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Perte, déchéance et enfermement. Images de la vieillesse dans le roman québécois

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PERTE, DÉCHÉANCE ET ENFERMEMENT. IMAGES DE LA VIEILLESSE DANS LE ROMAN QUÉBÉCOIS

par

Catherine Grech

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Thèse soumise à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises

Décembre 2009

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Contrairement aux chercheurs américains et français, les chercheurs québécois n’ont montré qu’un intérêt mitigé pour l’étude des représentations littéraires de l’âge. Notre travail propose donc une lecture de la vieillesse mise en discours dans la fiction romanesque québécoise. En raison de l’allongement de l’espérance de vie, la sénescence est désormais compartimentée en différents stades, soit le mitan de la vie, le troisième âge et la grande vieillesse. Ainsi que le mettent en évidence les auteurs interrogés ici, chaque étape possède ses caractéristiques et ses défis. Le milieu de la vie s’envisage chez les personnages comme un passage entre la jeunesse et la vieillesse. Le sujet, confronté à son image vieillissante dans la glace, a l’impression désagréable de vivre en sursis en attendant le cataclysme de la vieillesse dont il connaît l’inéluctable. Puis, arrive ce jour terrible : il a traversé le miroir et est devenu vieux; il ne peut le nier. Si plusieurs finissent par s’y résigner, d’autres n’y parviennent pas. Tous cherchent néanmoins à se consoler de cette nouvelle réalité odieuse à tout point de vue. Enfin, la vieillesse s’aggravant jusqu’à devenir humiliante, le grand vieillard cherche à tout prix à s’en libérer. La mort, longtemps crainte, est non seulement un droit inaliénable, mais la seule libération envisageable.

Unlike researchers in the United States and France, researchers in Quebec have demonstrated little interest in examining the experience of aging as represented in literature. This thesis proposes to explore the concept of aging as depicted in Quebecois literature. With the rise in life expectancy, aging now consists of three stages, i.e., midlife, the third age and the fourth age. As demonstrated in the works of the authors examined, each stage is characterized by specific features and challenges. Midlife is seen as a transition, the passage by which one journeys from youth to age. The subject looks in the mirror and is forced to confront an image that is growing old, the confirmation that time is passing. As such, he or she has the disturbing experience of living on borrowed time while waiting for the calamity of old age to happen, followed by the inevitable. Then, one day terror strikes. The subject looks in the mirror, and the image reflected is noneother than that of an old man or woman. Denial is no longer possible. Though some eventually resign themselves to having grown old, others cannot accept this fate, but all look for consolation. The reality is grim, from every point of view. Over time, age takes a greater toll Ŕ it becomes a humiliating defeat. At the end, the subject must find a way out, an escape at all costs. Death, for so long feared, becomes not only a fundamental right, but the only hope for freedom.

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Merci à Jane Everett qui a cru du tout début à ce projet et l’a défendu. Sa disponibilité, sa lecture rigoureuse, ses conseils judicieux et son soutien moral durant toutes les étapes de la rédaction ont rendu ce travail possible. Sa rigueur et sa grande gentillesse font d’elle une véritable inspiration.

Merci à Estelle Dansereau, Michel Biron, Pascal Brissette, Martine-Emmanuelle Lapointe et Isabelle Daunais, les membres du jury, pour leurs observations qui me permettront d’approfondir le rapport que la littérature entretient avec la vieillesse.

Merci à Pierre Renaud pour son amour et sa présence, mais surtout pour avoir toujours cru en moi et m’avoir poussée à me dépasser.

Merci à mes beaux-parents, Marc-Aurèle Renaud et Arlette Rémillard, pour leur grande affection qui est réciproque.

Merci à mes amies, Laura Grunberg, Maria Taylor et Sylvie Forgues, d’être à mes côtés depuis de nombreuses années et de me suivre dans tous mes projets.

Merci à mes collègues du cégep de Saint-Laurent pour m’avoir encouragée et soutenue durant cette aventure à la fois formidable et effrayante que représente la rédaction d’une thèse de doctorat.

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INTRODUCTION 1 CHAPITRE 1 - LE ROMAN DU SURSIS………

1.1 La construction sociale du mitan de la vie………...…………...

.

1.2 La représentation littéraire de la maturité……….…… 1.3 Écrire le mitan de la vie aujourd’hui au Québec…….……….. 1.4 Récits d’un passage………..………..………..

1.4.1 Récits de passage au féminin……….……….……...

1.5 L’écriture du corps………..…….…… 1.5.1 La scène du miroir………..……….…….. 1.6 Vieillesse et filiation……….………. 1.6.1 L’origine de soi………..……….……... 1.6.2 Le temps retrouvé……….……….……… 1.6.3 Images de la vieillesse……….……….………. 1.7 Le sursis……… 18 18 23 28 29 34 39 46 55 58 62 66 72 CHAPITRE 2 Ŕ DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR………..………. 2.1 Vieillir : traverser le miroir et s’en consoler……….…. 2.2 La vieillesse comme métaphore………...…..…………..

2.2.1 La vieillesse : une punition………...…..…………... 2.2.2 L’injustice sociale de la vieillesse……….………...………. 2.2.3 L’échec de la vieillesse………..………...………….

2.3 Être vieux : entre défaite et nécessité……….

2.3.1 Vieillir à la campagne. Le drame du paysan âgé…..……..…………... 2.3.1.1 La vieillesse d’Euchariste Moisan et de Didace Beauchemin... 2.3.1.2 L’impatience du fils………..…. 2.3.1.3 Le vieillard dépouillé………... 2.3.1.4 Le vieillard près du poêle………..…. 2.3.2 Infini et consolation chez Gabrielle Roy…………...……… 2.3.2.1 Le voyage d’Éveline……….…..………... 2.3.2.2 Monsieur Saint-Hilaire………...…………... 2.3.2.3 La poupée gigogne………...………..……… 74 74 75 75 78 80 83 84 86 90 93 96 98 99 102 106

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2.4 Narcisse offensé……….……

2.4.1 L’homme âgé chez Gilles Archambault………...…….… 2.4.1.1 Devenir un autre………..…..…… 2.4.1.2 Le corps périmé………. 2.4.1.3 Le travail de la mémoire……….…………... 2.4.1.4 Jeunesse/vieillesse : l’éternelle opposition……… 2.4.1.5 Vers la grande vieillesse……….……... 2.4.2 L’écrivain âgé……….…………... 2.4.2.1 Vieillesse et création……….………. 2.4.2.2 Prendre sa retraite……….…….

2.5 Maria Chapdelaine libérée……….…

2.5.1 La Supermamie revue et corrigée………..…………..….

2.6 Le troisième âge : un défi pour la critique………..

2.6.1 Les pièges de l’idéalisation………..……..…...

109 110 112 114 116 118 120 122 126 130 132 134 137 142 CHAPITRE 3 Ŕ LA DISPARITION………. 3.1 La grande vieillesse……….……….. .

3.2 Le vieillard mis au rancart……….………..

3.2.1 Le vieillard abandonné……….……….……….

3.3 Vieillesse et exil……….

3.3.1 L’espace comme métaphore de soi………...………….……...

3.4 L’enfermement……….……….

3.4.1 Le corps âgé. Entre nature et culture………....……….

3.5 Raconter et mourir………....………... 3.6 La mort libératrice……….………...

3.6.1 S’approprier la mort……….……….. 3.6.2 Mourir seul……….……… 3.6.3 Aider l’autre à mourir : un geste de compassion…………....………... 3.6.4 Faire disparaître l’autre : briser le miroir ?……….………... 3.6.5 Le vieillard : le soi et l’autre……….………. 3.6.6 La mort de l’autre : compassion ou vengeance ?……….………..

3.7 La vieillesse effacée par les flots………...….……….. 146 146 147 149 156 158 164 166 173 177 178 181 185 189 191 196 200 CONCLUSION……… 205 BIBLIOGRAPHIE………... 212

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En Occident, le mot vieillir terrifie, car il fait jaillir à l’esprit une imagerie des plus négatives, empreinte de laideur et d’humiliation. On en vient ainsi à se convaincre que l’expérience de l’âge est universelle, dans la mesure où elle serait la même pour tous, c’est-à-dire mauvaise. À nos yeux, il ne peut y avoir de vieillards heureux; s’il en existe, ce sont des exceptions rencontrées une fois par siècle. D’ailleurs, nous n’aimons pas beaucoup le spectacle des vieux parce qu’ils ont tôt fait de nous rappeler notre destin inéluctable. S’il est vrai que nous ne connaîtrons pas tous une vieillesse cruelle ou humiliante, nous ne pouvons nier que nous ferons presque tous l’expérience de l’âge, qu’on le veuille ou non. Un jour ou l’autre, en dépit de tous nos efforts, le temps nous aura rattrapés : nous serons devenus ce vieux monsieur, cette vieille dame que nous ignorons lorsque nous les croisons. La vieillesse n’est peut-être pas cette altérité absolue dont nous voulons nous convaincre à tout prix.

Aujourd’hui, notre société, remarque le sociologue Stephen Katz, cherche à nier la vieillesse en valorisant plutôt le vieillissement (growing older), c’est-à-dire la maturité1. Selon Katz, la publicité2, qui favorise la représentation, voire la sureprésentation des baby-boomers perçus comme des consommateurs possédant de bons moyens financiers, serait en grande partie responsable de cette négation de l’âge. Le vieillissement mis en valeur par les publicitaires et les médias est dissocié des notions de dépendance et d’inactivité. Désormais, le nouveau vieux

1 Stephen KATZ, Cultural Aging. Life Course, Lifestyle and Senior Worlds, Toronto, Broadview

Press, 2005, p. 193.

2 Le 9 novembre 2002, le journal La Presse faisait paraître une publicité du magasin Les Ailes de

la mode vantant les mérites de la crème No-Age de Christian Dior. Le titre de cette publicité :

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est actif et en santé. Même des revues sérieuses comme Le Nouvel Observateur3 ou L’Actualité4 n’échappent pas à ce désir de montrer un vieillissement positif en proposant à leurs lecteurs des dossiers faisant état des nouvelles recherches médicales sur la vieillesse en plus de fournir des conseils sur l’art de rester jeune et en bonne santé le plus longtemps possible. On comprend à la lecture de ces articles qu’ils s’adressent surtout à un lectorat d’une cinquantaine d’années, ceux-là même menacés par l’âge et qui aimeraient étirer le mitan de la vie et surtout ne pas faire vieux, ce terme étant devenu une outrageante insulte. On peut aussi, au passage, donner l’exemple de la revue québécoise Le Bel Âge destinée à des lecteurs âgés. Ginette Desjarlais5 qui s’est penchée, dans son mémoire de maîtrise, sur la figure du vieux présentée dans les revues pour personnes âgées croit qu’on refuse d’y montrer la vieillesse telle qu’elle est. Sur les onze pages couverture analysées dans son étude, huit présentent une femme6, la majorité du temps assez jeune. Si sa vieillesse est trop voyante, on préfère la montrer de profil, accompagnée d’une femme ayant une allure plus jeune. En outre, les numéros étudiés ne font jamais mention de la mort ou de la maladie. Le vieillard présenté à un lectorat pourtant âgé lui aussi est sain et actif. C’est à lui que le lecteur doit s’efforcer de correspondre. Le sujet vieillissant se trouve donc devant l’injonction

3 « Médecine. Beauté. Mode de vie. Rester jeune dans son corps et dans sa tête », Le Nouvel

Observateur, no 2150, 19 au 25 janvier 2006.

4 « Vivre sans vieillir. C’est pour bientôt », L’Actualité, juillet 2008.

5 Pour une analyse de ces revues, voir le mémoire de maîtrise de Ginette DESJARLAIS, La

représentation des personnes âgées dans les magazines pour aînés, Montréal, UQAM, 2002, 169

feuillets.

6 La femme âgée est plus souvent l’objet de ridicule que l’homme. On peut se demander si ces

magazines, qui font la promotion d’une vieillesse qui n’en est pas une, ne tentent pas d’abord de contrôler et d’effacer une vieillesse féminine, davantage objet de dégoût.

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du « devoir rester jeune7 », car les marques de l’âge sont désormais perçues comme une grave négligence. Heureusement qu’il se trouve suffisamment d’ouvrages sur l’art de bien vieillir pour le guider et lui rappeler constamment que la vieillesse n’a rien d’une terrible fatalité : elle peut être combattue s’il y met les efforts nécessaires.

C’est peut-être la raison pour laquelle la conscience que nous avons du vieillissement se fait d’ailleurs de plus en plus tôt, dès le mitan de la vie, « une fiction culturelle8 », dirait Margaret Gullette, créée de toutes pièces par la publicité et le discours médical. Aujourd’hui, avoir 50 ans, c’est l’âge, dit-on, des premiers dérèglements physiologiques, des premières mammographies et coloscopies dont le but est justement d’empêcher que s’aggravent ces dérèglements. Dès lors, comment ne pas se sentir angoissé à la veille de son cinquantième anniversaire, ne pas avoir l’impression d’être en sursis, de vivre avec l’épée de Damoclès au-dessus de la tête ? La bonne nouvelle, toutefois, si nous acceptons de prendre soin de nous, de ne pas laisser le temps nous happer, c’est que le mitan de la vie se prolongera dans le troisième âge jusqu’à peut-être le faire totalement disparaître. Mais nous n’en sommes pas encore tout à fait là bien qu’un certain discours médical cherche à nous convaincre du contraire. L’historien Jean-Pierre Gutton croit que nous fondons de grands espoirs sur les avancées médicales qui laissent planer la conviction que la science saura remédier

7 Bernadette PUIJALON et Jacqueline TRINCAZ, Le droit de vieillir, Paris, Fayard, 2000, p. 96. 8 Margaret Morganroth GULLETTE, Declining to Decline. Cultural Combat and the Politics of

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à plus ou moins long terme à la vieillesse perçue désormais comme une maladie9. En nous attachant autant à ces découvertes, nous risquons de ne pas penser la vieillesse.

Dans cette lutte contre les effets de l’âge, notre époque, aussi narcissique soit-elle, n’a rien inventé. Déjà en 44 avant J.-C., Cicéron prodiguait des conseils sur le « bien-vieillir », conseils qui ne diffèrent pas tellement de ceux qu’on nous assène aujourd’hui :

il faut lutter contre [la vieillesse] comme on lutte contre la maladie; entretenir sa santé, pratiquer des exercices appropriés, manger et boire pour refaire ses forces sans les ruiner. Mais il ne suffit pas d’être attentif à son corps; il faut davantage encore s’occuper de l’esprit et de l’âme10.

Ce n’est pas un vieillissement trop cruel et sans charme que nous tentons de combattre, mais la vieillesse dans son ensemble en intimant au vieillard le devoir de rester jeune, de dissimuler les signes du temps, de la même façon que l’on cache un stigmate. Plutôt que de nous permettre d’apprivoiser doucement les dernières années de l’existence, de les comprendre tant du point de vue biologique, social qu’affectif et spirituel, on nous empêche de réfléchir à leur complexité en tentant de nous convaincre jusqu’à un âge avancé, à cet âge justement où nous ne pouvons plus lutter, que la vieillesse n’est pas une fatalité, mais bien une faiblesse. Chercher à rester en vie le plus longtemps possible dans des conditions acceptables est une chose souhaitable; refuser d’appréhender la vieillesse et ses conséquences, en la niant sur tous les plans, frôle le non-sens, car le temps finit par nous rattraper.

9 Jean-Pierre GUTTON, Naissance du vieillard. Essai sur l’histoire des rapports entre les

vieillards et la société en France, Paris, Aubier, 1988, p. 19.

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Autant le sujet vieillissant doit éviter de faire vieux, autant tout est mis en place pour lui rappeler cette réalité. Au Québec, comme au Canada, on peut situer l’entrée dans la vieillesse à 65 ans pour une raison très simple. C’est à cet âge que tout citoyen canadien peut prendre sa retraite. Celui-ci voit son statut changer presque du jour au lendemain étant donné que pour la toute première fois il reçoit une rente mensuelle judicieusement nommée Pension de la sécurité de

vieillesse11. Qu’il se sente vieux ou encore jeune, qu’il soit ou non sévèrement marqué par le temps ou la maladie, le sujet vieillissant se trouve inscrit bien malgré lui dans un nouveau registre : le troisième âge. Aux yeux des autres, il est devenu vieux parce qu’il appartient désormais à une autre catégorie, l’âge d’or, à laquelle ses parents, s’ils vivent encore, appartiennent eux aussi. Comme le dit bien Margaret Gullette, « we are aged by culture12 », car la société en découpant les classes d’âge marque le moment de la vieillesse. Dans les sociétés anciennes, où il n’existait pas de découpage aussi précis des classes d’âges, « la vie commen[çait] à l’entrée sur le marché du travail et se terminait à la mort13 »; « tant qu’il n’y a pas d’âge légal pour la retraite, il n’y a pas de vieillesse reconnue en tant que telle dans les textes. […] Le vieux n’est qu’un adulte âgé14 ». Le sujet âgé n’appartient à aucune catégorie sociale ou homogène à proprement

11 On peut s’étonner que la rectitude politique n’ait pas encore touché au terme Pension de la

sécurité de vieillesse. L’arrivée des baby-boomers aura peut-être comme effet de repenser non

seulement le terme vieillesse mais aussi le terme sécurité renvoyant à une idée de faiblesse et de besoin de protection.

12 Margaret Morganroth GULLETTE, Aged by Culture, Chicago, University of Chicago Press,

2004, 267 p.

13 Georges MINOIS, Histoire de la vieillesse. De l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Fayard,

1987, p. 19.

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parler; « il se diss[out] en une multitude de cas individuels insaisissables15. » Aujourd’hui, vieillesse et retraite sont intimement liées pour le meilleur, mais parfois pour le pire. Évidemment, plusieurs travaillent passé cet âge en refusant farouchement de se voir imposer le moment de leur vieillesse. En revanche, pour beaucoup

la retraite est devenue comme un âge d’or, parenthèse heureuse entre le temps des responsabilités familiales et professionnelles et l’âge de la grande vieillesse. Période bénie qui met un terme à l’angoisse de perdre son emploi si l’on est dans le privé; et à l’ennui d’une carrière sans surprise si l’on est dans le public16.

L’âge chronologique, de ce point de vue, n’est peut-être pas une variable aussi vide que le croit Sharon Kaufman17, pour qui l’aspect biologique de la vieillesse, c’est-à-dire la maladie, influencerait davantage l’identité qu’un simple chiffre. Au moment de la retraite, il n’est donc plus question du « droit de vieillir », pour reprendre ici le titre d’un ouvrage de Bernadette Puijalon et de Jacqueline Trincaz18, mais bien de l’obligation de devenir vieux, sans toutefois faire vieux. Le sujet âgé, jeté au milieu de tous ces discours qui affirment une chose et son contraire, tente de s’accommoder le mieux possible de cette nouvelle réalité sur laquelle on ne lui enseigne rien, sinon de ne pas l’exhiber. De toute façon, quand il aura perdu la lutte contre le temps, on l’enfermera pour le punir de cet échec et cacher celui-ci.

15 Ibid.

16 Éric DESCHAVANNE et Pierre-Henri TAVOILLOT, Philosophie des âges de la vie. Pourquoi

grandir? Pourquoi vieillir ?, Paris, Grasset, 2007, p. 495.

17 Sharon KAUFMAN, The Ageless Self, Wisconsin, University of Wisconsin Press, 1987, p. 18. 18 Bernadette PUIJALON et Jacqueline TRINCAZ, Le droit de vieillir. On peut ajouter à cette

obligation de vieillir les rabais que les grands magasins offrent à cette catégorie de clients qu’ils appellent les personnes âgées, les aînés, les seniors, le troisième âge.

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En raison de l’allongement de l’espérance de vie, on a vu se greffer une autre catégorie, le quatrième âge, à laquelle on risque d’appartenir dès 75 ans, parfois avant, si les conditions médicales sont mauvaises. Le corps, avec ses petites et ses grandes misères, nous met devant l’évidence : nous sommes devenus vieux, nous ne pouvons plus nous convaincre du contraire. Les activités qui nous paraissaient aller de soi hier nous sont aujourd’hui interdites. Vivre devient plus difficile; on en vient même à se demander si cela vaut la peine de continuer. Cette vieillesse, que l’on peut qualifier de biologique, pose un problème aux sociologues et aux gérontologues en raison de la corporéité qui s’exacerbe durant les dernières années de l’existence. Influencées par une approche cartésienne, croit Julia Twigg19, ces deux disciplines peinent à nous parler correctement de cette période particulière du développement humain. Malgré notre crainte du quatrième âge, nous demeurons fascinés par les grands vieillards, du moins ceux dont la santé ne paraît pas compromise; nous nous plaisons à penser que notre époque a réussi, plus que les précédentes, à repousser les limites de la vie. Selon Jean-Pierre Bois, il ne faut pas adhérer trop vite à l’idée que nous vivons beaucoup plus vieux que jadis : « Il y a toujours eu, et dans tous les pays, des gens d’un âge très remarquable, à peu près dans la limite du siècle; l’âge maximum ne semble pas s’élever, les centenaires restent des gens aussi exceptionnels que par le passé20 ». Cependant, il est vrai de dire que l’espérance de vie s’est tout de même appréciée dans les dernières années pour un bon nombre de gens. Reste à savoir

19 Julia TWIGG, . « The Body, Gender, and Age: Feminist Insights in Social Gerontology »,

Journal of Aging Studies, vol. 18, no 1, 2004, p. 63.

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maintenant quelles seront les conditions sociales et affectives de leur grande vieillesse.

La dévalorisation de la sénescence et le refus de la considérer se constatent bien sûr dans la littérature, le contraire aurait été étonnant. Anne Wyatt-Brown fait remarquer dans l’introduction du livre Aging & Gender in Literature21 qu’en Occident les écrivains ont longtemps hésité à mettre en scène des personnages principaux arrivés à la fin de leur vie, de peur de faire fuir les lecteurs. La problématique de la vieillesse n’est pas pour autant occultée de la fiction. Toutefois, il est encore assez rare qu’elle soit représentée sous un jour favorable, la misère, la douleur et la solitude étant souvent le lot des personnages âgés. Le récit du déclin domine donc la représentation littéraire de la sénescence.

La réticence à parler du vieillissement ne se situerait plus aujourd’hui du côté des écrivains, mais bien de la critique universitaire. En dépit des nombreux essais publiés sur le sujet, il existe encore aux États-Unis une certaine résistance quant aux Age Studies. Au printemps 2008, Leni Marshall, professeure à l’Université du Michigan et spécialiste du rapport entre littérature et vieillesse, a fait circuler sur le site Internet de MLA (Modern Language Association) une pétition visant à demander qu’un groupe de discussion soit formé, ce qui a été fait depuis. Un peu curieusement, la vieillesse, jusque-là, était absente de la longue liste des sujets discutés en ligne par les membres de MLA. Cette résistance paraît un peu curieuse de la part des critiques culturels qui se sont pourtant attardés aux notions de genre, de classe et de race. Ce peu d’intérêt a eu comme conséquence

21 Anne WYATT-BROWN, « Introduction: Aging, Gender and Creativity », Aging & Gender in

Literature. Studies in Creativity, Anne WYATT-BROWN et Janice ROSEN (dir.), Charlottesville,

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de faire des études sur l’âge l’enfant pauvre de cette discipline. La critique féministe, qui peut-être la première aurait dû être alertée par la double marginalisation de la femme âgée, est elle-même longtemps restée muette à ce propos ou a limité son champ d’études au mitan de la vie, occultant du fait même le troisième et le quatrième âge. Néanmoins, Anne Wyatt-Brown22 croit que les

Age Studies ont atteint leur « maturité universitaire ». En effet, les ouvrages

critiques se sont multipliés dans les quinze dernières années. Margaret Gullette, Kathleen Woodward et Anne Wyatt-Brown, pour ne nommer qu’elles, sont devenues incontournables pour quiconque s’intéresse aux représentations culturelles et littéraires de l’âge. La relève des critiques littéraires spécialistes de la question du vieillissement n’est cependant pas assurée. Ainsi qu’on le constate, peu de facultés de lettres inscrivent à leur programme des cours sur l’image de la vieillesse dans la littérature.

Dans le monde francophone, l’Université Blaise-Pascal, de Clermont-Ferrand, est particulièrement active en ce qui a trait à la recherche sur le rapport entre vieillesse et littérature. Les nombreux actes de colloques qui ont été publiés mettent en lumière les différents aspects auxquels les chercheurs ont choisi de s’attarder : vieillesse et création, vieillir en exil, vieillir au féminin, etc23. Au Canada, on peut noter les études récentes d’Estelle Dansereau, de l’Université de Calgary, sur la vieillesse au féminin chez Gabrielle Roy et Claire Martin, entre autres. Malgré quelques mémoires de maîtrise et thèses de doctorat éparpillés ici

22 Anne WYATT-BROWN, « The Future of Literary Gerontology », Handbook of the Humanities

and Aging, New York, Springer Publishing Company Inc., 2000, p. 41-61.

23 Pour le catalogue, on peut consulter le site Internet à l’adresse suivante :

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et là dans diverses universités québécoises24, c’est un silence presque complet qui entoure cette question au Québec. Pourtant, depuis de nombreuses années, les romanciers choisissent d’interroger le sens de nos dernières années sans hésiter à en dévoiler ses aspects les plus sombres et les plus cruels. On voit même des écrivains comme Gabrielle Roy, Yves Thériault, Gilles Archambault et Jacques Poulin, pour ne nommer qu’eux, approfondir la question dans plus d’un ouvrage. Le thème de la vieillesse ne peut être vu comme un accident dans le parcours d’une œuvre, c’est une problématique suffisamment importante pour que ces romanciers sentent la nécessité d’y revenir à différents moments de leur existence, comme si la conception de la vieillesse se modifiait en fonction de l’âge de l’auteur. Dès lors, on peut trouver incompréhensible que la critique universitaire québécoise n’ait manifesté qu’un intérêt mitigé pour ce sujet pourtant exploité par la fiction. Ironiquement, la remontrance nous vient des romanciers eux-mêmes. Louis Aubry, un personnage de Gilles Archambault, écrivain lui aussi, s’étonne que le sujet de la vieillesse et de la mort n’ait pas été abordé dans les études critiques de ses livres :

Qu’une jeune femme dans la vingtaine pense en priorité à la vie et à ce qu’elle lui réserve, je comprends tout à fait, mais que des universitaires dans la cinquantaine ne voient pas que la mort les ronge déjà, voilà qui m’a toujours dépassé. […] J’ai décrit à

24 Voir notamment Janine DUPONT, Représentations de la vieillesse et des relations

intergénérationnelles dans les albums de jeunesse québécois contemporains usuels dans les classes du primaire (mémoire de maîtrise), Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2008, 146

feuillets; Maude DÉNOMMÉ-BEAUDOIN, Le cœur bègue, recueil de nouvelles suivi de Les

représentations de la vieillesse chez trois nouvelliers québécois (1994-2001) (mémoire de

maîtrise), Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2007, 300 feuillets; Ginette DESJARLAIS, La

représentation des personnes âgées dans les magazines pour aînés (mémoire de maîtrise),

Montréal, UQAM, 2002, 169 feuillets; Catherine GRECH, Portrait de l’écrivaine en vieille dame.

La construction du sujet féminin dans le journal de May Sarton (mémoire de maîtrise), Montréal,

UQAM, 2004, 135 feuillets; Sally CHIVERS, The Literary Potential of Old Age in Simone de

Beauvoir, The Stone Angel, and New Canadian Narratives (thèse de doctorat), Montréal,

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l’avance la lente agonie qui est la mienne. Je savais que l’avenir me réservait ce sort. Mes critiques le savaient aussi, mais ils ne voulaient pas l’admettre25.

Par le biais de son personnage, Archambault semble vouloir s’adresser aux universitaires qui s’intéressent à son œuvre depuis quelques années déjà tout en contournant le sujet du vieillissement présent dans plusieurs de ses romans et ses nouvelles. En gardant le silence, les critiques condamnent ainsi plus ou moins consciemment Ŕ mais la peur de vieillir n’est-elle pas toujours plus ou moins consciente ? Ŕ certaines œuvres à une lecture univoque risquant de passer à côté de l’essentiel du sujet narré, c’est-à-dire le défi que représentent pour tout homme la vieillesse et la mort, ce même défi auquel font face plusieurs personnages d’Archambault.

Notre étude vise à combler ce manque. Nous voulons offrir une lecture du corpus québécois, qui n’a pas encore été faite, tout en montrant l’intérêt et la pertinence de ce que nous pourrions appeler la gérontologie littéraire, qui, espérons-le, saura intéresser d’autres chercheurs québécois. La fiction romanesque a été ici privilégiée, mais il va de soi qu’une même étude aurait pu être menée sur l’écriture dramatique ou poétique, que ce soit dans la façon dont le thème de la vieillesse est évoqué ou encore en s’attardant au lien que les créateurs âgés entretiennent avec leur art dans les dernières années de leur vie et à la façon dont l’âge modifie le style et la manière de travailler. L’analyse que nous proposons se veut multidisciplinaire. Étant donné que les sciences humaines26 ont beaucoup

25 Gilles ARCHAMBAULT, De l’autre côté du pont, Montréal, Boréal, 2004, p. 55-56.

26 Georges Minois fait remarquer que l’intérêt des historiens pour la vieillesse est tout de même

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écrit sur la question de l’âge, nous n’avons pas hésité à les interroger pour comprendre ce phénomène. La sociologie (Norbert Elias, Stephen Katz, Julia Twigg), l’anthropologie (Sharon Kaufman), l’histoire (Jean-Pierre Bois, Georges Minois) et la psychanalyse (Erik Erikson, Charlotte Herfray) nous paraissent pertinentes à plusieurs égards. D’une part, elles nous permettent de situer la place du vieillard dans un contexte social défini, tout en mettant en évidence sa marginalisation qui n’est pas l’apanage exclusif de nos sociétés modernes; d’autre part, ces théories se font écho et se complètent dès qu’il s’agit de comprendre le rapport que le sujet âgé entretient avec la vieillesse. La lecture que nous avons faite du corpus québécois ne se veut pas historique, bien qu’au début nous ayons été séduite par cette idée. Nous pensions, un peu naïvement peut-être, que les sociétés anciennes traitaient les vieux avec davantage de respect. Nous étions presque certaine de trouver un point de rupture au courant du XXe siècle pouvant le confirmer. Les œuvres et les divers ouvrages historiques nous ont rapidement convaincue du contraire. En Occident, les hommes ont toujours entretenu un rapport ambigu avec la vieillesse, dont la littérature rend compte. Nous avons donc convenu que le récit du déclin, ainsi que plusieurs critiques27 le font valoir, domine la représentation de la vieillesse; c’est le cas au Québec, comme ce l’est ailleurs. Ce constat nous a cependant paru insuffisant; nous courions le risque d’effectuer une étude qui n’en ferait que la démonstration. La lecture des œuvres nous a plutôt montré que le roman québécois n’envisage pas le vieillissement de façon homogène. Chaque étape du développement humain possède ses propres

27 Mentionnons, entre autres, ici Margaret Gullette, à laquelle nous reviendrons dans le premier

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caractéristiques et pose différents défis. En ce sens, les romanciers rejoignent les différents théoriciens de la vieillesse28 qui, eux aussi, effectuent une distinction entre mitan de la vie, troisième âge et quatrième âge. Aussi, en sommes-nous arrivée à la conclusion qu’il serait plus intéressant d’étudier la manière dont le roman québécois met en discours ces différentes étapes du vieillissement. En quoi le mitan de la vie est-il différent de la vieillesse et la vieillesse de la grande vieillesse ? Existe-t-il des aspects propres à chacune des catégories pour que nous les distinguions les unes des autres de cette façon ? Si l’on en croit les romanciers, avoir cinquante ans n’a pas le même sens qu’en avoir 65 ou 80. Dans notre analyse, nous avons aussi cru important de mettre en évidence l’opposition binaire dans laquelle la vieillesse est souvent enfermée et qu’il est impératif, à notre avis, de briser, si nous voulons comprendre sa complexité et accepter que le charme et la cruauté soient les deux à l’œuvre dans cette expérience parfois difficile. Peu d’écrivains, toutefois, font le pari d’en montrer les deux facettes. Le plus souvent, la vieillesse n’est qu’une horreur qui n’apporte rien aux hommes, sinon le désespoir.

Il nous a donc paru aller de soi de diviser les chapitres en fonction des catégories d’âge étudiées. Le premier chapitre aborde la question du mitan de la vie et de sa mise en discours. Dans un premier temps, nous tentons de comprendre la construction sociale de la maturité, appelée aussi crise de la cinquantaine, en nous appuyant principalement sur les études de Margaret Gullette. Période précédant le troisième âge, la maturité nous annonce déjà le déclin qui nous

28 Nous pensons plus particulièrement ici à Margaret Gullette, Sharon Kaufman et Julia Twigg,

lesquelles se sont penchées sur les différentes étapes du vieillissement. Nous discuterons de leurs études tout au long de notre travail.

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attend. Cette façon plutôt négative d’appréhender cette époque de l’existence, et à laquelle nous adhérons sans trop nous soucier de la vraisemblance du discours qui la sous-tend, se répercute, on s’en doute, dans la littérature, ainsi que le montrent les textes. Notre choix des œuvres s’est arrêté sur Gilles Archambault, Jacques Poulin, Dominique Blondeau et Louise Desjardins, pour plusieurs raisons. La principale étant que nous avons privilégié des écrivains faisant eux-mêmes l’expérience de la maturité ou l’ayant déjà faite. Nous voulions un discours de l’intérieur, ce qui n’est pas toujours possible avec la vieillesse et la grande vieillesse, racontées souvent par des narrateurs plus jeunes mis en scène par des écrivains qui n’en sont pas encore rendus là. Les récits du mitan de la vie retenus ici sont pris en charge par un narrateur d’une cinquantaine d’années et mettent en évidence le passage d’un état à un autre, soit de la jeunesse à un no man’s land qui n’est pas encore tout à fait la vieillesse, mais qui s’en approche dangereusement. Les personnages paraissent tous plus ou moins vivre en sursis en attendant le cataclysme qu’est la vieillesse.

Dans le deuxième chapitre, nous nous attardons au troisième âge. On constate d’abord que la problématique de la vieillesse ne fait pas toujours l’objet d’un récit premier, en ce sens qu’elle n’est pas représentée dans le but d’en comprendre la complexité ou d’en saisir la signification. Néanmoins, ces représentations ne sont pas dénuées d’intérêt, car elles nous renseignent sur le sens accordé à la vieillesse. Ensuite, les romans puisés à différentes époques mettent en relief plusieurs aspects communs dans l’expérience du troisième âge. On note toutefois une différence entre l’homme d’hier et celui d’aujourd’hui qui réside principalement dans le refus d’accepter que la vieillesse appartienne au

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cours naturel des choses. Si les personnages de Ringuet (Trente arpents), de Guèvremont (Le Survenant), et de Gabrielle Roy (La route d’Altamont) s’y résignent tant bien que mal parce qu’ils la savent inéluctable, ceux de Jacques Poulin (Les yeux bleus de Mistassini, La traduction est une histoire d’amour,

L’anglais n’est pas une langue magique) et de Gilles Archambault (Courir à sa perte, De l’autre côté du pont, Les rives prochaines) n’y voient qu’une offense

personnelle à laquelle il leur est impossible de se résigner. Les récits de Gabrielle Roy, de Poulin et d’Archambault nous montrent que ce qui angoisse le sujet âgé est moins la grande vieillesse que l’idée de devoir disparaître. Nous avons choisi de terminer le chapitre sur un exemple plus optimiste de la vieillesse, envisagée par Gabrielle Gourdeau, auteure de Maria Chapdelaine ou le Paradis retrouvé. Nous nous sommes servie de cet exemple pour deux raisons. D’une part, pour montrer que la vieillesse peut aussi être une période intéressante et d’autre part, pour effectuer une mise en garde contre ce type de représentation, tout à fait vraisemblable, devons-nous ajouter ici, dont il ne faut pas faire la norme. Étant donné notre crainte du vieillissement, nous risquons de nous mettre à chercher des images davantage optimistes qui viendraient s’opposer aux représentations négatives qu’on nous sert souvent. Les critiques culturels et littéraires doivent veiller à ne pas imposer, comme l’a fait la publicité par exemple, un discours tout aussi univoque sur l’âge faisant uniquement état des bons côtés.

Enfin, dans le troisième et dernier chapitre, nous abordons la grande vieillesse, aussi nommée quatrième âge. On voit, dans les romans retenus, que les conditions d’existence du sujet âgé se sont détériorées de façon marquée. Le vieillard est abandonné à son sort, à sa solitude, dans un lieu qui lui est étranger,

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c’est ce que mettent particulièrement en évidence Jean-Pierre Boucher (Les vieux

ne courent pas les rues) et Nicole Houde (Les oiseaux de Saint-John Perse). Sa

dépossession est généralisée; on lui a tout pris : ses biens, sa maison, son identité, sa dignité. On le confine à un espace, qui se réduit à mesure que diminue son espérance de vie, et dans lequel on le garde enfermé. Cette mise à l’écart aura une incidence directe sur le lien qui rattache le vieillard à la vie. Las de son statut de laissé-pour-compte, celui-ci se met à envisager la mort, pourtant longtemps crainte, comme seule capable de le libérer de la condition absurde qui est désormais la sienne. Toutefois, afin que la mort ne lui paraisse plus aussi cruelle, il cherche à laisser une trace de sa présence, et c’est par le biais d’un récit dans lequel il raconte son existence qu’il y parvient. Bien qu’il veuille décider de l’heure de sa mort, le vieillard ne veut pas mourir seul, mais plutôt en présence de l’autre à qui il demande de l’aider. La question éthique que sont l’euthanasie et le suicide assisté et que posent les romanciers dans leurs récits (La rivière sans

repos, Les vieux ne courent pas les rues, Les oiseaux de Saint-John Perse, Une belle mort) sera envisagée tant du point de vue de ceux qui défendent ces causes

que de ceux qui les dénoncent. L’étude du roman de Gil Courtemanche, Une belle

mort, nous permettra de montrer toute la complexité de cette question. Nous nous

demandons si le discours sur l’euthanasie n’entretient pas un rapport étroit avec l’effet de miroir que renvoie la vieillesse et que nous cherchons plus ou moins consciemment à briser. Nous terminons ce chapitre en nous attardant à un motif important dans la fiction de la vieillesse, l’eau. Nous analysons sa symbolique en tentant d’en comprendre la portée. Nous en viendrons à nous demander si les écrivains ne révèlent pas dans leurs romans un de nos fantasmes les plus tenaces :

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faire disparaître la vieillesse. Leurs récits nous portent à le croire. Triste, parfois humiliante, la sénescence représente pour l’homme une expérience difficile dont il aimerait être épargné. Il n’est pas question pour lui de s’y résigner, mais de trouver diverses façons de moins en souffrir.

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LE ROMAN DU SURSIS

1.1 La construction sociale du mitan de la vie

Jusqu’à tout récemment, les Age Studies, ainsi que les Américains nomment cette discipline, se limitaient à l’étude de la vieillesse et à sa construction sociale. Mais depuis la publication des essais de Margaret Gullette sur le mitan de la vie et ses représentations culturelles, on cherche à élargir le champ d’étude aux différentes étapes du développement psychosocial afin d’en faire ressortir les constructions dont ils sont l’objet, car ainsi que le montre Gullette dans Aged by Culture29, la vieillesse n’est pas la seule période du développement touchée par cette socialisation, l’enfance et l’adolescence le sont au même titre. En ouvrant la voie aux autres classes d’âges, on s’aperçoit que certaines périodes du cycle de vie, que l’on tient aujourd’hui pour acquises, sont apparues tardivement. Avant le 20e siècle, on passait de l’enfance, ou la jeunesse, à l’âge adulte et de l’âge adulte à la vieillesse, ce dernier passage se faisant

29 Margaret GULLETTE, Aged by Culture, Chicago, University Press of Chicago, 2004, p. 108. Vieillir, on n’y pense pas tout le temps, c’est une idée qui traverse l’esprit un moment puis passe, jusqu’au matin où en se réveillant on réalise qu’on n’est plus très jeune. Micheline Morisset, La

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souvent de façon soudaine30. Depuis, on a vu s’ajouter au moins deux autres périodes : l’adolescence31 et le mitan de la vie32 dont la frontière ne cesse de bouger et l’espace, de s’élargir. Marcelle Brisson croit que la société

organise notre vie à travers ses institutions : familles, école, travail, etc., de telle sorte que le temps vécu par les individus s’inscrit dans un temps structuré par la collectivité, ordonné au mythe, à l’histoire et au progrès, selon les lieux et les époques. Cette société fixe les principaux âges de notre vie33.

Ce cycle de vie davantage compartimenté nous dépossède d’une vision progressiste de l’existence. Il ne faut pas nous étonner dès lors que la fin de chaque étape se charge d’angoisse, car elle signifie un renoncement, un déclin.

Si à une époque, trente, trente-cinq, ou quarante ans34 annonçait une rupture entre l’âge adulte et la vieillesse, en raison d’une espérance de vie plus courte, il semble que de nos jours, et ce, depuis le début des années 1970, cinquante ans « ha[s] become the crucial age35 ». Le mitan de la vie, la maturité, le milieu de la vie, ou encore la crise de la cinquantaine, ainsi qu’on a pris l’habitude de nommer cette étape, s’inscrit désormais dans une séquence ordonnée et définie des différentes classes d’âges. Psychologues et sociologues la

30 Nous verrons au chapitre suivant qu’au début du siècle, ainsi que le montrent certains romans, la

maladie et le malheur étaient les éléments déclencheurs de la vieillesse.

31 Voir Philippe ARIÈS. L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Éditions du Seuil,

1973, « Points Histoire », p. 49.

32 Il ne serait pas étonnant de voir apparaître une autre catégorie, à cause de la longévité qui

augmente. En effet, certains sociologues établissent maintenant une différence entre le troisième et le quatrième âge. Julia Twigg fixe le quatrième âge vers 75 ans, lorsque le corps se révèle au sujet âgé par ses nombreux déficits physiques. Voir Julia TWIGG, « The Body, Gender, and Age: Feminist Insights in Social Gerontology », Journal of Aging Studies, vol. 18, no 1, 2004, p. 59-73. 33 Marcelle BRISSON, Le bruissement du temps. Le dynamisme du vieillissement, Montréal,

Tryptique, 1992, p. 21.

34 Pour le psychanalyste Erik Erikson qui a divisé le développement psychosocial en huit étapes, le

mitan de la vie, la 7e étape, débute à quarante ans et s’étend jusqu’à l’entrée dans la vieillesse,

c’est-à-dire soixante-cinq ans.

35 Margaret GULLETTE, Safe at Last in the Middle Years. The Invention of the Midlife Progress

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considèrent comme partie intégrante du développement humain; elle possède ses enjeux sociaux, psychologiques et économiques particuliers qui la distinguent des autres classes d’âges. Si l’on considère que la vieillesse « apparaît » à soixante-cinq ans au moment de la retraite, mais là encore les choses ne sont pas aussi simples, surtout si l’on croit que la vieillesse est avant tout un phénomène biologique pouvant se manifester très tard dans l’existence, le mitan de la vie s’échelonnerait sur une période de quinze ans. Cette période assez longue marque une rupture entre deux époques de l’existence. Contrairement aux dernières années de l’existence, toutefois, qu’on ne sait trop comment définir Ŕ à quel âge sommes-nous vieux ? s’agit-il d’un phénomène social, biologique, ou les deux ? Ŕ le mitan de la vie a l’avantage de pouvoir se délimiter par un marqueur chronologique à la fois précis et arbitraire : 50. Pourquoi arbitraire ? Parce qu’il ne relève d’aucune réalité; certainement pas d’une réalité biologique, sauf peut-être chez les femmes, mais nous y reviendrons. L’approche de la cinquantaine, souvent, s’appréhende avec inquiétude parce qu’elle évoque une sorte de sursis36, « la dernière chance d’une transformation personnelle37 ». Après cette limite, tout espoir de croissance ou de progrès s’efface pour laisser place à la descente, au déclin, la seule avenue envisageable à la vieillesse.

36 Pour la génération née au milieu des années 1970, trente ans semble être devenu, à notre avis, un

marqueur angoissant qui divise deux périodes distinctes, soit l’adolescence, qui paraît se prolonger de plus en plus tard, et l’âge adulte. C’est du moins ce que laissent entrevoir les propos des jeunes gens concernant la trentaine, perçue comme le début de la fin. Il faut aussi noter ici que leur crise de la trentaine ressemble à bien des égards à celle que leurs parents vivent au début de la cinquantaine. Elle se concentre autour des mêmes problématiques : la jeunesse du corps, la vie professionnelle, les rapports amoureux.

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Si l’angoisse de la vieillesse et du temps qui passe remonte au début de l’humanité, la crainte de l’approche de la cinquantaine est une « toxine38 » spécifique au 20e siècle. Margaret Gullette, qui a consacré plusieurs essais à la construction sociale de la cinquantaine et à sa mise en fiction, croit que cette étape est, au même titre que la race et le genre, une « fiction culturelle39 » construite de toutes pièces, que nous avons intériorisée et tenons pour véridique, sans opposer quelque résistance que ce soit. Dans nos sociétés occidentales, elle se présente souvent de façon négative, tant chez les hommes que chez les femmes, et elle s’accompagne inévitablement d’une crise, qu’elle soit professionnelle, familiale ou amoureuse, qui provoque chez le sujet vieillissant un désarroi qu’il associe déjà à la vieillesse. De plus, cette période présente un danger, un risque à plusieurs niveaux, en particulier pour le corps. Il n’y a qu’à constater le discours médical et pharmaceutique souvent alarmant véhiculé par la publicité et la presse populaire. Avec l’approche de la cinquantaine se multiplient les risques de cholestérol, de diabète, d’hypertension; sans compter la dysfonction érectile qui guette les hommes d’âge mûr40 et les risques liés à la ménopause chez les femmes. À l’instar de la vieillesse, le mitan de la vie se conçoit avant tout comme une maladie chronique dont on peut atténuer les symptômes. Sous cet angle, la cinquantaine est un danger qui nous menace et auquel nous craignons de nous

38 Margaret GULLETTE, Declining to Decline. Cultural Combat and the Politics of the Midlife,

Charlottesville et London, University Press of Virginia, 1997, p. 3.

39 Ibid.

40 Les publicités sur le Viagra sont intéressantes en ce qui a trait aux classes d’âges visées. À

l’origine, ce médicament était destiné aux hommes ayant dépassé la soixantaine ou souffrant d’hypertension ou de diabète. Sans doute en raison du nombre important de baby-boomers, et du tabou entourant la sexualité des vieux, Viagra s’adresse à la génération des hommes de cinquante ans. La clientèle concernée tend encore à s’élargir. Certaines publicités télévisées montrent maintenant des hommes paraissant avoir à peine quarante ans.

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exposer. La maturité, c’est aussi cette étape critique dont dépend la vieillesse selon que le sujet vieillissant a pris soin de son capital économique et biologique.

Tout comme le discours sur la vieillesse est truffé de paradoxes, celui sur le mitan de la vie se révèle ambigu, souvent contradictoire. Si la vie psychosociale s’améliore à partir de 50 ans, ainsi que l’observent les psychologues41, soudainement intéressés par cette problématique, la vie biologique, en revanche, on l’a vu, se met à décliner à partir du même âge. Le discours économique contribue aussi à ce récit du déclin. On ne compte plus les articles et les reportages sur les licenciements massifs des travailleurs dans la cinquantaine, devenus trop âgés, dépassés, croit-on, par les avancées technologiques qui se multiplient rapidement. Il ne passe pas non plus un mois sans qu’on ne mentionne le coût présent et futur que représentent ceux au mitan de leur vie. Non seulement ils empêchent la génération descendante d’accéder au plein emploi et de ce fait d’obtenir un niveau de vie acceptable, mais, en plus, ils hypothèquent le futur économique et social de toute une génération en raison de leur grand nombre et de leur vieillissement imminent. Pour Margaret Gullette, l’articulation qui sous-tend cette représentation s’apparente aux discours racistes et sexistes42. On revient au même déterminisme biologique qui a longtemps servi à justifier la marginalisation de groupes sociaux particuliers. Certains discours se font même plus radicaux que d’autres. Il suffit de penser à l’ouvrage d’Alain Samson, Les boomers finiront

41 Voir Claude LAFLEUR, « Et si “la vie” commençait à 50 ans ! », Le Devoir, samedi, le 27

février 2005.

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bien par crever43, qui s’adresse à un lectorat jeune, celui-là même qui fait les frais du plein emploi chez les baby-boomers.

Cependant, une résistance commence à se manifester chez plusieurs cinquantenaires. On voit depuis quelques années, en fait depuis que les premiers baby-boomers ont atteint la cinquantaine, se profiler un discours un peu timide, mais insistant, et certainement plus optimiste, sur ces années que plusieurs d’entre eux perçoivent maintenant sous une perspective différente. L’image qu’ils nous offrent de leur génération occulte presque entièrement la notion de déclin, en insistant au contraire sur une idée de croissance, d’épanouissement, d’enrichissement de la vie affective et sociale. Le vieillissement, on le constate, se pense différemment selon que le sujet de l’énonciation coïncide avec l’objet de l’énoncé, c’est-à-dire si celui qui fait le récit de la maturité est le même que celui qui en fait l’expérience. C’est dans un tel contexte, où se superposent constamment déclin et croissance, que des écrivains, souvent eux-mêmes dans la cinquantaine, ou l’ayant dépassée de quelques années, mettent en scène des personnages au mitan de leur vie.

1.2 La représentation littéraire de la maturité

Nous partageons et intériorisons tous ce « script » du déclin, comme étant le seul envisageable, étant donné que nous n’avons été confrontés à aucun autre, croit Margaret Gullette. Toutes les représentations culturelles participent de cette

43 Alain SAMSON, Les boomers finiront bien par crever, Montréal, Les Éditions

Transcontinental, 2005, 165 p. On demeure étonné de la violence du titre qui se veut humoristique, c’est du moins ce que prétend l’auteur. On imagine aisément la réaction des lecteurs si au lieu du mot boomer, on avait utilisé le mot femme, noir ou juif. On se permet avec ce qui touche au vieillissement et aux vieillards des écarts de langage qui ne sont guère tolérés dans d’autres contextes.

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mise en scène pessimiste, y compris la littérature et ses personnages d’âge mûr aux prises avec la crainte du vieillissement et ses effets sur le corps. Donnons seulement l’exemple de La mort à Venise44, de Thomas Mann, et du roman de Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable45. Dans ces deux romans, le milieu de la vie s’accompagne inévitablement de difficultés tantôt économiques tantôt amoureuses, mais toujours biologiques. Le personnage de Gary, Jacques Rainier, 59 ans, connaît des difficultés professionnelles et se laisse envahir par l’angoisse d’une perte de virilité, tandis que celui de Mann, Gustav Aschenbach, sans doute le personnage d’âge mûr le plus célèbre de la littérature, se consume d’une passion douloureuse pour un adolescent, dont la jeunesse lui rappelle cruellement son vieillissement. La mort à Venise offre d’ailleurs un aperçu assez triste des misères de la maturité :

Aschenbach, indolemment allongé, incapable de résister, et repris d’espoir à ce spectacle, regardait dans la glace ses sourcils se dessiner, s’arquer harmonieusement, ses yeux s’agrandir en amandes et briller d’un plus vif éclat grâce à un cerne de khôl sous la paupière; plus bas, là où auparavant la peau était flasque, jaune

et parcheminée, il voyait paraître un carmin léger; ses lèvres tout à

l’heure exsangues s’arrondissaient, prenaient un ton framboise; les rides des joues, de la bouche, les pattes-d’oie aux tempes disparaissaient sous la crème et l’eau de Jouvence46...

C’est un vieillard que Thomas Mann nous présente. Aschenbach, on le voit, a déjà franchi la frontière qui délimite vieillesse et jeunesse. Le choix des adjectifs décrivant le visage du personnage avant et après la transformation rend compte à

44 Thomas MANN, La mort à Venise, trad. par Félix Bertaux et Charles Sigwalt, Paris, Fayard,

« Le Livre de Poche », 1971 [1922, 189 p.

45 Romain GARY, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Paris, Gallimard,

« Folio », 1975, 247 p.

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la fois de la décrépitude biologique et de l’expérience de la vieillesse; la jeunesse est légère, colorée, tandis que la vieillesse est terne, lourde à porter.

Si les écrivains mettent en scène ces personnages malheureux et enlaidis qui influencent notre façon de penser la maturité, il est évident que tout contre-discours, toute contre-représentation doit aussi nous parvenir d’eux, de leurs romans. Sans la participation des écrivains, affirme Margaret Gullette, sans leur désir de proposer aux lecteurs de nouvelles images de la maturité, nous ne parviendrons pas à changer notre regard sur ces années qui précèdent la vieillesse. Ainsi qu’elle le rappelle : « If “blackness” has been changing in the white imagination (and the black), if “woman” is now changing in the male imagination (and the female), the “midlife aging”, and indeed “aging” altogether, can begin to change in the imagination of all of us.47 » S’il semble plus aisé de concevoir et d’accepter sa féminitude ou sa “négritude”, pour reprendre ici le terme popularisé par Léopold Senghor, il l’est beaucoup moins en ce qui concerne le vieillissement en général, et ce, pour une raison fondamentale. Qu’on le veuille ou non, l’issue de la vieillesse est la mort, cet effacement de soi qui effraie et qu’on s’acharne à soustraire au regard. Autant il ne faut pas laisser cette idée obscurcir le rapport que nous entretenons avec la vieillesse, autant il ne faut pas non plus la nier. Ce serait courir le risque d’en proposer une version simplifiée, car la mort donne à la vieillesse toute sa complexité. Voilà sans doute le défi important auquel font face ceux qui s’intéressent à la question de l’âge et à sa construction sociale.

Malgré tout, aujourd’hui, certains écrivains réussissent à éviter le piège du déclin. En particulier les écrivains qui ont vieilli avec leurs personnages. La

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version qu’ils proposent de la cinquantaine se veut souvent plus juste, moins sombre en tout cas. Ils peuvent enfin en parler avec expérience. Du point de vue de ceux qui sont passés par là. Dans Safe at Last in the Middle Years. The

Invention of the Midlife Progress Novel, Margaret Gullette montre comment les

romanciers américains, notamment Philip Roth, Anne Tyler et Saul Bellow, réécrivent avec succès le « script » du déclin en mettant en scène des personnages vieillissants plus épanouis, plus sereins, moins obsédés par la décrépitude et la mort que ceux auxquels Romain Gary et Thomas Mann, par exemple, ont habitué le lecteur :

in the past decade and a half, a number of fiction writers have been offering Anglo-American culture new heroines and heroes in their middle years; new plots of recovery and development in those years; and favorable views of midlife looks and midlife outlooks, midlife parenting and childing, midlife subjectivity. It’s a revisionist genre, which means it’s full of surprises48.

Toutefois, il ne faut pas nous réjouir trop vite de ces changements, car nous ne sommes pas encore prêts en tant que lecteurs à adhérer sans hésitation et avec enthousiasme à ce midlife Bildungsroman49 qui cherche à offrir une image plus optimiste de la maturité. Cette hésitation s’expliquerait par l’héritage philosophique qui nous a appris à nous méfier de toute approche trop positive : « Nineteenth-century thinkers especially arrogated to themselves the superior power of denigrating the self.50 » Toute mise en fiction d’un Je résilient, refusant la souffrance, paraît d’emblée suspecte, voire invraisemblable, tant aux lecteurs qu’aux critiques. Gullette reproche particulièrement à Diane Johnson du New York

48 Margaret GULLETTE, Safe at Last in the Middle Years, p. xii. 49 Ibid., p. 146.

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Review of Books51, de n’avoir pu déceler dans le roman The Accidental Tourist, d’Anne Tyler, une remise en question de cette image figée du déclin. Dans sa critique du livre, Johnson, explique Gullette, « fell into the most expectable formulas of naive pessismism52 ». Autrement dit, soit nous nous réfugions dans un confortable pessimisme en refusant de reconnaître ce qui pourrait s’en éloigner, soit nous échouons à percevoir toute nouvelle image, parce que trop coincés dans une vision unique. Le vieillissement ne peut se vivre que dans la douleur et le désarroi, c’est du moins l’image que nous nous en faisons sous l’influence de représentations plus pessimistes les unes que les autres. Toute contre-représentation est à la fois irrecevable et impensable. La critique de Gullette soulève aussi une question pertinente en ce qui a trait non seulement à la mise en écriture de la vieillesse, mais aussi à son étude. Tantôt on reproche aux écrivains et aux critiques de la vieillesse d’idéaliser leur sujet et d’en faire une lecture superficielle, trop optimiste, tantôt on leur reproche d’en proposer une lecture trop sombre, effrayante. La vieillesse n’est pas neutre. Elle renvoie inévitablement à des appréhensions profondes et inconscientes. C’est pourquoi il paraît difficile de briser ce carcan dans lequel la conception de la vieillesse est enfermée.

Mais est-ce aussi simple ? Peut-on réellement accuser cette tradition de la destruction du moi, de son déni ? Ne faut-il pas plutôt comprendre que le mitan de la vie, comme toute expérience humaine, n’est pas univoque; il n’est pas soit l’un soit l’autre, mais les deux à la fois. Nous ne croyons pas que le vieillissement puisse se concevoir uniquement dans une opposition binaire déclin/croissance.

51 Voir Diane Johnson, « Southern Comfort », New York Review of Books, vol. 32, no 17, 7 nov.

1985, p. 16-17.

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Chercher à tout prix à ne voir dans ces romans qu’une réécriture positive, optimiste, du « script » nous fait courir le même risque que de n’y déceler qu’un lent déclin. N’est-ce pas ici risquer de passer d’un extrême à l’autre, dans ce que Pascal Bruckner a nommé l’euphorie perpétuelle, « cette idéologie propre à la deuxième moitié du XXe siècle et qui pousse à tout évaluer sous l’angle du plaisir et du désagrément, cette assignation à l’euphorie qui rejette dans la honte ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas53. » Ce serait encore une fois proposer au lecteur une version trop simple à un sujet complexe, à un phénomène biologique et social, possédant à la fois charme et cruauté.

1.3 Écrire le mitan de la vie aujourd’hui au Québec

Sans nier la pertinence et la qualité de l’essai de Gullette, qui a le mérite d’être le premier à aborder cette mise en fiction du mitan de la vie et à soulever plusieurs aspects intéressants de la marginalisation d’un groupe social particulier, nous ne cherchons pas à lire le roman québécois tout à fait sous le même angle, à partir de cette idée unique d’épanouissement, de guérison, tout de même présente à certains égards dans les romans à l’étude. Cependant, comme l’auteur de Safe at

Last in the Middle Years, nous voulons comprendre la manière dont se construit le

mitan de la vie. Notre étude tend à rendre compte de la complexité de cette période particulière de l’existence, à mettre en lumière les particularités de la fiction du mitan de la vie, qui ne vise pas toujours à déconstruire les représentations culturelles.

53 Pascal BRUCKNER, L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset,

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Notre choix s’est arrêté sur quatre romanciers, Gilles Archambault, Jacques Poulin, Dominique Blondeau et Louise Desjardins pour deux raisons. D’une part, parce que ces quatre romanciers écrivent depuis plusieurs années et que leurs personnages ont vieilli avec eux. Ainsi, nous avons pu tenir compte du conseil de Margaret Gullette dans la sélection des textes : « To write midlife fiction, however, both the author and the fictional protagonist have to become that generation54. » Nous voulions éviter une posture énonciative de l’autre, qui donne une version tronquée de l’expérience de la maturité, comme c’est souvent le cas avec les romans sur la vieillesse dans lesquels un autre met en fiction (l’auteur) et raconte (le narrateur) l’expérience de la vieillesse. D’autre part, du fait qu’il se dégage de leurs romans une même impression de sursis. Cette étude n’a pas la prétention d’être exhaustive. Elle cherche seulement à montrer à la fois l’intérêt et la pertinence d’examiner un tel sujet dans son rapport à la vieillesse afin de montrer comment l’idée de déclin s’inscrit déjà.

1.4 Récits d’un passage

L’image la plus tenace qui nous vient à l’esprit lorsque nous évoquons la cinquantaine est sans doute celle de la crise, amoureuse ou professionnelle, quelquefois les deux; elle représente la condition essentielle au passage vers la maturité. Ses conséquences ne se révèlent pas toujours heureuses, bien au contraire, car elles débouchent le plus souvent, du moins dans l’imagerie populaire, sur une rupture, professionnelle ou amoureuse ici encore, plus ou moins bien vécue. Jusqu’à présent, nous n’avons pas remis en cause cette façon de

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concevoir le mitan de la vie, car « culture provides subjects with a master narrative of aging Ŕ something like the master narrative of gender or race: popularly disseminated, semiconscious, so familiar and acceptable that it can be told automatically55. » De la même manière que nous accordons une validité à la crise d’adolescence, nous adhérons à celle de la maturité sans nous interroger davantage sur sa crédibilité. C’est cette crise que nous racontons aux autres et à soi dans un récit de passage, ou « entrance story », terme donné par Gullette à ce récit d’un soi vieillissant. Ces récits de passage revêtent une grande importance, car ils tiennent ensemble toute la structure sur laquelle repose la représentation du mitan de la vie : « Without entry stories dividing the indivisible life course there could be no midlife category56. » Ils tracent la frontière entre un avant et un après. Bien que le chiffre 50 soit un indicateur important dans le passage d’une catégorie à l’autre, le récit de passage ne débute pas par magie le jour du cinquantième anniversaire. Une rencontre, un événement, souvent dans les mois qui précèdent l’anniversaire, peuvent aussi provoquer une remise en question qui modifie l’existence de façon irrémédiable. Le passage de l’âge adulte au mitan de la vie a toujours quelque chose de brutal, de définitif. Cette image Ŕ est-il utile de le préciser ? Ŕ est réductrice et inexacte. À tout âge, une rencontre, un événement, heureux ou malheureux, peuvent donner une autre tangente au cours des choses. D’une façon plus générale, « midlife aging “begins” whenever he or she comes to fear that not-young, a condition that has been lurking about since late

55 Margaret GULLETTE, Declining to Decline, p. 161. 56 Ibid., p. 161.

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