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Les performances du langage dans "La fabrique de cérémonies" et "L'ombre des choses à venir" de Kossi Efoui

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Academic year: 2021

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Les performances du langage dans

La fabrique de cérémonies et L’ombre des choses à venir

de Kossi Efoui

Mémoire

Marie-Laurence Trépanier

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Les performances du langage dans

La fabrique de cérémonies et L’ombre des choses à venir

de Kossi Efoui

Mémoire

Marie-Laurence Trépanier

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Ce mémoire vise à analyser les performances du langage, c’est-à-dire sa thématisation et ses effets dans les romans La fabrique de cérémonies et L’ombre des

choses à venir de Kossi Efoui. Dans le premier chapitre, il s’attache à exposer les

principaux discours que l’auteur convoque dans ses œuvres et à montrer de quelle manière ils s’articulent à l’Histoire : Histoire de la traite des Noirs, de l’esclavage, de la colonisation et de l’évangélisation des pays africains, et Histoire d’une culture qui s’est imposée en valorisant un ordre mondial néolibéral. Les discours en circulation dans la société du texte se caractérisent par leur visée manipulatrice. Ils travestissent la réalité et témoignent d’un désir de domination qui empiète sur les droits fondamentaux des hommes.

Le second chapitre examine quant à lui les stratégies littéraires par lesquelles l’auteur déconstruit ces discours manipulateurs et dénonce les absurdités du monde social. Théâtralisation de la narration, ironie, intertextualité et métatextualité sont autant d’éléments d’une écriture subtile, qui dévoile en même temps qu’elle voile ses enjeux critiques.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Dédicace ... v

Remerciements ... vi

Introduction générale ... 1

Motivation du sujet ... 1

Problématique et hypothèses de recherche ... 6

État de la question ... 7

Considérations théoriques et méthodologiques ... 15

Grandes articulations du travail ... 17

Chapitre 1 : Les instruments de la manipulation ... 18

Introduction ... 18

Corporéité des personnages et du texte : fragmentation, dissimulation, aliénation ... 20

Le jargon publicitaire ... 27

L’écho de fantômes lointains : les colonisateurs et les missionnaires ... 37

Censure, propagande, doxa ... 43

L’école et la manipulation dans le langage ... 47

Le langage des hommes de pouvoir ... 52

Chapitre 2: la langue en spectacle ... 61

Introduction ... 61

Le grand théâtre du monde ... 62

« Il faut imaginer » ... 67

Autotextualité et ironie dans L’ombre des choses à venir ... 70

Et les chiens ne parlaient pas ... 75

La géographie trouée, à vol d’oiseau ... 80

L’ombre d’un suicide ... 90

Conclusion générale ... 94

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REMERCIEMENTS

Je tiens d’abord à remercier ma directrice de recherche, Olga Hel-Bongo, pour sa disponibilité et la rigueur de son travail, qui m’ont permis de progresser dans ma recherche. Je lui suis profondément reconnaissante pour son soutien, la sensibilité dont elle a fait preuve à chaque instant et sa foi en mes capacités. Ce mémoire n’aurait pas vu le jour sans ses encouragements dans les moments les plus critiques.

Je remercie également le professeur Justin Bisanswa, qui m’a initiée à la recherche scientifique et aux littératures de la Francophonie en me faisant entrer, en 2012, à la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie. J’y ai vécu, avec intensité, des expériences inoubliables dont je sors plus forte.

Je remercie les professeurs Kasereka Kavwahirehi et Fernando Lambert pour avoir généreusement accepté d’évaluer ce mémoire.

Je souhaite aussi exprimer ma gratitude envers tous mes amis de la Chaire, ceux d’hier et celles d’aujourd’hui, avec qui j’ai partagé tant de rires, de larmes, de réflexions, de confidences et d’espoirs. Avec vous, j’ai ressenti ce que signifiait le mot « solidarité ». Je remercie, avec tout mon amour, les personnes qui me sont le plus chères : mes parents, qui m’ont toujours encouragée à aller dans la voie où me disait d’aller mon cœur ; mon frère et ma sœur, qui ont toujours exprimé leur foi en moi ; mon amoureux, qui, depuis quelques mois, illumine chacune de mes journées.

Je remercie le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, le Fonds de Recherche du Québec – Société et Culture, la Faculté des lettres, le Département des littératures et la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie pour leur précieux soutien financier qui m’a permis de mener à bien mes recherches.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

1. Motivation du sujet

L’intérêt que nous portons à la littérature africaine francophone provient du fait que les écrivains traitent de sujets aussi universels que la perte de repères éthiques, la violence et la souffrance des peuples, mais aussi la quête d’humanisme, de paix et de liberté. Ananda Devi traite de l’altérité, de l’exclusion et de la souffrance humaine en mettant en scène une société mauricienne étouffée par le cloisonnement identitaire ; Henri Lopes aborde le multiculturalisme et le métissage, interpellé par les questions de l’identité et de l’intolérance à l’autre ; Calixthe Beyala illustre les rapports de domination entre homme et femmes dans différents milieux socio-culturels. L’œuvre de Kossi Efoui, quant à elle, témoigne, dans un style percutant, d’un rapport au monde mêlant amour et cynisme. Les textes sont autant d’exemples d’une tension entre la beauté et la laideur qui caractérisent l’être humain dans sa complexité et dans sa vie sociale. Ils s’inscrivent tous dans un même projet poétique et épistémologique qui mérite d’être étudié attentivement.

Dans le cadre de notre recherche, nous avons sélectionné deux romans de Kossi Efoui, à savoir La fabrique de cérémonies1 et L’ombre des choses à venir2, car leur

étude conjuguée permet de rendre compte, de manière synthétique, de l’ensemble du projet littéraire de l’auteur. En effet, les thèmes majeurs de son œuvre théâtrale, de ses nouvelles et de ses deux autres romans sont repris avec force dans ces deux romans publiés à dix ans d’intervalle. Ceux-ci n’avaient pourtant jamais fait l’objet d’une analyse les mettant en relation.

En fait, la critique s’est souvent focalisée sur les espaces décrits dans les œuvres de Kossi Efoui – le Togo, l’ex-Togo, ou encore des pays qui ne sont pas nommés mais qui sont soumis à la dictature –, appréhendés comme des espaces réels3. À l’instar de

leurs prédécesseurs qui étudiaient la dénonciation du colonialisme dans les « romans de

1 Paris, Seuil, 2001. Désormais, la référence à cette œuvre sera indiquée par le sigle FC, suivie du numéro

de page et placée entre parenthèses dans le corps du texte.

2 Paris, Seuil, 2011. Désormais, la référence à cette œuvre sera indiquée par le sigle OCV, suivie du

numéro de page et placée entre parenthèses dans le corps du texte.

3 Voir par exemple Jacques Chevrier, « Pour Kossi Efoui, l’histoire, c’est du cinéma! », dans Notre

librairie, n°161, 2006, p. 32 et Amevi Bocco, Kossi Efoui ou la perspective d’un nouvel engagement : le pouvoir d’exorcisme de l’écriture dans Solo d’un revenant et L’ombre des choses à venir, PhD diss.,

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la contestation4 », les tenants d’une certaine critique s’intéressent tantôt à la

dénonciation des régimes dictatoriaux d’après les Indépendances, tantôt au rapport problématique que le sujet (africain) exilé entretient avec son pays d’origine.

On réduit, ainsi, l’analyse du roman africain à la mission contestataire de la colonisation, puis à la dénonciation des nouveaux pouvoirs africains, à la remise en question de la tradition, enfin à l’immigration. […] Abordant des textes africains, la critique serait-elle condamnée à être "mimétique", à lire l’œuvre littéraire uniquement dans sa relation avec le monde réel5?

Ce questionnement de Justin Bisanswa traduit un écueil de la critique en littérature africaine qui considère la littérature africaine uniquement sous l’angle du signifié, et comme un document du réel. Nous voudrions plutôt articuler dans notre analyse la forme et le contenu des œuvres. Celles que nous étudierons sont liées à un genre – le roman – qui nous intéresse, notamment en raison de son polymorphisme. En effet, polyphonie, ironie, intertextualité et interdiscursivité sont autant de potentialités formelles du roman que l’auteur articule en orientant leurs effets vers un sens global empreint d’humour, de cynisme et de mélancolie. Mais il convient avant tout de présenter l’auteur et les romans qui constituent notre corpus.

2. Présentation de l’auteur et du corpus

Kossi Efoui est né en 1962 à Anfouin, au Togo. Dans les années 1980, il étudie la philosophie à l’Université du Bénin à Lomé (aujourd’hui Université de Lomé) et prend part au Mouvement étudiant de lutte pour la démocratie (MELD), qui conteste le régime de Gnassingbé Eyadema. Ce mouvement est durement réprimé : l’armée togolaise tue des dizaines de manifestants. Efoui et d’autres militants sont torturés. Deux d’entre eux sont condamnés à cinq ans d’emprisonnement, ce qui déclenche une manifestation populaire sans précédent le 5 octobre 1990.

En 1990, Efoui remporte le Grand Prix Tchicaya U Tam'si du Concours théâtral interafricain de Radio France Internationale avec sa pièce Le Carrefour6, ce qui facilite

son exil vers la France, où il vit encore aujourd’hui. Cette première œuvre donne le ton

4 L’expression est de Jacques Chevrier (voir « 1. Les romans de la contestation », dans La littérature

nègre, Paris, Armand Colin, 1984, p. 103-109.)

5 Justin K. Bisanswa, Roman africain contemporain, op. cit., p. 11-13. 6 « Le Carrefour », dans Théâtre Sud, no 2, L'Harmattan, 1990.

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à celles qui vont suivre : l’auteur y thématise les dérives politiques, la censure et la violence, mais aussi l’art comme contrepoids aux discours autoritaires.

Kossi Efoui est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre7 jouées sur les scènes

africaines et européennes, de quelques nouvelles8 et de quatre romans publiés aux

éditions du Seuil : La Polka (1998); La fabrique de cérémonies (2001), qui obtient le Grand prix littéraire de l'Afrique Noire en 2002; Solo d'un revenant (2008), consacré en 2009 par le prix Tropiques de l'Agence Française de Développement, le prix

Ahmadou-Kourouma décerné au Salon africain du livre, de la presse et de la culture à Genève et le

prix des Cinq continents de l'OIF; et L’ombre des choses à venir (2011).

Comptant parmi les écrivains africains de la quatrième génération (les « enfants de la postcolonie », selon le mot d’Abdourahman Waberi9), Kossi Efoui se dégage au

maximum des catégories forgées par l’institution littéraire. Dans ses entrevues, il récuse le statut d’« écrivain africain » et va jusqu’à affirmer que « la littérature africaine n’existe pas10 ».

La fabrique de cérémonies met en scène Edgar Fall (narrateur du roman), un

Parisien d’origine togolaise traduisant des romans-photos pornographiques en attendant de pouvoir réaliser le projet dont il rêve : traduire des textes inédits de Pouchkine. Il maîtrise le russe, ayant effectué son diplôme en photojournalisme à Moscou avant la dissolution de l’URSS. Un jour, l’un de ses anciens camarades d’université, Urbain Mango, le contacte pour lui annoncer qu’il a du travail pour lui. Employé de Périple

7 Récupérations, Manage (Belgique), Lansman, 1992 ; La Malaventure, Manage (Belgique), Lansman,

1993 ; Le Petit Frère du rameur, Manage (Belgique), Lansman, 1995 ; Que la terre vous soit légère, Paris, Le bruit des autres, 1995 ; « Happy End », dans Brèves d'ailleurs, Paris, Actes Sud Papiers, 1997 ; « Le Corps liquide », dans Nouvelles Écritures, vol. 2, Manage (Belgique), Lansman, 1998 ; La Ballade

des voisins anonymes, monologue pour un drôle d'oiseau, Vénissieux (Lyon), Paroles d'Aube, 1998 ; L'Entre-deux rêves de Pitagaba conté sur le trottoir de la radio, Châtenay-Malabry (France), Acoria,

2000 ; « Enfant, je n'inventais pas d'histoires », dans Une Enfance outremer, textes réunis par Leïla Sebbar, Paris, Seuil, 2001 ; Concessions, Manage (Belgique), Lansman/théâtre de la Digue, 2005 ; En

attentes à… (coécrit avec Raymond Godefroy), inédit, Théâtre inutile, 2005.

Io (Tragédie), Paris, Le Bruit des Autres, 2006 ; Volatiles, Nantes, Joca Seria, 2006 ; Oublie !, Manage

(Belgique), Lansman, 2011 ; Le Choix des ancêtres, inédit, Compagnie Hécate, 2011.

8 Indépendance cha-cha-cha sur fond de blues, Saint-Maur-des-Fossés (France), Sépia, 1992 ; « La

Tomate farcie et L'Horreur du vide », Revue Noire, n° 23, décembre 1996 ; « Les Coupons de Magali »,

Le Monde Diplomatique, décembre 1992 ; « Sans Nom propre », dans Les chaînes de l'esclavage,

Rennes, Apogée, 1998 ; « À vendre », dans La Voiture est dans la pirogue (ouvrage collectif), Paris, Le Bruit des Autres/Encres vagabondes, 2000.

9 Abdourahman A. Waberi, « Les Enfants de la postcolonie : Esquisse d’une nouvelle génération

d’écrivains francophones d’Afrique noire », Notre librairie, n°135 (septembre-décembre 1998), p. 8-15.

10 Boniface Mongo-Mboussa, « Kossi Efoui : la littérature africaine n’existe pas », dans Désir d’Afrique,

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Magazine, il l’invite à participer, à titre de photographe, à un projet de circuit

touristique « trash » en Afrique de l’Ouest, dans des régions touchées par d’extrêmes violences. Les horreurs inhérentes à un contexte de guerre se transforment ainsi en spectacle pour touristes en quête de sensations fortes. L’histoire ouvre la voie à une critique du développement touristique, axé sur l’enrichissement d’entrepreneurs insensibles aux gens les plus directement touchés par leurs projets ; mais elle inaugure aussi, de manière plus globale, une critique des discours légitimant notamment l’action de ces entrepreneurs.

Bien qu’il ne partage pas l’enthousiasme d’Urbain Mango, Edgar Fall accepte d’effectuer le voyage jusqu’à sa ville natale dont il ne reste que des ruines et qui n’a même plus de nom : simplement, il s’agit de l’ex-Lomé, située dans l’ex-Togo11. Du

même coup, un voyage introspectif plonge le personnage dans les souvenirs qui envahissent le roman comme autant de fantômes tissant la trame de la vie d’Edgar. Les personnages de la mère, du père méconnu (« du côté du père tout était à inventer », scande le texte du début à la fin12), de monsieur Halo (l’amant de la mère qui avait

promis de l’argent pour les études d’Edgar Fall) et de Johnny-Quinqueliba (un ami d’Edgar et photographe13) sont aussi évanescents qu’ils sont importants. Même s’ils

n’apparaissent dans le présent de l’énonciation que sous forme d’introspections, ils articulent le récit personnel d’Edgar Fall à celui du monde social représenté, miné par l’hypocrisie et la violence.

Bien qu’il brille par son absence, Johnny-Quinqueliba constitue un foyer où se concentre un des drames racontés dans La fabrique de cérémonies, celui d’un pays en proie à la corruption politique, à la guerre et à la dictature. Photographe engagé dans la cause de la dénonciation, Johnny-Quinqueliba symbolise une quête de vérité. Tout au long du roman, Edgar essaie de le joindre, mais se heurte à un silence laissant présager la mort tragique – suicide ou meurtre – de son ami.

11 Tous les noms propres, y compris celui de la route que les personnages empruntent durant leur voyage

(« Route au bois mort »), traduisent la dévastation du pays et donnent l’impression que l’apocalypse a eu lieu.

12 Le père d’Edgar Fall, lorsque ce dernier était encore enfant, a été arrêté par les autorités et placé dans la

prison souterraine de Tapiokaville.

13 Le père de Kossi Efoui était lui-même photographe et militant pour l’indépendance du pays. Efoui a

donc appris très tôt la valeur de la liberté de penser. Voir Yasmine Chouaki, « 1. Kossi Efoui », En sol

majeur, première partie d’un entretien réalisé le 22 décembre 2009, [en ligne] http://www.rfi.fr/contenu/20091208-1-kossi-efoui.

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Quant à L’ombre des choses à venir, le récit est, comme dans tous les romans de l’auteur, pris en charge par un narrateur autodiégétique. Le texte désigne toutefois ce dernier comme un « orateur » et fait de son discours une sorte de monologue théâtral. L’orateur y raconte des souvenirs de son enfance, ainsi que les évènements qui l’ont conduit jusqu’à sa cachette où il attend qu’on vienne le chercher pour l’aider à s’exiler. Privé d’un père qu’on avait amené de force à La Plantation (un lieu de travail forcé où disparaissaient les hommes à l’époque où l’orateur était enfant) et d’une mère tombée malade après avoir perdu son mari, il grandit auprès de Maman Maïs, qui se prostitue pour nourrir les orphelins qu’elle accueille chez elle.

Un jour, d’anciens prisonniers reviennent de La Plantation, dont le père de l’orateur. Les autorités organisent les retrouvailles entre les rescapés de La Plantation et leur famille – quand cela est encore possible –, inscrivent dans des registres officiels les noms de chacun et photographient la famille réunie. Un des autres enfants de Maman Maïs, Ikko, se retrouve par erreur sur la photo et devient, par ce simple malentendu administratif, le frère adoptif de l’orateur.

Le père a subi d’importantes séquelles au cours de son séjour à La Plantation. En effet, il en est revenu muet, traumatisé par ce qu’il y a vécu. En guise de « dédommagement », le gouvernement lui offre une maison où vivre et lui verse une pension, à condition qu’il se présente, chaque semaine, à des cercles de discussion. Il doit, en outre, accepter d’être soigné par un médecin communautaire.

Ce médecin est aussi le mentor officiel de l’orateur. À l’époque décrite, tous les adolescents se lient, au cours d’une cérémonie, à un adulte recevant le titre et la fonction de mentor. Officiellement, ce dernier est censé veiller sur son protégé et préparer pour lui le meilleur avenir possible. Officieusement, il le conditionne pour qu’il s’implique dans la guerre contre les rebelles, qui gênent l’exploitation de la matière première convoitée par les multinationales. Ce qu’il a réussi avec Ikko (c’est-à-dire l’envoyer faire « l’épreuve de la frontière »), le médecin communautaire entend le reproduire avec son frère adoptif. L’orateur décide donc de fuir, avec l’aide de son ami et véritable guide : Axis Kémal. Propriétaire du Quai des livres anciens, Axis Kémal incarne la figure de l’intellectuel résistant qui, armé de ses nombreuses lectures et de son esprit critique, lutte contre l’oppression et la manipulation des puissants. Il offre ainsi à l’orateur la chance d’un destin plus lumineux.

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3. Problématique et hypothèses de recherche

Kossi Efoui fait la critique des sociétés modernes minées par la violence et les inégalités. Au-delà des guerres et des régimes dictatoriaux affectant l’espace africain, l’auteur représente un monde soumis à des impératifs économiques inconciliables avec la dignité humaine. Il met en scène un ordre qui légitime l’inégalité entre les peuples, ainsi que l’indécence des médias pour qui les pires atrocités se transforment en spectacle quotidien.

L’auteur n’accorde donc pas à la fatalité la responsabilité des drames humains et des inégalités qu’il met en scène. Il les illustre dans leurs rapports à l’activité de parole. En fait, il multiplie les procédés pour attirer l’attention du lecteur sur le langage en tant qu’action et en tant qu’élément au cœur de la vie sociale. Il donne la parole à des chroniqueurs14, à des orateurs15, à des philosophes16, à des traducteurs17, etc. Il met en

scène les agents de la dictature et leur manière de trafiquer la vérité, ainsi que les médias internationaux, leur goût du sensationnalisme et leur désintérêt pour la cause de la dénonciation.

Ce faisant, l’auteur thématise le langage et son potentiel manipulateur (qui se trouve actualisé dans des discours18). Nous entendons par la « thématisation du

langage » (et par les « performances du langage ») le fait qu’Efoui illustre, dans ses romans, les potentialités du langage en tant qu’espace de communication et d’action intersubjectives, au sein duquel le sujet non seulement s’exprime, mais se réalise, et au sein duquel se déploient et s’affrontent différentes forces visant principalement à (se) persuader et, souvent, à manipuler19. En effet, la parole d’autrui, que rapportent les

14 Les chroniqueurs sont trois personnages racontant les nouvelles quotidiennes au bar M dans La Polka. 15 La narrateur est appelé « l’orateur » dans L’ombre des choses à venir.

16 Axis Kémal, dans L’ombre des choses à venir, est comme un guide philosophique pour l’orateur, et

l’entraîne à exercer son jugement critique.

17 Le protagoniste de La fabrique de cérémonie est traducteur.

18 Nous prenons le mot « discours » au sens large, comme un « mode d’appréhension du langage : ce

dernier n’y est pas considéré comme une structure arbitraire mais comme l’activité de sujets inscrits dans des contextes déterminés » (Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, 1996). Nous pourrions aussi le définir, à la suite d’Émile Benveniste, comme « la manifestation de la langue dans la communication vivante » (Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 130).

19 Si le terme « manipuler » est hautement connoté (négativement), nous ne lui accordons que

partiellement la valeur de « pousser insidieusement autrui, en pleine connaissance de cause, pour qu’il serve ses intérêts » (et ce, même si des préoccupations éthiques autant qu’esthétiques sont visiblement à l’origine de ce mémoire) ; en effet, nos lectures de Pierre Bourdieu et de Jean Baudrillard, notamment, nous ont fait relativiser notre perception du mal grugeant nos sociétés. S’il est vrai que les « dominants »,

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narrateurs de La fabrique de cérémonies et de L’ombre des choses à venir, s’inscrit toujours dans les mêmes réseaux de sens : le désir de domination, le travestissement de la réalité et la manipulation idéologique.

De plus, le pouvoir du langage s’appuie sur une narration marquée par la répétition. Efoui s’applique à faire de la langue une sorte de litanie. La Fabrique de

cérémonies fonctionne comme un film au montage inachevé, construit sur les bribes

d’un présent dénué de sens et de souvenirs à vif, que le narrateur ressasse20. Des

fragments entiers sont repris littéralement de chapitre en chapitre, créant une impression de syncope dans le temps narratif et de névrose. Dans L’ombre des choses à venir, des champs sémantiques (tel le suicide) refluent constamment dans le texte. Ce dernier devient aussi visible dans sa forme qu’intelligible dans son contenu.

En thématisant le langage, Kossi Efoui réfléchit également au rôle de l’écrivain dans le monde d’aujourd’hui. Si le langage aliène, détourne, mystifie ou violente, c’est pourtant par lui que le sujet accède au monde et qu’il peut, par une recherche créative, parvenir à déjouer ses mécanismes conduisant à la perte de repères éthiques. N’est-ce pas, d’ailleurs, un des pouvoirs spécifiques de la littérature que s’approprier l’outil pouvant servir les plus bas instincts de domination et le transformer en parole créatrice, émancipatrice ?

4. État de la question

L’intérêt des chercheurs pour l’œuvre de Kossi Efoui s’est accru ces dernières années, avec la consécration de ses romans La Fabrique des cérémonies et Solo d’un

revenant. Si aucune monographie n’a encore été écrite sur l’auteur ou sur son œuvre,

quelques articles, mémoires et thèses abordent, en revanche, les romans de l’écrivain.

soit les émetteurs des discours de manipulation, défendent leurs intérêts et leur position dans l’échelle sociale, il est moins vrai que chacun d’entre eux (pris dans son individualité et son humanité) soit pleinement conscient de la part de responsabilité qu’il devrait assumer dans la violence (physique et symbolique) faite à certains groupes sociaux et à certains peuples. Une autre part de « responsabilité » revient également à des phénomènes d’ordres sociologiques et systémiques dont Bourdieu fait l’analyse en se dégageant de toute conception moralisante (voir notamment Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970 et Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982).

20 Le dernier chapitre s’intitule « générique » et s’achève sur cette proposition métatextuelle : « On pense

à quelque texte ancien disparu, dont il ne reste que des bouts recousus sur des pages poinçonnées de […] / Musique... (FC, p. 251) ».

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Le discours critique sur les romans de Kossi Efoui s’inscrit souvent dans des schémas bien définis en études francophones, tels que répertoriés par Justin Bisanswa dans Roman africain contemporain21. Les éléments d’articulation les plus mobilisés

sont l’interprétation des œuvres « en fonction des temps historiques linéaires (avant l’indépendance, après l’indépendance, à partir des années 1980)22 », les « études

thématiques répartissant la littérature selon un critère racial, géographique, national23 »

et les études postcoloniales. Dans la plupart des cas, les auteurs rapportent le contexte des œuvres à la situation sociopolitique du Togo depuis l’indépendance, en établissant une analogie parfois directe entre le roman et le réel. Jacques Chevrier, par exemple, traque les indices du réel (dont les plus explicites : les noms propres) là même où l’écrivain choisit sciemment de les gommer :

Il y a en effet, chez le romancier et dramaturge togolais, comme une hésitation à rendre compte de manière réaliste de la violence et des mécanismes répressifs d’une dictature dont lui-même et ses compatriotes ont été victimes, dans un pays qui n’est que rarement nommé, mais dans lequel chacun s’accorde pour reconnaître le Togo24.

Tenir pour acquis l’adéquation entre l’espace du texte et celui dans lequel a vécu l’écrivain donne l’impression de considérer l’œuvre comme un reflet de la société. En 1973, Claude Duchet mettait déjà la critique en garde contre ce piège :

La société de roman ou la société du roman n’est pas de la même nature que la société réelle, même quand elle paraît la reproduire : elle dit toujours moins et plus : moins, parce que le roman ne peut tout dire pour la simple raison de sa linéarité; plus, parce qu’il donne forme et sens à ce que Sartre nomme la "pratico-inerte", parce qu’il est lecture de la société, lecture orientée, active, transformatrice25.

Toutefois, quelques critiques, sans négliger le contexte de l’œuvre, l’articulent au texte. Ainsi, Steeve Renombo Ogoula s’appuie d’abord sur le texte dans son analyse26 de La fabrique de cérémonies, qu’il présente comme un roman de la mémoire,

21 Justin K. Bisanswa, Roman africain contemporain, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 24. 22 Id.

23 Id.

24 Jacques Chevrier, « Pour Kossi Efoui, l’histoire, c’est du cinéma! », art. cité, p. 32.

25 Claude Duchet, « Réflexions sur les rapports du roman et de la société », dans Roman et société,

publications de la Société d’Histoire littéraire de la France, Paris, Armand Colin, 1973, p.65.

26 Qu’il effectue deux fois plutôt qu’une, soit dans deux articles identiques publiés sous deux titres

différents. Il s’agit de « "Patries imaginaires" : Essai sur la mémoire intransitive dans La Fabrique de cérémonies de Kossi Efoui », dans Frédéric Mambenga-Ylagou [dir.], Ajouter du monde au monde : Symboles, symbolisations, symbolismes culturels dans les littératures francophones d’Afrique et des Caraïbes, Paris, Publications de l’Université Paul Valéry, 2007, p. 125-147, et de « Écriture de la mémoire et simulacre identitaire dans La fabrique de cérémonies de Kossi Éfoui », dans Kanaté Dahouda

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mais une mémoire intransitive : « [O]n retiendra de cette écriture résolument postmoderne, le déplacement intervenant dans le processus mémoriel, à savoir, l’abolition de tout référent extérieur (souvenirs), pour ne plus se fonder que sur le présent dynamique de l’expérience scripturale27. » Proposant une lecture

psycho-phénoménologique, Renombo Ogoula décrit l’inconsistance psychologique et ontologique d’Edgar Fall (qu’il compare au personnage de Meurseault dans

L’Étranger28). L’inconsistance du personnage découle d’un défaut de mémoire (auquel

Edgar Fall tente de remédier en retournant dans son pays natal) que Renombo Ogoula, en s’appuyant sur un article29 d’Achille Mbembe, associe à l’expérience traumatique du

sujet africain.

L’article relève de manière admirable les spécificités de l’écriture jusqu’à créer une impression d’exhaustivité, allant du traitement du personnage au carnavalesque de nombreuses scènes. Il donne l’heure juste sur l’un des principaux fondements de la poétique de Kossi Efoui, à savoir que, pour l’auteur, « les mots eux-mêmes ne seraient jamais à leur place, manqueraient toujours la cible des choses30 ». Toutefois, Renombo

Ogoula associe trop rapidement le narrateur à l’auteur, les faisant tous deux correspondre au sujet de l’écriture. Si l’on accepte, suivant Henri Lefebvre, que « [t]oute conscience "est" dans et par ce qu’elle fait et crée, mais "n’est pas" telle ou telle œuvre31 », ou encore, suivant Roland Barthes, que « [q]ui parle (dans le récit)

n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est32 », alors il faut distinguer le

sujet de l’écriture, le narrateur et l’auteur, même s’il est vrai que les trois instances du texte ont d’importants points en commun.

Dans son article, Renombo Ogoula affirme :

[À] l’inverse de Meursault, Edgar Fall abrite une vie intérieure intense. S’il ne parle presque jamais […] il reste que le discours intérieur se constitue comme son mode d’expression le plus courant. Ce fameux monologue intérieur étant l’indice d’une activité psychologique, même minimale et déconstruite. [sic !] Se peut donc

et Sélom K. Gbanou [dir.], Mémoires et identités dans les littératures francophones, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 239-250.

27 Steeve Renombo Ogoula, « "Patries imaginaires" : Essai sur la mémoire intransitive dans La Fabrique

de cérémonies de Kossi Efoui », art. cité, p. 125.

28 Albert Camus, L’étranger, Paris, Gallimard, 1942.

29 « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, n°77, 2000, p. 16-43. 30 Steeve Renombo Ogoula, art. cité, p. 144.

31 Henri Lefebvre, Le langage et la société, Paris, Gallimard, 1966, p. 29.

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identifier chez Edgar Fall, diffusément, obscurément, comme une volonté de se retrouver par le colmatage des brèches de sa mémoire33

Renombo Ogoula qualifie d’intense la vie intérieure du personnage, qui cherche à se retrouver, puis il parle d’une activité psychologique « minimale ». Selon nous, ce paradoxe se résout dans le langage du roman qui, tout en s’achevant sur l’échec du personnage solitaire et désœuvré, n’en demeure pas moins, dans sa totalité, le signe d’une victoire de l’auteur. Nous distinguerons donc le narrateur, l’auteur et le sujet de l’écriture.

Pour Marie-Pier Bouchard (qui analyse aussi La fabrique de cérémonies34), le

traitement de la mémoire dans le roman est une réponse à celui qu’en fait le discours politique. Bouchard postule d’entrée de jeu que la mémoire consiste aujourd’hui à commémorer, mais pas à remémorer : on convertit les espaces ayant été le théâtre de l’horreur humaine en lieux de mémoire qui, plutôt que de garder vivants les souvenirs dont on voudrait tirer une leçon, les fige dans des représentations orchestrées en fonction des intérêts du pouvoir. Bouchard analyse cette « mémoire amputée35 » qui

donne au roman sa structure en spirale, tournant autour d’un vide qu’il cherche à combler par « la répétition traumatique de ces expériences et impressions qui refusent de se laisser oublier36 ». Selon cette perspective, Tapiokaville représente « ce "non-lieu"

où se concentre le réel de l’expérience traumatique des violences postcoloniales37 ». Un

non-lieu, car, si toute une mise en scène (télévisuelle, notamment) s’organise autour d’elle, Tapiokaville a été engloutie, et c’est par l’écriture qu’Efoui en restitue une vérité que le roman fabrique et organise. L’analyse de Bouchard permet donc de traiter une question incontournable dans le roman – celle de la mémoire – tout en restant au plus près de l’esthétique de l’œuvre.

Sonia Le Moigne-Euzenot s’est aussi intéressée en premier lieu à l’esthétique de Kossi Efoui. Dans son article « La plasticité du roman africain contemporain :

33 Steeve Renombo Ogoula, « "Patries imaginaires" : Essai sur la mémoire intransitive dans La Fabrique

de cérémonies de Kossi Efoui », art. cité, p. 134.

34 Marie-Pier Bouchard, « Topographie de la perte. La fabrique de cérémonies de Kossi Efoui ou

l’antéthèse d’une certaine cartographie de la mémoire volontaire d’un continent », dans Études littéraires, vol. 46, n°1, hiver 2015, p. 65-76.

35 Marie-Pier Bouchard, art. cité, p. 73. 36 Idem.

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l’exemple de Kossi Éfoui38 », elle étudie les rapports entre écriture et photographie. Elle

cerne un élément important des romans de Kossi Efoui, à savoir la représentation textuelle de représentations iconiques, et établit un lien entre le travail de l’écrivain et celui du photographe :

Le photographe qui capte une réalité la cadre derrière son objectif et offre ensuite au spectateur de partager son regard. Raconter s’apparente à la même démarche. Raconter continue en effet de poser une question essentielle, celle de la place de l’auteur, celle du point de vue à partir duquel commencer à écrire39.

Le Moigne-Euzenot aborde ainsi la question de l’intermédialité, qui fait fusionner l’écriture et la photographie, et invite le lecteur à se placer dans la position du spectateur-témoin. L’image fonctionne donc comme un embrayeur du récit. Selon Le Moigne-Euzenot, la présence des photographies renforce l’expérience sensible du lecteur : le texte « cherche à faire éprouver plutôt qu’à faire comprendre une réalité qui ne peut pas n’être qu’immédiate40 ».

Comme Bouchard et Lemoigne-Euzenot, nous resterons proches des textes pour décrire la relation entre leur esthétique et le sens qu’ils dégagent. La plasticité des romans de Kossi Efoui nous intéresse dans la mesure où elle offre un ancrage à son projet littéraire. Il en va de même pour la mémoire, à laquelle une thèse entière pourrait être consacrée, mais que nous allons tout de même aborder puisqu’elle repose sur des récits, qui sont les traces d’une interaction constante entre la vie et les mots servant à structurer le sens de l’existence humaine.

En tant qu’artiste (ou alchimiste) du verbe, producteur de récits, l’écrivain a le pouvoir d’agir non seulement sur les mots, mais sur la vie. Dans sa thèse de doctorat41

consacrée à Solo d’un revenant et à L’ombre des choses à venir, Amevi Bocco soutient que, «[p]our Efoui, l’écrivain ou le critique littéraire est le dernier Messie ou Prophète qui doit sauver l’humanité par le pouvoir et l’insistance de l’écriture42 » et que

l’engagement de l’auteur vise à « sortir les populations opprimées de leur

38 Sonia Le Moigne-Euzeno, « La plasticité du roman africain contemporain : l’exemple de Kossi Éfoui »,

Justin K. Bisanswa [dir.], L’énigme du social dans le roman africain, Revue de l’Université de Moncton, vol. 42, n° 1-2, 2011, p. 101-114, en ligne http://www.erudit.org.acces.bibl.ulaval.ca/revue/rum/ 2011/v42/n1-2/1021299ar.html.

39 Ibid., par. 2.

40 Sonia Le Moigne-Euzeno, art. cité, par. 32. 41 Amevi Bocco, op. cit.

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aveuglement43 ». Il prête ainsi à Efoui, de façon légitime, la vision romantique de

l’écrivain. Dans d’autres passages, il semble toutefois prendre au pied de la lettre la forme utopique de l’écrivain comme Messie : « [L]’auteur croit à l’existence d’un être ou d’une puissance surnaturelle suprême qui fait agir sa justice aux côté des pauvres, des opprimés et des humiliés qui n’ont aucune force de se défendre contre une montagne d’armées levées contre eux dans le but de les écraser44. » N’étant jamais

démontrée, cette affirmation donne l’impression que Bocco projette sur Kossi Efoui ses propres convictions religieuses.

Par ailleurs, tout en postulant l’exorcisme des populations opprimées, qui va de pair avec l’engagement de l’écrivain au regard du contexte africain45, Bocco soutient

que Kossi Efoui n’est pas un écrivain africain engagé, car il fait partie des écrivains de la postcolonie, préoccupés par des questions artistiques universelles :

Cette distance vis-à-vis de la notion de l’engagement africain connu sous le terme « d’Africanité » est aussi clairement exprimée par l’écrivain Djiboutien [sic!] Abdourahman A. Waberi, qui explique son refus de se définir seulement en tant qu’Africain en ces termes : “Pour forcer le trait on pourrait dire qu’auparavant on se voulait d’abord nègre et qu’aujourd’hui on se voudrait d’abord écrivain et accessoirement nègre”46.

Comme Waberi, Bocco et bien d’autres47 s’enferment dans ce type d’antinomies

(africanité versus universalité) et analysent les textes en fonction des déclarations des écrivains, qui refusent d’être stigmatisés selon leur origine.

Thorsten Schüller, par exemple, consacre un article48 à l’effacement des traces

identitaires africaines dans la littérature contemporaine écrite par des Africains. Il affirme que « le cadre des références est élargi et [que] les lieux africains représentés

43 Ibid., p. 5. 44 Ibid., p. 83.

45 D’ailleurs, Bocco s’identifie à l’écrivain, en ce sens qu’il lui reconnaît une mission d’exorciste qu’il

s’engage lui aussi à accomplir : « Les illuminations et la formation que nous avons obtenues en général aux États-Unis et en particulier à l’Université du Tennessee en matière du respect de l’humanité, de la démocratie et de la bonne gouvernance à travers les différentes disciplines auxquelles nous nous sommes exposés, nous appellent à l’urgence de servir nos peuples laissés derrière. » (Ibid., p. 7.)

46 Amevi Bocco, op. cit., p. 14.

47 Que ce soit du côté de la critique universitaire que de celui de la critique journalistique. Voir par

exemple Tirthankar Chanda, « Tant que l’Afrique écrira, l’Afrique vivra », Le Monde diplomatique, déc. 2004, p. 30-31.

48 Thorsten Schüller, « "La littérature africaine n’existe pas", ou l’effacement des traces identitaires dans

les littératures africaines subsahariennes de langue française », Études littéraires africaines, n°32, 2011, p. 135-146, [en ligne], http://www.erudit.org.acces.bibl.ulaval.ca/revue/ela/2011/v/n32/1018650 ar.pdf.).

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s’avèrent très souvent interchangeables49 ». Pour le démontrer, l’auteur recense dans les

œuvres postcoloniales des objets de la culture mondialisée, comme le jazz, la bande dessinée, le rap, etc. – les mêmes objets que l’on retrouverait dans les littératures française ou québécoise sans pour autant remettre en question leur statut de littérature « française » ou « québécoise »... Mais Schüller revient sur sa position dans un article datant de la même période50 et traitant de la recherche d’une Afrique perdue dans les

littératures postcoloniales. S’élevant contre les déclarations d’écrivains comme la plus célèbre de Kossi Efoui (« La littérature africaine n’existe pas51 »), il démontre cette

fois-ci que les œuvres postcoloniales parlent de l’Afrique et qu’il est impossible, pour l’écrivain africain, de se libérer de son origine, comme on peut le lire dans des segments tels que : « l’origine africaine reste intacte » (p. 324) ; « ils restent quand même liés à leur continent » (p. 325) ; « l’Afrique comme sujet littéraire ne "fout pas la paix à Kossi Efoui" » (p. 329) ; « on n’arrive pas à effacer son passé, même en vivant dans la diaspora » (p. 329) ; « on ne peut donc pas échapper tout à fait aux origines » (p. 331). Schüller conclut que « [l]’Africain, en réfléchissant sur la représentation de son continent, n’écrit pas comme tout le monde52. »

Dans ce mémoire, nous nous efforcerons de prendre les textes comme point de départ de l’analyse, et non les propos de l’écrivain en entrevue. Nous nous intéresserons aussi à l’articulation du singulier et de l’universel dans les œuvres.

Sénamin Amédégnato le montre bien dans un article53 où il présente une synthèse

des attitudes de l’écrivain africain en contexte de diglossie, qu’il regroupe en trois catégories correspondant à des périodes (non étanches) de l’histoire littéraire francophone : la folklorisation, la minoration et l’occultation (ou répudiation). Pour Amédégnato, ces catégories ne servent toutefois que d’indicateurs de l’évolution de la littérature et n’enferment pas les œuvres dans des considérations qu’il juge réductrices,

49 Ibid., p. 138.

50 Thorsten Schüller, « À la recherche de l’Afrique perdue : le retour au pays natal dans le roman

contemporain de l’Afrique noire d’expression française (Efoui, Alem, Effa, Miano) », Virginia Coulon et Xavier Garnier [dir.], Les littératures africaines, Paris, Karthala, 2011, p. 321-333.

51 Déclaration émise au festival Etonnants Voyageurs organisé à Bamako en 2001.

52 Thorsten Schüller, « À la recherche de l’Afrique perdue : le retour au pays natal dans le roman

contemporain de l’Afrique noire d’expression française (Efoui, Alem, Effa, Miano) », art. cité, p. 333.

53 Sénamin Amédégnato, « Vers une troisième génération d’écrivains togolais francographes. Ou

comment la “littérature de l’intranquilité” produit de l’identité », Cahier d’études africaines, n°163-164, 2001, [en ligne], http://etudesafricaines.revues.org.acces.bibl.ulaval.ca/119.

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comme celles d’Alain Ricard à propos du rapport de l’écrivain africain à la langue du colonisateur :

[P]ostuler la destruction de "l’expression authentique", comme le fait A. Ricard (in Giordan & Ricard, 1976), s’avère quelque peu réducteur. La préoccupation identitaire est légitime pour les cultures sur la défensive et lorsqu’une culture est sur la défensive, comme c’est le cas en diglossie, il est tout aussi légitime que la recherche d’authenticité fasse partie des préoccupations. Cette recherche n’a rien à voir avec un passéisme désuet qui entraverait la création, mais participe d’une prise de conscience effective de la diversité des potentialités culturelles. […] Et dès lors qu’elle est appropriée, la langue française ne s’oppose plus à l’identité africaine54.

De même, le déroulement d’une intrigue dans un espace africain (qu’il soit nommé ou non) ne réduit pas la fiction à son africanité, « [c]ar au-delà de la spécificité du contexte, c’est une quête de liberté qui est ainsi exprimée. Cette quête est universelle. On n’a nul besoin d’avoir vécu "les événements" dont parle Efoui, pour saisir l’urgence et la portée de cette quête55 ».

En effet, bien que les statuts d’écrivain universel et d’écrivain africain semblent encore difficilement conciliables, être universel ne signifie pas s’aliéner dans la culture d’autrui en voulant oublier ses origines, selon le bon mot d’Aimé Césaire :

Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné. Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’"universel". Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers56.

Mais une trop grande part de la critique confine Césaire à son statut de « Nègre inconsolé de la Négritude », mouvement que d’aucuns considèrent comme vieil artefact, symbole du militantisme pour la « fierté noire ». Pourtant, une autre lecture de la Négritude permettrait, aujourd’hui, de réconcilier l’africanité et l’universalité des écrivains africains contemporains. Nous reviendrons sur cette idée dans notre deuxième chapitre, en abordant les liens intertextuels entre l’œuvre de Kossi Efoui et celle d’Aimé Césaire.

54 Ibid., par. 7. 55 Ibid., par. 30.

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5. Considérations théoriques et méthodologiques

L’œuvre de Kossi Efoui présente une esthétique particulière en se positionnant par rapport à celles qui l’ont précédée ou qui l’environnent dans le champ littéraire. Elle tient un discours non seulement sur la littérature, mais sur le monde. L’écrivain ne fait pas que raconter, il tente aussi de montrer, de critiquer, de dénoncer, d’inspirer, de persuader, toutes ces actions étant englobées dans un macro-acte de langage qui consiste en cette demande : « Veuillez imaginer avec moi57. »

Ici apparaît la pertinence d’inscrire notre recherche dans le courant pragmatique des théories de l’énonciation, tel que Dominique Maingueneau en fait la synthèse dans

Pragmatique pour le discours littéraire58 : « Avec la pragmatique l’accent se déplace

vers le "discours", vers le rite de la communication littéraire59. » Maingueneau présente

les grands précurseurs de la conception pragmatique du langage : Morris, Austin, Searle, qui ont selon lui opéré un déplacement de la notion de code linguistique par rapport à la linguistique structurale :

Dans la linguistique structurale, le code était rapporté aux systèmes de transmission d’informations (encodage/décodage...) alors que pour la pragmatique ce terme renoue avec son acception juridique, l’activité discursive étant supposée régie par une déontologie complexe, suspendue à la question de la légitimité. Dans cette perspective, parler et montrer qu’on a le droit de parler comme on le fait ne sont

pas séparables60.

De plus, « en posant que d’une certaine façon dire c’est faire, en inscrivant le discours dans un cadre institutionnel, la pragmatique tend à contester l’immémoriale opposition entre les mots et la "réalité"61 ». Ainsi le langage, dans sa relation au contexte, est le

monde (il en est une partie) et se trouve investi du pouvoir d’agir sur lui, comme le montre Kossi Efoui en le thématisant dans ses romans. Pour Oswald Ducrot, « [l]’objet de la pragmatique sémantique (ou linguistique) est […] de rendre compte de ce qui, selon l’énoncé, est fait par la parole. Pour cela, il faut décrire systématiquement les images de l’énonciation qui sont véhiculées à travers l’énoncé62. » C’est ce que nous

57 Gérard Genette, « Le statut pragmatique de la fiction narrative », Poétique, n° 78, avril 1989, p. 238. 58 Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Borduas, 1990.

59 Ibid., p. VI. 60 Ibid., p. 15. 61 Id.

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entreprendrons dans notre mémoire, notamment dans le deuxième chapitre où il sera question de bouclages textuels et de mises en abymes.

La pragmatique nous semble donc la méthodologie des plus adéquates pour notre analyse de La fabrique de cérémonies et de L’ombre des choses à venir, œuvres que nous avons reçues, pour paraphraser Kossi Efoui, comme des lettres63 qui nous

étaient adressées, et auxquelles nous aimerions répondre dans le cadre de ce mémoire. Cette approche nous permettra d’opérer sur le plan des phénomènes énonciatifs décelables dans les interactions des personnages (incluant le narrateur), ainsi que sur le plan des phénomènes caractérisant le discours littéraire lui-même, produit par un auteur et destiné à un lecteur.

Notre approche s’inspirera aussi de l’analyse du discours64, issue du courant

pragmatique des théories de l’énonciation. En effet, c’est aux discours (ceux avec lesquels le discours romanesque entre en relation d’interdiscursivité65) que nous nous

intéresserons dans le premier chapitre de notre mémoire. Nous serons également attentive à leur inscription sociale (en ce sens que leur énonciation est assignable à un groupe social), ce que Dominique Maingueneau appelle la « communauté discursive66 ».

À la pragmatique et à l’analyse du discours, nous joindrons ainsi quelques sources sociologiques (Pierre Bourdieu, Jean Baudrillard, Pierre V. Zima) afin d’articuler les textes à leur contexte de production en illustrant la portée illocutoire du langage, c’est-à-dire, selon François Flahault, l’« action entreprise à la fois sur ma propre identité et sur celle de l’autre67 » : « L’illocutoire – qui n’est absent d’aucune

63 Dans une interview menée à Paris le 2 novembre 1997, Kossi Efoui affirme : « Écrire, c’est faire des

lettres, c’est adresser des lettres aux gens […] Moi je voudrais simplement qu’un jour, un Japonais ou un Indien puisse, en fermant mon livre, dire Ce type m’a écrit ; voilà! ». Cité par Sénamin Amédégnato, art. cité, par. 23.

64 Voir Ruth Amossy et Dominique Maingueneau [dir.], L’analyse du discours dans les études littéraires,

Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003 ; Dominique Maingueneau, Nouvelles tendances en

analyse du discours, Paris, Hachette, 1987 ; Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, 1996.

65 « Si l’on considère un discours en particulier on peut aussi appeler interdiscours l’ensemble des unités

discursives avec lesquelles il entre en relation. » (Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse

du discours, op. cit., p. 50.)

66 « On entend par là les groupes sociaux qui produisent et gèrent un certain type de discours […] Les

modes d’organisation des hommes et de leurs discours sont inséparables... » Ibid., p. 18.

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parole, fût-ce la plus anodine – prend appui sur le "qui tu es pour moi, qui je suis pour toi", y revient, le modifie, en repart ; rien ici n’étant réglé une fois pour toutes68. »

Nous démontrerons, à l’aide de ces théories, que le langage devient performance dans les romans à l’étude, agissant à la fois comme instrument de manipulation – ce qu’illustrent les personnages – et, pour l’auteur, comme moyen d’émancipation, de transcendance poétique.

6. Grandes articulations du travail

Notre premier chapitre s’attachera à exposer les discours manipulateurs produits par les agents de la dictature et ceux du néolibéralisme (en particulier les médias de masse), et motivés par un désir de domination. Nous les analyserons en les inscrivant dans leur contexte – contexte double englobant à la fois celui de la société présentée dans l’œuvre et celui de la société dans laquelle est produit le discours littéraire, lesquels sont en constante interrelation :

Les œuvres parlent effectivement du monde, mais leur énonciation est partie

prenante du monde qu’elles sont censées représenter. Il n’y a pas d’un côté un

univers de choses et d’activités muettes, de l’autre des représentations littéraires détachées de lui qui en seraient une image69.

Nous montrerons comment le texte s’articule à ce double contexte en rattachant les discours représentés à leurs énonciateurs (ou communautés discursives). Nous préciserons aussi comment ces énonciateurs apparaissent dans les romans.

Le second chapitre se concentrera sur les stratégies littéraires de l’isotopie théâtrale, de l’autotextualité et de la métatextualité, de l’intertextualité et des bouclages textuels. Ces procédés permettent tous, à divers degrés, de donner aux textes leur valeur combattive et poétique, capable de déjouer les discours manipulateurs.

68 Id.

69 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris,

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CHAPITRE 1 : LES INSTRUMENTS DE LA MANIPULATION

1. Introduction

Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault soutenait avec justesse que :

[…] dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’avènement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité70.

Ainsi, aucun homme ne peut dire tout ce qu’il veut quand il le veut, car son discours est soumis au contrôle de l’organisation sociale. De plus, le discours implique des pouvoirs et des dangers, en raison de sa nature-même, de sa matérialité.

On a déjà pensé la langue ordinaire comme transparente, avec pour seule fonction de référer aux objets et d’établir une communication réussie entre les locuteurs. Le monde et le langage étaient ainsi séparés : d’un côté, il y avait les hommes, les objets, la nature ; de l’autre, des mots pour les dire. Mais la linguistique a tôt fait de détruire cette distinction : « Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé. Les variétés de l’expérience philosophique ou spirituelle sont sous la dépendance inconsciente d’une classification que la langue opère du seul fait qu’elle est langue et qu’elle symbolise71. » Le danger des mots se rapporte ainsi à son pouvoir

d’action : par leur matérialité, leur poids, ils ne font pas que représenter ou commenter le monde, ils le façonnent.

Conscient de ce fait, Kossi Efoui thématise le langage dans son œuvre et manifeste envers lui une profonde méfiance. Son écriture rend compte d’un monde social en proie à l’instabilité (ou à la perte d’une illusion de stabilité), à l’éclatement, aux vicissitudes auxquelles les écrivains se montrent particulièrement sensibles à partir du XIXe siècle. Henri Lefebvre rappelle qu’à cette époque, les écrivains commencent à

interroger leur matériau de création, et que se développe un certain fétichisme du langage : « Certains, réalistes ou partisans d’une certitude idéologique, croient au langage. D’autres, plus sceptiques, se référant à "l’abîme", au "soliloque", à la

70 Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p.10-11.

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"complexité humaine", en désespèrent72. » Kossi Efoui, dans le prolongement de ces

écritures modernes, propose une réflexion personnelle autour de l’objet-langage.

Dans ses romans, le langage est « opaque », en ce sens qu’il n’est pas le simple véhicule de la fiction, à travers lequel tend à s’oublier la nature textuelle de l’univers présenté ; il devient l’élément le plus visible du texte, référant sans cesse à lui-même et s’interposant entre le lecteur et la rituelle « suspension de son incrédulité », pour reprendre les mots de Coleridge73. Efoui rejoint sur ce point les pragmaticiens, pour qui

« le langage ne peut être "transparent" aux états du monde, il ne peut être signe, s’ouvrir à quelque chose d’autre que s’il réfléchit sa propre énonciation, s’il assume une part d’"opacité"74… »

L’opacité de l’écriture opère aussi à un niveau analogique en rappelant celle des discours d’autorité qui, à force d’être répétés, s’érigent en une vérité unique qui fait écran entre le monde et l’homme. Ce dernier n’est plus libre d’exprimer un jugement critique. Confronté à une masse de discours imposés, il ne peut que les reconduire. C’est ainsi que se développe et se renouvelle le discours hégémonique d’une société.

Le monde sensible se mue en monde de paroles – objets de méfiance – dont le sujet de l’écriture tente de s’affranchir. C’est peut-être pour mieux cerner les murs de sa prison, et ainsi trouver un moyen sûr de les abattre, que Kossi Efoui confère au langage une telle prégnance dans son œuvre. Si le motif du langage comme prison semble être passé au rang de cliché75, il n’a de cesse de tourmenter l’auteur, qui fait preuve, à cet

égard, d’une préoccupation que relevait encore Foucault :

Il y a sans doute dans notre société, et j’imagine dans toutes les autres, mais selon un profil et des scansions différentes, une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements, contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés, contre tout ce qu’il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours76.

La méfiance de Kossi Efoui envers les mots peut être reliée à des éléments de sa vie. Ayant d’abord connu la dictature dans son pays d’origine, il a été exposé à une

72 Henri Lefebvre, op. cit., p. 23.

73 Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria (1817), The Collected Works, t. VII, vol. 2, Princeton,

Princeton University Press, 1983, p. 6.

74 Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, op. cit., p. 163.

75 Antoine Compagnon, Le démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, p. 145. 76 Michel Foucault, op. cit., p. 52-53.

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rhétorique tyrannique, hypocrite et violente (aussi violente que les actes physiques réprimant l’expression de toute dissidence au sein du régime). Après son exil vers la France, ayant fait l’expérience d’une démocratie européenne, il s’est aperçu que les discours véhiculés dans ce type de société n’étaient pas non plus dépourvus de violence77 et de manipulation. En effet, l’hégémonie culturelle (et forcément discursive)

caractérisant les sociétés occidentales, axée sur la consommation78 et cautionnée par les

médias de masse, est source d’une aliénation et d’un important paradoxe, comme le souligne Henri Lefebvre : « au moment où les moyens de communication (les

mass-media) abondent, les hommes les plus lucides doutent de la communication79 ».

Appartenant lui-même à cette société de consommation où le discours dominant provient des mass media, et portant le souvenir douloureux de sa vie régie par un système dictatorial, Efoui est témoin de deux dérives causées par les pouvoirs et les dangers du discours. Refusant ces mots que lui ont proposés les deux sociétés dans lesquelles il a vécu, il se consacre à l’écriture à la manière de Roland Barthes dans Le

plaisir du texte : « J’écris parce que je ne veux pas des mots que je trouve : par

soustraction80. » C’est ce qui confère à son écriture son caractère si singulier, combattif

et surtout réfractaire. Efoui redonne corps à ce qu’il refuse pour mieux l’opposer, dans les formes concrètes du langage poétique, à ce qu’il désire. C’est précisément ce que l’auteur refuse, soit les discours de manipulation, qui fera l’objet de ce premier chapitre.

2. Corporéité des personnages et du texte : fragmentation, dissimulation, aliénation

Pour redonner corps aux discours de manipulation, Kossi Efoui les met en avant-plan dans son écriture. Ce faisant, il use de (et ruse avec) leur matérialité, afin de les rendre quasi palpables à force d’être visibles, comme les réalistes avaient tenté de le faire avec les personnages. Ceux-ci, dans les romans d’Efoui, sont généralement dépourvus de détails physiques et de complexité psychologique. L’auteur donne peu d’indices sur leur caractère, leur passé ou quelque autre élément de leur individualité.

77 François Flahault considère même la violence comme un trait constitutif de l’activité langagière. Voir

« VI. L’espace de réalisation des sujets », dans La parole intermédiaire, op. cit., p. 153-187.

78 Ainsi que l’illustre Jean Baudrillard dans La société de consommation (op. cit.) Nous y reviendrons. 79 Henri Lefebvre, op. cit, p. 27.

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Les personnages jouent presque un rôle secondaire, auquel nous a déjà habitué la poétique du Nouveau Roman, comme l’avait déjà fait observer Roland Barthes :

Si une part de la littérature contemporaine s’est attaquée au "personnage", ce n’est pas pour le détruire (chose impossible), c’est pour le dépersonnaliser […] Un roman apparemment sans personnages […] éconduit entièrement la personne au profit du langage, mais n’en garde pas moins un jeu fondamental d’actants, face à l’action même de la parole. Cette littérature connaît toujours un "sujet", mais ce "sujet" est dorénavant celui du langage81.

Le personnage est donc un corps qui « fonctionne sur la base d’une abstraction de celui-ci dans un processus au bout duquel tout le corporel est réduit en une valeur ou un prédicat82 ». Il s’agit avant tout d’un élément fonctionnel du récit, comme l’explique

Kossi Efoui lui-même : « Ce sont des figurines, des marionnettes. […] Ce n’est pas leur destin singulier qui m’intéresse, ce ne sont que des apparitions qui aident à poursuivre le récit83. »

Le premier chapitre de La fabrique de cérémonies s’intitule « Buste : fragment d’un personnage (FC, p. 9-24) ». D’emblée, le paratexte établit un protocole de lecture de la fiction et de ses actants. Le titre exhibe en effet le statut fictionnel du personnage en plus de pulvériser son unité corporelle (et, par là même, sa vraisemblance), ce qui indique deux aspects importants du texte : une conception du personnage héritée des formes modernes du roman, ainsi qu’une fragmentation, attribuée explicitement au personnage, mais qui s’étend en réalité à toute l’écriture. Dans le roman, ces deux attitudes scripturales vont de pair. La figure du corps (textuel) morcelé s’inscrit dans une tendance du texte africain contemporain à l’éclatement :

L’impression dominante est que le langage, aussi bien dans sa microstructure que dans sa macrostructure, a perdu toute stabilité, tout aspect massif et univoque. Il est désormais vulnérable à tous les traitements possibles : découpage, brassage, malaxage, interversions, déplacements, reconstructions aberrantes. […] Le discours qui traverse la narration est un corps morcelé qui n’arrive plus à se rassembler84.

81 Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale du récit », Communication, n° 8, Paris, Seuil,

1981, note en bas de p. 22.

82 Isaac Bazié, « Corps perçu et corps figuré », dans Isaac Bazié [dir.], Études françaises. Le corps dans

les littératures francophones, op. cit., p. 10.

83 Kossi Efoui, « Kossi Efoui : la littérature africaine n’existe pas », art. cité, p. 143.

84 Justin Bisanswa, « Le corps au carrefour de l’intertextualité et de la rhétorique », dans Isaac Bazié

[dir.], Études françaises. Le corps dans les littératures francophones, vol. 41, n° 2, 2005, [en ligne] http://www.erudit.org.acces.bibl.ulaval.ca/revue/etudfr/2005/v41/n2/011381ar.html.

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