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Union Européenne-Russie : des politiques de voisinage de l'énergie

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Union Européenne – Russie :

au-delà de la dépendance énergétique

Julien Vercueil Université de Lyon CEMI, EHESS, Paris

Le 1er janvier 2006, la Russie, via l’entreprise publique Gazprom, interrompait ses livraisons de gaz à l’Ukraine, après l’échec des discussions portant sur les tarifs gaziers et le stockage de réserves gazières dans le sous-sol ukrainien. Cette décision signifiait l’arrêt des livraisons de plus de 75 % du gaz russe exporté vers l’Union Européenne, qui transite par le territoire ukrainien. Courant décembre 2006, la Russie annonçait qu’elle interromprait ses livraisons de gaz à la Biélorussie au premier janvier 2007 si un accord sur les tarifs n’intervenait pas avant cette date. L’accord fut finalement signé le 31 décembre… à 23h58, permettant à Gazprom de doubler les prix de ses livraisons à la Biélorussie et d’acquérir 50 % des parts de l’entreprise biélorusse Beltransgaz, qui contrôle l’acheminement via le territoire de la Biélorussie de près du quart du gaz exporté par la Russie vers l’Union Européenne par le gazoduc Yamal-Europe. Le 6 janvier 2007, le flux de pétrole brut dans l’oléoduc Droujba, transitant par la Biélorussie, était interrompu plusieurs heures, touchant l’Allemagne, la Pologne, la Slovaquie et la Hongrie. Les autorités russes et biélorusses se rejetaient mutuellement la responsabilité de l’interruption, qui intervenait dans un contexte de vives tensions entre les deux pays sur les questions énergétiques.

Ces événements ont sonné comme autant d’avertissements pour les responsables de l’Union Européenne (UE) ; ceux-ci ont feint de découvrir à cette occasion à quel point les décisions de l’imprévisible voisin russe concernant les livraisons d’énergie pouvaient rapidement se muer en moyens de pression à leur détriment. De leur côté, les autorités russes ont pu vérifier qu’elles disposaient d’un moyen certes sommaire, mais efficace, de faire taire momentanément les critiques dont elles sont régulièrement l’objet de la part de l’UE à propos de leur interprétation de la démocratie et de l’économie de marché.

Jusqu’à quel point ces craintes et ces postures sont-elles justifiées ? Quel est le degré réel de dépendance énergétique de l’UE vis-à-vis de la Russie ? Quelle est la marge de manœuvre et l’ampleur des moyens de pression dont dispose la Russie vis-à-vis de l’Union Européenne ? Quelles sont les mesures prises de part et d’autre pour limiter les risques de conflit ayant pour objet l’énergie et pour progresser vers une coopération de long terme mutuellement avantageuse ?

1. Du court au moyen terme : l’énergie, levier de la puissance recouvrée de la Russie ?

1.1. L’évolution des relations énergétiques UE-Russie

Les premières fournitures d’hydrocarbures soviétiques à l’Europe occidentale datent de 1968. Il s’agissait alors de livrer du gaz, en quantités limitées, à l’entreprise autrichienne OMV. Développées par l’accord germano-soviétique de février 1970 échangeant du gaz russe contre des tuyaux allemands1 puis étendues à la faveur des chocs pétroliers des années 1973 et 1979, les livraisons énergétiques de l’Union Soviétique aux pays d’Europe occidentale ont poursuivi leur croissance dans le courant des années 1980 dans la mesure où elles correspondaient à l’intérêt bien compris des deux parties : pour la Communauté Européenne, elles leur permettaient de bénéficier d’une source d’approvisionnement alternative aux pays de l’OPEP, dont la logique de cartel faisait peser une menace permanente de pression sur les prix et les quantités ; pour l’Union Soviétique, l’objectif était de bénéficier d’une source stable de devises étrangères susceptibles de satisfaire ses besoins croissants en importations occidentales2.

Durant les années 1990, le démantèlement de l’Union soviétique et les difficultés économiques de la Russie l’ont conduite à accentuer l’orientation de ses exportations énergétiques vers l’Europe occidentale. La proximité géographique, le pouvoir d’achat et les besoins de l’UE en faisaient le partenaire privilégié du secteur énergétique russe dès lors que les antagonismes de la guerre froide s’estompaient. Au début des années 2000, à

1 Nies, 2007. 2 Vercueil, 2002.

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l’initiative de Romano Prodi, alors président de la Commission européenne, les premiers accords énergétiques de long terme ont été conclus entre l’UE et la Russie. Le sommet de Paris (30 octobre 2000) a en effet permis de concrétiser le dialogue Russo-Européen par un partenariat énergétique épousant les objectifs stratégiques des deux parties : le « Plan Prodi » postulait que les risques d’instabilité affectant les zones productrices d’hydrocarbures au Moyen Orient devaient conduire l’Union Européenne à réorienter ses approvisionnements vers la Russie ; l’objectif était de doubler les volumes importés pour atteindre à terme 40 % de la consommation énergétique européenne3. Ce partenariat intéressait également la Russie dans la mesure où celle-ci avait besoin des technologies et capitaux nécessaires pour entretenir, moderniser et développer les infrastructures de prospection, d’exploitation et de distribution d’hydrocarbures tombées en partie en déshérence dans la décennie précédente.

Depuis, l’élargissement à dix pays d’Europe centrale et orientale a mécaniquement conforté la prédominance de la Russie dans les livraisons d’hydrocarbures à l’Union Européenne (cf. encadré).

Encadré 1 : la situation énergétique des nouveaux membres de l’UE

Les pays d’Europe centrale et orientale qui ont intégré l’UE en 2004 et 2007 dépendent toujours des systèmes d’approvisionnement hérités de la période soviétique.

- Gaz : l’URSS a commencé à exporter du gaz au milieu des années 1940 en direction de la Pologne. Par la suite, un deuxième gazoduc a été construit en 1967 à destination de la Tchécoslovaquie. Actuellement les principaux clients d’Europe centrale pour le gaz russe sont la Hongrie, suivie de la République slovaque la République tchèque et la Pologne. Ces quatre pays absorbent près des trois quarts des exportations de Gazprom à l’Europe centrale. - Pétrole : depuis l’accord du 18 décembre 1959 signé par l’URSS, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne et la République Démocratique d’Allemagne, alors membres du CAEM (Conseil d’Assistance Economique Mutuelle), le pétrole est acheminé par le système d’oléoducs Droujba. L'oléoduc Droujba-1, long de 6.000 kilomètres pour 1020 millimètres de diamètre est le plus important au monde. Mis en service en 1964, il relie le complexe de Samara à l’Europe centrale via la Biélorussie (raffinerie de Mozyr) où il se divise en deux branches : la branche septentrionale passe par la Pologne (raffinerie de Plotzk) et aboutit en Allemagne de l’Est (raffinerie de Schwedt) ; la branche méridionale traverse successivement l’Ukraine, la République tchèque, la Slovaquie et aboutit en Hongrie. A partir de 1974, un système de tuyaux baptisé Droujba-2, avec des tubes de 1220 millimètres de diamètre, a permis de doubler les capacités d'exportation soviétiques.

Autour de cette épine dorsale, le réseau d’oléoducs et de gazoducs secondaires développé dans la région innerve l’ensemble des pays de la région.

Durant les années 1990, peu d’efforts ont été déployés par les pays d’Europe centrale et orientale pour diversifier leurs approvisionnements, leur priorité dans ce domaine ayant été de maintenir les liens existants. Le résultat est une dépendance envers l’approvisionnement russe qui oscille, suivant les pays, entre 80 et 100 % des besoins énergétiques (cf. graphique 1).

Au cours des années 2000, l’évolution du prix des hydrocarbures a fondamentalement changé les données du problème : entre début 1999 et fin 2007, les cours mondiaux du baril de pétrole brut ont été multipliés par près de dix en dollars courants4. Pour la Russie, cela s’est traduit par une augmentation sans précédent des rentrées en devises, soit une manne providentielle pour les nouvelles autorités, qui leur a permis de financer le retour de l’Etat russe comme acteur de premier plan sur la scène énergétique nationale et internationale ; pour l’UE, cette hausse s’est traduite par une ponction accrue sur son PIB et une menace renforcée sur sa dépendance économique extérieure globale à long terme, lorsque les gisements de la mer du Nord exploités par les pays membres seront épuisés.

3 La documentation française, dossier Europe-Russie. Consultable sur :

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/europe-russie/partenariat-energetique.html

4 Au premier trimestre 1999, le cours du baril atteignait son point bas à 10,20 $. En novembre 2007, il atteignait 96 $.

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1.2. Les paramètres de la relation énergétique UE-Russie

La Russie occupe le deuxième rang des pays producteurs de pétrole, le huitième rang pour les réserves (60 milliards de barils de réserves prouvées, de source occidentale). Elle détient la première place pour la production et les réserves de gaz (27 % des réserves totales de la planètes, 17 % étant détenus par la seule entreprise Gazprom). Elle est, de loin, le principal fournisseur de ressources énergétiques de l’Union Européenne : en 2005, elle comptait pour 34 % de la valeur des importations de gaz de l’UE et 30 % pour le pétrole5.

A la faveur de l’envolée des cours du pétrole des années 2000, les acteurs du secteur énergétique russe sont progressivement montés en puissance sur les marchés mondiaux6. Désormais, Gazprom est la première entreprise gazière au monde, Lukoil la sixième entreprise pétrolière par la production, deuxième par les réserves. Dans le même temps, la puissance publique a recouvré une partie de son influence passée sur le secteur7. Les changements intervenus en Russie ont ainsi participé à un phénomène observé plus généralement dans le monde énergétique : l’élargissement de la fracture entre les NOC (National Oil Companies) et les IOC (International Oil Companies), les entreprises énergétiques nationales publiques et les entreprises énergétiques multinationales privées. Aux premières revient désormais la majorité des réserves énergétiques mondiales et/ou le contrôle des capacités de transport à partir des gisements ; aux deuxièmes, qui risquent d’être progressivement privées d’accès aux situations de rente, le devoir de développer les technologies de prospection, d’extraction et de transport du futur, pour conserver la capacité de nouer des partenariats d’exploitation avec les premières8. En Russie, Gazprom, Rosneft et Transneft sont des exemples de NOC ; Lukoil et feu l’entreprise Yukos, démantelée en 2004 par le gouvernement russe, deux entreprises dont les caractéristiques se rapprochent davantage de celles des IOC9.

A partir de leurs positions dominantes sur leurs marchés nationaux, les NOC russes tentent de descendre en aval de la filière pour prendre position dans les circuits de distribution aux consommateurs ouest-européens, qui demeurent, de loin, les plus profitables. Les tentatives de Gazprom ou Transneft de prendre des participations dans des sociétés de distribution énergétique ouest-européennes se sont jusqu’ici soldées par des échecs au moins partiels, nourrissant l’amère ironie des autorités russes à l’égard du cadre libéral de la Charte de l’énergie voulue par la Commission. On peut s’attendre à l’avenir à ce que ce type de pression (venant de Russie ou d’autres pays émergents, comme la Chine) s’intensifie ; il sera de plus en plus difficile pour les autorités européennes de s’opposer à l’avenir à l’entrée des géants russes dans les sociétés gazières ou pétrolières de l’UE, qui sont pour la plupart privatisées.

Face à la perspective d’une tension mondiale sur la fourniture d’énergie, l’Union Européenne tente de se doter d’une stratégie commune visant à réduire la vulnérabilité économique et stratégique de ses pays membres. Le Livre vert sur l’énergie, publié par la Commission européenne en mars 2006, dresse ainsi les prévisions des besoins en énergie importée de l’UE à l’horizon d’une génération :

« A moins d’améliorer la compétitivité de l’énergie autochtone, les importations couvriront d’ici 20 à 30 ans environ 70 % des besoins de l’UE en énergie contre 50 % aujourd’hui […] la moitié environ du gaz consommé dans l’UE provient de trois pays seulement : Russie, Norvège, Algérie. Si les tendances actuelles se maintenaient, la part du gaz importé passerait à 80 % du total au cours des 25 années à venir » 10.

5 Calculs de l’auteur d’après Eurostat, 2007.

6 James Henderson and Slavo Radosevic, « The Influence of Alliances on Corporate Growth in the Post-Soviet Period : Lukoil and Yukos », Working Paper N°34, University College of London, School of Slavonic and East European Studies, June 2003.

7 Voir sur ce point le dossier de Géoconfluences consacré au secteur énergétique russe.

8 Nick Snow, « Big Role Changes seen for Major Oil Companies », Oil and Gas Journal, 3 april 2006.

9 C’est à tout le moins l’image qu’elles souhaitent donner d’elles-mêmes. En première page du site de Lukoil, il est ainsi souligné qu’elle est la première entreprise russe ayant bénéficié d’un accès complet au London Stock Exchange et la seule, dans le domaine pétrolier, dont le capital est dominé par les actionnaires minoritaires (www.lukoil.com).

10 Commission Européenne, Livre Vert « une stratégie européenne pour une énergie sûre, compétitive et durable », 8 mars 2006, p. 3.

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En dépit des initiatives de la Commission, la viabilité de la situation énergétique de l’UE souffre indéniablement du faible degré de coordination des politiques des pays membres en la matière. L’exemple européen illustre ici un problème classique posé par l’accès commun à des ressources rares, qui est celui du passager clandestin11 : la tentation est grande pour chaque pays de l’UE, en particulier les plus puissants, de s’affranchir des coûts et contraintes liés à une action collective pour sécuriser sa situation propre, au risque d’affaiblir la crédibilité des engagements communs. Le comportement de passager clandestin est d’autant plus probable que les pays concernés sont loin de se trouver dans la même situation. C’est précisément le cas de l’Union Européenne : alors que le Danemark est autosuffisant, la Slovaquie dépend totalement des approvisionnements énergétiques en provenance de la Russie. Le graphique 1 présente un panorama des dépendances énergétiques nationales brutes de différents pays de l’UE vis-à-vis de la Russie12.

Certaines décisions prises par la France, l’Allemagne ou l’Italie constituent autant d’exemples de politiques énergétiques nationales s’accommodant de contradictions temporaires avec l’intérêt de l’UE en tant qu’ensemble. Ainsi en est-il du projet germano-russe de gazoduc nord-européen (gazoduc de la Baltique ou Nord Stream) décidé par l’ancien chancelier allemand Gherard Schröder et le Président russe Vladimir Poutine en 2005. Le Consortium établi pour la gestion du projet, Nord Stream AG, est détenu à 51 % par Gazprom, assurant ainsi pour la première fois à la Russie un accès direct au marché européen, sans passer par un territoire indépendant de la Russie13. Les réactions des pays d’Europe centrale et orientale de l’UE ont été presque unanimement négatives14, ce qui met en évidence la fragilité des bases d’un accord européen éventuel sur une stratégie énergétique commune. Dans son livre vert sur la sécurité énergétique de 2006, la Commission prend

11 Pour une présentation accessible de ce type de problème économique, voir Nicolas Eber, « Le dilemme du prisonnier ». Paris : La Découverte, coll. « Repères », 2006.

12 Nous définissons la dépendance énergétique nationale brute à la Russie comme la moyenne non pondérée des parts des importations de gaz et de pétrole en provenance de Russie dans le total des importations de ces produits.

13 L’accord de principe intervenu à l’automne 2007 entre l’italien ENI et Gazprom concernant la mise en place d’un « South Stream » en Méditerranée est une autre illustration de la difficulté pour l’UE de coordonner les actions de ses membres.

14 L’accord a même été comparé par un responsable polonais au pacte Germano-Soviétique.

Graphique 1. Comparaison des dépendances énergétiques nationales brutes (gaz et pétrole) à la Russie dans l'UE : 1999-2005

0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100% 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 U.E. Italie Belgique France Royaume-Uni Allemagne Autriche Grèce Rép. tchèque Roumanie Pologne Hongrie Finlande Bulgarie Slovaquie

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acte de ces difficultés et exhorte les pays membres à mettre en place les outils d’une prise de décision commune en ce domaine :

« Une politique extérieure cohérente est essentielle pour un approvisionnement énergétique durable, compétitif et sûr »15.

En particulier, pour garantir les objectifs de sécurité d’approvisionnement et de solidarité entre les Etats membres, la Commission préconise d’orienter la législation communautaires en matière de stockage et pétrole et de gaz, de créer un observatoire européen de l’approvisionnement énergétique, d’améliorer la sécurité physique et opérationnelle des réseaux européens, au besoin par un regroupement formel des gestionnaires et l’établissement de normes communes16.

Les travaux de Michaël Porter ont montré l’importance du rôle joué par les « coûts de transfert »17 dans les modalités que peut revêtir la relation d’un client à son fournisseur. Dans une relation commerciale, le coût de transfert est la perte qui serait supportée par l’une des parties relativement à l’autre, dans l’hypothèse où cette relation était rompue au profit d’une tierce partie. Il est intéressant d’estimer la répartition du coût de transfert entre la Russie et l’UE, du point de vue de la relation énergétique. En première analyse, ce coût dépend de plusieurs facteurs :

15 Commission européenne, Livre Vert : Une stratégie européenne pour une énergie sûre,ompétitive et durable, mars 2006, p. 16.

16 Commission européenne, Livre Vert : Une stratégie européenne pour une énergie sûre, compétitive et durable, mars 2006, p. 21-22.

17 Michaël Porter, Competitive Strategy, The Free Press, 1980, trad. fr. Choix stratégiques et concurrence, Economica, 1990, 426 p.

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- Pour la Russie : les coûts d’augmentation de la production et des capacités de stockage, les coûts logistiques de réorientation des flux livrés à production constante, les autres coûts envisageables en cas de passage à une logique d’affrontement avec l’UE sur la question énergétique.

- Pour l’UE : les coûts logistiques et commerciaux de réorientation des approvisionnements (à consommation constante), les coûts d’augmentation des capacités de stockage, les coûts de substitution d’autres sources d’énergie aux hydrocarbures, les autres coûts envisageables en cas de passage à une logique d’affrontement avec la Russie sur la question énergétique.

Ces coûts sont évidemment fonction également de la part occupée par chaque partenaire dans les relations commerciales de sa contrepartie. De ce point de vue, la position russe n’est pas nécessairement plus favorable que celle de l’Union Européenne, comme le montrent les graphiques 2.1. et 2.2 : l’UE bénéficie actuellement d’un bouquet de fournisseurs énergétiques relativement diversifié18, tandis que la Russie a davantage concentré ses ventes d’hydrocarbures sur l’UE. La prise en compte de ces paramètres permet de mieux évaluer la pertinence relative des options stratégiques offertes aux parties prenantes.

2. Les options stratégiques utilisées par la Russie

Du côté russe, les manœuvres récentes indiquent que les autorités se sont concentrées sur quatre priorités : - développer les voies d’exportations directes aux marchés occidentaux (via la mer Baltique, la Mer Noire, la

mer du Japon) ;

- sécuriser les voies terrestres traditionnelles (notamment en Europe centrale et orientale) ;

- assurer sa position dominante en tant que transitaire des ressources d’Asie centrale vers l’Europe ; - explorer les possibilités offertes par le développement de nouvelles relations énergétiques (Asie, Moyen

Orient, Afrique).

La voie de la Baltique

C’est dans cette perpective qu’il convient d’analyser la montée en puissance du terminal pétrolier de Primorsk, sur la mer Baltique. Partie intégrante du BPS (Baltic Pipeline System) depuis 2001, il permet d’accéder aux marchés européens directement par voie maritime. Sa capacité est en cours de développement avec la construction d’un deuxième tube en provenance du « hub » de Iaroslavl et les projets de développement de nouvelles installations portuaires sur la Baltique (Saint Pétersbourg, Baie de Batarejnaya, Vyborg, Porvoo, Butinge). En quelques années, les installations portuaires de Primorsk et sa région sont devenues l’une des deux voies majeures d’évacuation du pétrole russe, acheminant 30 % des quantités exportées, à égalité avec l’oléoduc Droujba. Sa mise en exploitation s’est substituée, dans une certaine mesure, à d’autres voies moins bien contrôlées et générant des frais de transit. Par exemple le volume des exportations transitant par les terminaux de Ventspils, en Lettonie, a diminué de 30 %.

La voie de la Baltique est aussi empruntée pour développer les exportations gazières. Le gazoduc Nord Stream, déjà mentionné, est le principal projet d’infrastructure utilisant cette voie. Il permettra de relier le gisement de Chtokman, non loin de la mer de Barents, à l’Allemagne sur un trajet de 3200 km. D’une capacité de 27,5 milliards de mètres cubes, il devrait être achevé l’horizon 2010 pour un coût variant entre 5 et 10 milliards de dollars suivant les sources.

La voie méridionale : Mer Noire, Méditerranée et Turquie

Le terminal portuaire de Novorossisk est le pendant méridional à celui de Primorsk : par cet équipement transitent 24 % des exportations de pétrole de la Russie, à destination des pays d’Europe méridionale. Pour accroître et diversifier les capacités d’exportation vers cette région et au-delà, des projets de création d’oléoducs ou d’extension d’oléoducs existants sont développés : une route Constanzas – Trieste (sur 1000 km, Roumanie – Serbie – Croatie – Italie), une route Bourgas – Alexandroupolis (sur 300 km, Bulgarie – Grèce), une route Bourgas – Vlorë (Bulgarie – Macédoine – Albanie), toutes trois destinées à s’affranchir de la contrainte imposée par le passage du Bosphore. Leur mise en exploitation interviendra dans un délai variant entre 1 et 3 ans.

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Ainsi qu’on l’a vu en introduction, l’essentiel des livraisons de gaz russe à l’Union Européenne passe par les deux branches du gazoduc Yamal-Europe, l’une via le territoire de la Biélorussie (25 %), l’autre par l’Ukraine (75 %). Le principal équipement méridional alternatif mis en service à ce jour est le gazoduc Blue Stream, inauguré en Novembre 2005 et acheminant du gaz de Russie et d’Asie centrale depuis le terminal de Tuapse, sur la mer noire à celui de Samsun, en Turquie. Les volumes de livraison prévus sont de 10 milliards de mètres cubes pour 2007, 16 pour 2010, et des projets de doublement des capacités de ce couloir sont à l’étude19. Dans le même temps, la Turquie multiplie les accords de développement d’infrastructures gazières avec les pays d’Europe méridionale, s’imposant comme une plate forme stratégique d’acheminement du gaz d’Asie centrale et de Sibérie à destination de l’Europe. Le soin pris par la Russie à conforter ses relations énergétiques avec Turquie doit être mis en relation avec cette nouvelle position.

Les voies européennes traditionnelles

Les voies terrestres traditionnelles, passant par l’Ukraine et la Biélorussie, restent essentielles à l’exportation des hydrocarbures de la Russie vers l’Europe occidentale. Le système d’oléoducs Droujba achemine ainsi près d’un tiers des flux de pétrole, le système de gazoducs Yamal-Europe la presque totalité des flux de gaz.

Ainsi qu’on l’a vu en introduction, la Russie n’a pourtant pas hésité à faire pression sur les anciens satellites soviétiques par le jeu de l’augmentation des prix. Dans un rapport de forces qui lui est favorable, la Russie justifie le doublement des prix du gaz à ses anciens protégés par le recours aux logiques du marché et n’hésite pas à montrer sa capacité de punition en répondant à toute velléité d’indépendance par la suspension de ses livraisons. Les voies Baltique et méridionales ont été développées pour mettre la Russie à l’abri des mesures de rétorsion des pays de transit, mais aussi pour éviter les effets désastreux pour la Russie d’une suspension des livraisons aux pays européens.

Un autre moyen permettant de limiter la dépendance de la Russie à l’égard des autorités des pays de transit (en particulier la Biélorusses, les Pays baltes et l’Ukraine) consiste à prendre directement le contrôle des infrastructures sur sol étranger par le biais des entreprises nationales. Ce fut le cas lors du dénouement de la crise de l’hiver 2006-2007, qui a permis à Gazprom d’acquérir la majorité absolue dans l’entreprise Beltransgaz, qui contrôle les infrastructures gazières sur le territoire biélorusse. Gazprom détient également 50 % (moins une voix) des parts dans Wingas (contrôlant 2000 kilomètres de gazoducs sur territoire allemand et le plus grand réservoir de gaz d’Europe) et des participations dans les gaziers estonien (Eesti Gas), letton (Latvijas Gas) et lituanien (Lietuvos Dujos). Dans le domaine pétrolier, Transeft contrôle également les réseaux hérités de l’Union soviétique et situés en Asie centrale (Kazakhstan, par exemple). En Europe, le monopole public russe est à l’initiative du projet d’intégration de l’oléoduc Droujba-Adria permettant d’inverser les flux transitant par la partie du tuyau située sur le territoire croate. Cette opération permettra d’utiliser le port en eaux profondes d’Omisalj, sur l’Adriatique, pour évacuer annuellement jusqu’à 5 millions de tonnes de pétrole en provenance de Russie et d’Asie centrale vers les marchés occidentaux. Transneft est également partie prenante du projet Bourgas – Alexandroupolis cité précédemment.

Une position de transitaire à sécuriser

Si elle est le principal producteur d’hydrocarbures de la région, la Russie n’est pas seule. Avec le démantèlement de l’URSS, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan ont émergé en tant que producteurs de pétrole et de gaz. Les gisements récemment découverts dans le bassin de la mer Caspienne ont renouvelé l’intérêt mondial pour l’Asie centrale et le sud Caucase20. Le réseau d’oléoducs et de gazoducs hérité de la période soviétique implique toutefois que les hydrocarbures extraits du Kazakhstan et du Turkménistan transitent pendant plusieurs milliers de kilomètres par le territoire russe, sous contrôle de Transneft et Gazprom, avant d’atteindre les marchés occidentaux.

C’est cette position de transitaire obligé que la Russie entend sécuriser, faisant pièce aux pressions occidentales destinées à ouvrir d’autres voies d’évacuation des hydrocarbures de la région21. L’accord intervenu en mai 2007 entre les présidents russe, kazakh et turkmène constitue une avancée pour la Russie dans cet objectif : il confirme la construction d’un « gazoduc caspien » permettant d’accroître les capacités d’acheminement du gaz kazakh et turkmène vers la Russie. Il contribue ainsi à la saturation du potentiel d’exportation de cette région, ce qui pourrait fermer la porte aux projets concurrents.

19 RIA Novosti, 11/05/2006.

20 Sur ce point, voir le dossier consacré par Géoconfluences au secteur des hydrocarbures en Russie 21 Cette question est documentée en partie 4.

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De nouvelles pistes à explorer

Les limites à l’exploration de voies extra-européennes d’évacuation des ressources extraites du territoire russe sont essentiellement géographiques et logistiques : « géant aux narine bouchées » selon l’expression de Winston Churchill, la Russie ne bénéficie pas d’un accès aisé aux mers chaudes et à l’Atlantique, ni même, si l’on tient compte de l’occupation de l’espace russe, à l’océan Pacifique. Pour ce qui concerne les hydrocarbures, ses seules possibilités d’exportation à longue distance sont maritimes, or deux détroits bloquent les accès de la Russie à l’Atlantique et à la Méditerranée : celui d’Oresund au Nord, celui du Bosphore au Sud. Pour s’affranchir de ces contraintes tout en limitant sa dépendance envers son client ouest-européen, la Russie cherche à ouvrir de nouvelles voies de livraison d’hydrocarbures vers le Sud, l’Est et les Etats-Unis.

Au Sud, la Chine, deuxième importateur mondial d’hydrocarbures, est un partenaire potentiel de grande importance : la Russie n’occupe pour l’instant que la quatrième place sur la liste de ses pays fournisseurs. L’essentiel des exportations de pétrole russe vers la Chine, soit 5 % des quantités sortant de Russie, est acheminé actuellement par rail. Cette coûteuse solution n’est économiquement viable qu’en raison du niveau élevé actuel des cours mondiaux et n’offre pas de réelles perspectives de développement. Le projet d’oléoduc privé porté par Yukos, à destination du pacifique et de la Chine, ayant été abandonné lors du démantèlement de l’entreprise, les projets d’infrastructures dans cette région sont désormais pilotés par l’entreprise publique Transneft. C’est le cas du projet ESPO (East Siberia / Pacific Ocean), oléoduc de 4000 km capable d’acheminer 1,6 millions de barils par jour vers le Japon et la Chine, pour un coût variant entre 7 et 18 milliards de dollars suivant les estimations. Pour le gaz, les projets concernent deux gazoducs dont les tracés restent encore à finaliser.

A l’Est, les gisements et installations de l’île de Sakhaline, sur l’Océan Pacifique, offrent de réelles perspectives d’ouverture sur les marchés asiatiques, aussi bien pour le gaz que pour le pétrole22. Au Nord, la mer de Barents offre un débouché possible vers le marché américain. Les projets portés par Gazprom, Rosneft et Transneft consistent à réaliser un oléoduc et un gazoduc vers les ports de Mourmansk, Arkhangelsk ou d’Indiga sur la Mer Blanche à partir du gisement du bassin Timan-Pechora. L’indisponibilité de certains de ces ports durant l’hiver suscite des interrogations sur les terminaux à privilégier. L’objectif est d’exporter entre 1,6 et 2,5 millions de barils par jour à partir de ces terminaux et de mettre sur pied des infrastructures de liquéfaction du gaz naturel pour exporter le gaz par bateau.

En parallèle, la Russie affirme son statut de puissance autonome en poursuivant une politique de rapprochement avec deux autres grands producteurs d’énergie : l’Algérie et l’Iran. Avec l’Algérie, les accords de coopération énergétique ont débouché sur l’exploration et le développement conjoint par Sonatrach (Algérie), Rosneft et Stroytransgaz (Russie) d’un gisement pétrogazier dans le sud Algérien et sur l’échange d’actifs entre Sonatrach et Gazprom. Les négociations avec l’Iran sont moins mises en valeur, du fait de la mise au ban du pays par les Etats-Unis et l’ONU. Elles se poursuivent toutefois : l’idée d’un « OPEP du gaz » regroupant entre autres l’Algérie, l’Iran et la Russie, a été considérée publiquement par Vladimir Poutine, dans une expression savamment dosée, comme « valant la peine d’y songer »23. La Russie a également confirmé son intention de coopérer à la construction d’un gazoduc reliant l’Iran et l’Inde à travers le Pakistan24, montrant sa volonté de s’inscrire dans les négociations énergétiques entre les grands consommateurs asiatiques (Inde et Chine) et les grands pôles de production (Moyen-Orient et Asie centrale). Le fait que la Russie qui, via l’entreprise Atomstroyexport, assure la construction de centrales nucléaires en Iran, en Chine et en Inde, ait commencé à développer une coopération dans le domaine du nucléaire civil avec l’Algérie, est une indication significative à cet égard. Clairement, la volonté actuelle est d’éviter de se laisser enfermer dans une relation trop exclusive avec l’Union Européenne.

22 Cf. le dossier documentaire consacré par Géoconfluences à ce sujet.

23 « L’OPEP du gaz » n’a finalement pas été lancée à Doha, lors de la rencontre interministérielle organisée entre les pays exportateurs de gaz en avril 2007. A sa place, un groupe de coordination a été mis en place entre les pays concernés.

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3. Les limites du « grand jeu » russe

Paradoxalement, les récentes tensions énergétiques entre l’UE et la Russie ne doivent pas nécessairement être lues comme le prélude à une véritable montée de la pression exercée par cette dernière sur le destin énergétique de l’Europe occidentale. Plusieurs limites viennent en effet assombrir les perspectives de la Russie en tant que puissance énergétique globale.

Première limite : les capacités de production

Pour disposer d’une réelle marge de manœuvre vis-à-vis de ses clients, la Russie devrait pouvoir compter sur des capacités de production excédentaires, à l’instar de l’Arabie Saoudite ou du Koweit, capables d’ajuster les quantités produites aux objectifs fixés par l’OPEP – ou aux leurs. Ce n’est pas le cas. Les perspectives de croissance de la production de pétrole et de gaz russes ne dépassent pas 1,5 à 2,5 % par an, les installations fonctionnant au maximum de leurs capacités. Les champs pétrolifères en déclin (« post pic » de production) contribuent pour plus des deux tiers à la production pétrolière actuelle de la Russie, contre seulement un tiers pour les champs en situation d’expansion (« pré pic » de production)25. L’augmentation attendue viendra ainsi notamment de la croissance de la production du gisement de Sakhaline. Pour le gaz, l’essentiel de la croissance ne sera pas assuré par Gazprom mais par les compagnies gazières indépendantes de taille moyenne (Novatek, Itera, Northgaz), ou des compagnies productrices de pétrole à titre principal. Le seul élément permettant d’assurer aux compagnies nationales une marge de manœuvre consiste actuellement en la possession de gisements. Ceux-ci sont relativement peu ouverts aux investisseurs étrangers et ne sont pas développés avec la plus grande efficacité. Par opposition, le Kazakhstan, plus petit producteur, dont les infrastructures sont davantage contrôlées par les IOC, augmente régulièrement sa production (10 % pour la production de pétrole entre janvier et avril 2007, et un objectif de croissance de 50 % pour la production de gaz entre 2007 et 2010).

Deuxième limite : le marché intérieur

Limitée quant à ses capacités de production, la Russie doit en outre alimenter son propre marché énergétique, constitué de ses consommateurs finals et de ses industries. L’immensité de l’espace et la rigueur du climat sont en elles-mêmes un handicap. Mais elles ne peuvent à elles seules expliquer le niveau de consommation énergétique observé en Russie. Pays de 143 millions de consommateurs, doté d’un PIB équivalent à celui d’un pays Européen de moyenne importance, la Russie est le troisième consommateur d’énergie au monde. Par l’effet combiné de la vétusté des infrastructures, des équipements et des processus industriels, et des niveaux des prix intérieurs de l’énergie, l’efficacité énergétique de la Russie est l’une des plus faibles du monde26. Gazprom, premier producteur mondial de gaz, doit ainsi consacrer les deux tiers de sa production annuelle à la satisfaction de la demande intérieure27. Selon l’AIE28, 30 milliards de mètres cubes soit un cinquième des exportations annuelles aux membres européens de l’OCDE pourraient être économisés par la Russie en investissant dans les techniques d’optimisation de l’efficacité énergétique.

Pour alimenter ce marché, le régime soviétique avait développé les réseaux d’oléoducs et de gazoducs les plus importants au monde, représentant respectivement 50 000 et 157 000 kilomètres de tubes. Ces infrastructures n’ayant pas bénéficié des investissements nécessaires à leur entretien et leur renouvellement, le réseau a désormais considérablement vieilli et perdu de son efficacité. Plus de 87 % des gazoducs ont plus de dix ans, 60 % plus de 20 ans, 20 % (soit 31 000 kilomètres) plus de 33 ans.

D’ores et déjà, les conséquences du sous-investissement en infrastructures et d’une gestion hasardeuse des livraisons se font sentir en Russie. Ainsi que le rapporte Vladimir Milov,

« pour la première fois, l’industrie russe d’électricité a dû faire face à des limitations de livraison de gaz durant les mois d’été de 2006, alors que la période correspond traditionnellement un creux de consommation, [tandis qu’] en janvier et février

25 Country Analysis Briefs : Russia, Energy Information Administration of the United States, april 2007.

26 En 2002, l’intensité énergétique de les économies de la CEI était la plus élevée du monde (Conseil Mondial de l’Energie, Rapport 2004).

27 En 2006, 313 milliards de mètres cubes ont été livrés par Gazprom au marché intérieur. 28 Optimising Russian Natural Gas- Reform and Climate Policy, IEA, 2006.

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2006, les réductions d’approvisionnement aux centrales électriques en Russie centrale ont atteint 80 à 85 % des montants prévus dans les contrats »29.

Troisième limite : la Communauté des Etats Indépendants (CEI)

Les accords politiques de la Russie avec ses partenaires de la CEI ont toujours comporté des clauses relatives à l’énergie ; dans l’esprit, celles-ci ont eu tendance à reproduire les accords de livraison énergétique de feu l’URSS à ses pays « frères », dont les prix défiaient toute concurrence. Toute la difficulté consiste pour la Russie à sortir de cette logique de prix subventionnés et organiser la migration vers les cours mondiaux sans remettre en cause la contrepartie politique de ces accords, qui reste importante pour elle.

Ainsi, en 2006, les pays de la CEI ont absorbé 96 milliards de mètres cubes de gaz russe mais ont apporté moins de 200 milliards de roubles de recettes à Gazprom ; la même année, l’Europe a acheté 161,5 milliards de mètres cubes, qui ont donné lieu à des recettes de 846 milliards de roubles, soit un prix unitaire moyen plus de deux fois et demi plus élevé30. Les livraisons aux pays de la CEI ont ainsi généré en 2006 un coût d’opportunité de plus de 300 milliards de roubles pour l’entreprise. De ce point de vue, la CEI est comme une prison dont le geôlier serait lui-même prisonnier.

Quatrième limite : les capacités d’exportation hors UE

La Russie peut-elle se passer du marché européen ? En dépit des annonces des autorités russes, 95 % des exportations de pétrole brut de Russie sont destinés aux pays occidentaux. Trois interfaces (Droujba, Primorsk, Novorossisk) assurent elles seules 84 % des exportations russes de brut. L’une d’elles (Droujba) est actuellement dédiée à l’Union Européenne, la capacité de montée en puissance des deux autres (sur la Mer Noire et la Baltique) souffre encore de goulets d’étranglement géographiques : les détroits. Pour le gaz, la question est encore plus aiguë du fait des contraintes techniques que pose son transport : le moyen privilégié est le gazoduc. Le transport par bateau ne concurrence le gazoduc qu’au-delà de 5000 kilomètres de distance d’acheminement. Or les compagnies russes ne maîtrisent pas encore la technologie du GNL31 : leurs premières ventes datent de 2006 et elles sont obligées de recourir à des partenariats technologiques avec des firmes occidentales de type IOC pour les développer (tel Total pour l’exploitation de Chtokman). Quoi qu’il en soit, pour de nombreux projets d’expansion des infrastructures d’acheminement évoqués précédemment, la question principale est celle de la capacité des gisements à remplir durablement les tubes installés, ce qui ramène le problème à celui des capacités de production.

Cinquième limite : la cohérence stratégique

Au moins deux conditions sont nécessaires à la crédibilité d’une stratégie : qu’elle soit logiquement cohérente et qu’elle dispose des moyens nécessaires à sa mise en œuvre.

La stratégie de Gazprom semble souffrir d’un problème de cohérence et de moyens : compte tenu de ses ressources, ses capacités actuelles d’investissement ne sont pas de nature à faire face à l’immensité des besoins de modernisation de son réseau sur le territoire national. Pourtant, entre 2003 et 2005, Gazprom a investi 14 milliards d’euros dans d’autres secteurs que la production de gaz (pétrole, pétrochimie, électricité, construction notamment), dans un mouvement considéré comme davantage politique qu’économique32. Entre développement des revenus de court terme et sécurisation du moyen-long terme, entre soutien du marché intérieur et expansion sur le marché mondial, entre mission de service public et maximisation du profit, entre renforcement de son métier de base et diversification, entre bras armé du politique et compagnie internationale, Gazprom n’a pour l’instant pas véritablement choisi de stratégie.

Plus largement, la stratégie de la Russie en tant qu’acteur énergétique mondial rencontre quelques difficultés. Au rythme actuel des investissements, il ne sera pas possible à la Russie de se dégager significativement de son

29 Vladimir Milov, 2007, p. 94.

30 Dans ce total (qui comprend la Turquie) les pays de l’UE représentent plus de 135 milliards, soit 24 % de la production totale de Gazprom ; mais ils assurent les deux tiers de ses recettes d’exportation.

31 Gaz Naturel Liquéfié, qui permet de transporter le gaz par bateau sous haute pression. 32 Vladimir Milov, 2007, p. 94-95.

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client européen avant 20 ans, ce qui a pour conséquence que le coût de transfert de l’Union Européenne pourrait bien se révéler, dans l’intervalle, moins élevé que celui de la Russie33.

Cette situation signifie que la Russie doit impérativement s’affirmer comme un fournisseur d’énergie fiable pour l’Union Européenne. Si celle-ci a le sentiment qu’elle peut se retrouver otage de relations Russie-Ukraine ou Russie-Biélorussie qui ne la concernent pas directement, elle ne pourra la considérer comme telle. De surcroît, sa réputation de fournisseur peu fiable sera un obstacle dans sa recherche de nouveaux partenaires, en Asie (Chine et Inde essentiellement) comme en Amérique du Nord (Etats-Unis). Les revirements de la partie chinoise dans ses pourparlers énergétiques avec la Russie pourraient ainsi être compris comme le signe d’un manque de crédibilité internationale des engagements de la Russie.

A plus long terme, affirmer la Russie en tant que puissance énergétique globale n’est une stratégie rentable que tant que perdure la structure actuelle des besoins énergétiques occidentaux. De ce point de vue, si l’on en croit les projections disponibles sur l’évolution à long terme de la situation énergétique mondiale, l’horizon n’est pas lisible au-delà de 30 à 40 ans. Les réserves d’hydrocarbures s’épuisant progressivement, les pays consommateurs d’énergie devront négocier une transition énergétique majeure qui aura des conséquences sur les pays producteurs. La stratégie actuelle de la Russie ne prend pas en compte ces éléments de réflexion : si elle est maintenue trop longtemps, la structure de l’économie russe risque fort d’accuser à terme une révolution industrielle de retard sur celle des économies occidentales.

4. L’Union Européenne : au-delà de la dépendance énergétique

Dans son livre vert sur la sécurité énergétique, la Commission européenne dresse la liste des objectifs qu’une politique énergétique commune devrait pouvoir se fixer : construction des nouvelles infrastructures d’approvisionnement, institution d’une communauté paneuropéenne de l’énergie, conclusion d’un nouveau partenariat énergétique avec la Russie, création d’un mécanisme communautaire de réaction rapide et coordonnée en situation de crise, renforcement des relations avec les grands producteurs et consommateurs d’énergie, conclusion d’un accord international sur l’efficacité énergétique34. Cette liste pose deux question : comment faire en sorte que l’UE atteigne ces objectifs ? S’ils sont atteints, quelles peuvent en être les conséquences sur les relations énergétiques avec la Russie ?

Ainsi que nous l’avons montré précédemment, le préalable à la mise en œuvre de toute action commune au sein de l’UE est d’éviter de se laisser entraîner dans des comportement de défection35. L’Union Européenne en tant qu’ensemble bénéficie des atouts d’un client à la capacité d’achat inégalable : elle n’a jamais remis en cause les tarifs du gaz russe, alors qu’ils ont provoqué une crise avec l’Ukraine et la Biélorussie. L’UE dispose aussi des atouts d’un fournisseur de premier plan de biens manufacturés et de biens de production à la Russie : elle est son premier partenaire commercial, son premier fournisseur de produits et de devises. L’impératif pour ses membres est donc de conserver le bénéfice de ce statut d’incontournable en adoptant une stratégie commune et cohérente. Deuxième condition à l’efficacité de la stratégie européenne : privilégier les raisonnements économiques dans sa relation avec la Russie. La faiblesse de l’UE réside dans sa capacité politique réduite, surtout si on la compare avec l’organisation politique centralisée dont le Président russe a doté son pays. En concentrant ses efforts sur des engagements économiques réciproques, notamment en ce qui concerne les infrastructures, l’UE restera sur son terrain, et évitera les tensions liées aux facteurs personnels et émotionnels qui sont le lot des relations politiques. C’est cette ligne qui a été tenue jusqu’ici par l’UE : l’acceptation par les autorités européennes de régulation de la concurrence de la prolongation des accords de fourniture de long terme, tout comme la Charte de l’énergie, en sont des exemples, même si le partenariat énergétique bute jusqu’à présent sur ce dernier obstacle. Les entreprises de l’UE ont les moyens d’épauler les stratégies de développement d’infrastructures et de prospection énergétique de la Russie : plusieurs majors mondiales sont européennes et interviennent dans les projets de modernisation du secteur énergétique en Russie, ou conjointement sur d’autres territoires.

Troisièmement, l’UE doit continuer, tout comme la Russie, à tenter de limiter les coûts de transferts impliqués par une dépendance trop forte envers son partenaire. Deux infrastructures récentes peuvent servir d’exemple en la matière. Soutenu par les Etats-Unis et mis en œuvre par un consortium international sous la conduite de

33 Cette question est développée dans la quatrième partie.

34 Commission européenne, Livre Vert : Une stratégie européenne pour une énergie sûre, compétitive et durable, mars 2006, p. 23.

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l’entreprise BP, le projet BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) a été lancé en 2000 pour permettre d’acheminer le pétrole des bassins sud-caspiens vers les marchés mondiaux sans utiliser les oléoducs russes. Traversant successivement l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie sur une longueur de 1768 kilomètres, l’oléoduc a une capacité de 1 million de barils par jour. Ses premières huiles ont été chargées à Ceyhan en juin 2006. L’oléoduc CPC (Caspian Pipeline Consortium), premier pipeline privé sur territoire russe, échappe également en partie au gouvernement russe, qui reste toutefois son premier actionnaire36. Il permet d’acheminer une partie du pétrole extrait des gisements du Kazakhstan vers les terminaux de Novorossisk, sur la Mer Noire.

Pour l’Union Européenne, le principal projet d’infrastructure visant à desservir son territoire sans dépendre de la Russie a pour nom Nabucco. A l’horizon 2030, la consommation de gaz naturel de l’UE devrait atteindre 816 milliards de mètres cubes, contre 502 en 2005. L’idée directrice du projet est d’accompagner le repli, alors inéluctable, des fournitures de la Mer du Nord et des gisements européens par le recours accru aux gisements du Moyen Orient (dont l’Iran) et de l’Asie centrale37, en créant un gazoduc passant par les territoires de la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche pour alimenter les réseaux Ouest-européens. Ainsi, sur le papier au moins, le projet Nabucco pourrait permettre de maintenir le niveau de dépendance actuel de l’UE envers la Russie tout en augmentant les importations de gaz russe.

Enfin, l’Union Européenne détient les atouts d’une économie en voie de reconversion technologique. Sous la pression conjointe des prix des hydrocarbures, des inquiétudes de l’opinion publique au sujet du changement climatique et de la volonté des industriels et des gouvernements de développer l’innovation dans ce domaine, les programmes de recherche et développement concernant l’efficacité énergétique, mais aussi les outils commercialisation des énergies alternatives se multiplient. L’Union Européenne doit donc se doter d’objectifs clairs en la matière. Celui, proposé par le livre vert de la Commission Européenne sur l’efficacité énergétique, de réduire de 20 % l’énergie consommée dans l’Union d’ici 2020 peut servir de référence.

36 L’Etat russe détient 24 % des parts du consortium, le Kazakhstan 19 %, le sultanat d’Oman 7 %, Chevron 15 %, Rosneft-Mobil et Shell moins de 8%, Lukarco B.V. (joint venture entre Lukoil et Arco, opérateur basé à Los Angeles) 12,5 %.

37 Les gisements gaziers de la Mer du Nord et des Pays-Bas contiendraient 4420 milliards de mètres cubes de gaz, ceux d’Afrique du Nord 4580, ceux de Russie 47820, ceux d’Asie centrale, Iran et d’Egypte 83140.

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Le livre vert propose un plan stratégique pour les technologies énergétiques dont l’objectif est de tirer parti des ressources technologiques de l’Europe, par le développement de plates-formes européennes et celui, éventuel, de la création d’entreprises et d’initiatives technologiques communes en vue de créer des marchés de pointe en matière d’innovation énergétique. Des efforts plus ciblés sont proposés, incluant un plan de réduction de la dépendance de l’UE à l’égard des importations de pétrole et des initiatives visant à favoriser le développement d’entreprises orientées vers les énergies propres et renouvelables38.

Conclusion

Contrairement à ce que certains commentaires ont pu laisser entendre39, les difficultés récentes observées dans les relations énergétiques entre l’UE et la Russie ne sont pas alarmantes. Elles sont plutôt le signe de la prise de conscience par chaque partie des conséquences potentielles d’une trop grande dépendance envers l’autre : leur volonté est de limiter les coûts de transfert qui y seraient associés.

Il n’y a donc pas, à notre sens, de risque d’escalade de la violence économique entre la Russie et l’Union Européenne : les deux parties auraient beaucoup trop à y perdre. Il faut au contraire s’attendre à ce que le partenariat énergétique soit renouvelé, dans des formes sans doute différentes de celles du passé. Par exemple, l’UE pourrait échanger une ouverture plus franche de ses réseaux de distribution aux capitaux russes contre la possibilité d’investir davantage dans les gisements et les entreprises de Russie.

A plus long terme, il est de l’intérêt de l’Union Européenne et de ses entreprises d’investir le champ de l’amélioration de l’efficacité énergétique de la Russie. Pour l’ensemble des pays issus de l’ex-URSS, l’enjeu économique est au moins aussi important que celui de sécuriser les moyens de produire les sources d’énergie du futur.

38 Commission Européenne, pp. 22-23.

39 L’idée a même été émise qu’on se trouvait au prélude d’une reprise de la course aux armements (Froment-Meurice, 2007).

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Figure

Graphique 1. Comparaison des dépendances énergétiques nationales brutes  (gaz et pétrole) à la Russie dans l'UE : 1999-2005

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