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En amont de l’impact des systèmes juridiques sur les performances économiques : que mesurent les indicateurs de rigueur de la réglementation ?

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En

amont

de

l’impact

des

systèmes

juridiques

sur

les

performances économiques : que mesurent les indicateurs de

rigueur de la réglementation ?

Thierry Kirat CNRS-CEPN Université Paris 13

thierry.kirat@univ-paris13.fr

L’importance économique des institutions n’est plus contestée dans la théorie économique, depuis les travaux de Douglas North (1990) et la diffusion du paradigme de la Nouvelle économie institutionnelle. La place des droits de propriété, en tant qu’outils de la sécurisation des transactions, d’allongement de la temporalité des anticipations des agents et de l’appropriation du rendement des investissements, est considérée comme centrale dans la dynamique et les performances économiques (Cross, 2002) ; l’essor de l’activité économique conduite dans la sphère de la légalité et le reflux de l’économie souterraine deviennent sources d’accumulation du capital et de sortie de la pauvreté dans le Tiers-Monde (De Soto, 2005). Cependant, l’intérêt pour les institutions juridiques et leurs effets sur la dynamique économique, après avoir été éminent dans les travaux de John R. Commons (1924) et d’autres économistes institutionnalistes (John Maurice Clark, 1926), a connu une longue période d’éclipse avant de revenir sur le devant de la scène depuis la fin des années quatre-vingt dix. Se développent en effet des analyses approfondies des institutions juridiques, mais aussi politiques, sous les angles de leurs déterminants et de leurs impacts sur les performances économiques. Les analyses des déterminants des arrangements institutionnels tendent désormais à prendre de la distance vis-à-vis des théories de la sélection naturelle des institutions efficientes, comme cela pu être soutenu dans des perspectives hayékiennes. Les analyses des conséquences de différentes configurations institutionnelles relatives aux systèmes juridiques sont souvent placées dans une perspective empirique, quantitative et comparative. Ainsi, le droit des marchés financiers, le droit des sociétés et la réglementation bancaire ont pu être, également, analysés comme déterminants dans le développement des marchés efficients du capital (La Porta, Lopez-de-Silanes, Shleifer, Vishny, 1997 ; Levine, 1999). Mais la littérature a maintenant débordé le champ couvert par le courant Law and Finance pour entrer dans des domaines nouveaux : l’organisation judiciaire, la réglementation du licenciement, la séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires, les institutions politiques, la Constitution et l’Etat de droit... Dans ce cadre, sont désormais mises au premier plan les familles de droit, c’est-à-dire les systèmes juridiques des nations, particulièrement les systèmes de droit anglo-américain dits de common law, et les systèmes qui se situent dans la tradition romano-germanique, dits de droit civil.

La mesure des institutions juridiques est devenue une question centrale dans l’analyse économique à orientation macroéconomique, ce qui constitue une innovation importante par rapport au courant Law and Economics qui détenait jusque là, en quelque sorte, le monopole de l’analyse économique du droit, par ailleurs essentiellement microéconomique. La méthode des indicateurs est devenue courante aussi bien dans le milieu académique que dans celui des institutions multilatérales, en premier lieu de la Banque mondiale qui a confié à sa filiale la Société financière internationale la responsabilité d’un programme de mesure et d’évaluation des systèmes juridiques de près de 150 pays : le programme Doing Business, inspiré par les travaux et la méthode de Djankov, La Porta, Lopez-de-Silanes et Shleifer. Mais est également

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concernée l’OCDE, dans le domaine plus limité de la réglementation du marché du travail, avec l’élaboration d’un indicateur synthétique dit « Législation de protection de l’emploi » (LPE). Au sein de cet ensemble de travaux consacrés aux systèmes et institutions juridiques, un examen plus attentif permet d’en distinguer plusieurs types :

- d’abord ceux qui s’attachent aux indicateurs de l’Etat de droit, défini en référence à plusieurs institutions participant à la gouvernance publique, et considèrent la relation entre Etat de droit et croissance,

- ensuite ceux qui d’attachent aux familles de droit, celles de la common law et du droit civil notamment, et en considèrent l’impact sur la croissance, l’investissement ou les systèmes de financement de l’économie,

- enfin ceux qui mesurent les performances des systèmes juridiques eux-mêmes, en allant à un niveau de détail très fin dans l’étude des systèmes judiciaires ou la réglementation du marché du travail.

Ce texte entend soutenir que les analyses économiques comparatives des systèmes juridiques n’ont à ce jour pas surmonté un les difficultés d’une mesure significative de la réglementation. La nature des données de base et des méthodes de construction d’indicateurs posent naturellement la question de la compréhension de ce qui est mesuré, c’est-à-dire de la représentation du droit et du fonctionnement des dispositifs juridiques.

1. Les mesures de la réglementation et du formalisme des procédures

1.1. La mesure du droit

La pratique des indicateurs est désormais chose courante, dans différents domaines, de ceux qui peuvent être rattachés à une problématique de gouvernance à ceux qui s’attachent à la mesure de la compétitivité des nations (World Economic Forum). De nombreuses organisations, privées et publiques, produisent des données institutionnelles et des indicateurs synthétiques basés sur différents procédés de recueil mais consistant une méthode de notation des dispositifs ou des situations en vigueur (pour une présentation exhaustive voir Kaufmann et al. 2003), donnant lieu à la production d’indices de rang.

Le tableau suivant (tableau 1) situe les différentes perspectives existantes dans la littérature au regard de deux critères : l’origine des données juridiques et la nature des données utilisées.

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Tableau 1 – Sources et nature des données

Nature des données

Indices Données textuelles

Opinion subjective d’experts ou de praticiens

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(type mesure des libertés politiques, de la corruption ou

risque-pays–Freedom House, Global Risk Service, BERI...)

Consultation d'experts sur le droit en vigueur

(2) Doing Business Djankov, La Porta,

Lopez-de-Silanes, Shleifer Sources des données Droit en vigueur (textes) (3) OCDE (indicateur LPE) (4) Droit comparé

Les sources de données relatives aux institutions en général, aux dispositifs juridiques en particulier, peuvent être réparties en trois grandes catégories :

- des données de nature subjective, qui prennent la forme de jugements évaluatifs attribués aux objets de l’enquête par des experts individuels ou des groupes d’experts détenteurs de savoirs empiriques ou professionnels. Nombre de bases de données internationales produites par des organisations privées, à but lucratif ou non, dans une perspective d’évaluation du risque pays par les investisseurs ou dans celle de la promotion de valeurs démocratiques, entrent dans cette catégorie. A titre d’exemple, les données de la fondation américaine Freedom House sur le niveau de corruption ou de liberté politique relèvent de cette démarche. Il en va de même avec la base de données « Global Risk Service » de Global Insight’s DRI/McGraw-Hill ou de la base Business Environment Risk Intelligence. Ces données répondent à une logique d’appréhension de la perception qu’ont les répondants de l’état du pays considéré au regard des questions posées.

- des données issues de la consultation d’experts à qui incombe la tâche de décrire le droit en vigueur et sa mise en oeuvre. Cette démarche est qualifiée par Kaufmann, Kraay et Mastruzzi (2003) comme procédant du recueil de données objectives, indépendantes des perceptions des répondants. Nous ne souscrivons pas à cette interprétation, dans la mesure où les répondants décrivent ce qu’ils pensent être la nature objective des dispositifs juridiques. C’est en l’occurrence la démarche du programme Doing Business de la Banque mondiale et de Djankov, La Porta, Lopez-de-Silanes et Shleifer (ci après DLLS) (2003).

- La collecte de données juridiques peut être effectuée en consultant directement les textes en vigueur, sans passer par le truchement d’une enquête ou la consultation de répondants. C’est là le procédé utilisé par l’OCDE pour construire l’indicateur synthétique « Législation de protection de l’emploi » (LPE).

La nature des données recueillies ou traitées peut être répartie en deux catégories.

- des données organisées sous la forme d’indicateurs, selon une méthode qui repose sur la construction d’indices dont la vertu est d’exprimer, dans un référentiel commun, les caractéristiques institutionnelles de nombreux pays et de permettre des comparaisons

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internationales, dans une perspective que certains ont qualifié de « droit comparé numérique » (Siems, 2006).

- des données qualitatives, qui prennent la forme de textes (lois et règlements, doctrine, décisions de justice) et renvoient à la pratique classique du droit comparé.

C’est à partir de la construction d’indice – essentiellement de rang – portant sur les systèmes juridiques que se développent des travaux empiriques sur lesquels nous nous attardons maintenant.

1.2. Les systèmes judiciaires comparés : complexité procédurale et qualité de la justice

Djankov, La Porta, Lopez-de-Silanes et Shleifer (désormais DLLS) (2003) se sont attachés à une étude économétrique de 109 pays sous l'angle de l'efficacité de leur système judiciaire. Le point de départ de leur étude est que si les économistes (par exemple R. Coase) ont été en règle générale assez optimistes sur les tribunaux en tant qu'institutions garantissant les droits de propriété et les contrats, ils ont consacré peu d'attention aux limites des systèmes judiciaires.

D'après DLLS, grandes thèses sont généralement soutenues quant aux systèmes judiciaires : - la première est celle de la « théorie du développement » qui prédit que les tribunaux, comme d'autres institutions, sont plus efficaces dans les pays riches que dans les pays pauvres (Demsetz, North) : il y a des coûts fixes de création des institutions, qui ne sont socialement bénéfiques que dès lors que la demande d'institutions est suffisamment forte qu'elle compense ces coûts fixes ;

- la deuxième thèse est celle de la « théorie des incitations » qui soutient que la qualité de la justice est fortement influencée par les incitations qui s’exercent sur les participants (justiciables, juges, avocats) ; les tribunaux dans les pays pauvres seraient inefficaces parce que s'y exercent de mauvaises incitations : les juges ne se préoccupent pas des délais, les avocats sont d'autant mieux payés qu'il font durer abusivement les procédures, etc.1

L’analyse de DLLS est véritablement originale dans la mesure où elle constitue la première entrée des économistes dans la mesure de la procédure civile (depuis Bentham…). Ils opèrent une mesure du « formalisme procédural » de règlement des disputes (par la construction d’un indice de formalisme procédural) à partir de plus de 50 variables institutionnelles dont le tableau suivant (tableau 2) donne quelques exemples.

1

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Tableau 2 – Exemples de variables institutionnelles relatives à la justice Variables

Organisation judiciaire - juge professionnel ou non professionnel - représentation par un avocat obligatoire ou

facultative

- notification du jugement par un professionnel du droit ou non

Actions et demandes - dépôt de la demande et enrôlement

- motivation juridique de la demande exigée ou non

- délais maximum obligatoires ou non

Traitement du litige - conciliation préalable obligatoire ou non - motivation juridique du jugement ou non - durée du procès

- durée d'obtention du jugement

Coûts de justice et aide juridictionnelle

- réglementation des montants des honoraires des avocats ou non

- honoraires quota litis ou contingent fees - règle du "perdant paye" ou non - disponibilité de l'aide juridictionnelle

L’indice de formalisme procédural est construit sur la base d’une enquête portant sur les juridictions de premier degré. Elle a été réalisée dans 109 pays auprès de cabinets d’avocats membres des associations internationales Lex Mundi et Lex Africa. L’enquête porte sur deux cas : l’éviction d’un locataire débiteur de loyers et le recouvrement d’une créance (en l’occurrence d’un chèque impayé). Le recueil de données qualitatives a été complété par d’autres sources, notamment les données du World Business Environment Survey qui portent sur la perception de la qualité de la justice par les petites entreprises.

Les indicateurs sont interprétés à partir d’une situation de référence ayant la caractéristique d’être un cas de formalisme nul et de résolution efficace des litiges : un règlement non juridictionnel de différends entre voisins (modèle de Coase). Les données et indicateurs mesurent la déviation (l’écart) à ce modèle (normatif) de référence.

Le principal résultat auquel DLLS parviennent est que le formalisme procédural est bien plus accentué dans les pays de droit civil que dans ceux de common law ; il est associé, dans les premiers, à une durée plus longue des procédures judiciaires, à moins de cohérence (consistency), moins d'honnêteté, moins d'équité (fairness) dans les décisions judiciaires, à davantage de corruption et à un faible niveau de qualité de la justice.

L’estimation des conséquences macroéconomiques de la structure des procédures judiciaires n’est pas l’objet de l’analyse de DLLS ; il s’agissait pour eux d’estimer les déterminants de la du formalisme judiciaire et de ceux de la qualité des tribunaux, sans bouclage macroéconomique. Mais cette analyse est marquée par des jugements – qui peuvent sembler caricaturaux – sur les procédures judiciaires à partir d’un a priori : la longueur des procédures est révélatrice de leur complexité et de durées excessives de traitement des demandes par les tribunaux, c’est-à-dire de leur caractère inutilement bureaucratique.

1.3. La mesure de la protection juridique de l’emploi : Botero et al.

Une analyse de Botero, Djankov; La Porta, Lopez-de-Silanes et Shleifer a porté sur 85 pays, en vue de mesurer l’importance de la protection de l’emploi salarié et d’en évaluer certaines conséquences sur le plan économique. La mesure de la protection a été menée en construisant

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des indices sur un grand nombre de variables classées en trois catégories d’intervention du droit sur le marché du travail : le droit du travail, le droit des relations collectives de travail, le droit de la protection sociale liée à l’emploi salarié (tableau 3).

Tableau 3 – Les variables de la mesure de la protection juridique de l’emploi

Variable Description

1. Droit du travail (employment law)

Contrats de travail alternatifs Mesure de l’existence et du coût de contrats de travail alternatifs au contrat standard (CDI)

Coût de l’augmentation des heures ouvrées En référence à la durée maximale annuelle de travail autorisée dans le pays. L’impossibilité pour les firmes de dépasser le plafond implique le recrutement de nouveaux salariés

Coût du licenciement Mesure dans l’hypothèse du licenciement de 20% des effectifs : salaires versés dans la période de préavis, indemnité de rupture, pénalités en cas de licenciement de salariés protégés

Procédures de licenciement Conventionnelles ou législatives. Autorisation administrative, consultation du CE, reclassement…

Indice de droit du travail (employment law index)

Mesure de la protection des salariés comme moyenne des 4 sous-indices

2. Droit des relations collectives

Pouvoir des syndicats A partir des variables muettes : liberté de se syndiquer, droit à la négociation collective, extension des accords collectifs, etc.

Conflits collectifs Mesure de la protection des salariés lors de conflits collectifs à partir des variables muettes : légalité ou illégalité du lock-out patronal, des grèves de soutien à d’autres salariés en conflit, recours à l’arbitrage, possibilité de recourir à d’autres salariés pour remplacer les grèvistes…

Indice du droit des relations collectives (collective relations law index)

Mesure de la protection des salariés comme moyenne des 2 sous-indices

3. Droit de la protection sociale

Retraites, handicap, décès Mesure du bénéfice de la retraite, handicap, décès comme moyenne des variables : différence entre âge de la retraite et espérance de vie dans le pays ; nombre de mois de cotisation pour une retraite à taux plein ; part des cotisations sociales des travailleurs dans le salaire ; part de la pension du retraité par rapport au dernier salaire

Maladie Mesure du bénéfice de l’assurance maladie comme moyenne des variables : nombre de mois de cotisation requis pour l’ouverture des droits ; part des cotisations dans la salaire ; temps avant ouverture des droits ; part de l’indemnité par rapport au salaire

Chômage Mesure du bénéfice de l’assurance maladie comme moyenne des variables : nombre de mois de cotisation requis pour l’ouverture des droits ; part des cotisations dans la salaire ; ; temps avant ouverture des droits ; part de l’indemnité par rapport au salaire pour une durée de chômage indemnisé d’un an

Indice de droit de la protection sociale (social security laws index)

Mesure du bénéfice de la protection sociale comme moyenne des 3 sous-indices

4. Variables politiques

Couleur politique de l’exécutif ou du Parlement (gauche – centre)

Entre 1928 et 1995 Densité syndicale

Autocratie

Représentation proportionnelle démocratie

A la différence des indices de formalisme procédural envisagés précédemment, les indices de protection juridique de l’emploi ne sont pas strictement formels et procéduraux : ils fournissent une mesure des coûts économiques de la réglementation. Par exemple, la variable « coût de l’augmentation des heures ouvrées » ne mesure pas l’importance de la réglementation des conditions d’accroissement des heures de travail annuelle (par le recours à des contrats à durée déterminée pour faire face à un surcroît temporaire d’activité ou l’augmentation de la durée de travail des salariés en place), mais celle des coûts induits pour les employeurs, du fait de la réglementation, pour y faire face.

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De manière générale, il apparaît que les pays de droit civil et à gouvernement de gauche ou du centre se caractérisent par des niveaux de protection supérieurs aux pays de common law surtout lorsqu’ils sont dirigés par des gouvernement de droite. Ces phénomènes institutionnels apparaissent comme essentiels. En effet, les déterminants de la réglementation de l’emploi salarié ne sont pas de nature économique, mais juridiques : le niveau de protection de l’emploi n’est pas corrélé avec le niveau développement économique (PIB per capita), mais il l’est avec l’origine du système juridique (common law et droit civil).

A cet égard, deux des trois indices de protection (« droit du travail » et « droit des relations collectives ») sont nettement plus élevés dans les pays de droit civil (surtout dans les systèmes de droit français, socialistes et scandinaves) que dans les pays de common law.

Comme dans leur analyse des tribunaux et du formalisme judiciaire, l’étude du droit du travail est plus marquée par un accent davantage mis sur les déterminants de la protection des salariés que sur ses conséquences macroéconomiques, même si les auteurs considèrent quelques unes des conséquences de la réglementation de l’emploi (pp. 1375-1378). L’origine du système juridique apparaît comme le principal déterminant de la protection juridique de l’emploi, les pays de droit français, socialiste et scandinave ayant une propension à la réglementation bien plus forte que ceux de common law. Quant aux conséquences de la protection de l’emploi, elles sont estimées par le biais de régressions entre les variables indépendantes mesurant la protection de l’emploi et les variables dépendantes suivantes : l’importance de l’économie souterraine, l’emploi dans le secteur informel, la participation des hommes et des femmes à la force de travail, le taux de chômage, le taux de chômage des hommes et des femmes de moins de 24 ans, le salaire des ouvriers relativement à celui de employés de bureau.

Les conclusions sur les conséquences de la réglementation de l’emploi sont sans ambiguïté : elle génère plus de coûts que d’avantages. En effet, trois observations sont avancées :

- la forte protection des relations collectives est associée à une importance plus grande de l’économie souterraine dans les PED,

- la forte protection du contrat de travail et des relations collectives et un fort indice de protection sociale conduisent à une plus faible participation des hommes (pas des femmes) au marché du travail,

- une forte protection du contrat de travail conduit à un taux de chômage plus important des jeunes (moins de 24 ans)

1.4. La mesure de la protection juridique de l’emploi : l’indice « LPE » de l’OCDE

L'OCDE produit un indicateur synthétique de la "Législation de protection de l'emploi" (LPE), obtenu à partir de 18 indicateurs élémentaires couvrant trois grands domaines :

- Partie A : la protection de l'emploi des travailleurs réguliers contre les licenciements individuels.

- Partie B : la réglementation des formes temporaires d'emploi. - Partie C : les conditions applicables aux licenciements collectifs.

A partir de ces indicateurs de base, l'OCDE suit une procédure en plusieurs étapes pour construire des indicateurs synthétiques cardinaux de la rigueur de la LPE.

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Les 18 indicateurs sont exprimés au départ :

- soit en unités de temps (délai de préavis, nombre de mois d'indemnisation),

- soit en quantité (nombre maximum de contrats à durée déterminée successifs autorisés),

- soit en score sur une échelle ordinale (0 à 2, 3, 4 ou "oui/non").

La première étape consiste à établir des scores pour tous les indicateurs de premier niveau, en unités comparables, ensuite converties en scores cardinaux ajustés sur une échelle de 1 à 6. Les étapes suivantes consistent à appliquer des pondérations successives de façon à construire trois séries d'indicateurs :

- la réglementation des contrats permanents (avec une pondération de 5/12), - la réglementation des contrats temporaires (avec une pondération de 5/12), - la réglementation des licenciements collectifs (avec une pondération de 2/12).

Pour construire l'indicateur de la rigueur globale, l'OCDE a pris le parti d'attribuer aux contrats temporaires un poids de 40% et de donner à l'indicateur synthétique "licenciements collectifs" un plus faible coefficient de pondération (16%). Ce dernier choix est justifié par le fait que la règlementation des licenciements collectifs représente une protection marginale (au sens économique du terme) par rapport à celle des licenciements individuels. Le tableau suivant (tableau 4) présente les indicateurs synthétiques de la LPE à quatre niveaux successifs d'agrégation ainsi que les pondérations retenues.

S’agissant des interprétations de la LPE et des recommandations qu’elles autorisent, l’OCDE2 admet qu’elle est économiquement légitime. La législation protectrice de l’emploi répond en effet à trois types de justification.

- le premier est bâti en référence à la notion d’assurance : les travailleurs ayant de l’aversion pour le risque et de disposant pas de possibilité de d’assurer – à titre privé – contre les « aléas du marché du travail », la protection de l’emploi (en l’occurrence l’indemnisation du licenciement) permet aux salariés de lisser les fluctuations de leurs revenus en cas de licenciement. En effet, si les entreprises sont neutres au risque et ont librement accès au marché des capitaux, « il est optimal pour les travailleurs comme pour les employeurs de prévoir le versement d’indemnités de licenciement dans les contrats de travail. » (OCDE, 2004, p. 99).3

- le deuxième est relatif à un argument en terme de contribution au bien-être social : des suppressions d’emploi par des licenciements peuvent être socialement inefficaces. La valeur sociale d’un emploi peut en effet être supérieure à sa valeur privée : la fiscalité et le financement des prestations de chômage étant assis sur les salaires, un emploi génère des ressources pour la collectivité même si il devient improductif pour un employeur. L’absence de protection de l’emploi tendrait dans ces conditions à « générer trop de licenciements par rapport à ce qui est souhaitable pour la société et l’économie. » (OCDE, 2004, p. 100). A

2 Je me réfère ici au seul chapitre 2 (Réglementation relative à la protection de l’emploi et

performance du marché du travail) du rapport de l’OCDE consacré aux Perspectives de l’emploi 2004.

3 Notons une certaine ambiguïté dans le rapport de l’OCDE sur ce point. Il ne distingue pas

clairement entre l’indemnisation du licenciement (susceptible d’être versée par l’employeur en cas de licenciement abusif pour motif personnel ou de licenciement économique) et l’indemnisation du chômage.

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contrario, « (...) l’objectif essentiel de la LPE est d’inciter les entreprises à internaliser le coût social de leurs licenciements afin d’accroître l’efficacité économique. » (ibid.).

Tableau 4 – Le système de pondération et les indicateurs synthétiques de l’OCDE

Niveau 4 Niveau 3 Niveau 2 Niveau 1

Echelle 0-6 Echelle 0-6 Echelle 0-6 Echelle 0-6

1. Procédures de notification (1/2) Difficultés procédurales (1/3) 2. Délai à respecter avant que le

préavis entre en vigueur (1/2) 3. Durée du préavis après

9 mois (1/7) 4 ans (1/7)

Contrats permanents 20 ans (1/7)

(version 2 : 5/12) 4. Indemnité de licenciement après

(version 1 : 1/12) 9 mois (4/21)

4 ans (4/21) Préavis et indemnités de licenciement

pour licenciement individuel sans faute (1/3)

20 ans (4/21) 5. Définition du licenciement abusif (1/4) 6. Période probatoire (1/4)

Indicateur 7. Indemnisation (1/4)

synthétique

Difficulté de licenciement (1/3)

8. Réintégration (1/4)

global 9. Cas où les CDD sont autorisés (1/2)

10. Nombre maximum de contrats

successifs (1/4)

Contrats temporaires (version 2 : 5/12) (version 1 : 1/12)

Contrats de durée déterminée (1/2)

11. Durée cumulée maximum (1/4) 12. Types de travail pour lesquels

l'intérim est légale (1/2)

13. Restrictions au nombre de

renouvellements (1/4)

Contrats d'intérim (1/2)

14. Durée cumulée maximum (1/4) 15. Définition du licenciement collectif (1/4) 16. Obligations supplémentaires de notification (1/4) 17. Délais supplémentaires (1/4) Licenciements collectifs (version 2 : 2/12)

(version 1 : 0) 18. Autres coûts spécifiques pour les

employeurs (1/4)

N.B. : les indicateurs des licenciements collectifs n'existent que depuis la fin des années 1990. Pour permettre des comparaisons sur une durée plus longue (de la fin années 1980 à 2003), l'OCDE a construit un indicateur alternatif (indice global de remplacement, dit "version 1") qui est la moyenne pondérée des indicateurs synthétiques correspondant aux contrats permanents et temporaires. Les données de l'OCDE comprenant l'indicateur "licenciement collectif" sont dites "version 2".

- le troisième est évoqué dans le cours du rapport, sans être placé au même niveau d’explicitation que les deux précédents : la protection de l’emploi contribue assez bien à la stabilité de l’emploi qui, encourageant l’effort productif et la coopération des travailleurs, « peut accroître la productivité en encourageant l’investissement en capital humain... » (OCDE, 2004, p. 88)

Voila pour le cadre général du rapport de l’OCDE. Ce qui est ensuite en jeu, c’est l’évaluation des effets de la protection de l’emploi, en particulier en ce qu’elle touche les emplois permanents et les emplois temporaires. Sur ce plan, la position prise par le rapport de l’OCDE est relativement paradoxale. En effet, à de nombreuses reprises le rapport reconnaît que « les travaux théoriques n’apportent pas de réponse tranchée quant aux effets de la protection de

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l’emploi sur le chômage et l’emploi agrégés » (ibid.) ; ensuite, lorsque le rapport évoque les travaux empiriques, il admet que « aucun consensus fort n’émerge véritablement. » (p. 89). Deux types de travaux sont plus particulièrement évoqués :

- ceux qui prennent en considération les interactions possibles entre la LPE et « d’autres institutions » (notamment le système de relations professionnelles) et qui tendent à montrer qu’une protection « restrictive » de l’emploi accroîtrait le taux de chômage structurel non pas systématiquement, mais dans les pays connaissant un fort taux de syndicalisation et/ou un niveau intermédiaire de négociation collective. Cependant, le rapport de l’OCDE cite également l’étude de Baker et al. (2003, 2004) qui fait valoir « que ces résultats ne résistent pas à de légères modifications dans les données utilisées, la méthode d’estimation ou la spécification des équations estimées. » (p. 89). - Ceux qui analysent les interactions possibles entre la protection de l’emploi et

différents chocs macroéconomiques. Blanchard et Wolfers (2000) sont alors évoqués : ils soutiennent que les évolutions du chômage dépendraient essentiellement de l’évolution à long terme de la croissance de la productivité totale des facteurs, de la demande de travail et du taux d’intérêt réel. Ces facteurs joueraient davantage sur le chômage dans les pays à cadre institutionnel « rigide » ; autrement dit, les chocs exogènes auraient un impact sur la persistance du chômage via le cadre institutionnel du marché du travail.

Le rapport Perspectives sur l’emploi conclue provisoirement en admettant que les estimations l’impact de la LPE sur le chômage agrégé sont, théoriquement et empiriquement, « mitigées », il n’en reste pas moins qu’un consensus existe sur les effets de la LPE sur l’emploi de « divers groupes démographiques ». En la matière, on ne trouve plus de réserves ou de précautions dans l’exposé des effets suivants :

- la LPE n’a que « peu ou pas d’effets sur les taux d’emploi des hommes d’âge très actif »,

- mais elle provoque des effets négatifs sur celui des jeunes et des femmes (bien qu’il soir reconnu quelques lignes plus loin que « les résultats concernant les jeunes ne sont pas tous significatifs », p. 93).

Le rapport admet cependant que les résultats sont mitigés pour deux catégories de travailleurs : les travailleurs âgés et les non qualifiés. Pour les premiers, il semble que les effets nets de la LPE sur les embauches et les licenciements soient relativement neutres, c’est-à-dire se compensent. Pour les seconds, les effets semblent s’exercer dans deux directions : d’une part une forte protection des salariés titulaires de contrats permanents qui limite les licenciements en période de faible croissance et, d’autre part, une surreprésentation des non qualifiés dans les contrats temporaires. Cela signifie qu’une LPE restrictive sur les emplois permanents n’est pas incompatible avec l’accès à l’emploi des non qualifiés, il est vrai dans des contrats temporaires offrant peu de perspectives en termes de parcours professionnels futurs.

Le rapport de l’OCDE précise, et c’est un point important, que la LPE « remplit l’objectif pour lequel elle a été conçue, à savoir protéger les emplois existants » (p. 98). Cependant, elle n’est pas exempte d’effets pervers, le plus notable d’entre eux étant de réduire les taux de sortie du chômage, donc de rendre « plus difficile l’accès ou le retour à l’emploi. » (ibid.). Par conséquent, le diagnostic de l’OCDE et les propositions d’action formulées sont basées sur

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une perspective d’équilibre, de politique optimale : la LPE présentant des avantages et des inconvénients, ses inconvénients doivent faire l’objet de mesures de compensation par le biais soit de politiques actives de l’emploi soit de services efficaces de réemploi :

« ... une politique optimale devrait s’appuyer, à la fois, sur un certain de degré de protection de l’emploi, des services de réemploi efficaces et des politiques actives du marché du travail devant contrecarrer les effets négatifs que la LPE pourrait avoir sur les décisions d’embauche des entreprises. » (OCDE, 2004, p. 68).

1.5. L’indice « facilité à faire des affaires » de la Banque mondiale

Le programme Doing Business confié à la Société Financière Internationale publie un rapport annuel et met en ligne, sur son site internet, les données relatives à 155 pays. Ces données concernent plusieurs domaines de la réglementation et de la facilité à faire des affaires dans chacun. Un indice global est obtenu à partir de sous-indicateurs portant, depuis 2006, sur dix domaines (tableau 5).

L’indice global « ease of doing business » est construit en trois étapes - les variables sont transformées en variables de rang,

- pour chacun des domaines, la Banque mondiale calcule des moyennes simples de ces variables de rang,

- les rangs pour chacun des domaines sont eux même moyennés.

En définitive, la Banque mondiale établit les possibilités de classements des pays au regard de la capacité de leurs institutions, dans ces dix domaines, à « faciliter les affaires ». Ainsi, par exemple, la France se situe entre la Jamaïque et Kiribati (Du Marais, 2006), ce qui ne suscite, dans le rapport Doing Business, qu’un commentaire figurant dans une annexe qui précise que l’indicateur « ease of doing business » ne prend en compte ni la proximité d’un pays aux grands marchés, ni la qualité des infrastructures, ni les conditions macroéconomiques, ni la criminalité, etc. Par conséquent, le fait que l’indicateur pour la Jamaïque soit de 43 et celui pour la France de 44 « ne signifie pas de toute évidence que l’activité économique soit plus facile en Jamaïque qu’en France. » (Doing Business 2006, p. 91). Cette réserve sur l’interprétation des classements n’empêche pas que le corps des rapports Doing Business soit consacré à la comparaison des pays au regard des sous-indicateurs, en posant par exemple qu’il est plus facile de licencier un salarié au Costa Rica qu’au Népal. Ces comparaisons ne sont dénuées de contenu normatif, qui découlent de l’idée que plus les procédures formelles sont longues ou coûteuses pour créer une entreprise, licencier un salarié ou obtenir un crédit bancaire, plus la conduite de l’activité économique est entachée de difficultés bureaucratiques et procédurales.

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Tableau 5 – Domaines et variables du programme Doing Business

Domaine Variables élémentaires

1. Création d’entreprise (starting a business) - nombre de procédures - délais (en jours)

- coût (% du revenu par tête)

- capital minimum (% du revenu par tête) 2. Autorisation de l’activité (dealing with licenses) - nombre de procédures

- délais (en jours)

- coût (% du revenu par tête) 3. Embauche et licenciement (hiring and firing

workers)

- indice des difficultés à recruter - indice de rigidité de la durée du travail - indice des difficultés à licencier - indice de rigidité de l’emploi - coûts de recrutement (% du salaire) - coûts de licenciement (semaine de salaires) 4. Enregistrement de la propriété (registering

property)

- Nombre de procédures - délais (en jours)

- coût (% de la valeur de la propriété)

5. Obtention de crédit (getting credit) - indice de droits légaux des emprunteurs et prêteurs - indice de profondeur de l’information sur les crédits - couverture des emprunteurs par un répertoire public (% de la population adulte)

- couverture des emprunteurs par un bureau privé (% de la population adulte)

6. Protection des investisseurs (protecting investors) - indice d’obligation d’informer - indice de responsabilité du directeur

- indice de facilité des recours en justice par les actionnaires

- indice de protection des investisseurs 7. Paiement des impôts (paying taxes) - nombre de paiements

- temps requis (heures annuelles)

- Montant total des impôts (% du profit brut) 8. Commercer à l’étranger (trading across borders) - nombre de documents requis pour exporter - nombre de signatures requises pour exporter - délais pour exporter (en jours)

- nombre de documents requis pour importer - nombre de signatures requises pour importer - délais pour importer (en jours)

9. Exécution des contrats (enforcing contracts) - nombre de procédures - délais (jours)

- coût (% de la valeur de la créance) 10. Fermeture d’une entreprise (closing a business) - délais (jours)

- coût (% de la valeur de l’entreprise) - taux de recouvrement par les créanciers

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2. Le droit comme objet de mesure

2.1. Le droit positif ou la régulation juridique en pratique ?

Les dispositifs juridiques et, partant, les familles de droit, font donc désormais l’objet de mesures qui présentent deux qualités : d’une part, elles autorisent des classements ordinaux des nations en termes de rigueur de la réglementation et, d’autre part, elles constituent des données utilisables dans des analyses économétriques combinant données institutionnelles et données macroéconomiques.

L’objet de la mesure peut alors être questionné : s’agît-il de procéder à une notation sous forme d’indices des normes décrites dans les règles positives, ou de saisir l’effet des normes en pratique, c’est-à-dire leur mise en oeuvre ? une autre question complète la précédente : si l’objet de la mesure est le droit positif écrit, n’y a-t-il pas un risque de biais en défaveur des systèmes de droit civil, où les normes sont codifiées donc écrites, alors que les systèmes de common law ont une faible tendance à la codification compte tenu de l’importance qu’y prend la régulation jurisprudentielle ? A cet égard, la position de Botero et al. est clairement exposée, à propos du droit du travail : ils procèdent à une mesure des « règles juridiques formelles », c’est-à-dire du droit contenu dans les livres (« law in the books »). L’éventualité d’un biais en faveur des systèmes de common law est, toujours en matière de droit du travail, rejetée au nom de l’argument suivant :

« En premier lieu, presque tout le droit du travail est statutaire, même dans les pays de common law, ce qui fait que ce qui est écrit est à l’évidence supposé être ce qui est mis en oeuvre. En deuxième lieu, et de manière plus importante, nous avons construit plusieurs de nos indices, tels que le coût d’augmenter les heures de travail et le coût du licenciement d’un salarié, afin de refléter les coûts économiques réels et pas seulement le langage statutaire. Pour ces variables, la distinction entre ce qui est écrit et ce que ça coûte réellement n’existe pas. » (Botero et al., 2004, p. 137).

Résumons ces arguments : d’abord, ensuite, quand bien même il y aurait un tel écart, l’estimation des coûts de la mise en oeuvre des règles permet de surmonter le problème. Or, les coûts économiques sont eux-mêmes déduits des dispositions législatives et réglementaires, c'est-à-dire du « statutory language »…qu'ils sont censés dépasser, ce qui constitue un procédé tautologique.

Le problème de savoir si les indicateurs mesurent le droit formel ou les situations empiriques sur le terrain ne semble pas avoir suscité de solution convaincante. A cet égard, Botero et al. (2004) font preuve d'une ambiguïté quasi artistique. Ils précisent que leur approche consiste à "mesurer les règles formelles" (Botero et al., 2004,p. 1346), avant de répondre l'objection qui leur a été adressée à propos de travaux antérieurs, à savoir que « la qualité de l'enforcement des règles varie fortement selon les pays, et que par conséquent les règles formelles ne donnent que peu d'informations sur ce qu'il advient 'sur le terrain' » (Botero et al., 2004, p. 1347). Botero et al répondent à cela que la qualité de l'enforcement peut être contrôlée économétriquement, mais surtout que, fondamentalement, « les règles formelles importent énormément » (ibid.). Il n’y aurait donc pas d’écart entre l’énoncé des normes écrites et leur mise en oeuvre, ce qui est une hypothèse que l’on peut qualifier d’héroïque. Cette hypothèse revient à considérer les normes juridiques comme performatives, faisant advenir dans les faits la situation qu’elles décrivent : or, cette qualité est contestable, comme cela apparaît dans

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plusieurs courants de la théorie et de la sociologie du droit qui, bien qu’offrant des explications irréductibles, n’en sont pas moins convergentes dans la critique :

- pour certains, la mise en oeuvre des normes n’est pas un travail d’application univoque et mécanique, mais relève d’un processus complexes mêlant les normes juridiques aux normes sociales (Deakin et Ahlering, 2005), voire même voit ces dernières suppléer des normes étatiques ineffectives (Bernstein, 1992 ; Ellickson, 1991). Ahlering et Deakin (2005) donnent un exemple significatif des erreurs d'interprétation véhiculées par une référence étroite aux seules règles indépendamment de leur mise en œuvre : selon eux, antérieurement à la promulgation de la loi sur les licenciements injustifiés (unfair dismissal law), le droit anglais n'imposait pas de préavis de licenciements. En pratique, dans les années 50-60, les licenciements étaient très coûteux pour les employeurs, dans un contexte de rapports de force favorables aux syndicats dans la régulation des relations de travail. La loi sur les licenciements dans les années 70-80 a introduit en apparence davantage de contraintes formelles sur les employeurs. Mais, en, pratique, elle a facilité le licenciement par rapport à la situation antérieure, dans un nouveau contexte de déclin du pouvoir syndical et de la réprobation morale des licenciements. Ahlering et Deakin estiment à juste titre que cet exemple « illustre l'énorme complexité de l'élaboration d'un indicateur de droit du travail » et insistent sur le fait que « la connaissance des situations nationales devrait permettre de nuancer les scores attribués à des variables particulières concernant ce pays » (Ahlering et Deakin, 2005, p. 18).

- pour d’autres, le processus de mise en oeuvre des normes met en jeu des normes de fond et des règles de procédure, que Hart qualifiait de règles primaires et de règles secondaires, ainsi que des activités de mobilisation et d’interprétation des normes par les acteurs, juges et justiciables, productrices du sens pratique des normes.

La saisie des régulations effectives plutôt que des énoncés normatifs renvoie à une autre possibilité méthodologie : celle qui consiste à s’attacher, non pas au droit des livres, mais à la perception que les acteurs en ont. C’est là la démarche défendue par certains, comme Kaufmann et al. qui, en formulant des observations critiques à l’encontre des méthodes de saisie des règle de jure, défendent l’idée « les perceptions subjectives de la gouvernance importent souvent autant que la réalité juridique » (Kaufmann et al., 2003, p. 20).

2.2. Une mesure du droit ou de sa perception par des « experts » ?

Les protocoles de recueil de données institutionnelles par les chercheurs ou les institutions multilatérales méritent examen. Nous avons plus haut que l’ambition de la Banque mondiale et de DLLS est de capturer des données objectives, descriptives des procédures et des réglementations en vigueur dans tel ou tel pays. C’est également l’ambition de l’OCDE pour l’élaboration de l’indice synthétique LPE. Pourtant, différents procédés, de qualité inégale, sont mis en oeuvre.

La méthode de DLLS et de la Banque mondiale consiste à procéder au recueil des données par voie de questionnaires que des experts nationaux (en règle générale des avocats) sont invités à renseigner. Or, le recours à des experts chargés d'informer l'organisme enquêteur sur les données juridiques objectives ne permet d'obtenir, au mieux, que les perceptions qu’ils ont, dans leurs pratiques professionnelles, du droit positif en vigueur. Ainsi, sur certaines variables quantitatives, la pertinence du recours à des estimations formulées par des experts peut être mise en doute. C'est particulièrement le cas des durées effectives des procédures,

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pour lesquelles les estimations faites par un praticien ne peuvent qu'être fondées sur une expérience locale dont rien n'assure a priori la qualité de représentativité des situations globales.

La méthode de l’OCDE est toute autre : elle ne consiste pas à recourir à la consultation de praticiens mais à décrire les règles telles que la législation et la réglementation en vigueur les énoncent. Il s’agit donc de recourir aux textes en vigueur, ce qui a la vertu de prévenir les risques de biais subjectifs de quelques experts-praticiens. Cependant, elle ne saisit pas, alors, la mise en oeuvre des règles, notamment par les tribunaux. Le rapport de l’OCDE Perspectives de l’emploi 2004 reconnaît explicitement que la jurisprudence constitue une limite de l’indicateur LPE :

« En ce qui concerne les contrats réguliers, les réglementations en matière de protection de l’emploi fixent les conditions dans lesquelles un salarié peut être licencié et les sanctions applicables à l’employeur en cas de non-respect de ces conditions. Cela étant, ces dispositions

font l’objet d’interprétations de la part des tribunaux, ce qui peut constituer une source importante (mais difficile à cerner) de variation de la rigueur de la LPE, à la fois entre

certains pays et dans le temps. » (OCDE, Perspectives de l’emploi 2004, p. 71 – je souligne). A cet égard, l’effet du contentieux ou de la jurisprudence peut aller dans deux sens : soit dans celui du « durcissement » de la réglementation (lorsque les recours des salariés devant les tribunaux conduisent à accroître les coûts du licenciement par rapport à ce que prévoit le droit commun du licenciement, par exemple par l’obtention du salarié de dommages et intérêts civils réparateurs d’un licenciement sans cause), soit dans celui de son « allégement » (lorsque les tribunaux n’usent pas de l’obligation de réintégration alors que la possibilité en est offerte par la législation). En tout état de cause, à défaut de compréhension appropriée de l’activité des tribunaux en tant qu’ils mettent en œuvre les dispositifs législatifs et réglementaires, rien ne peut être dit de l’effet du contentieux et de la jurisprudence sur la rigueur de la réglementation.

2.3. La qualité des études économétriques

La cause est entendue : les indices portant sur les dispositifs juridiques constituent des données de base sur lesquelles des estimations économétriques, en général des régressions du type MCO, sont réalisées avec d’autres variables macroéconomiques. Les analyses économétriques sont de deux types :

- l’étude des déterminants des dispositifs juridiques : les variables à expliquer sont de nature institutionnelle et les variables indépendantes sont économiques, socio-politiques ou historiques,

- l’étude de l’impact des dispositifs juridiques sur les performances, notamment macroéconomiques. Les variables indépendantes sont cette fois juridiques, les variables à expliquer sont des indicateurs macroéconomiques (taux de croissance, PIB per capita, investissements étrangers, taux de chômage).

De manière générale, le recours à des indices sont la base de recueil de données est subjective et la réalisation d’analyses économétriques conjuguant données qualitatives obtenues par simple agrégation des réponses, sans contrôle économétrique, et données quantitatives subissant une transformation affine pour les ramener à une échelle identique à celle des premières, appellent de la part de spécialistes de nombreuses réserves (Grégoir et Maurel, 2003 ; Blanchet, 2005). Le classement des nations à partir d’indicateurs, comme ceux du

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World Economic Forum (Global Competitiveness Index et Current Competitiveness Index) et l’indice global de la Banque mondiale (« ease of doing business ») pose trois séries de questions :

- la qualité de l’information de base,

- la pertinence de la procédure d’agrégation des informations de base, ainsi que la justification d’éventuelles pondérations,

- la pertinence des indices et de l’information qu’ils contiennent au regard de variables d’intérêt comme le niveau de vie ou la performance économique (Blanchet, 2005). L’analyse attentive de l’indice global de la Banque mondiale – ou plutôt d’une version reconstituée de l’indice équipondéré de la Banque mondiale – par l’INSEE mérite attention. Il s’agissait de déterminer le pouvoir explicatif de l’indice global « ease of doing business » vis-à-vis de quatre variables d’intérêt : le taux de croissance du PIB par tête en 1999 et 2003 (∆PIB/tête), le taux d’investissements directs étrangers en % du PIB (IDE), le taux d’investissement en % du PIB (FBCF), et l’indice de développement humain (IDH). Le suivant présente les résultats des tests de régression de ces quatre variables sur l’indice global de la Banque mondiale (I_GLOBEQ) (tableau 7).

Tableau 6 – Régressions de la croissance du PIB/tête, du taux d’IDE, de la FBCF et d’IDH sur le niveau du PIB/tête et l’indicateur global de facilité à faire des affaires

Variables expliquées Variables

explicatives ∆PIB/tête IDE FBCF IDH

PIB/tête -0,000962 0,0000998 -0,0001327 0,0000069 (-3,21) (1,58) (-1,73) (4,77) I_GLOBEQ -0,0315936 -0,009475 -0,04367 -0,002371 (-4,24) (-0,60) (-2,29) (-6,61) Constante 4,82913 4,113988 25,59038 0,8121173 (7,05) (2,85) (14,67) (24,60) R2 0,1229 0,0555 0,0398 0,5897

statistiques de Student entre parenthèses – Contrôle limité au PIB/tête Source : Blanchet, 2005, p. 6.

N.B. : l’indice I_GLOBEQ étant une variable de rang (croissante avec les difficultés à faire des affaires), il est logique de s’attendre à ce qu’il ait un effet négatif sur les variables considérées ici.

La variable « facilité à faire des affaires » a un effet négatif sur les trois premières variables macroéconomiques. Il est significatif pour la croissance du PIB par tête, mais son pouvoir explicatif est faible ; il est non significatif et sans pouvoir explicatif pour l’investissement étranger, et faiblement significatif et à pouvoir explicatif limité pour le taux d’investissement. L’indice de développement humain obtient les meilleurs résultats, ce qui laisse à penser à une relation croissante entre cet indice et la facilité à faire des affaires, mais cette interprétation causale loin d’être acquise compte tenu que « cette relation ne fait que refléter la dépendance simultanée de l’IDH et de l’indice de facilité à faire des affaires par rapport au niveau de vie global. » (Blanchet, 2005, p. 7).

Conclusion

En définitive, les analyses économiques des institutions juridiques sont confrontées à un trade-off entre la mesure des conséquences macroéconomiques et la finesse d’analyse des dispositifs juridiques. En effet, les études détaillées des dispositifs juridiques, dans les différents domaines envisagés précédemment, sont essentiellement associées à l’analyse économétrique des déterminants de la réglementation ; les conséquences macroéconomiques,

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quand elles sont évoquées ne le sont que de manière discursive. A l’inverse, et à l’instar de Barro (2000), les régressions économétriques visant à expliquer la croissance par des variables institutionnelles à composante juridique se basent sur des indicateurs très agrégés qui ne rendent pas compte en détail des spécificités des systèmes juridiques. A cet égard, les indicateurs de l’Etat de droit se basent sur des caractéristiques génériques des systèmes institutionnels et ne permettent pas de différencier entre les familles juridiques.

La méthode des indicateurs de systèmes juridiques, comme ceux de Doing Business et de La Porta, Lopez-de-Silanes et Shleifer, appelle de nombreuses réserves, à la fois sur leur objet et leur construction. Il est difficile de déterminer avec précision si ces indicateurs mesurent le droit formel tel que les textes en vigueur le définissent, ou le droit formel tel qu’un petit nombre d’experts locaux se le représentent, ou la perception par ces experts de la manière dont le droit est mis en oeuvre, ou encore les coûts du respect de la réglementation par les acteurs économiques. De plus, on peut s’interroger si l’objet de la mesure est le droit ou la réglementation (Frison-Roche, 2005), ou encore les règles substantielles, leur administration ou le niveau de la bureaucratie...

Si l’on ajoute à cela que la technique des indicateurs consistant essentiellement à produire des indices de rang, on ne peut que souscrire à l’analyse de Ménard et du Marais (2006) lorsqu’ils affirment, à propos des indicateurs Doing Business, que « What they actually do is ranking countries according to a set of indexes in which the real properties and specificities of legal systems are almost never captured » (Ménard, du Marais, 2006, p. 26).

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Tableau 1 – Sources et nature des données
Tableau 2 – Exemples de variables institutionnelles relatives à la justice Variables
Tableau 3 – Les variables de la mesure de la protection juridique de l’emploi
Tableau 4 – Le système de pondération et les indicateurs synthétiques de l’OCDE
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