahiers de l’Hermétisme), Paris : Albin Michel, 1980, p. 89-231, ici p. 122 et n. 228 .

66 Cette évocation d’Élie et d’Énoch se retrouve dans le traité De vita longa, IV, 3 (Huser, VI, p. 185). Voir le contexte

dans D. Kahn, « Quintessence and the prolongation of life in the works of Paracelsus », Micrologus, 26 (2018) : Longevity

and Immortality. Europe – Islam – Asia, p. 183-226, ici p. 217-218.

67 Liber de imaginibus, chap. XII (Huser, IX, p. 389) : « Dann es ist ein solch groß ding umb deß Menschen Gemüth /

also / das es niemandt möglich ist außzusprechen : Und wie Gott selbs / und Prima Materia / und der Himmel / die Drey Ewig und unzergengklich sindt : Also ist auch das Gemüth deß Menschen. Darumb wird der Mensch Selig durch und mit seinem Gemüth / das ist / er lebt Ewig und stirbt nimmermehr / als wenig als Enoch und Elias / die auch ir Gemüth recht erkennt haben. Und wann wir Menschen unser Gemüth recht erkennten / so were uns nichts unmöglich auff dieser Erden. »

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prolongation de la vie, et in fine de sa conservation, et plus précisément, des protections possibles contre les maladies mentales causées notamment par les influences des astres :

Car les maladies qui viennent de notre esprit [mens] ou atteignent notre esprit peuvent survenir de plusieurs façons. […] Nous ne voulons donc pas supprimer le cours du ciel, car nous ne le pouvons pas, mais nous avons le pouvoir de lui résister : tout comme un mur se dresse face à l’artillerie, de même il est aussi possible de résister aux astres. […] Nous plaçons contre eux des protections […]68.

Ces protections, continue Paracelse, peuvent être des anneaux comportant des signes planétaires, ou encore des images confectionnées à l’aide de « l’influence » – et cela, il en parlera, dit-il, dans un autre traité : De imaginibus69. Qu’est-ce que cette « influence » ? C’est

celle qu’on cherche à utiliser pour se protéger, comme on le voit effectivement dans le Liber

de imaginibus70.

À partir d’ici, Paracelse va utiliser dans Vom langen Leben exactement le vocabulaire qu’on retrouve dans le Liber de imaginibus. L’influence doit être dirigée d’un esprit (mens) vers un autre esprit. Si, par exemple, la planète Mars cherche ma perte (ce qui peut se produire entre autres si cette planète est atteinte par l’imagination agressive d’un homme ou d’une femme)71, l’influence de Mars se dirigera vers mon esprit afin de le rendre malade.

Mais si je fabrique alors une statuette à ma ressemblance, l’influence de Mars se dirigera vers elle au lieu de moi, parce que la statuette possèdera un esprit plus faible que le mien, donc plus facile à pénétrer – esprit qui est ici appelé « Gemüth »72. Cet emploi conjoint de mens et

de « Gemüth » incite fortement à considérer le texte de Vom langen Leben et celui du Liber de

imaginibus comme directement liés l’un à l’autre (de même que le Liber de imaginibus est lié

au traité De vita longa par leur évocation similaire d’Énoch et d’Élie)73.

Cependant, pourquoi donc le « Gemüth » serait-il éternel et incorruptible, puisqu’il s’agit de l’esprit (mens) et non pas de l’âme ? Parce que, selon toute apparence, Paracelse (un peu comme Plotin, toutes proportions gardées, au sujet des fonctions de l’âme) n’a pas une

68 Vom langen Leben (Huser, VI, p. 133) : « Dann die Kranckheiten die uns ex Mente oder in Mentem kommen / in viel

weg beschehen mögen / […] So wollen wir dem Himmlischen Lauff sein gang nit nemmen / denn es ist uns nicht müglich : Aber widerzustehen haben wir Macht / wie ein Maur dem Geschütz vorsteht : Also auch den Astren widerstanden mag werden. […] Wider die setzen wir Conservationes […] »

69 Ibid., p. 133-134 : « So ist in dem zu verstehen / das solche Conservation beschehen mag durch Ring der Planeten /

unnd durch Bilder / die nach der Influentz gemacht sind / das wir de Imaginibus setzen / […] »

70 Voir n. 61.

71 Comme dans le traité de Nördlingen, Zwey Bücher von der Pestilentz unnd ihren Zufellen, chap. 4 (Huser, III, p.

134-136) et les De peste libri tres (livre I, « Impressio in altum », Huser, III, p. 162-163). Voir Charles D. Gunnoe, « Paracelsus, the Plague, and De Pestilitate », Early Science and Medicine, 24 (2019), p. 504-526.

72 Vom langen Leben (Huser, VI, p. 134) : « das ist zu verstehen / daß die Influentz soll abgericht werden vom Mens, in

ein anders. Als / mich solt verderben oder Condemniern Mars, und wer also sein Inclinatz in mein Mentem, dardurch ich solt fallen ad Aegritudines Mentis : So mach ich Homunculum meum, so geht sein Operatz in dasselbig Imaginem, unnd werd ich da entledigt : denn in Homunculo ist nit vollkommene widerstehung. Dann ein leichts Gemütt / in dem der Planet sein Frewd und Gewalt mag ohn widerstehen verbringen / so geht er in das leichter / unnd last das schwerer ligen : […]. »

73 Et de même que De vita longa est lié par cette même évocation au traité Von dem Schlaff und Wachen der Leiber und

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doctrine absolument fixe sur le statut de l’esprit et sur celui de l’âme (ce qui a amené un grand spécialiste de Paracelse, Ernst Wilhelm Kämmerer, à consacrer pas moins de 200 pages au « problème du corps, de l’âme et de l’esprit chez Paracelse »)74. Or si l’on se tourne vers la

suite du Liber de imaginibus, on peut voir que le fait de se plonger profondément dans son « Gemüth », dans sa propre mens, peut permettre d’atteindre Dieu directement :

Car un homme qui est aussi profondément plongé dans sa propre pensée et noyé dans son propre esprit [« Gemüth »], c’est comme s’il avait perdu ses cinq sens et que le monde le tenait pour le plus grand fou fieffé ; il est pourtant auprès de Dieu le plus sage des hommes, celui auquel Dieu laisse connaître ce qu’Il tient secret75.

Et voici la suite :

C’est pourquoi vous devez aussi savoir que l’imagination parfaite qui vient des astres prend son origine dans [notre] esprit [« Gemüth »] dans lequel sont cachés tous les astres ; et notre esprit, notre foi et notre imagination sont trois choses à additionner, car si leurs noms sont différents, elles possèdent néanmoins une seule et même force, car elles proviennent l’une de l’autre, et l’on ne peut les comparer à rien d’autre qu’au Dieu trinitaire : car par l’esprit [« Gemüth »] nous venons à Dieu ; par la foi, au Christ76 ; par l’imagination, nous recevons en nous le Saint-Esprit. C’est pourquoi ces

trois choses, tel le Dieu trinitaire, rien ne leur est impossible. […] Nous devenons ainsi pareils aux Apôtres, ne craignant ni la mort, ni la prison, ni martyre ni souffrance […]77.

En d’autres termes, l’esprit, la foi et l’imagination sont directement des facultés de l’âme. En ce sens, on peut alors comprendre pourquoi le « Gemüth » peut être qualifié d’éternel et d’immortel.

Reste à expliquer la materia prima. Soit Paracelse affirme ici l’éternité de la matière, ce qui paraît fort étrange (ce serait un cas unique, à moins d’y ajouter celui du De mineralibus,

74 Voir ci-dessus, n. 64. Sur l’esprit employé chez Paracelse au sens de l’âme, voir par exemple Von dem Unterscheidt

der Corporum und Spirituum (Huser, IX, p. 406) et mes commentaires dans « Quintessence and the prolongation of life », p.

207, n. 96 et p. 218, n. 136.

75 Liber de imaginibus, chap. XII (Huser, IX, p. 390) : « Dann ein Mensch der in solchen tieffen Gedancken ist / und in

seinem Gemüth also ertruncken / der ist gleich / als hette er seine Fünff Sinn verloren / und von der Welt für den grössten Stocknarren gehalten wirdt / ist aber bey GOTT der aller Weisest Mensch / den er sein Heimligkeit wissen laßt […]. »

76 Paracelse différencie ici le Père du Fils, comme il le fait souvent. Voir Kämmerer, « Le problème du corps, de l’âme

et de l’esprit chez Paracelse », p. 110 et 112.

77 Liber de imaginibus, chap. XII (Huser, IX, p. 390) : « Darumb solt ihr auch wissen / daß die Perfecte Imagination / die

von den Astris kompt / die entspringt in dem Gemüth / in dem alle Astra verborgen ligen : und das Gemüth / der Glaub und die Imagination / sind Drey ding zu rechnen / dann die Namen sind unterschiedlich / haben aber gleiche Krafft unnd Stärcke / denn es kompt Eins auß dem andern. Und kan die nicht anderst vergleichen dann der Trinitato Deo : Denn durch das Gemüth kommen wir zu GOTT / durch den Glauben zu Christo / durch die Imagination empfahen wir den Heiligen Geist : Darumb auch diesen Dreyen / wie der Trinitato Deo / nichts unmöglich ist. […] So werden wir gleich den Aposteln / wir förchten weder den Todt noch Gefencknuß / weder Marter noch Pein […] »

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ce que je crois avoir exclu dans ma démonstration) ; soit ce passage n’est pas authentique – mais les étroits parallèles qui existent entre ce chapitre et les deux traités Vom langen Leben et

De vita longa rendent cette hypothèse assez peu probable ; soit Paracelse désigne ici par materia prima le premier résultat de la Création : la matière première indifférenciée, faite des

trois principes issus du Verbe créateur, qui produit continuellement les semences de toutes choses – et qu’il appelle, dans le De mineralibus (en se plaçant du point de vue de l’acte créateur) materia ultima.

4. Conclusions

Si l’on considère maintenant l’ensemble des traités que nous avons évoqués, il est assez frappant de voir que plus on avance dans le temps, plus Paracelse évite les ambiguïtés concernant l’interprétation de la Création. Tous les textes litigieux étudiés ici sont en effet antérieurs au De meteoris, où Paracelse va se débarrasser de la notion d’Yliaster par laquelle il cherchait, vers 1527, à préciser ce qu’était le « Nichts » d’où Dieu avait créé le monde. Cette ligne directrice correspond à une observation déjà faite par d’autres chercheurs : à partir du début des années 1530, Paracelse cherche à infléchir sa philosophie dans un sens plus proche de l’Écriture. C’est à la même époque qu’il commence à se désigner sous le terme de « professeur en Écriture sainte » (« der Heyligen Schrifft Professor »)78. Il semble donc

possible de formuler l’hypothèse suivante : Paracelse n’a probablement jamais soutenu l’idée d’une matière première incréée ; mais dans ses écrits jusqu’en 1531, il ne s’inquiète pas de savoir si son propos est ambigu sur ce point. Par la suite, il s’est probablement attaché, au contraire, à éviter ce genre d’ambiguïtés79, adoptant une attitude proche de celle de Luther

qui, dans son interprétation de la Genèse de 1535, jugeait vain de s’interroger, comme le font les philosophes, sur les ressorts de la Création80.

78 Kurt Goldammer, « Neues zur Lebensgeschichte und Persönlichkeit des Theophrastus Paracelsus » (1947), dans

Goldammer, Paracelsus in neuen Horizonten, p. 34-57 ; Dane T. Daniel, « Invisible Wombs : Rethinking Paracelsus’ Concept of Body and Matter », Ambix, 53 (2006), p. 129-142, ici p. 134. Comme me l’a fait remarquer Urs Leo Gantenbein, Paracelse, dès 1525, dans sa lettre aux théologiens de Wittenberg, avait présenté tout un programme de commentaires de la Bible : « la sola scriptura appartenait au programme général de la Réforme et Paracelse l'avait déjà adoptée à Salzbourg » (email du 31 octobre 2019). En ce sens, il n’a bien sûr pas attendu les années 1530 pour se rapprocher de la Bible. Mais l’évolution que je décris semble s’être produite dans un autre contexte, à mesure que Paracelse développait et modifiait une philosophie naturelle (une philosophia Mosaica) en partie fondée sur l’interprétation de la Genèse. En résumé, on pourrait dire que Paracelse s'est bien sûr toujours occupé de théologie selon la sola scriptura, mais qu’il ne s'en est pas toujours occupé de la même façon, ni avec les mêmes conséquences sur ses traités de philosophie naturelle.

79 La seule exception est Von dem Bad Pfeffers, un traité dont la dédicace est datée de 1535 : ce traité s’ouvre sur une

mention de l’Iliaster (la seule de cet ouvrage) désigné comme la source des innombrables espèces créées par Dieu grâce aux trois principes ; et dans le lexique que Paracelse a ajouté in fine, l’Iliaster est défini comme « la première matière avant toute Création » (Huser, VII, 330 et 342). Il semble pourtant que Paracelse se soit borné ici à reprendre des éléments déjà contenus dans les matériaux du De Gradibus, où se trouve cette définition : « L’Iliastes est la première matière de toutes choses, et elle consiste et réside dans les tria prima, soufre, sel et mercure, desquels toutes choses tiennent leur origine » (Huser, VII, p. 357 : « Iliastes est prima materia omnium rerum, constatque & positus est in hisce tribus primis, Sulphure, Sale, & Mercurio : Ex his omnia actum [sic pour ortum] habent »).

80 Je remercie Isabelle Pantin de m’avoir suggéré de consulter Luther. Voir Martin Luther, Werke, éd. de Weimar, t. 42

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