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Songe d'une nuit antique. Autour du Saty/iricon

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(1)

Songe

d ’une

Autour

du

S

Jean-Pierre de Giorgio (UMR 8519 - Savoirs et textes, Université d ’Orléans),

Stéphanie W yler (UMR ArScAn - ESPRI et École française de Rome)

Le film de Fellini, d o n t le sujet est pourtant « antique », n'est pas, n'est en rien, un péplum . En to u t cas, il ne s'inscrit pas dans la tradition du péplum , il n 'e n p a rta g e pas les caractéristiques habituelles ni la fa ç o n d e concevoir l'Antiquité, ni les valeurs. Il n'est pas non plus une a d a p ta tio n du roman d e Pétrone. Pourtant, les deux oeuvres participent d 'u n im aginaire qui, s'il é ta it a n a c h ro n iq u e d e le qualifier d e com m un, sert néanmoins de support à une vision déce n tré e de Rome.

Rome dans le regard contem porain : monuments et ruines

L 'a n tiq u ité rom aine reste aujo u rd 'h u i

accessible au plus grand nom bre non par les textes, d o n t la m émoire collective a conservé to u t au plus quelques traces, quelques noms, quelques légendes, mais par les vestiges qui ont traversé les siècles jusqu'à nous e t que le touriste ou le téléspectateur am ateur d e docum entaires aim e retrouver. Le succès populaire que connaissent Pompéi ou les récents « docu-fictions » n'en sont que quelques exemples. C e que retiennent les contem porains d e l'antiquité

rom aine, c 'e s t sa m onum enta lité. Ce qui

impressionne chez les Romains, c 'e s t leur fa cu lté à avoir su laisser, un peu partout dans l'Empire, des signes d e leur puissance. L 'a m a te u r d e sites archéologiques aim e q u 'o n reconstitue sous ses yeux

« Il m o n d o a n t ic o , m i d is s i, n o n è m a i e s is t it o , m a n o n c ’è d u b b io c h e c e lo s i a m o s o g n a t o » F e d e r ic o F e llin i, Intervista sul cinema, p . 1 3 7

les parties manquantes, il se d é le cte à imaginer l'a s p e c t grandiose des sites qui lui ra p p e lle la grandeur des civilisations passées. Dans le dom aine d e la littérature, pour ceux qui o n t cô to yé le m onde antique au cours d e leurs études, le sentiment est le m êm e : Homère, Cicéron ou César ont laissé des œ uvres intouchables, presque sacralisées, q u 'o n retraduit assez peu, q u 'o n trouve e ncore difficilem ent en éditions d e poche, q u 'o n lit d'ailleurs rarement dans leur intégralité. C 'est que la littérature antique a égalem en t laissé une impression d e m onum entalité e t nous avons oublié to u t c e qu'e lle pouvait avoir de vivant e t à quel point les Anciens avaient un rapport à l'é critu re très d iffé re n t du n ô tre 1, co m b ie n littérature, si ta n t est qu e c e term e convienne, conversation e t sociabilité étaient liées. Le roman

d 'A p u lé e se d é fin it c o m m e un sermo, une

« conversation conteuse »2, les discours de Cicéron o n t pour la p lu p a rt é té prononcés, la poésie ca tu llie n n e s'inscrit dans un véritable art d e la sociabilité et du b a d in a g e aristocratique. L'idéal de l'é c rit n 'é ta it pas seulem ent d e rejoindre les bibliothèques mais, conversation a ve c les absents, « d e voler, vivant sur les lèvres », pour reprendre une form ulation d'Ennius3. Aujourd'hui, notre mémoire de la littérature antique est faite d e m orceaux choisis, de légendes, d e stéréotypes, elle se fige, inscrite dans le marbre.

1 Voir, pa r exemple, les réflexions d e Dupont F. 1998. L'invention d e ta littérature, d e l'ivresse gre cq u e au texte latin. Paris, La Découverte.

2 Apulée, Met., I, 1.

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Mais notre vision d e l'A ntiquité est aussi liée à sa destruction, c a r si nous sommes impressionnés par la puissance d 'u n em pire d o n t nos territoires ont largem ent ga rd é la trace, nous sommes égalem ent fascinés, héritage romantique, par la disparition de c e g é a n t d e pierre. L 'A ntiquité est un m onde englouti : les ruines disent to u t à la fois la grandeur et la m ort d 'u n m onde que nous avons idéalisé.

Le ciném a, dès ses origines, a aim é le péplum, p a rce que l'A ntiquité est « ciné génique ». Du m onde antique, la cam éra retiendra précisément les deux aspects d e la fascination populaire pour Rome : sa monum entalité, qui pe rm e t au ciném a d'e xalter sa propre puissance d 'é vo ca tio n , e t sa destruction, qui fournit une mine inépuisable d e ressorts dramatiques. C e ciném a en costumes aim e nous prom ener dans une antiquité restaurée, lissée, idéalisée : on pense par exem ple à la reconstitution incroyable d e la ville d'A lexandrie dans C léopâtre d e J. Mankiewicz, une m a q u e tte gran d e u r nature, im p e cca b le , irréelle, dans laquelle se prom ènent des figurants. On pense é galem en t à la reconstitution d e Rome, a ve c des effets spéciaux renouvelés par la technologie du numérique dans G ladiator d e Ridley Scott. Le péplum reconstruit d e la présence, une évidence simple et épurée du m onde antique : les parties détruites des tem ples sont reconstituées, les biographies de Suétone ou d e Plutarque sont mises en im age ou en dialogues, les statues s'incarnent dans le jeu des acteurs. L'Antiquité ainsi retrouvée est quelque peu artificielle mais elle exalte la to u te puissance d 'u n certain ciném a : celui qui pe u t ressusciter à grands frais les mondes disparus.

Dans le m êm e temps, la mise en péril d e ce m onde reconstruit est essentielle d 'u n point de vue dram atique e t idéologique. Rome est rarem ent en ta n t que telle le centre du film. On aim e la voir en d ange r : catastrophes naturelles (Les derniers jours de

Pompéi, S. Leone), résistance d 'u n groupe minoritaire (■Spartacus, S. Kubrick), résistances d'individus fa c e au

g é a n t (Ben Hur de W, Wyler, Gladiator), d é c a d e n c e (Rome s'affaisse sous son propre poids : Quo Vadis ?, M. LeRoy). C 'est que d 'u n point de vue idéologique, Rome incarne le plus souvent après la seconde

guerre m ondiale une m achine à oppresser contre laquelle il fa u t lutter : elle devient l'ennem i des valeurs chrétiennes, mais aussi des valeurs individuelles.

Le regard d e Fellini est à c e t égard bien différent. C e que donne à voir le cinéaste c'est d 'a b o rd d e l'absence. L'Antiquité est c e qui nous é ch a p p e , c e d o n t il ne reste plus que l'om bre. Un m onde fragile, d o n t les vestiges sont toujours près de disparaître co m m e ces fresques, dans Fellini Roma, que les ouvriers, creusant une galerie sous terre, découvrent, et qui s'e ffa ce n t subitem ent au c o n ta c t d e l'air. C e q u e retranscrit Fellini, c 'e s t le silence de l'Antiquité. O ubliant les grands textes, le cinéaste semble se souvenir que nous avons perdu la voix des Anciens. Pompéi n'est après to u t qu'un cim etière, les peintures dans les dem eures soulignent une inquiétante étrangeté, elles disent la disparition de leurs habitants e t leur propre disparition prochaine.

Fellini Satyricon n'est pas un péplum, il n'est pas

m êm e l'a d a p ta tio n du roman d e Pétrone.

Le choix du Satyricon de Pétrone

Ce choix pourrait sembler paradoxal. Tandis que le film a pu être vu com m e un ciném a « néo­ irréaliste », le rom an d e Pétrone a longtem ps été qualifié d e « réaliste » p arce qu'il m et en scène des personnages issus d e catégories sociales déterm inées (n otam m ent le m onde des affranchis4) e f a recours à des parlers populaires ; il se caractérise d 'a u tre part par la p la c e déterm inante laissée au « discours » (c'e st un roman auto d ié g é tiq u e où les interventions des personnages au discours direct o nt une p la c e de choix) ; enfin, roman « picaresque », il repose sur une

succession d 'in trigues rom anesques (parfois

enchâssées) frès stéréotypées : nous sommes pour ainsi dire aux antipodes d e l'im aginaire fellinien. Mais c e roman dem eure m algré to u t mystérieux, e t c'est dans c e mystère que réside sans d oute l'intérêt du cinéaste pour c e texte.

Le Satiricon est un roman fragm entaire5, d o n t l'au teur est un certain Caius Petronius Arbiter (est-ce bien c e p e n d a n t celui d o n t parle Tacite ?6), e t d o n t le titre n'est rien moins q u 'é n ig m a tiq u e : la tradition

4 Mais il y a aussi les scholastici. intellectuels aux mœurs très libérales, des femm es d e pe tite vertu, des esclaves, des m archands forains etc...

5 Tout c e q u 'o n p e u t affirmer, sur la foi d 'u n des manuscrits qui nous en o nt transmis le texte, c'e st q u e les fragm ents parvenus jusqu'à nous a p p a rte n a ie n t aux livres 14, 15 e t 16 d 'u n ouvrage d o n t nous m an q u e n t au moins les treize premiers. R. Martin (1999. Le Satyricon,

Pétrone. Paris, Ellipses, p. 20), suggère q u e I' « on trouve suffisamment d'allusions parodiques aux poèmes homériques pour supposer a ve c

quelque vraisem blance que l'œ uvre intégrale com ptait, co m m e eux, vingt-quatre livres. » L'ensemble que nous avons conservé est réparti, selon les habitudes éditoriales d e l'Antiquité, en 141 « chapitres » d e longueur variable, o c c u p a n t ch a cu n d e une à deux pages dans les éditions modernes.

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nous a laissé deux orthographes « Satiricon » et « satyricon ». Écrit a v e c un /, le titre peut renvoyer au genre de la satire, illustrée à Rome notam m ent avec Horace e t Juvénal. e t qui désigne une p ièce en vers consacrée à la critique violente des mœurs du temps. Mais il peut égale m e n t rappeler le sens originel de

satura, qui signifie « pot-pourri » e t s'appliquait soit au

dom aine de la cuisine, en désignant un plat où entraient les ingrédients les plus

divers, soit au dom aine d e la littérature, en désignant alors une œ uvre caractérisée par la variété e t plus précisém ent par l'a lte rn a n c e d e vers e t d e prose com m e dans les Satires

M énippées d e Varron ou

I ' A p o c o lo q u in to s e de

Sénèque. Écrit a ve c un y, le titre sera à rapprocher d e la

figure m yth o lo g iq u e des

Satyres : il faudrait alors le lire : « le livre (liber est sous-entendu) d e c e qui est relatif aux (c'e st le sens du suffixe grec au génitif pluriel -ikôri) satyres ». Trois interprétations du titre sont d o n c possibles : dans le premier cas, il orienterait la lecture vers une critique du dérèglem ent moral sous le règne d e Néron, dans le deuxième, il insisterait sur la form e du livre (le m é la n g e d e divers genres littéraires), dans le troisième, il fe ra it allusion à la liberté

sexuelle d o n t jouissent les

personnages.

Fellini, pour sa part, a d o p te l'orthographe la plus cou ra n te à l'é p o q u e (les éditions italiennes disponibles en 1969 connaissent les deux versions), ce rta in e m e n t sans recherche philologique sur la question, d 'a u ta n t que l'im a g e du satyre convient parfaitem en t à l'im a g e du film ; il a p paraît d'ailleurs com m e une sorte d 'e m b lè m e sur un mur de la maison du stoïcien sous les traits amplifiés du satyre de la Villa des Mystères (Fig. 1). Par contre, il fait précéder le titre com p le t d e son propre nom : Fellini Satyricon, com m e il avait intitulé sa vision d e Rome Fellini Roma,

et revendique d e c e fa it l'invention d e l'univers qu'il m et en scène e t non une a d a p ta tio n du roman de Pétrone7.

Par ailleurs, le rom an n 'e x a lte pas la

« rom anité » traditionnelle : nous sommes en Grande- Grèce, les héros n 'o n t pas de famille, pas d e réelle consistance sociale (tout au plus savons-nous qu'ils sont ingénus), ils portent des noms grecs (seule Quartilla porte un nom rom ain) et aucune allusion n'est faite à l'e s p a c e politique. Ce texte mutilé, un peu trop léger, a longtemps é c h a p p é au statut

d e m o n u m e n t auxquelles

avaient a c c é d é la plupart des

œ uvres d e la littérature

romaine. On ignore jusqu'à la définition générique d 'u n tel texte, le term e de « roman », quoique justifié8, é ta n t to u t à

fa it a n a ch ro n iq u e . Tant

d 'in d é te rm in a tio n e t de

mystère a u to u r d 'u n e telle

œ uvre p o u v a it avoir de

l'intérêt pour Fellini.

Le réalisateur avait lu le

Satiricon une prem ière fois

adolescent alors qu'il circulait sous le m anteau com m e un livre érotique, dimension qu'il

n 'a naturellem e nt pas

é vacuée dans son film ; mais c'e st à la deuxièm e lecture, motivée par une com m ande qu'il e n te n d a it d 'a b o rd ne pas honorer, qu'il l'a redécouve rt e t trouvé la m atière d e son inspiration9 :

« Le Satyricon est un texte mystérieux avant to u t p a rce qu'il est fragm entaire. Mais son cara ctè re fragm entaire est em blém atique en un certain sens. Em blém atique du ca ra ctè re fragm entaire du m onde antique qui se présente à nous aujourd'hui. C'est cela la vraie fascination du texte et du m onde représenté dans le texte (...). Le m onde de l'Antiquité est pour moi un m onde perdu d o n t mon ignorance ne m e p e rm e t q u 'u n ra p p o rt im aginaire, nourri

Fig. 1. Satyre dansant d e la Villa des Mystères (cubiculum 4, détail), d'après Maiuri, A. 1947.

La villa d e i Misteri. Rome

7 Seule la traduction am éricaine se voit a u gm entée d 'u n sous-titre : The Degenerates, en replaçant d 'u n e certaine manière le film dans la tradition des Epies, les péplums hollywoodiens, e t leur vision d e la « d é c a d e n c e » d e Rome.

8 Si l'o n s'en tient à une généricité lectoriale. 9 Intervista, p. 136 sq.

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d'hypothèses e t d e suggestions sans racines avec q u e lq u e inform ation ou connaissance d e typ e historique » (Fare un film. p. 101).

D avantag e que le texte, c e sont d o n c les lacunes qui lui ont permis d 'y construire son m onde d'im a g e s, pour les c o m b le r partiellem ent, mais surtout pour y exprimer le sentiment d 'é tra n g e té qui affleure du roman. Un m onde étrange que Fellini m et au c o m p te d e la distance infranchissable qui nous sépare de l'Antiquité.

Justement, le roman lui-même ne cesse de jouer a ve c les effets d e réel, d e les déconstruire : la théâtralité des dialogues, le jeu des travestissements, l'inversion des codes a m o u re u x10 lui d o n n e un c a ra c tè re décalé, décentré, auquel Fellini n 'é ta it sans d o u te pas insensible ; d e fait, dans le film, les maquillages, les étranges pièces représentées où se m êlent illusion scénique e t réalité, e t surtout la première séquence dans laquelle Encolpe expose la situation e t sur laquelle nous allons revenir, fo n t constam m ent référence au théâfre. Enfin, dans le roman, les intrigues se suivent e t s'entremêlent, on va de ville en ville, on se perd dans les rues labyrinthiques égaré par une vieille douteuse11, puis dans le d é dale d e la dem eure d e Trim alcion12, les événem ents d é b o rd e n t les protagonistes qui n'en com prennent pas toujours le sens : l'arrivée d e Quartilla e t de ses acolytes dans la cham bre d e l'au berge a quelque

chose d e c a u c h e m a rd e s q u e 13, to u t co m m e

l'épisode de Circé à Crotone, suivi des tentatives de guérison14. On pe u t véritablem ent parler pour le

Satiricon d 'u n rom an décentré.

C ette é trangeté e t la liberté qui lui éta it offerte par le roman, Fellini les exprime dans son rapport très particulier à la Rome antique, rapport d 'a b o rd de frustration dans ses années scolaires entre un univers incom préhensible e t poussiéreux e t un discours em phatiqu e sur les origines qui a p paraît d e manière caricaturale dans l'une des premières scènes de

Fellini Roma m e tta n t en scène le directeur de l'éco le

franchissant le Rubicon d e v a n t ses élèves. Mais dans

c e m êm e film, la scène d e la d é c o u v e rte des fresques d e la villa rom aine révèle un autre rapport à l'Antiquité qui s'a p p a re n te bien plus au Satyricon : les deux mondes se retrouvent un instant fa c e à fa c e dans un souffle d e vent, à s'observer l'un l'autre, a v a n t que ces fantôm es antiques ne s'e ffa ce n t et disparaissent à jamais. Les fresques d e Roma sont très proches d e celles d e la maison du stoïcien dans le

Satyricon, partiellem ent em pruntées aux « Noces

Aldobrandines », conservées aujourd'hui au Vatican ; dans les deux scènes, des chuchotem ents discrets se fo n t entendre, subtilem ent mêlés au courant d 'a ir ou aux rires des personnages.

« Voici c e que j'a i voulu faire : inventer un m onde romain co m m e s'il a va it é té évoqué par une étrange opération ectoplasm ique. J'a im e imaginer que, com m e l'a rch é o lo g u e essaie d e reconstruire a v e c des fragm ents d e tessons une form e écornée, incom plète, mutilée, mais qui appelle l'im ag e d 'u n e am phore, d 'u n buste d'h om m e, du visage d 'u n e fem m e, d e la m êm e fa ç o n le film, à travers des épisodes incomplets, certains sans début, d'autres sans fin, d'autres encore vides dans leurs parties intermédiaires, devrait suggérer, faire entrevoir les confins, les réalités d 'u n m onde disparu, la vie de créatures aux us e t coutum es incompréhensibles, les rites, le quotidien d 'u n continen t naufragé dans la galaxie du tem ps » (Fare un film, p. 104).

De fait, rêve e t c a u ch e m a r fo n t bien la m atière d e l'a d a p ta tio n d e Fellini, qui a c c e n tu e encore le sentiment d 'in q u ié ta n te é trangeté à peine suggéré dans le roman. Fellini n 'a pourtant pas a d a p té le roman d e Pétrone. Le ciném a ne parle de toute fa ç o n pas la m êm e la n g u e qu e la littérature. « C haque oeuvre d 'a rt, explique Fellini15, vit dans la dimension dans laquelle elle a é té c o n çu e e t dans laquelle elle s'est exprimée ; la transférer, la transposer d e son lan g a g e original à un autre différent, revient à l'annuler, la nier (...). Le ciném a raconte ses mondes, ses histoires, ses personnages, a v e c des images. Son expression est figurative, co m m e celle des rêves ». Seuls les principaux protagonistes ont é té conservés,

10 C om m e le souligne P. M aréchaux (1998. Littérature Latine. Paris, PUF, p. 209), à propos d 'u n e scène d e suicide m anquée dans le rom an (Satiricon, 114) : « en fait, l'intérêt d e ce texte qui m et en scène des qmours masculines, rappelons-le, est précisém ent de les déréaliser : Giton e t Encolpe vivent e t jouent, vient en jouant (sans faire jamais la distinction entre la vie e t le jeu) une véritable histoire d e coeur. Ils sortent d o n c d e l'alternative du masque, du vrai e t d u faux, ressassée par les moralistes... ».

11 C h a p itre s 7 e t 8. 12 C h a p itre 79. 13 C h a p itre s 16 à 26. 14 C h a p itre s 125 à 139. 15 Fare un film, p. 100.

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ainsi que quelques scènes, mais souvent a v e c des déform ations im portantes : on retrouve notam m ent la scène d e dispute entre Encolpe e t Ascylte à propos d e Giton, le b a n q u e t de Trimalcion, l'épisode de la M atrone d'Ephèse, la rencontre a ve c le p oète Eumolpe à la pinacothèque, la fuite en b a te a u e t la rencontre a v e c la belle Triphène (mais l'intrigue en e lle-m êm e est à c e m o m e n t p ro fo n d é m e n t modifiée), l'épisode enfin a v e c Circé et les remèdes de la sorcière, mais là encore, p ro fo n d é m e n t déform é : on a d a v a n ta g e l'impression à c e m om ent d 'ê tre chez A p u lé e 16 que chez Pétrone. Bien des

personnages (l'h e rm a p h ro d ite m ourant pa r

exemple), bien des situations (la destruction de la ville souterraine, le m ariage homosexuel d e Lichas, le suicide des stoïciens), bien des décors (la dem eure d e Trimalcion) ne correspondent en rien à c e que nous d it le rom an e t traduisent la seule vision im aginaire d e Fellini, Fait plus im portant encore, la dimension « picaresque » du roman est abandonnée, l'intrigue est déconstruite e t la fuite perm anente des personnages dans le texte devient dans le film une étrange errance dans un m onde souterrain où il fait longtem ps nuit17. Q uant à la sexualité, si présente dans le roman, elle se fait plus discrète dans le film : la seule scène d 'a m o u r explicite est bi-sexuelle (deux garçons et une fille dans la maison des stoïciens) et rappelle d a v a n ta g e des pratiques contem poraines et le thèm e de la libération des moeurs à la veille des années 1970 que le m onde a n tiq u e 18. En réalité le rom an e t le film ne cessent d e se croiser, les im aginaires d e Pétrone e t celui d e Fellini se réponde nt en écho, mais n'inventent pas la m êm e Antiquité. La première séquence du film, co m p a ré e à la première p a g e du roman, perm et de com prendre plus en détail c o m m e n t se croisent e t se répondent les deux oeuvres.

Première scène du roman, première séquence du film

Le rom an s'ouvre pour nous sur une

intervention d'E ncolpe qui, prenant à partie son professeur A gam em non, dé n o n ce un apprentissage de l'a rt oratoire dans les écoles qui ne prépare pas à la réalité du forum : trop artificiel, il est à cô té d e la

réalité. La première rem arque que nous pouvons faire, c'e st q u 'à cô té des problèmes sociaux, le rom an ne cesse d e s'intéresser aux problèm es intellectuels e t surtout à celui du rôle et des limites de la rhétorique : en cela il se fait l'é c h o d'auteurs contem porains ou légèrem ent postérieurs (Quintilien, Juvénal, Tacite et Pline), Mais une autre remarque s'im pose : c 'e s t peut-être aussi, d 'u n e certaine manière, du roman lui-même d o n t parle l'auteur à travers l'intervention d e son personnage. À la langue boursouflée d 'u n e rhétorique des écoles, s'oppose dans le roman une écriture qui, pour reprendre l'expression d e M artial19, a g a rd é la « saveur de l'ho m m e », la fraîcheur du sermo, l'authenticité des parlers, voire des « parlures » d e la réalité (Pétrone m anie a v e c brio dans son texte divers sociolectes). Enfin, à travers c e tte invective, c 'e s t le refus de toute autorité qui se dessine e t qui sera le fil conducte ur du rom an : la jeunesse, le g o û t des amours libres, l'ab sence d'inscription d e soi dans un territoire précis dom inent dans le récit, sans référence à aucune form e d'autorité.

De c e tte ouverture, Fellini gardera pour sa première scène le ca ra ctè re extrêm em ent oratoire. Encolpe prend la parole, mais il n 'y a plus d 'interlocuteur : il s'adresse au spectateur. Derrière lui, un mur gris : aucune profondeur de cham p, Pas d 'é c la ira g e naturel. Il semble sur une scène. Le d é b a t

in te lle ctu e l a é té éliminé. Encolpe ra co n te

rageusem ent co m m e n t Ascylte s'est m oqué de lui en recherchant les faveurs d e Giton : c'e st une scène d'exposition. Tout semble très artificiel. Le m aquillage d e l'a cte u r est très souligné, sa diction, ses postures é vo q u e n t la tragédie. Mais le fait le plus intéressant est que sur le mur, on devine des graffites que l'on a retrouvés à Pompéi e t q u e Fellini a rassemblés artificiellem ent sur un unique support. Or les graffites sont, pour ainsi dire, a vec les inscriptions funéraires, les seuls « murmures » que l'hom m e antique nous ait laissé directem ent. Ils s'opposent en cela aux oeuvres « m onum entales » transmises par le Moyen-Âge. Les études sur c e typ e d'inscriptions ont par ailleurs m ontré com bien le dispositif énoncia tif de c e genre d e discours gardait, plus fortem ent que pour nos inscriptions contem poraines (graffiti ou inscriptions

16 C f p a r e x e m p le l'é tra n g e p a s s a g e d e la fê te d u rire d a n s le livre I d e s M é ta m o rp h o se s.

17 De fait, c e tte errance suit une lumière croissante : une longue nuit (dans I' insula), une aurore crépusculaire (chez Trimalcion), une fraîche journée (chez le stoïcien), une lumière écrasante (l'herm aphrodite e t le labyrnthe), un autre crépuscule (m ort d'Ascylte). Seule la dernière scène « sort » d e c e tte journée pour la dénoncer.

18 Sur les questions d ' « homosexualité » dans le m onde romdin, on pourra consulter Dupont F. e t Eloi T. 2001. L'érotisme masculin dans

la Rome antique. Paris, Belin, e t sur la réception du film dans le milieu hippie, Intervista. p. 138.

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funéraires), la mém oire de l'é c h a n g e en face-à-face. À Rome, l'écrifure n'est pas autono m e20. Les murs et les pierres y sont des « objets qui parlent ». La parole est confiée par le locuteur à la pierre jusqu'à c e que le passant la murmure à son tour, L'énoncé com porte le plus souvent une adresse (au mur, ou au passant, ou encore à un interlocuteur précis) et la plupart du tem ps m et en scène l'én onciateur (la personne qui a écrit ou le support lui-même). À Rome l'écriture est une m anière d e s'adresser aux absents, ou d e leur parler lorsqu'on est soi-même absent. Elle ne peut fonctionn er que pour un lecteur qui, m urm urant l'énoncé, ach è ve ra le processus d e l'énonciation.

En un sens Fellini a rassemblé sur c e mur to u t ce que Pompéi a va it laissé de murmures, la voix des absents, des murmures un peu confus (on ne distingue pas c e qui est écrit), qui contrastent a v e c le ca ra ctè re é loque nt de la tirade du personnage. La ca m é ra s 'a p p ro ch e ensuite du mur e t l'on semble passer au travers. Les dialogues se feront rares par la suite dans c e film très silencieux e t l'éloquence, à quelques exceptions près (la tirade d'Eum olpe sur la d é c a d e n c e de l'a rt dans la pinacoth èque) n 'y aura plus sa place. On entend en revanche b e a u co u p de paroles indistinctes2', parfois des cris mais surtout des murmures co m m e dans la lente prom enade le long d e la galerie souterraine, com m e dans la maison des stoïciens, lorsque Eumolpe cherche la jeune fille, où l'on se d e m a n d e si les peintures ne parlent pas un peu... Ainsi le film s'ouvre sur une scène qui rappelle la première p a g e du roman, mais c'est à d'autres fins. Tandis que le roman fait d e la parole é ch a n g é e l'un des p rin cip a u x ressorts d e son écriture, le film, a b a n d o n n a n t l'a rt d e la parole si cher aux Anciens, ne s'intéressera plus q u 'a u x murmures e t à l'inq uiétant silence du m onde antique perdu.

La mise en scène des images

En revanche, l'im aginaire fellinien est nourri de m onum ents antiques d o n t il fa it un usage très particulier dans ses décors : s'ils ne reflètent jamais une volonté d e reconstitution, com m e nous l'avons vu, ils intègrent des images selon des stratégies variées, relevant d e l'onirisme, de l'abstraction, de

l'interprétation ou d e la mise en abym e. L'aspect onirique, le plus souvent ca u ch e m a rd e sq u e , sur lequel Fellini insiste tant, est particulièrem ent évident dans la scène qui p ré cè d e l'effo ndrem ent de VInsula

Felix, a v e c l'a p p a ritio n du « colosse d e Néron

transporté sur un char dans les ruelles d e Suburre », en l'o ccu rre n ce la tê te de Constantin provenant d e la basilique de M axence, conservée au musée du C apitole : on com prend c o m m e n t la disposition a ctuelle d e la tê te colossale, descendue au niveau du visiteur, a pu influencer la démesure de l'im ag e — « d e petits hommes au premier plan e t des géants sur le fond »21. Fellini se sert des oeuvres antiques, d o n t il a visiblement une connaissance large e t éclectique, en fonction des émotions qu'elles peuven t susciter — ici l'é tra n g e té du gigantism e e t d e la disproportion — e t non selon une perspective historicisante.

C 'est c e qui a p p a ra ît dans la scène de la p in a c o th è q u e : dans le film, les personnages

é vo lu e n t dans une m uséograp hie très

c o n te m p o ra in e , des p a n n e a u x les plus divers, détaché s sous form e d e tableaux, é ta n t disposés sur un fond blanc, uniforme e t lumineux. Le choix d e ces images, sur lesquelles la ca m é ra ne s'atta rde pas, présente un éventail culturel e t artistique étonnant, depuis les parois d e la to m b e du Plongeur d e Paestum, d écouve rte l'a n n é e m êm e du tournage, en 1968, jusqu'à des portraits du Fayoum ou des images b e a u c o u p plus orientales. À travers leur hétérogénéité qui tém oigne d e la curiosité d e Fellini, leur seul p o in t com m un, outre le fa it qu'ils appartien nent à un univers disparu qui contraste a v e c l'abstraction m uséographique, est qu'il s'agit d e portraits ou d e visages, C om m e dans le roman, où Encolpe e t Eumolpe ne voient les oeuvres d e maître q u 'à travers leur propre é ta t d'esprit, dans un texte qui se dé n o n ce lui-même par des jeux constants entre le discours co n ve n u d 'E u m o lp e sur la d é c a d e n c e d e l'art, le désintérêt contem porain pour « l'a n tiq u e », e t les p ro cé d é s d 'é c ritu re 22, est exprim ée une subjectivité essentielle au sein de laquelle ch a q u e regard, celui du spectateur com m e celui d e l'œ uvre, est isolé sans c o m m u n ica tio n possible.

20 Sur la structure é nociative des inscriptions dans les mondes gre c e t romain, voir en particulier Svenbro J. 1988. « J'écris d o n c je m 'e ffa ce . L'énonciation dans les premières inscriptions grecques ». In : Détienne M. (éd.). Les Savoirs d e l'écriture en G rèce ancienne. Lille, PUL, p. 459-479 ; Desbordes F. 1990. Idées romaines sur l'écriture. Lille, PUL ; Valette-C agnac E. 1997. La lecture à Rome. Paris, Belin.

21 Voir en particulier le jeu sur les différentes langues e t dialectes attribués aux personnages secondaires, du sicilien à l'allem and, du latin à la langue des signes, sans parler des langages soit non identifiables p ar le spectateur, soit inventés, qui p a rticip e n t d e l'incompréhension volontairem ent construite p ar Fellini. Ainsi, Giton ne s'exprim ant q u e par signes e t oeillades, ou l'esclave d e la maison des stoïcien, particulièrem ent volubile. d o n t Ascylte e t Encolpe n 'é c o u te n t que les rires.40 Note d e régie, dans Fare un film, p. 107.

22 Eisner, J. 1993. « Seduction o f Art : Encolpius and Eumolpius in a Neronian Picture Gallery ». Proceedings o f the Cam bridge

(7)

À ces images détachées d e to u t contexte tem porel e t figée dans leur statut d'oeuvre d 'a rt rép o n d une a u tre mise en scène, ce lle de l'actualisation des ruines au sein d e la construction de l'im aginaire fellinien. La maison du stoïcien, que les protagonistes découvren t après que celui-ci s'est suicidé, illustre particulièrem ent bien c e p ro cé d é : en effet, les murs extérieurs apparaissent en l'é ta t a ctuel de murs pompéiens, à savoir en élévation mais entièrem ent décrépis, poussiéreux, V opus reticulatum à d é co u ve rt sous quelques bribes d 'e n d u it — en quelque sorte aussi morts que leur propriétaire, le personnage le plus « authentiquem ent romain » du film. Nous l'avons vu, la stratégie est inversée sur les fresques à l'intérieur de la maison. Mais un dernier détail com plique encore c e tte mise en scène des images antiques : d e va n t la maison a p p a ra ît un paon, vivant, com m e sorti d 'u n e fresque qui pourrait être le salon 15 d e la « Villa de Poppée » à Oplontis. Ce jeu d'a ctualisation se lit de m anière encore plus évidente lorsqu'Ascylte e t Giton sortent d e I 'Insula

felix, guidés par la mère m aquerelle au visage de

masque théâtral, par une porte typique des peintures en trom pe-l'œ il dites d e Ile style, qui s'ouvre pour les faire pénétrer dans un autre univers. Le trom pe-l'œ il an tiq u e d e vie n t ouverture réelle, tandis que les arch ite ctu re s réelles sont reléguées dans une antiquité en ruines à jamais figée.

Ces mises en scène té m o ig n e n t d 'u n e interprétation to u t à fait consciente d e la part de Fellini qui, au lieu d e reproduire ou d e restituer des images antiques, joue sur les ouvertures, les virtualités a ve c lesquelles elles semblent avoir été conçues, pour les réaliser dans son propre univers. S'il a recouru à toutes les formes d 'a rt pour m ettre en scène c e jeu d e distanciation e t d'actualisation concom itantes, l'interprétation passe égalem en t par la lecture du

te xte d e Pétrone. Ainsi, la m é g a lo g ra p h ie

représentant d e manière caricaturale la biographie d e Trimalcion dans son atrium, décrite en détail dans

le roman, n 'a pas donné lieu dans le film à une illustration ou à une a d a p ta tio n à partir d 'u n e m égalographie connue ; elle est réduite à l'essentiel de l'esprit de l'affranchi co m m e d e celui de l'auteur : un portrait du maître de maison, aussi haut que le mur, en train d 'ê tre réalisé par des peintres sur des échaffaudages, condensant le discours autour de sa m égalom anie et de son statut d e nouveau riche.

Mais c 'e s t la scène finale qui offre le meilleur manifeste d e Fellini. Arrivé sur la plage de Crotone, au bout du monde, au bord de l'ultim e lacune, il prend le parti d e clore son film, e t non pas d e le laisser en suspens com m e le rom an d o n t la suite et la fin onf disparu. On refrouve le mur d e la première scène. Il est en ruines, e t ne com p o rte plus d'inscriptions. À l'arrière-plan on devine la mer, le soleil brille q uand le film a vait co m m e n cé dans la nuit. Les personnages principaux sont peints sur les pans fragmentaires du mur, com m e s'il s'agissait d e peintures funéraires. C ette dernière séquence éclaire rétrospectivem ent la première, e t l'ensem ble du film. Touf se passe com m e si les personnages, échapp és d 'u n e fresque, s'étaient animés le tem ps du film, sous la form e d'un rêve, mis en scène e t en images par les yeux de Fellini, sans jamais devenir to ta le m e n t vivants, sans jamais vraim ent quitter le m onde des morts, des om bres e t des murmures, sans jam ais atteindre l'é vid e n ce que le péplum traditionnel cherche à rendre. Q uand le film s'achève, il retourne là d 'o ù il vient, dans le m onde figé des ombres, des ruines, des peinfures qui ne parlent plus.

«... ad alta vo c e : 'La notte è finita. La notte è finità ! »

Éléments bibliographiques

Pétrone, Satiricon. Sers, O. (e d ) 2002. Paris, Les Belles Lettres. Fellini F. 1980. Fare un film. Turin, Einaudi.

Grazzini G. 2004. Federico Fellini. Intervista sul cinema. Rome- Bari, Laterza.

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