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Le vieillissement normal, le vieillissement pathologique et la question de la fonction biologique

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Academic year: 2021

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© Jérôme Brousseau, 2018

Le vieillissement normal, le vieillissement pathologique

et la question de la fonction biologique

Mémoire

Jérôme Brousseau

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Le vieillissement normal, le vieillissement

pathologique et la question de la fonction

biologique

Mémoire

Jérôme Brousseau

Sous la direction de :

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Résumé

Dans un contexte où plusieurs sphères de la vie ne se rapportant pas directement aux questions de santé (la performance sportive et intellectuelle, la contraception et l’apparence physique) sont aujourd’hui médicalisées, nous croyons qu’il importe d’examiner les critères permettant de légitimer l’intervention médicale sur le vieillissement. Dans ce mémoire, nous faisons l’hypothèse que l’approche naturaliste en philosophie de la médecine réussirait à rendre compte de la distinction entre le normal et le pathologique à partir de critères naturels et objectifs, permettant ainsi de rendre unanime la prise en charge médicale et de surpasser un certain relativisme des valeurs. Pour la vérifier, nous étudions dans ce mémoire trois propositions, chacune reposant sur trois champs d’études distincts : l’épidémiologie, la physiologie et la biologie évolutive.

Premièrement, nous analysons le critère de l’inévitabilité, proposé par les architectes des études longitudinales américaines sur le vieillissement et repris aujourd’hui en gériatrie, définissant le vieillissement normal comme tout changement lié à l’âge considéré comme inévitable et le plus fréquemment observé. Notamment fondée sur l’épidémiologie, nous concluons, d’une part, que cette approche ne sait faire l’impasse sur le rôle des valeurs grâce aux critiques de Canguilhem et Sedgwick, et, d’autre part, qu’elle s’éloigne de la notion de facteurs de risque caractéristique de l’épidémiologie qui tend à remettre en question le dualisme normal/pathologique.

Ensuite, nous pensons que la théorie biostatistique (BST) de Christopher Boorse constitue une approche naturaliste plus prometteuse que la précédente. Cependant, le vieillissement constitue un cas limite pour la BST puisqu’il résulte davantage d’une transition épidémiologique que de l’évolution. En effet, Boorse ne veut pas faire reposer ses notions de design et de classes de référence sur des changements environnementaux soudains, voulant plutôt que le fonctionnement normal relève d’un design significatif de l’histoire évolutive d’une espèce. Plus récemment, Boorse, suivant indirectement la proposition de Caplan, tend à considérer le vieillissement comme pathologique puisqu’il ne présenterait aucune fonction sélectionnée.

Finalement, nous pensons que la position d’Arthur Caplan voulant que le vieillissement soit pathologique faute de fonction sélectionnée reprend quelques erreurs de l’adaptationnisme

méthodologique en confondant l’explication de l’origine évolutive d’un trait et sa fonction. Nous

analysons ainsi la proposition de Caplan à l’aune des différentes théories de la fonction biologique, des débats en biologie de l’évolution sur le vieillissement et des critiques de l’adaptationnisme. En conclusion, nous pensons qu’il est difficile de soutenir une position naturaliste de la distinction entre le vieillissement normal et le vieillissement pathologique. Une telle compréhension dichotomique semble au final moins prometteuse qu’une notion continuiste fondée, par exemple, sur les facteurs de risque. Nous proposons une étude plus approfondie des perspectives continuistes et de la possibilité que le vieillissement soit une exaptation, présentant des avantages au niveau écosystémique. Si cette hypothèse s’avérait valide, alors nous pourrions objectivement limiter l’intervention biomédicale en vue de prolonger la vie au nom d’une santé écosystémique.

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Abstract

Is aging a normal or a pathological process? To affirm the former leads to another question: how can we distinguish normal aging from its pathological deviations? This question is important since several domains in society, which are not directly concerned with matters of health and disease, are nevertheless subjected to medical intervention. Athletic and intellectual performance, or contraception and physical appearance, for instance, are all in the remit of medical interventions based on values such as productivity, youth, and fear of death. Naturalism in philosophy of medicine asserts that the distinction between health and disease can be based on natural criteria alone. With the prospect of delineating the scope of legitimate medical interventions, naturalism also hopes to avoid cultural relativism where health and disease are seen as context-dependant value judgments.

This dissertation focuses on three approaches, each based on a different scientific field, namely: epidemiology, physiology and evolutionary biology. First, I consider the criterion of inevitability used in geriatrics and developed in the context of two of the most significant longitudinal studies of aging in North America. According to these studies, normal aging boils down to inevitable physiological change through time, which is based on statistical mean in an aging population. This kind of assumption has been notably criticized by the French philosopher George Canguilhem, and I conclude that it ultimately rely on value judgment.

Secondly, I introduce the Biostatistical Theory (BST) of Christopher Boorse. In this naturalist theory, Boorse considers old age as a reference class of uniform functional design. According to the BST, a normal function is a statistically typical contribution of a part or process to their individual survival and reproduction. Yet, aging and old age are borderline cases for the BST because they are mostly the result of the twentieth-century epidemiological transition. For Boorse, the design and reference class need to be evolutionarily significant, and not based on sudden environmental changes. More recently, Boorse tends to consider aging as pathological, indirectly following Arthur Caplan’s assumption, because it has no selected functions.

Finally I argue that Caplan’s assumption reprises methodological adaptationism which confuses the explanation of the evolutionary origin of a trait and its function. To support it, I analyze his arguments in light of the functional theories, the debates around the evolution of aging and the criticism of adaptationism. I assume from there the possibility that aging is an exaptation, having a function at other levels of biological organization namely at the ecosystem level. For example,

ecosystem health could objectively delineate the premises of biomedical intervention to postpone

aging and death.

I generally conclude that a naturalist approach of normal and pathological aging is hard to defend. I think that digging deeper into a continuist approach could prove fruitful, while the notion of risk factor in epidemiology could open new ways to understand health and disease in aging.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Chapitre 1 – Le modèle biomédical en gérontologie ... 19

1.1. Canguilhem : rouvrir le problème de la normativité biologique par la critique du « dogme positiviste » ... 25

1.1.1. Les limites d’une conception réductionniste de la pathologie : la critique de Georges Canguilhem ... 27

1.1.2. La normativité biologique ... 37

1.2. Le modèle biomédical en gérontologie et le vieillissement normal ... 46

1.2.1. La biomédecine après la Deuxième Guerre mondiale : entre science et médecine ... 47

1.2.2. Le modèle biomédical réduit-il la médecine aux sciences fondamentales? ... 49

1.2.3. Les études longitudinales sur le vieillissement normal ... 51

Chapitre 2 – La théorie biostatistique (BST) de Christopher Boorse ... 61

2.1. Les critères du fonctionnement normal ... 64

2.1.1. Le design de l’espèce et la classe de référence ... 65

2.1.2. L’efficacité fonctionnelle typique ... 67

2.2. Les classes de référence de la BST sont-elles naturelles? Le cas limite du vieillissement ... 69

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2.2.2. Le vieillissement : une dysfonction progressive typique à la classe de référence?

... 75

2.2.3. Reproduction et vieillissement : des fonctions à la fois normales et périlleuses pour la survie individuelle? ... 84

Chapitre 3 – Le vieillissement a-t-il une fonction biologique? ... 89

3.1. La fonction biologique... 91

3.1.1. L’approche éliminativiste ... 92

3.1.2. L’approche étiologique ... 95

3.1.3. L’approche dispositionnelle ... 99

3.2. Le vieillissement a-t-il une fonction? La contribution de la biologie de l’évolution à la gérontologie ... 104

3.2.1. Auguste Weismann et l’évolution de la longévité ... 106

3.2.2. La mort bénéfique et la sélection de groupe ... 107

3.2.3. Le vieillissement : un accident de parcours? ... 111

3.3. Sans fonction, le vieillissement devient-il pathologique? ... 118

3.3.1. La sénescence : une maladie vers la mort? ... 118

3.3.2. Trois formes d’adaptationnisme ... 121

3.3.3. Les contraintes architecturales et les problèmes de l’adaptationnisme méthodologique pour une explication du vieillissement ... 124

3.3.4. Neander : une approche sélectionniste revisitée de la fonction ... 127

Conclusion ... 131

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Remerciements

Je veux tout d’abord remercier Pierre-Olivier Méthot pour m’avoir guidé durant mon parcours au deuxième cycle à l’Université Laval. Sa rigueur, son sens de l’humour, sa patience et son amour pour la recherche m’inspirent beaucoup, et m’aident encore à devenir un meilleur professionnel et une meilleure personne. Je veux aussi remercier mes amis et collègues : David Dompierre, Myriam Ouellet, Marc-Olivier Girard, Charles V-Lemieux, David Rocheleau, Joël Bégin, Simon Jomphe, Benoît Houde, Robin Bénard, Marie-Pier Désilet, Raphaël Colombo, Marie-Christine Rochefort, Julien Ouellet, Olivier St-Pierre, Sébastien Lacroix, David Prévost, Bruno Laflamme, Eric Fabri, Benoît Guimont et Pauline Froissart.

Je tiens ensuite à remercier mes parents, Line et Yves, qui m’ont transmis, entre autres choses (c’est-à-dire tout), l’amour pour la musique, la lecture, le sport, l’amitié et le voyage, et la sensibilité nécessaire pour apprécier ces choses.

Merci à Catherine, l’amour de ma vie et ma meilleure amie, pour me faire constamment rire depuis bientôt huit ans et pour sa curiosité et sa vivacité d’esprit.

Durant mes dix années à l’emploi du Centre hospitalier de l’Université Laval, j’ai eu le privilège de partager les moments les plus difficiles que des gens ont probablement eu à vivre. Ce milieu de vie est exigeant, autant pour les malades que pour les intervenants car les systèmes étouffent la plus sincère fraternité humaine. Ce travail de recherche se veut un hommage à toutes les personnes qui ont eu la générosité de m’apprendre ce que c’est de vivre et de mourir.

Finalement, je dédie ce mémoire à mon grand-père, Lionel, qui est malheureusement décédé en début d’année à l’âge de 92 ans. J’ai eu le privilège d’admirer sa résolution dans la vie comme dans la mort. Une pensée toute spéciale à mes autres grands-parents qui nous ont également quitté : Julienne, Pierrette, Marcel, tante Émilia et Claire. Je remercie Maggie et Loulou, qui ont aussi su m’inspirer l’écriture de ce mémoire.

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Introduction

Au Québec, la population âgée de 65 ans et plus a atteint en 2015 un total de 1 452 515 personnes, soit l’équivalent de 17,6% de la population totale du Québec. Cette classe démographique est appelée à s’accroître au nombre de 2,3 millions de personnes en 2031, dépassant la proportion occupée par celle des jeunes âgés de moins de 20 ans dès 2023.1 À l’échelle internationale, selon des données recueillies par le Population Reference Bureau (2015), la classe des 65 ans et plus s’élève à 26% de la population totale au Japon, 22% en Italie, 21% en Allemagne et en Grèce, 20% en Suède, en Finlande et en Bulgarie, 19% au Danemark et au Portugal et 18% en France, en Suisse et en Espagne.2 À l’instar du Québec, si la population âgée de 65 ans et plus devrait supplanter incessamment celle des moins de 20 ans dans la plupart des pays développés énumérés précédemment, cette tendance s’étendra aussi aux pays en voie de développement.3

Les facteurs en cause dans le vieillissement des populations sont multiples, mais deux principaux sont généralement retenus. Tout d’abord, la baisse de la fertilité enregistrée depuis quelques décennies par les pays développés a fait en sorte que le taux de remplacement des générations est aujourd’hui rarement atteint. Ensuite, les progrès liés à l’hygiène publique (instauration de systèmes adéquats d’aqueducs et d’égouts, gestion et enfouissement des déchets, etc.), couplés à de multiples avancées médicales (vaccins, antibiotiques, etc.) ont permis de diminuer la mortalité due aux maladies infectieuses et ainsi d’augmenter l’espérance de vie à la naissance dans les pays industrialisés. À ce titre, l’espérance de vie moyenne au Canada est passée de 60 ans en 1920 à 79 ans en 2000 selon Statistique Canada.4 Ces transformations démographiques engagent dès lors les sociétés qui y sont déjà confrontées à revoir sur une multitude de plans les modalités du vivre ensemble intergénérationnel : contrer l’isolement et la marginalisation des aînés dans des sociétés

1 Institut de la statistique du Québec, Bilan démographique du Québec : édition 2015, Québec, p.27. 2 Ibid., p.28

3 WHO, World Report on Ageing and Health, 2015, p.3. 4

Cette moyenne inclue les deux sexes, mais n’inclue pas les Territoires. Voir le site de Statistique Canada : http://www.statcan.gc.ca/tables-tableaux/sum-som/l02/cst01/health26-fra.htm

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axées sur la productivité, prévenir la maltraitance envers les individus plus vulnérables et revoir le rôle de proche aidant.5

Au-delà de ces défis que se proposent de relever plusieurs chercheurs en gérontologie, celui de distinguer le vieillissement normal et le vieillissement pathologique s’en trouve particulièrement complexifié. En effet, vieillir aujourd’hui ne tient pas des mêmes réalités qu’il y a 80 ans. Depuis quelques décennies, l’augmentation de la longévité moyenne dans les pays développés a permis l’émergence de pathologies autrefois aussi marginales que la présence des vieillards. La maladie d’Alzheimer est souvent citée en exemple, faisant converger depuis les années 70 les efforts en recherche médicale dans le but de l’éradiquer.6

À ces maladies nouvelles s’ajoutent d’autres pathologies dont la prévalence a augmenté corrélativement à l’espérance de vie. Ainsi, nous comptons parmi les trois principales causes de décès chez toutes les tranches d’âge de la population québécoise en 2014 les tumeurs malignes (33,3%) et les troubles du système circulatoire (23,3%) et de l’appareil respiratoire (10,2%).7

Si les tumeurs malignes demeurent l’une des trois causes principales de décès chez les personnes de 65 ans et plus (environ 30%), les maladies du système circulatoire entrent beaucoup plus souvent en cause dans les décès après 65 ans qu’avant d’avoir atteint cet âge, progressant au point de dépasser les tumeurs comme la plus importante cause de décès après l’âge de 80 ans.8

Cette prépondérance des maladies du système circulatoire dans le grand âge a suscité un intérêt médical accru dans les dernières décennies. La plupart de ces maladies sont étroitement liées à la rigidification dite normale

5 Pour un approfondissement de ces enjeux dans le contexte québécois, voir : M. Charpentier et al. (dir.),

Vieillir au pluriel – Perspectives sociales, Presses de l’Université du Québec, 2010; M. Beaulieu, « Contrer la

maltraitance envers les personnes aînées au Québec – Bilan historique des politiques publiques et inventaire des principales actions », Risques et Qualité, 9(4), 2012, p.59-65; S.Éthier et al., « Plus qu’un rôle d’aidant : s’engager à prendre soin d’un proche atteint de la maladie d’Alzheimer est une responsabilité morale », Vie et

vieillissement, 11(3), 2014, p.5-13.

6 Voir F.Gzil, La maladie d’Alzheimer : problèmes philosophiques, Presses universitaires de France, 2009, p.15-18. La maladie d’Alzheimer n’est pas nouvelle, et l’attention populaire qu’elle suscite ne remonte pas à sa « découverte » il y a plus d’un siècle, mais à un article écrit par le neurologue américain Robert Katzman (1976) signifiant que cette maladie neurodégénérative était alors la quatrième ou cinquième cause de décès aux États-Unis, et provoquerait des coûts importants en santé si aucune action n’était entreprise pour en limiter les conséquences.

7 Source : Institut de la statistique du Québec, Site Internet, Le Bilan démographique du Québec, 2015, p. 75, tableau 3.8a.

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des vaisseaux sanguins en fonction de l’âge.9 Ainsi, « l’émergence » et la recrudescence de plusieurs maladies, y compris certaines maladies infectieuses ayant développé une résistance aux antibiotiques, causées en grande partie par l’augmentation de l’espérance de vie, constituent ce qu’on appelle une « transition épidémiologique » des maladies infectieuses vers les maladies chroniques, depuis l’article devenu une référence de l’épidémiologiste égyptien Abdel Omran (1971).10

L’augmentation de la prévalence des maladies chroniques force à d’importants changements dans la prise en charge médicale, alors que les aînés, mais aussi plusieurs adultes de moins de 60 ans, sont de plus en plus atteints par deux maladies chroniques et plus, ce qu’on appelle la multimorbidité.11

Cette transition épidémiologique pose et amplifie deux problèmes majeurs qui contribuent à une médicalisation du vieillissement. Le premier problème concerne l’aspect démographique de la transition épidémiologique : le nombre de cas pathologiques à diagnostiquer chez les personnes âgées n’est appelé qu’à augmenter dans les prochaines années, faisant dès lors de la distinction entre le vieillissement normal et le vieillissement pathologique un enjeu majeur auquel auront à faire face les chercheurs et les praticiens œuvrant en gériatrie12

et en gérontologie13. Le second problème est justement celui de la distinction entre l’état normal et l’état pathologique dans le contexte du vieillissement.

9

M. Marenberg, « Normal Physical Aging », in Encyclopedia of Health and Aging, Kyriakos S. Markides, 2007, p.417-420.

10 George Weisz et Jesse Olszynko-Gryn (2010) ont remarqué que les politiques en santé publique se sont appropriées de manière erronée le concept de transition épidémiologique introduit par Omran en 1971. En effet, il semble qu’Omran n’accordait que très peu d’importance à l’émergence des maladies chroniques dans la transition épidémiologique qu’il cherchait à décrire, et concentrait essentiellement ses analyses autour du taux de natalité et ses impacts sur la santé des populations. Sur l’émergence des maladies, voir Méthot et Fantini (2014).

11

A. J. Yarnall et al., « New horizons in multimorbidity in older adults », Age and Ageing, (46,6), 2017, p.882-888; K.C. Robert et al., « Prévalence et profils de la multimorbidité au Canada et déterminants associés », Promotion de la santé et prévention des maladies chroniques au Canada, 35(6), 2015, 94-101; L. Lamothe et al., « Multimorbidité et soins primaires : émergence de nouvelles formes d’organisation en réseau », Santé Publique, S1(HS), 2015, p.129-135

12 La gériatrie, concept introduit par le médecin austro-américain Ignatz Leo Nascher (1909), est la branche médicale se spécialisant sur les maladies et les changements physiologiques chez les personnes âgées. I.L.

Nascher, « Geriatrics », in New York Medical Journal, 90, 1909, p. 358–359 : « Geriatrics, from geras, old age, and iatrikos, relating to the physician, is a term I would suggest as an addition to our vocabulary, to cover the same field in old age that is covered by the term pediatrics in childhood, to emphasize the necessity of considering senility and its diseases apart from maturity and to assign it a separate place in medicine. » 13 La gérontologie est multidisciplinaire, composée de diverses sciences sociales questionnant toutes à leur manière différents aspects du vieillissement, que ce soit à travers les domaines de l’économique, de la sociologie, du travail social, de la psychologie, etc.

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Nous verrons que ces deux catégories se trouvent souvent sur un continuum. En effet, plusieurs changements provoqués par le vieillissement agissent comme facteurs de risques14 de nombreuses pathologies : la perte progressive normale de la masse osseuse entraîne des risques plus grands d’ostéoporose, le processus d’opacification normal du cristallin contribue considérablement à l’apparition de la cataracte sénile, la rigidification des artères et l’accroissement du pourcentage de graisse corporelle contribuent à la contraction de la plupart des maladies de l’appareil circulatoire, etc.15

Il est pour cette raison extrêmement complexe de déterminer un ou des critères permettant de tracer la ligne séparant le vieillissement normal du vieillissement pathologique. Ce mémoire aura pour objectif de déterminer s’il est possible d’établir cette distinction de manière « naturelle ». Avant de définir ce que nous entendons par naturalisme dans ce contexte, nous voulons mettre en évidence certains problèmes liés à la définition de la santé de l’Organisation mondiale de la santé, toujours utilisée par certains chercheurs afin d’assoir la distinction entre le normal et le pathologique.

La définition de la santé de l’OMS autorise une médicalisation du vieillissement La définition de la santé (1946) de l’OMS est toujours citée comme une autorité chez les professionnels de la santé. La définition proposée par l’OMS est dite positive, dans le sens où elle cherche à définir la santé au-delà de la seule absence de maladie et d’infirmité : « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »16

Replacée dans son contexte d’origine, cette définition élaborée en 1946 à New York servait principalement à justifier le premier objectif de l’OMS, stipulé dans le premier article de sa constitution, soit d’« amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible. »17

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une grande partie de la population de la planète était affectée par

14 Voir A. Fagot-Largeault, Les causes de la mort, histoire naturelle et facteurs de risque, Vrin, 1989, en particulier les pages 10-14; 106-111.

15

M. Marenberg, « Normal Physical Aging », in Encyclopedia of Health and Aging, (éd) Kyriakos S. Markides, Sage, 2007, p.417-420

16 G.L. Burci & C.-H. Vignes, World Health Organisation, Kluwer Law International, 2004, p.225. « Health is a state of complete physical, mental and social well-being and not merely the absence of disease or infirmity. »

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la famine, la destruction des infrastructures sanitaires (s’il y en avait), un taux élevé de mortalité infantile et une recrudescence de la prévalence des maladies infectieuses et virales (paludisme, tuberculose, fièvre jaune, variole, maladies vénériennes et grippe).18 Pour ces raisons, assurer le plus haut niveau de santé pour tous les peuples n’était pas uniquement souhaitable d’un point de vue sanitaire; l’objectif et les mesures prévues dans la constitution de l’OMS pour y parvenir répondaient aussi à des enjeux de sécurité internationale. On établissait alors un lien de causalité entre la paix mondiale et la santé des populations comme en témoignent les mots du médecin canadien Brock Chisolm (1896-1971)19 adressés au Comité technique préparatoire (CTP) à l’origine de l’OMS en 1946 :

Le monde était malade, et les troubles dont il souffrait étaient principalement dûs à la perversion de l’homme, de son incapacité à vivre en paix avec lui-même. Le microbe n’était plus le principal ennemi, car la science avait les moyens suffisant pour le combattre, si ce n’était qu’elle se trouvait empêchée par la superstition, l’ignorance, l’intolérance religieuse, la misère et la pauvreté. C’était en l’homme lui-même qu’il fallait donc chercher les causes de tous ces maux. Il nous faut dès lors comprendre ces maux psychologiques pour que nous puissions enfin prescrire les remèdes qui conviennent.20

Ces métaphores médicales sur la guerre trahissent la tendance à médicaliser des enjeux culturels, économiques et politiques comme la guerre, la pauvreté et le manque d’accès à l’éducation. Certes, il est tout à fait compréhensible que les traumatismes résultant d’une guerre aussi dévastatrice aient pu justifier un projet d’une telle envergure. Par contre, les principes que promouvaient les membres siégeant au CTP étaient si englobants que la définition de la santé qui en ressortit ne semble toujours pas être en mesure de limiter le savoir médical à un champ d’activité précis tout en justifiant la pathologisation d’une multitude de comportements jugés antisociaux.21

18 OMS, Les dix premières années de l’Organisation Mondiale de la Santé, 1958. 19 Premier directeur général de l’OMS (1948-1953).

20

J. Farley, Brock Chisholm, the World Health Organization, and the Cold War, UBC Press, 2008, p.17. [Notre traduction] “The world was sick, and the ills from which it was suffering were mainly due to the perversion of man, his inability to live at peace with himself. The microbe was no longer the main enemy; science was sufficiently advanced to be able to cope admirably with it, if it were not [for] such barriers as superstition, ignorance, religious intolerance, misery, and poverty. It was in man himself, therefore, that the cause of present evils should be sought; and these psychological evils must be understood in order that a remedy might be prescribed.”

21

Voir notamment T. S. Szasz, « The Myth of Mental Illness », in American Psychologist, 15, 1960, p. 113-118 ; D. Callahan, « The WHO Definition of Health » (1973), in The Roots of Bioethics, Oxford University Press, 2012, p.69

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Outre cela, l’usage de l’adjectif « complet » pour caractériser le bien-être physique mental et social que serait la santé est particulièrement problématique. Si la complétude fait référence à une norme extérieure, c’est-à-dire à un idéal normatif valable également pour tous, ceci implique que la grande majorité de la population mondiale devrait être considérée malade, puisqu’incapable d’atteindre cet idéal de santé. Par contre, si ce complet bien-être est défini subjectivement par chacun, alors de définir la santé comme un état de « complet » bien-être exigerait des êtres humains désireux de l’atteindre de ne plus attendre beaucoup de la vie, et ainsi de contrôler considérablement leurs désirs. Cette condition n’est bien entendu pas prête d’être remplie, dit Callahan (1973), dans la mesure où nos désirs dépassent largement les limites de notre propre finitude et que les continuelles découvertes scientifiques dans les différentes disciplines de la santé contribuent à relancer l’escalade des attentes de l’humanité à leur endroit.22

Comme le signale Marie-Hélène Parizeau (2018), cet aspect ouvre sur la question de l’amélioration, qui est plutôt étrangère aux objectifs originaux de la médecine.23 En effet, s’il est d’abord attendu de la médecine de soigner et, plus récemment, de prévenir, l’amélioration du corps humain est le fruit d’une excroissance toute récente de la pratique médicale que le philosophe français Jérôme Goffette a appelée anthropotechnie.24

L’anthropotechnie : vers une santé améliorée

Dans nos sociétés libérales, l’identification de la santé au bonheur revient à déléguer le soin de définir ce que serait cet état de complet bien-être physique, mental et social à la sphère privée, à l’individu ou à des intérêts privés. Le pluralisme moral pose problème en santé, dès lors que les définitions de la santé se multiplient en fonction de la diversité de ses conceptions. De même, le rôle du médecin s’en trouve plus éclaté encore. Effectivement, si l’on considère la santé positivement comme le propose la définition de l’OMS, le médecin devient autorisé à intervenir auprès de personnes déjà en santé mais aspirant à une plus grande performance physique et intellectuelle (psychostimulants, produits dopants), à

22 Ibid., p.67. Peter Sedgwick tenait le même propos. Voir section 1.2.3.

23

M-H Parizeau, « Chapitre 13. Les changements climatiques et les enjeux de santé. Vers une santé

écologique ? » in : Rémi Beau, Catherine Larrère (eds), Penser l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, p.219-223

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retrouver la puissance sexuelle (inhibiteurs de phosphodiestérase), etc. au nom de l’amélioration de leur bien-être physique, mental et social. Un autre cas flagrant d’intervention du savoir médical dans la quête d’un bonheur qui dépasse la simple absence de maladie est celui de la chirurgie esthétique.25 Selon les statistiques recueillies par la Société américaine des chirurgiens plastiques, 15,6 millions d’interventions cosmétiques ont eu lieu en 2014, à l’intérieur desquelles on compte 1,7 million d’interventions chirurgicales et 13,9 millions d’interventions moins invasives. La même année, les interventions menées auprès des personnes âgées de 55 ans et plus se chiffraient à 3,9 millions, soit le quart des interventions cosmétiques aux États-Unis.26 Dans un cadre d’analyse plus large, la chirurgie esthétique peut être rangée parmi les pratiques anthropotechniques.

Comme proposé par Jérôme Goffette (2006), l’anthropotechnie se définit comme un « art ou technique de transformation extramédicale de l’être humain par intervention sur sa physiologie. »27 Plus précisément, l’anthropotechnie se compare à un « tropisme disciplinaire ». Dans le cas de la chirurgie plastique, nous avons déjà distingué deux types de pratiques à l’intérieur de cette discipline médicale soit, d’une part, les interventions de reconstruction, et d’autre part, les interventions esthétiques ou cosmétiques. Comme le rapporte Goffette, la première catégorie d’intervention répond aux référents thérapeutiques ou préventifs tels qu’édictés dans les codes de déontologie médicale. Dans l’autre régime d’interventions, il semble toutefois y avoir brisure avec les référents de départ, car la chirurgie esthétique répond à un autre type de demande qui n’a plus rien à voir avec la thérapeutique ou la prévention, mais plutôt avec des valeurs. S’il s’agit pourtant du même savoir médical et, dans plusieurs cas, de pratiques très apparentées, de cette confusion entre les pratiques et les référents qui les sous-tendent émane un nouveau « tropisme », une

25 Ce que nous entendons par chirurgie esthétique est toute intervention visant l’amélioration de l’apparence physique qui n’est pas une reconstruction après un traumatisme important. Une greffe de la peau pratiquée sur une personne gravement brûlée n’est pas le type d’intervention que nous cherchons à critiquer ici. Nous visons plutôt des interventions telles que l’augmentation mammaire, les rhytidectomies (liftings) de tout genre, la transplantation de cheveux, l’abdominoplastie, la liposuccion, etc.

26

American Society of Plastic Surgeon, 2014 Plastic Surgery Statistics Report, 2015. 27 J. Goffette, op.cit., p.69

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nouvelle discipline extramédicale : la chirurgie esthétique.28 Cette discipline anthropotechnique semble tout à fait contraire aux objectifs et devoirs de la médecine. Goffette cite à cet effet l’article 40 du code de déontologie médicale français : « Le médecin doit s’interdire, dans les investigations et interventions qu’il pratique comme dans les thérapeutiques qu’il prescrit, de faire courir au patient un risque injustifié. »29

Or, il se trouve que le recours à la chirurgie esthétique dans le but de séduire engage le médecin dans une intervention qui ne consiste pas à retirer un patient d’un état pathologique. Cette même intervention risque au contraire d’entraîner des effets secondaires nocifs pour la personne y ayant recours, alors qu’elle était au préalable en santé.30

Finalement, la définition positive de la santé de l’OMS ne permettrait pas de distinguer les pratiques médicales anthropotechniques des pratiques médicales préventives et thérapeutiques pour la simple raison que les premières peuvent aussi contribuer à un état de complet bien-être physique, mental et social. Bien que la plupart des pratiques anthropotechniques fassent l’objet de grandes controverses, celles-ci ne semblent pas pour autant inadéquates. Par exemple, la perte de cheveux chez les femmes âgées peut souvent porter atteinte à l’estime qu’elles ont d’elles-mêmes et à leur féminité. La greffe de cheveux peut s’avérer intéressante pour leur redonner confiance et stimuler leur sentiment de bien-être général. Cependant, cette intervention n’est pas thérapeutique et ne prévient pas l’apparition de maladies futures. Elle répond d’abord à des normes sociales liées à la féminité et à la jeunesse. La même conclusion peut être tirée concernant la prescription d’hormones pour les femmes vivant plus difficilement leur ménopause ou encore pour la prescription d’inhibiteurs de la phosphodiestérase-5 chez les hommes souffrant de dysfonction érectile.

Que la médecine soit transformée par les valeurs sociales ne pose donc pas toujours problème. Les interventions anthropotechniques susmentionnées demeurent toutefois assez douces, et sont assez faciles à limiter dans l’optique où l’on souhaite atteindre un

28 Ibid., p.37-38. 29 Ibid., p.116.

30 Ibid., p.140. Sur la distinction entre l’amélioration et la prévention, voir plus récemment S. Bateman, J. Gayon, S. Allouche, J. Goffette et M. Marzano, Inquiring into Human Enhancement, Palgrave MacMillan, 2015.

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« complet » bien-être. Ce n’est cependant pas le cas pour d’autres projets d’amélioration de l’humain, dont celui du prolongement de la vie et du ralentissement du taux de sénescence31

s’inscrivant dans un mouvement plus large de « biomédicalisation du vieillissement ».32

Disons seulement pour l’instant que ces projets débouchent sur une multitude d’enjeux éthiques que l’application de la définition de la santé de l’OMS ne réussit pas à clarifier convenablement.

Une approche naturaliste de la santé et de la maladie?

L’implication de critères axiologiques afin de diriger l’intervention médicale n’est pas nécessairement inadéquate. Néanmoins, plusieurs jugent que les valeurs sociales ne sont pas suffisamment fiables afin de délimiter le pouvoir d’intervention de la médecine, notamment à la lumière des arguments que nous venons de rapporter concernant la définition de la santé de l’OMS et des dérives qu’elle semble permettre. Plusieurs scientifiques, médecins et philosophes pensent de surcroît pouvoir distinguer le normal et le pathologique selon des critères objectifs, sans avoir recours à de tels jugements de valeur. Ce faisant, nous pourrions être à même de limiter le processus de médicalisation d’états non-pathologiques à l’aide de ces critères naturels. Une approche « naturaliste » de la santé et de la maladie semble pouvoir remplir ce mandat.33

Depuis les années 1970, dans le monde anglo-saxon, la possibilité de distinguer objectivement le normal et le pathologique fait l’objet d’un débat important en philosophie de la médecine opposant le normativisme au naturalisme.34 La principale proposition du normativisme est que les jugements médicaux concernant les états de santé et de maladie s’en remettent nécessairement à des fondements axiologiques et appréciatifs, sur ce que les gens appartenant à une communauté culturelle à une époque et à un endroit précis

31 Vitesse à laquelle un organisme vieillit. 32

Voir C. L. Estes, « The Biomedicalization of Aging : Dangers and Dilemnas », in The Gerontologist, 29 (5), 1989, p.587-596

33 Voir notamment T. Schramme, « A Qualified Defence of a Naturalist Theory of Health », Medecine, Health

Care and Philosophy, 10, 2007, p. 11-17

34

Voir É. Giroux, « Introduction. Why a Book on Naturalism in the Philosophy of Health? », dans Naturalism

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valorisent et dévalorisent.35 La distinction entre le normal et le pathologique ne peut en ce sens s’en remettre uniquement à la description des mécanismes physiopathologiques observés par les sciences naturelles.36 Comme l’a écrit l’un des principaux tenants du normativisme, le philosophe américain Hugo Tristram Engelhardt : « Ce que les êtres humains considèrent comme santé et pathologie dépend de jugements très complexes sur la souffrance, les buts qui sont propres aux hommes et, en lien avec ces buts, la forme et l’apparence qui sont propres aux hommes ».37

L’originalité du normativisme d’Engelhardt réside dans sa conception pragmatique des concepts de santé et de maladie, c’est-à-dire qu’ils enjoignent ou non l’intervention médicale.38

Cette dimension pragmatique fondée sur l’appel à l’action médicale – très familière à la proposition de Canguilhem – précède toute théorisation scientifique.39 Le concept de maladie ne se limite pas à une dimension explicative des phénomènes vitaux, mais consiste surtout pour Engelhardt en « une tentative pour corréler des constellations de signes et de symptômes dans un but d’explication, de prédiction et de contrôle. »40

Le contrôle renvoie à une dimension normative indéniable dans ce genre de concept qui relève immanquablement selon l’auteur d’un jugement dépréciatif à l’endroit d’états physiologiques ou psychologiques particuliers. L’analyse d’Engelhardt des changements de l’approche médicale à l’endroit de la masturbation, par exemple, met bien en lumière l’importance des valeurs sociales, plus que les connaissances physiologiques, dans l’élaboration du diagnostic et des traitements qui lui sont rattachés.41 L’approche médicale à l’endroit de la masturbation a en effet beaucoup changé aux États-Unis, et ce, en quelques décennies, passant de la pathologie à un moyen de traiter des dysfonctions orgasmiques et la frigidité dont les bienfaits furent de plus en plus documentés. Selon Engelhardt, ce genre de retournement ne s’explique pas par le

35 Ibid., p.2

36 P-O. Méthot, « Les concepts de santé et de maladie en histoire et en philosophie de la médecine », Phares, 16, 2016, p.21

37 Cité dans C. Boorse, « Le concept théorique de santé », dans Philosophie de la médecine. Santé, maladie,

pathologie, Élodie Giroux et Maël Lemoine (éd.), Vrin, 2012, p.95

38 É. Giroux et F. Gzil, « Présentation du texte de H. Tristram Engelhardt », dans Philosophie de la médecine.

Santé, maladie, pathologie, Élodie Giroux et Maël Lemoine (éd.), Vrin, 2012, p.224

39 Ibid.

40 H.T. Engelhardt, « Les concepts de santé et de maladie », traduction de F. Gzil, dans Philosophie de la

médecine. Santé, maladie, pathologie, Élodie Giroux et Maël Lemoine (éd.), Vrin, 2012, p.248

41

H.T. Engelhardt, « The Disease of Masturbation », A.L. Caplan, H.T. Engelhardt & J.J. McCartney (éd.),

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progrès des connaissances scientifiques, mais par un changement de mentalité chez la communauté culturelle concernée.42 Cette proposition ne vient cependant pas sans difficulté : en affirmant que ce sont les valeurs et non les connaissances physiologiques qui orientent la distinction entre le normal et le pathologique, Engelhardt ne pourrait pas admettre que les médecins avaient tort de traiter la masturbation comme une maladie au cours des 18e et 19e siècles, et qu’ils justifiaient leurs thérapies selon une mauvaise compréhension de la physiologie. Il serait plutôt contraint d’affirmer que nous avons simplement des valeurs différentes de celles de ces médecins.43 Ce type de contre-argument révèle que l’approche normativiste a du mal à se départir d’un relativisme culturel réduisant la portée d’une définition normativiste des concepts de santé et de maladie.44

L’approche naturaliste en philosophie de la médecine propose au contraire qu’il est possible de distinguer les états santé et de maladie de manière objective sans recourir à des valeurs.45 La principale théorie rattachée à cette position est la théorie biostatistique (BST) du philosophe américain Christopher Boorse. Résumée simplement, la BST définit la pathologie comme la dysfonction d’un organe ou d’un mécanisme physiologique, c’est-à-dire à son fonctionnement en deçà de l’efficacité statistiquement typique du design de l’espèce à laquelle appartient l’individu malade. Cette position est dite « naturaliste » puisque Boorse cherche à décrire le normal par ce qui est scientifiquement observable dans la nature.

Le terme « naturalisme » est cependant ambigu puisqu’il couvre un large spectre de théories en philosophie. On sépare habituellement le naturalisme en deux catégories générales : le naturalisme ontologique et le naturalisme méthodologique.46 L’idée centrale derrière le naturalisme ontologique est que tous les phénomènes sont naturels. C’est donc dire que d’un point de vue métaphysique, tout dans la réalité est explicable et réductible à

42 Ibid., p. 279

43 M. Ereshefsky, « Defining ‘health’ and ‘disease’ », Studies in History and Philosophy of the Biological and

Biomedical Sciences, 40(3), 2009, p. 224

44 É. Giroux, « Introduction. Why a Book on Naturalism in the Philosophy of Health? », op cit., p.2

45 C. Boorse, « A Rebuttal on Health », dans J.M. Humber & R.F. Almeder (ed.), Biomedical Ethics Reviews :

What is Disease, 1997, p.4

46

M. Lemoine & E. Giroux, « Is Boorse’s Biostatistical Theory of Health Naturalistic? » dans É. Giroux (ed.), Naturalism in the Philosophy of Health, Springer, 2016, p.21

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des entités physiques. Le naturalisme méthodologique consiste à défendre l’idée que la méthode propre aux sciences naturelles est applicable à l’ensemble des phénomènes que nous cherchons à expliquer et à décrire, et devrait être privilégiée à d’autres méthodes d’enquête en philosophie.47

Les exigences requises afin de défendre un naturalisme ontologique sont importantes, et mènent à plusieurs polémiques notamment dans les domaines de la métaéthique, la philosophie de l’esprit, la philosophie des mathématiques et la philosophie des sciences de la vie.48 Nous dirons tout de suite qu’il sera moins question de naturalisme ontologique que de naturalisme méthodologique dans ce mémoire, bien qu’il ne soit pas dans notre intention de minimiser l’importance de savoir si, dans les faits, le normal et le pathologique sont ontologiquement naturels. Nous aborderons tout de même le naturalisme ontologique lorsque nous traiterons de la normativité biologique, concept clef de la théorie de Georges Canguilhem, dans le chapitre 1. Nous concentrerons davantage notre recherche sur le naturalisme méthodologique parce que les principales théories philosophiques naturalistes sur la santé et la maladie cherchent à démontrer que la méthode des sciences naturelles constitue le meilleur moyen de décrire les concepts de santé et de maladie, et pas nécessairement que la santé et la maladie sont des faits naturels.49 Nous reprendrons cette prémisse en ne voulant pas nécessairement savoir si les sciences que nous analyserons se trompent sur ce qu’ils entendent par santé et maladie, mais plutôt si leurs approches suffisent pour distinguer nettement le normal et le pathologique sans avoir recours à des valeurs.

Il est important de mentionner qu’une distinction voulue objective entre le normal et le pathologique dépend aussi d’un certain nombre de valeurs. Les philosophes différencient pour cela les valeurs épistémiques et non-épistémiques. Dans l’élaboration d’une théorie, aussi objective soit-elle, les scientifiques doivent éventuellement préférer certaines valeurs épistémiques à d’autres telles que : la précision, la cohérence, la portée, la fécondité, etc., valeurs notamment mises en lumière par l’historien des sciences américain Thomas S.

47 É. Giroux, « Introduction. Why a Book on Naturalism in the Philosophy of Health? », op cit., p.2

48 D. Papineau, « Naturalism », dans E. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2016

Edition), URL = <https://plato.stanford.edu/archives/win2016/entries/naturalism/>

49

Voir M. Lemoine & E. Giroux, « Is Boorse’s Biostatistical Theory of Health is Naturalistic? » dans E. Giroux (ed.), op cit., p.23

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Kuhn (1977).50 Or, les valeurs dont nous faisons mention dans ce mémoire, concernant entre autres la définition de la santé de l’OMS, sont non-épistémiques, de telle sorte qu’elles ne relèvent pas d’une préférence méthodologique, mais du seul recours à un jugement de valeur qui, dans le cas de la distinction entre le normal et le pathologique, s’apparenterait par exemple à l’aversion que la plupart des êtres humains ont pour la douleur ou pour les comportements antisociaux.

Nous analyserons la question du vieillissement normal à partir de trois approches naturalistes distinctes, toutes inspirées par les méthodes employées dans des sciences biomédicales : l’épidémiologie (chapitre 1), la physiologie (chapitre 2) et la biologie de l’évolution et la génétique (chapitre 3).

Une dernière remarque avant de présenter plus en détail le contenu de ce mémoire. Nous mettrons de côté deux champs importants de la gérontologie. D’une part, la question de la distinction entre le vieillissement normal et le vieillissement « en santé » ou « réussi », dans le mesure où il s’agit principalement d’une réponse normativiste aux enjeux liés à la diversité des manières de vieillir que la notion de vieillissement normal ne décrit pas convenablement.51 D’autre part, celle du vieillissement cellulaire, concernant en particulier le raccourcissement des télomères52, l’apoptose53 et la limite programmée du nombre de divisions cellulaires appelée la limite d’Hayflick.54

Nous verrons que les conclusions que

50 T.S. Kuhn, La tension essentielle, Gallimard, 1990, 51

Voir notamment J.A. Hicks, J. Trent, W.E. Davis & L.A. King, « Positive Affect, Meaning in Life, and Future Time Perspective: An Application of Socioemotional Selectivity Theory », in Psychology and Aging, 27(1), 2012, p.181-189 ; J.W. Rowe & R.L. Kahn, « Successful Aging », in The Gerontologist, 37(4), 1997, p.433-440 ; E. Cumming & W. Henry, Growing Old: The Process of disengagement, Basic Books, États-Unis, 1961.

52

Voir par exemple : D. Broccoli, « Cellular aging: telomeres », in D.J. Ekerdt (ed.), Encyclopedia of Aging, 1, USA, 2002. Pour des études appliquées en médecine, voir S. Tümpel et K. L. Rudolph, « The role of telomere shortening in somatic stem cells and tissue ageing: lessons from telomerase model systems », Annals

of the New York Academy of Sciences 12661(1), 2012, p. 28-39; H. Rolyan, A. Scheffold et A. Heinrich,

« Telomere shortening reduces Alzheimer’s disease amyloid pathology in mice », Brain 134(7), 2011, p. 2044-2056.

53 Lire à ce sujet : Gachelin, « Apoptose : un concept novateur », Encyclopaedia Universalis [en ligne], 2015. URL http://www.universalis.fr/encyclopedie/apoptose-un-concept-novateur/ ; J.F. Kerr et al. « Apoptosis: a basic biological phenomenon with wide-ranging implications in tissue kinetics », British Journal of Cancer 26(239), 1972, p. 239-257 ; J.-C. Ameisen, La Sculpture du vivant, Seuil, 2003.

54

L. Hayflick, « The limited in vitro lifetime of human diploid cell strains », Experimental Cell Research 37(3), 1965, p. 614-636.

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tirent Boorse et Arthur L. Caplan, deux auteurs qui occuperont une part essentielle de ce mémoire, nous obligent à nous engager davantage dans l’étude de la biologie de l’évolution plutôt que la biologie cellulaire dans le dernier chapitre. Il ne faut donc pas interpréter l’absence d’étude sur la biologie cellulaire dans ce mémoire comme le rejet de cette discipline comme fondatrice d’une perspective potentiellement naturaliste de la distinction entre le vieillissement normal et le vieillissement pathologique. Nous tenons aussi à établir une nuance que nous croyons essentielle : nous distinguons vieillissement et longévité. Par exemple, il a été montré que les hardes d’éléphantes comptant les matriarches les plus âgées ont plus de chance de survie que les autres en période de sécheresse car les matriarches plus âgées sont plus susceptibles de localiser les points d’eau.55 Or, ce n’est pas le vieillissement en tant que tel qui donne cet avantage aux éléphants, mais le simple passage du temps et le cumul des expériences. Cette distinction paraît pourtant simple, mais plusieurs, y compris l’auteur, ont parfois tendance à attribuer certains avantages au vieillissement qui n’appartiennent au fond qu’à la longévité.

Le premier chapitre abordera le critère de la normalité statistique proposé par le modèle biomédical en gérontologie, porté notamment par les études épidémiologiques américaines dès la deuxième moitié des années 1950. Nous commencerons par une courte histoire de la question de la normalité en gérontologie, remontant jusqu’à l’Antiquité grecque. Nous poursuivrons en présentant la théorie Canguilhem. Pour fonder son concept de normativité biologique, ce dernier a critiqué deux types de réductionnismes : le réductionnisme du dogme positiviste et celui réduisant le normal à la moyenne statistique. Nous examinerons ensuite si le modèle biomédical tend à réduire la médecine aux sciences fondamentales comme certains auteurs le croient. Nous préciserons pour cela ce qu’est la biomédecine et son contexte d’émergence au sortir de la Seconde Guerre mondiale d’après les travaux de Jean-Paul Gaudillière.56 Nous verrons que les reproches adressés à la biomédecine à l’effet qu’elle serait réductionniste sont exagérés selon Keating et Cambrosio.57

Finalement, nous

55 C. Foley et al., « Severe Drought and Calf Survival in Elephants », Biology Letters, 4, 2008, p.541-544 56 J. P. Gaudillière, Inventer la biomédecine – la France, l’Amérique et la production des savoirs du vivant

(1945-1965), La Découverte, 2002.

57

P. Keating & A. Cambrosio, « Qu’est-ce que la biomédecine? : Repères socio-historiques », M/S : médecine

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décrirons comment les représentants du modèle biomédical ayant conduit les études longitudinales sur le vieillissement de Duke et Baltimore ont maintenu une distinction nette entre le normal et le pathologique tout en réduisant le normal à la normalité statistique. Le vieillissement normal est compris selon ce modèle comme les changements physiologiques et psychologiques considérés comme inévitables chez une cohorte vieillissante. Cette posture semble s’écarter de la vision « continuiste » du normal et du pathologique inspirée par le concept de facteur de risque introduit par l’épidémiologie. De plus, la réduction du normal à la normalité statistique est insuffisante pour assurer une approche naturaliste, dès lors que l’inévitable renvoie aussi au pouvoir médical d’intervenir sur un changement lié au vieillissement.58

Le deuxième chapitre présentera l’une des théories majeures en philosophie de la médecine : la théorie biostatistique du philosophe américain Christopher Boorse. En premier lieu, nous décrirons comment sa théorie fondée sur la normalité statistique constitue une approche naturaliste plus nuancée que la proposition des auteurs des études épidémiologiques en gérontologie. Selon Boorse, le fonctionnement normal d’un organe est sa contribution statistiquement typique aux buts de l’organisme que sont la survie et la reproduction individuelle. La contribution typique se réfère au design de l’espèce et aux classes de référence selon l’âge et le sexe. Il s’agira, dans le cas spécifique du vieillissement, d’examiner si le fonctionnement normal des organes et des mécanismes physiologiques peut se rapporter à la classe de référence que serait l’âge. En second lieu, nous soulèverons un ensemble de difficultés relatives à la question du vieillissement, qui se présente comme un cas limite pour la théorie de Boorse. Certains doutent en effet que l’approche de Boorse soit complètement naturaliste puisqu’elle mobiliserait des valeurs non épistémiques pour justifier les classes de références. Finalement, nous soulignerons comment Boorse s’en remet à une perspective étiologique de la fonction biologique, fondée sur la biologie de l’évolution, afin de trancher quant à la nature du vieillissement. Indirectement influencé par les conclusions de l’éthicien américain Arthur L. Caplan59,

58 P. Sedgwick, « Illness : Mental and Otherwise », The Hastings Center Studies, 1(3), 1973, p.19-40

59 Voir A.L. Caplan, « The “Unnaturalness” of Aging – A Sickness Unto Death? », in Concepts of Health and

Disease – Interdisciplinary Perspectives, Addison-Wesley, 1981, p.725-739 ; « Death as an unnatural process

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Boorse finit par considérer la possibilité que le vieillissement soit pathologique puisqu’il ne présenterait pas de fonction biologique résultant d’un processus d’évolution par sélection naturelle.60

Cela nous amène au deuxième contexte d’analyse du vieillissement normal qui se rapporte quant à lui à la biologie de l’évolution. Dans le troisième chapitre, nous situerons en premier lieu la théorie biostatistique de Boorse dans le débat sur la fonction biologique en décrivant les contributions majeures aux conceptions éliminativiste, dispositionnelle et étiologique de la fonction. Nous verrons que Boorse finit par s’appuyer sur la conception étiologique de la fonction à l’instar de Caplan et de Schwartz.61 Cette conception vise à naturaliser les aspects normatifs et téléologiques de l’attribution fonctionnelle à partir de la biologie de l’évolution en expliquant la présence d’un trait biologique par sa fonction comme effet sélectionné.62 Ensuite, nous brosserons un portrait historique de la contribution de la biologie de l’évolution à la gérontologie. Suite aux hypothèses formulées par Peter B. Medawar63, George C. Williams64 et Thomas B.L. Kirkwood65 et corroborées plus tard par des études en génétique, on explique le vieillissement comme étant le résultat d’un compromis évolutif. La sélection naturelle, en privilégiant avant tout la diffusion de gènes bénéfiques à la croissance et à la reproduction des individus, n’a pas d’incidence sur ce qui arrive dans la vie après la reproduction. Caplan tire ainsi la conclusion que le vieillissement, n’ayant pas de fonction biologique directement sélectionnée, peut être vu comme pathologique. Nous montrerons enfin que cette conclusion est précipitée puisqu’elle reprend un biais important dans la recherche en biologie évolutive : l’adaptationnisme “Unnaturalness” of Aging – Give Me a Reason to Live! », in Health, Disease and Illness : Concepts of

Medicine, Éd. Arhtur L. Caplan, James J. McCartney et Dominic A. Sisti. Georgetown University Press,

2004, p.117-127.

60 C. Boorse, « A Second Rebuttal on Health », Journal of Medecine and Philosophy, 39, 2014, p.714 61

P.H. Schwartz, « Defining Dysfunction : Natural Selection, Design, and Drawing a Line », Philosophy of

Science, 74(3), 2007, p.364-385.

62 K. Neander, « Functions as Selected Effects : The Conceptual Analyst’s Defenses », Philosophy of Science, 58(2), 1991a, p.168-184.

63

P.B. Medawar, An Unsolved Problem of Biology, H.K. Lewis & Co. 1952 ; The Uniqueness of the

Inidividual, Basic Books, 1957.

64 G.C. Williams, « Pleiotropy, Natural Selection, and the Evolution of Senescence », Evolution, 11, 4, 1957, p.398-411; Adaptation and Natural Selection – A Critique of some Current Evolutionary Thought, 1966, Princeton University Press, 1996

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méthodologique.66 D’après la critique célèbre de Stephen J. Gould et Richard Lewontin67, cette forme d’adaptationnisme confond l’explication de l’origine évolutive d’un trait et l’explication de sa fonction en faisant de l’adaptation l’assise principale de toute méthodologie de recherche en biologie de l’évolution. Certains traits biologiques ne doivent pas leur origine évolutive à la fonction qu’on leur attribue actuellement. C’est le cas notamment des contraintes architecturales (spandrels) et des exaptations68. Nous terminerons ce chapitre en soulignant le retour de Karen Neander69 sur sa propre théorie étiologique de la fonction suite aux critiques à l’endroit de l’adaptationnisme méthodologique. Cet amendement nous permettra de voir combien la conclusion de Caplan est hâtive, et combien une analyse de l’attribution fonctionnelle du vieillissement gagnerait à prendre en considération la critique initiée par Gould et Lewontin.

66 P. Godfrey-Smith, « Three Kinds of Adaptationnism », dans S.H. Orzack & E. Sober (éd.), Adaptationism

and Optimality, Cambridge University Press, 2001, p.335-357

67

S. J. Gould & R. C. Lewontin, « The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm : A Critique of the Adaptationist Programme », Proceedings of the Royal Society of London, 205(1161), 1979, p.581-598 68 S.J. Gould & E. Vrba, « Exaptation – A Missing Term in the Science of Form », Paleobiology, 8(1), 1982, p.4-15

69

K. Neander, « Comment les traits sont-ils typés dans le but de leur attribuer des fonctions? » dans J. Gayon & A. de Ricqlès, Les fonctions : des organismes aux artéfacts, PUF, 2010, p.99-124

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Chapitre 1 – Le modèle biomédical en gérontologie

La distinction entre le vieillissement normal et le vieillissement pathologique soulève deux questions. La première concerne le statut du vieillissement : à savoir s’il est foncièrement physiologique, au sens de naturel ou de normal, au même titre que la croissance chez les enfants, ou s’il est plutôt pathologique, sous prétexte que ses « symptômes » ressembleraient beaucoup à ceux de plusieurs maladies. Dans l’optique où l’on conçoit le vieillissement comme un processus physiologique, une seconde question émerge quant aux critères permettant de distinguer le vieillissement physiologique ou normal du vieillissement pathologique. Cette seconde question est très présente dans la recherche biomédicale en gérontologie depuis le milieu du 20e siècle.

La première question entourant le statut « suspect » du vieillissement remonte au moins à l’Antiquité grecque et romaine. Comme le fait remarquer Grmek, la plupart des auteurs croyaient alors que le vieillissement était dû à la perte graduelle de la chaleur innée (calidi innati), provoquant peu à peu un dérangement de l’équilibre humoral : la dyscrasie. Considérant que la dyscrasie était impliquée dans la vaste majorité des maladies, il était alors justifié de percevoir le vieillissement et la vieillesse comme des maladies chroniques, incurables et graduelles.70 Il est pensable qu’Hippocrate (460-370 av. J.-C.) ait défendu cette perspective jusqu’à un certain point. Selon lui, les vieillards semblaient souffrir d’un moins grand nombre de maladies que les plus jeunes, mais leur traitement était cependant sans espoir.71 « Les vieillards sont en général moins sujets aux maladies que les jeunes gens; mais leurs maladies chroniques finissent le plus souvent avec eux. »72 L’exhaustivité des observations cliniques contenues dans l’œuvre médicale d’Hippocrate témoigne notamment de la volonté, dès l’Antiquité, de diviser les champs d’études des maladies en classe d’âge. On différenciait ainsi les maladies et les malaises propres aux enfants, aux personnes d’âge mûr et aux vieillards : « Chez les vieillards [règnent] les dyspnées, les catarrhes avec toux, les stranguries, les dysuries, les douleurs des articulations, les maladies

70 M. D. Grmek, On Ageing and Old Age : Basic Problems and Historic Aspects of Gerontology and

Geriatrics, Uitgeverij Dr. W. Junk, Den Haag, 1958, p.5 71

Ibid., p.51

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du rein, les vertiges, les apoplexies, les cachexies, les démangeaisons de tout le corps, les insomnies, les flux de ventre, les écoulements des yeux et du nez, les amblyopies, les glaucoses, les duretés de l'ouïe. »73 S’il n’est question ici que de certaines maladies auxquelles les vieillards ont à faire face, leur incurabilité viendrait de la perte de la chaleur innée due au vieillissement réduisant, d’une part, la virulence des symptômes des maladies dont ils souffrent et rendant impossible, d’autre part, la capacité à s’en remettre.74 Cependant, les nombreuses règles d’hygiènes formulées par Hippocrate aussi bien dans ses aphorismes que dans d’autres ouvrages indiquent qu’il est possible selon lui que les vieillards se prémunissent face à plusieurs maladies en adoptant une diète appropriée à leur condition, ce qui suggère qu’il existait peut-être une santé propre au grand âge pour certains médecins de l’Antiquité grecque. Le médecin grec Galien de Pelgame (129-216 apr. J.-C.) a évoqué cette possibilité avec beaucoup plus de précision. Dans le cinquième tome de son traité sur l’hygiène, Galien hésite à octroyer à la vieillesse le statut de pathologie, et semble plutôt maintenir une position ambivalente en comparant la vieillesse à l’état du convalescent se remettant de la maladie : « Ces deux conditions ne semblent pas s’accorder avec la plus parfaite santé, mais se situent plutôt à mi-chemin entre la santé et la maladie. »75 Il poursuit cette remise en question dans le sixième tome en ajoutant : « [Les vieillards] ont une santé moins admirable qu’auparavant, mais ils l’ont néanmoins jusqu’au vieil âge et même tout au long de cette période, qui semble être pour certains une maladie physique. Les vieillards ne souffrent ni ne perdent complètement quelques facultés que nous employons aux affaires de la vie. Ils ne s’en trouvent pas non plus complètement diminués, mais jouissent de la santé qui est propre à leur âge. »76 Les vieillards peuvent ainsi jouir d’une santé appropriée à leur âge, c’est-à-dire une santé moindre, voire différente qu’à leur jeunesse, mais qui ne tient pas pour autant de la pathologie.77

73 Ibid., s.3 a. 31

74 Grmek, On Ageing and Old Age, op.cit., p.50 75

Galien, A Translation of Galen’s Hygiene : (De sanitate tuenda), trad. R.M. Green, Charles C Thomas Publisher, 1951, p.201 [notre traduction]

76 Ibid., p.239

77 Le saut historique que nous faisons est considérable. Pour une analyse historique des contributions en gérontologie depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, voir M. D. Grmek, On Ageing and Old Age : Basic

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La perspective d’une santé propre au vieil âge trouve encore écho78

dans les fondements de la gériatrie moderne, comme le souligne Grmek, notamment aux États-Unis par les travaux du médecin d’origine autrichienne Ignatz Leo Nascher (1863-1944), inventeur du terme « gériatrie » (geras pour vieillesse79 et iatrikos en référence à la médecine). Ce dernier souhaitait, dans un article de 1909 intitulé Geriatrics, que la gériatrie devienne une spécialité médicale analogue à la pédiatrie. L’entreprise de Nascher était notamment guidée par l’idée que l’organisme âgé (senile organism) constitue une entité physiologique distincte, au même titre que l’enfance. Ce faisant, Nascher pouvait ainsi attribuer une norme au vieillissement, à partir de laquelle il serait possible d’isoler des pathologies :

Le médecin doit considérer le grand âge de la même manière que l’enfance. […] Un pouls de 120 chez un enfant ne signifie pas qu’il souffre de tachycardie, pas plus qu’une capacité de raisonnement limitée lui vaudra d’être taxé d’idiot. Ces états sont normaux et naturels pour cette phase de la vie tandis qu’ils sont anormaux et pathologiques à l’âge adulte. Nous devons voir la vieillesse de manière analogue. Nous devons considérer les dégénérescences, les atrophies, les hypertrophies et tous les changements dus à la sénescence comme naturels, normaux et physiologiques.80

Le vieil âge comporterait ainsi ses propres standards physiologiques, justifiant l’élaboration d’une discipline médicale dédiée à l’identification de ces normes et au traitement des états pathologiques qui s’en écarteraient.

Cette perspective n’était toutefois pas partagée par tous les spécialistes du vieillissement à cette époque. Le bactériologiste russe et proche collaborateur de Louis Pasteur (1822-1895), Ilia Ilitch Metchnikoff (1845-1916), ne pensait pas que le vieillissement relevait d’un processus physiologique, ou que la sénescence pouvait être considérée comme normale.81 D’après Metchnikoff, le vieillissement est une maladie accidentelle causée par une intoxication intestinale provoquée par une activité bactérienne néfaste.82 Il devenait alors possible de prévenir la pathologie du vieillissement par l’adoption d’un régime comprenant une part importante de yogourt ou, plus drastiquement, par l’ablation du gros

78 Aussi dans le concept de classe de référence chez le philosophe américain Christopher Boorse. (Voir chapitre 2)

79

Geras est en fait une divinité grecque représentant la vieillesse.

80 I. L. Nascher, Geriatrics – The Diseases of Old Age and their Treatment, P. Blakiston’s son & Co., 1914 p.10; Idem, « Geriatrics », New York Medical Journal, 90, 1909, p.358-359 [notre traduction]

81 M. D. Grmek, On Ageing and Old Age, op.cit., p.12 82

Voir I. I. Metchnikoff, The prolongation of Life : Optimistic Studies (1908), trad. P. C. Mitchell, Springer, 2004

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