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Comment occuper calmement une position non-définie par l'autre

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Academic year: 2021

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© Vincent Robitaille, 2019

Comment occuper calmement une position non-définie

par l'autre

Mémoire

Vincent Robitaille

Maîtrise en arts visuels - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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COMMENT OCCUPER CALMEMENT UNE POSITION NON-DÉFINIE PAR L’AUTRE

Mémoire

Vincent Robitaille

Maîtrise en arts visuels

Sous la direction de

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RÉSUMÉ

Je suis né juste avant les vidéo VHS. Je ne sais toujours pas ce que les gens vivent. Ni ce qu’ils connaissent. Lorsqu’ils ferment une porte. Lorsqu’ils en ouvrent une. Le tourbillon. L’électricité. Le grand oui enfin. Je ne sais comment les gens cultivent leur sens.

Je fais état ici de mes enquêtes sur les conditions passagères et favorables à l’état de grâce; celui qui sait me libérer juste assez longtemps de mon existence parfois trop actuelle pour me redonner l’envie d’y rejouer toujours. Projection, transfert; je m’identifie souvent aux contextes que je visite momentanément.

Afin d’éviter qu’une langue vivante ne devienne langue morte, la kabbale juive, en interprétant seulement les consonnes, traduit ainsi un cantique de la première bible en hébreu : « Le double véritable de l’homme habite dans une pièce sans porte avec une seule

fenêtre de laquelle il ne peut se faire entendre des hommes; celui qui parvient à maîtriser son double, et à le civiliser, celui-là sera en paix avec lui-même. »1 Moi qui aurai eu la chance d’être parfois entendu.

Peut-être dans un même ordre d’idées, un passage de la médecine autochtone d’ici suggère que la corneille a un pied dans chaque monde : celui connu, et l’autre. Les Anciens disent que lorsque la corneille se mire dans une flaque d’eau en forêt, elle s’y penche et griffe son propre reflet. J’essaie d’entendre.

Je n’ai pas su encore parler d’amour.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ...II LISTE DES FIGURES ... IV REMERCIEMENTS...V

INTRODUCTION ... 1

I - L’ÉCRITURE ... 2

II - UN SUJET... 4

III - UN CLIMAT... 7

IV - LA SUPERSTITION ET LES CHOIX ... 9

V - HABITATS ...12

VI - LES CONTRAINTES-MOTEURS, LES CONTRAINTES POSSIBLES ...15

VII - UNE POSITION ...17

VIII - L’AMOUR, LA CHAIR, L’ART, LA MATIÈRE ...19

IX - LE FIN MOT...21

X - UN PASSÉ ...24

CONCLUSION ...26

FIGURES ...27

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LISTE DES FIGURES

Figure 1 Pouvoir, citation, 1963 Figure 2 1999, land art, 2000. Figure 3 L’examen, prose, 2010.

Figure 4 Heureusement l’Amérique, dessin numérique, 2011. Figure 5 Amish, construction, 2016.

Figure 6 Isis, installation, 2016.

Figure 7 Le grand oui, construction, 2018. Figure 8 Vert fumée, dessin numérique, 2015. Figure 9 Papillon en chars, prose, 2009. Figure 10 Souplesse, maquette, 2019. Figure 11 Regarde, prose, 2007. Figure 12 Duo, sculpture, 2008. Figure 13 M.Gouin, dessin, 2001.

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REMERCIEMENTS

Tout d’abord et finalement, Merci à Marcel Jean,

Pour ton œil libre, ton moteur silencieux, ta lame douce et ton approche sans thème, pour ta posologie ouverte et ta phrase précise.

Pour savoir arrêter le temps, face à une tuile du plancher différente des autres, afin de me demander si, selon moi, il s’agit d’un objet ou d’un événement. À toi qui m’auras compris d’avoir déposé parfois des jeux de tarots non-reliés. À toi, enfin, qui as su d’instinct me rasseoir souvent en me disant il y a dix ans : « Soit on est un enfant, soit on en a.»

Merci à Nicolas Roy et à Estelle Quimper, pour toujours, pour vos verbes qualifiés et votre constance russe. Pour vos cœurs plus grands que vous.

À Oli De Serres, pour ton respect et ton amour physique de la peinture.

À Céline, pour ton incarnation positive des mots folie et magie blanche. À Guillaume, pour ton efficacité attachante et sans manière.

À Marie-Ève, pour avoir su tourner à gauche dans un sentier au Laos.

À ma sœur, pour ta barre haute et mystique. À mes parents, pour votre patience entraînée. À vous tous, famille et amis, grand merci, tous ceux et celles qui avez participé à la réalité du chalet et à tant d’autres de mes assemblages, souvent sans vous douter.

À Pierre, David, Marcel, Gilles, Delphis, et autres entraîneurs de l’apnée qui avez bien voulu m’entendre et permettre, entre autres, la mise au monde de mes chansons en bois. Vous qui m’avez invité à croire qu’on pouvait travailler fort pour qu’un mémoire ne soit pas que cet objet rarement consulté qui prend la poussière dans un centre de documentation éclairé au néon.

À Thérèse, profondément, pour ton accueil des travers et ton intemporelle présence sur mon chemin saccadé, pour ton amour ancien et ton humour d’enfant.

À Pelouse, enfin, toi mon âme, née entre mes jambes. Je bâtirais un grand château de cartes et tu rôderais autour, sensible panthère, ta queue douce fouettant l’air sans jamais l’effleurer.

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INTRODUCTION

« Il s’agit d’inventer des modes d’existence, suivant des règles facultatives, capables de résister au pouvoir comme de se dérober au savoir, même si le

savoir tente de les pénétrer et le pouvoir de se les approprier. » 2

Mon corpus se compose d’un habitat avec permissions et jardins, peut-être d’un balcon sur roues avec musique et ombrages, et d’un univers fini de passerelles, de terrasses et de plantations choisies, partiales. Ces trois projets m’auront appris l’échelle, la mesure et les conditions propices, patientes, pour que mes rêves deviennent physiques. Mon corpus au départ était un vieux chalet à l’abandon, un trailer fatigué et une table massive où prévoir une micro-propriété. On demande au mémoire d’être complémentaire d’un corpus, et j’ai toujours cru dans la capacité de mon art à me faire ressentir, tout comme à celle d’agir sur moi. Ce mémoire, pour en être un, devra me voir changer, et pleurer. Il y a longtemps que je n’ai pas pleuré. J’ai également perdu le tonnerre, la pleine lune, les rivières.

Composeront ici les chapitres ce que je constate être les bases de mon travail - points tournants, épreuves, apprentissages lents - toutes choses que j’étudie, enfin, pour retrouver des conditions à l’acte poétique que j’ai déjà connues : cette recherche d’un état d’être tient lieu de sujet; j’en deviens méthode empirique et matériau.

Avant le constat, il m’arrive de « raconter », sans quoi le constat n’est que partiellement intelligible. J’accorde beaucoup d’importance aux expériences, à la qualité de vie, aux rites de passage, et à l’exercice sans cesse renouvelé de cultiver mon rapport au monde afin d’y vivre, viscéralement à l’occasion.

J’ai eu de nombreuses pratiques. Toutes répondant à un cycle. Beaucoup de métiers et d’emplois qui m’auront formé à de nouvelles pratiques. L’intérêt à mes yeux est de sans cesse chercher à demeurer en vie, justement, pour à chaque fois être à même de voir émerger cette nouvelle avenue qui devient prétexte attendu à un nouveau rythme, un nouveau passage.

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I - L’ÉCRITURE

« Je courais, courais, faisais des roues, tout nu, pour que partout soit au soleil. C’était la première fois où je me déshabillais loin de tout.

Ce n’était pas des vêtements qui tombaient sur le sol. » 3

La disponibilité. La liberté de penser. Les choix. Le mode de vie. L’eau. Le feu. Les municipalités. Les composantes. La musique. L’amitié.

Je pratique présentement la construction, l’événementiel et l’écriture. Je ne peux entièrement soumettre ce dernier médium et en empêcher l’œuvre active. M’astreindre à une forme réduit inévitablement mon dévouement au monde, celui spontané. Plusieurs écrits qui me laisseraient sans voix sauraient expliquer ce que ma prose veut exprimer; je ne considère pas de mon ressort ni de mon devoir d’uniquement souscrire à une attente : mon apport en est gaspillé, produisant un texte sans jeu ni forme, et mon médium le plus cher, le plus moteur, s’en trouve relégué au rang de code. Il s’agit ici, sans être transfert, d’un partage de pouvoir entre corpus et mémoire.

Mon art se compose de surprises, d’instinct, de besoin et d’abandon; je dois laisser à ma plume sa liberté de mouvement, son instinct de surprise et son caractère propre. Cette plume m’a souvent déjoué, mais si je lui laisse les rennes didactiques dans un travail construit, elle produit inévitablement un crescendo qui, traversant l’anecdotique pour le discursif, le détail plastique pour l’historique, poursuit obstinément un but où mon abandon, mon attention et ma confiance se justifient.

Ma poésie, en dialoguant avec la commande, me renvoie évidemment à l’écriture elle-même, et celle-ci à mes interrogations inévitables sur la pensée. Formulations, habitudes, culs-de-sac, tremplins. Remettre ses formes en question me renvoie à l’acte de penser. Et ce n’est pas le métier le plus calme. Foucault dit que penser est un acte périlleux. J’y souscris. Deleuze vulgarise très bien cet état de fait.

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« Dès qu’on pense, on affronte nécessairement une ligne où se jouent la vie et la mort, la

raison et la folie, et cette ligne vous entraîne. On ne peut penser que sur cette ligne de sorcière, étant dit qu’on n’est pas forcément perdant, qu’on n’est pas forcément condamné à la folie ou à la mort. »4

Je me retrouve avec la peur de ne pas comprendre; je me sens idiot et complexe. Mais plus j’apprivoise cette peur, plus je constate qu’il s’agit sans doute, au contraire, de la peur de comprendre. Ce qui m’obligerait à me voir, avec mes blessures, mes sabotages aveugles, mes lieux interdits.

Le plus étrange de ce cocktail était notre incapacité au recul. Ça ne pouvait avoir d’autre itinéraire que de nous ramener à nous-mêmes, debout, indépendants. Pour la première fois presque calmement, pendant que cette chose me labourait l’intérieur, je me demandais si celle-ci pouvait vraiment me détruire, comme me le suggérait ma résistance, ou si au contraire mon abandon à cette chose pouvait finalement me libérer et me masser les nerfs. Me redonner, avec le temps, la paix bénéfique de ma solitude que j’avais aimé autrefois et qui, depuis de bruyantes années, semblait m’isoler et se nourrir de moi.5

Élévateur hydraulique huilé à la graisse de baleine, tourne-disque au propane, papillon composé de mille véhicules pendus, mon écriture agit avant moi. Elle peut participer de ma création plastique et m’en détourne aussi souvent.

4 DELEUZE, Gilles, Pourparlers :1972-1990, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003. 5 ROBITAILLE, Vincent, Je t’aime comme je suis, Île d’Orléans, ABorigine, 2012.

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II - UN SUJET

« V.R. – C’est fou ce que les humains peuvent faire…

M.J. – Et dans quelles conditions… Ce bruit, cette fumée… V.R. – Je ne pourrais jamais poser de l’asphalte.

M.J. – On est artiste par soustraction. » 6

Le parcours de mes objets.

Depuis ma rencontre avec l’art je reste fasciné par le visible. Ce que l’assemblage de différents matériaux exprime, insuffle, parfois oblige. Ce que leur mariage suscite, ce qu’il porte d’imprévu autant que, peut-être, d’attendu. Pour moi d’abord (parce que tout ce travail passe par mes mains), ensuite pour les autres. Et c’est cette dimension « pour les autres » qui m’a perdu un temps. Ou j’y aurai perdu une dimension, que je retrouve tranquillement. Non que je ne crois au concept de tribune, mais je me méfie de plusieurs contextes; ma sensibilité se distrait d’un rien. J’évolue dans un cadre qui semble vouloir m’apprendre davantage à me présenter qu’à être.

Mon art n’ayant pas un grand rayonnement, et ayant moi-même parfois tendance à m’adresser à un tribunal inventé, je singe d’hypothétiques critiques qui « ne parlent pas

de ce qu’ils voient, ils cherchent à rivaliser d’abstraction avec la toile »7. Je mets donc à profit ma prose pour surenchérir d’intentions avec mes constructions, pour suggérer des ouvertures, des productions de sens, improviser des référents et inscrire mes pièces parmi tant de courant. « On peut soit produire du sens, soit le déplacer ».8 Je néglige l’ascendant que mon écriture prend sur moi dans l’autonomie qu’elle affiche face à mon travail plastique. Marcel Jean dit de mon travail qu’il s’inscrit dans « une réanimation de

la mémoire par un réinvestissement de la matière », celle naturelle, celle consensuelle,

porteuse d’Histoire. Je travaille avec des matériaux familiers.

6 JEAN, Marcel, ROBITAILLE, Vincent, Tradition orale, 2016.

7 BENACQUISTA, Tonino, Trois carrés rouges sur fond noir, Paris, Gallimard, Folio, 1996. 8 JEAN, Marcel, Tradition orale, 2015.

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Mon médium premier m’aura caché un temps plusieurs ancrages de ma pratique. La véritable histoire enfin. La mienne et celle des matériaux et des objets, celle des lieux où nous avons vécu, que nous transportons, déplaçons, celle des distances parcourues, les conditions de nos rencontres et celle, surtout, de tous les gens qui participent au partage, au démontage, au transport et à l’assemblage de ces matériaux qui en deviennent chers jusqu’à ce qu’ils se tiennent debout, sevrés dans leur seconde vie, devenus habitats temporaires ou totems d’intention.

J’ai cherché à donner de l’intime qui soit public. Et je demeure affecté que, peut-être par malaise démuni, par soif de sens, ou simplement pour tenter de briser un hermétisme, plusieurs tribunes adoptent une couleur presque pastorale et renvoient l’art au divertissement.

J’essaie de donner du corps à l’imaginé, de mettre du beau dans l’obligé, et sans longtemps m’être soucié des implications aveugles de l’auto-portrait, j’ai soif d’un intimisme dont je me serais passé, et d’une cohérence sans doute illusoire qui me ralentit. Sans doute pour toucher, je me suis intéressé à l’anarchitecture, au mobilier mobile, à l’art sur pilotis. J’ai inventé le verbe indéfinir et qualifié un certain urbanisme d’inanimal. J’ai joué au carcéral avec vue sur la mer, au paléo-pop western sur roulettes et à l’aménagement paysager d’intérieur, j’ai fondé en cachette le courant de l’Art Potentiel qui embrassait le temps et les éléments, mais je ne cherchais que ma nature. Nomade. D’une saison à une autre, d’une réalité à une autre, d’un médium à l’autre.

Moi qui habite des lieux et produis quantité d’objets, enclin à superposer rêve et réalité, ivre de lire des médiums s’influencer, j’aurai confondu l’invisible et le visuel. Mon art principal, celui que je n’ai pas à défendre puisque je le tais, est d’essayer, dans mon univers distrait, de toujours me rappeler l’importance de cultiver la source, au sens où je l’entends. Rester en contact depuis l’intérieur vers l’extérieur, de l’intemporel au présent, pour encore trouver émouvant d’enrichir des contextes afin qu’ils produisent cet émerveillement d’un rêve éveillé assez crédible pour susciter l’irrésistible intention de s’intéresser au glissement assisté du souhait vers le physique. Et d’habiter cette intention. Donner eau et sang à ce glissement, et en aimer le physique.

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La source permet le macro par le micro, l’animal par l’humain, l’indicible par le joual. L’invisible. La charge. La gymnastique nécessaire derrière la construction recèle pour moi davantage de poésie, de sens, et vient justifier l’écriture d’un texte premier où c’est le produit construit qui, cette fois-ci, bascule vers le complémentaire.

Nous ne pouvons voir une vie complète sans art. Nous ne pouvons voir une œuvre complète sans équilibre. J’ai commencé ma vie d’adulte par la retraite. Maintenant je veux travailler cinq ans sur sept.

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III - UN CLIMAT

« Léger, léger, très léger, un vent très léger passe et s’en va, toujours très léger;

je ne sais, moi, ce que je pense, ni ne cherche à le savoir. » 9

Chez plusieurs espèces de framboisiers, et quelques variétés de tomates, nous pouvons assister, en fin de saison, au sacrifice des plants pour porter les fruits à maturité : les plants se fatiguent, se fanent, et abandonnent leur énergie au fruit. À ce stade de la création, dans mon cas, se rajoute bien souvent un endettement.

Je parle de système, ou plutôt d’un état d’être et des conditions sensibles dont j’ai besoin pour librement travailler. Ce climat d’abord, et cette fenêtre dans le temps tout autant, qui permettent de s’arrêter, de se retirer de la vie pour l’observer en vue de réintervenir. Alexandre David disait « hors-langage », moi je cherche le non-mental.

Mon dernier contrat m’a vu diriger 70 personnes réparties sur 5 chantiers simultanés. De la machinerie, des transports, du bruit, de la poussière, des fournisseurs, des échéances urgentes, et moi l’entonnoir de la plupart des choix logistiques. Des semaines de cent heures, et souvent plus de cent communications à l’heure; j’en deviens un outil, un robot, un ordinateur. Et du jour au lendemain je me retrouve seul avec mes tomates, mes jardins, les grillons et des colibris, et je n’ai plus aucun pouvoir décisionnel. Je vis cet état de choc trop souvent. C’est beaucoup trop, et en même temps bien insuffisant. J’y apprends comme je m’y mine.

Autodidacte dans mes débuts en art, sans référence j’aurai commis l’erreur d’uniquement chercher à voir ce qui se jouait dans mes constructions de l’époque, omettant tout un pan qu’il m’aurait été bénéfique d’embrasser. Tout un passé sans statut où l’unique objectif inconscient semblait être de cultiver les conditions favorables, idéales, à mon expression sensible qui participait davantage de l’oiseau qui fait son nid, sans attache civile, que du réinséré social qui joue à la façon.

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J’en serai tombé dans un piège de monstration, de définition sans expérience et de systèmes de styles. Ma plus grande tache aveugle, à force de côtoyer le Monde de l’art, fût de vouloir y vivre, ou en vivre, sabotant ainsi tout le sacré insoumis que j’appelais – ou qui m’appelait – en tentant de l’introduire, l’étouffant plutôt, le morcelant.

J’ai quitté la diffusion pour le recueillement.

Je repars avec mon atout romantique, ma saveur micro-événementielle, ma superstition secrète, ma foi en l’expérience, la quête confuse et empirique d’une lecture souvent auto-référentielle de mon parcours où, le plus petit puis-je être, la plus grande sera ma disponibilité à voir, donc à participer à la vie qui m’entoure.

J’ai constaté qu’il m’était moins coûteux de produire moi-même dix mille dollars - qui me donneraient le temps de construire des mâts à hirondelles et à vin blanc - que de déployer l’énergie à modeler ma crédibilité afin d’espérer une bourse de mon gouvernement.

Art de vivre. Subjectivation. Invention de nouvelles possibilités de vie. Modes de vivre. Modes de pensées.

« Je me suis mis à me raconter mes fautes sans m’excuser. Comme si je désirais être

certain, en me racontant tout ce qui pouvait m’être secret, sacré et personnel, que l’intimité était en réalité à propos d’autre chose.10 »

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IV - LA SUPERSTITION ET LES CHOIX

« Mais le seul homme véritablement entreprenant et pragmatique est celui qui réussit à entretenir son âme ici-bas. » 11

Je suis pubère, je fréquente l’école secondaire, je joue au poker avec quelques voyous aisés de ma banlieue; je suis dans les plus jeunes du groupe qui se réunit un vendredi sur deux. Nos premières mises sont de 10 cents, puis de 25 cents, et en quelques mois nous perdons très vite le contrôle : à la fin de l’hiver je me souviens d’une soirée importante où il y a une carte de guichet et des clés de voiture sur la table. C’est à cette table que j’ai touché mes premiers chèques. Ce soir historique, qui sera mon dernier avec eux (chanceux instinct), je me retire très tôt de cette joute maudite, et au tour suivant je suis engagé pour 200$, tout de même. Je sais que lorsque je n’ai pas le bluff précis, j’ai la main heureuse, alors je renchéris à 350$ et les autres joueurs abandonnent aussitôt, me voyant remporter la mise sans avoir à montrer mon jeu. Un des joueurs n’ayant pas la somme qu’il a misée, il me lègue un grand aquarium tout équipé en guise de paiement. Trois ans plus tard je suis clown-acrobate à cheval pour des spectacles dans un ranch, et je suis très attaché à la jument qui fait le spectacle avec moi.

Cinq ans plus tard, alors que je me trouve sur un voilier où l’on m’a invité lors d’un voyage que je me suis offert après avoir vendu des sapins de noël à New-York pour des mafieux scientologues, avec grand enthousiasme, un soir, je brûle trois billets de 20$. Et quinze ans plus tard, enfin, dans un désert de l’Ouest, je trouve le squelette d’un cheval vraisemblablement mort de soif, derrière une barrière qui l’a empêché d’aller boire à la rivière qui coule quelques dix mètres plus bas.

Je lui construis un grand cercueil en vieilles planches trouvées sur un verger, que je ramène sur mon toit à travers le pays; le cheval enrobé de sauge jusqu’à l’Université où je

11 THOREAU, Henry David, Je suis simplement ce que je suis, St-Amand, LGF, La lettre et la

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baigne son crâne dans cet aquarium rempli d’eau claire. Pour renverser mon karma financier plutôt précaire, ses mâchoires puissantes éclairées du dessous mâchent trois billets de 20$ qui ondulent comme des algues dans l’eau filtrée au charbon.

Il serait absurde de croire que j’étais propriétaire de l’aquarium et du cheval.

Au vernissage, en voyant le crâne sous l’eau, une amie me dit qu’elle a un immense aquarium de huit pieds dont elle souhaite se défaire. Moi qui commence à fréquenter le monde événementiel pour mes boulots alimentaires et qui réfléchis, par osmose avec mon Milieu parallèle, à l’opportunité d’une carrière en Art, j’ai une vision. Comme un carré d’as au poker. Une parade.

Je vois le grand corps blanc du squelette intact, colonne vertébrale, côtes et côtelettes, immergé tel un gigantesque animal marin dans le grand aquarium suspendu par des chaînes à une charpente massive sur roues. Le cou du cheval tout en vertèbres relie à l’air libre le crâne immergé dans le second aquarium, suspendu lui aussi pour permettre à la tête, comme figure de proue, de se balançer au-dessus du vide, au-dessus de la rue. Probablement nu, je monte à cru le cadavre suspendu, entouré de fougères et de haut-parleurs où jouent des chants autochtones sur de jeunes ballades folk. Nous sommes remorqués, attelés à un immense cheval noir luisant et pénétrons de nuit dans la ville blanche. Pour aider le cheval vivant, notre diligence est munie d’une voile soufflée sur laquelle est projetée en haute définition la rencontre touchante, filmée la veille, du grand museau noir se frottant au grand museau blanc. Tout ça au ralenti.

Cette vision m’épuise énormément. Heureusement me reste la poésie.

Alors que je vais visiter mon amie pour tester l’étanchéité de son aquarium en le remplissant à ras bord, encore tout hanté de ma vision je m’y immerge entièrement, et sous l’eau je comprends que je ramènerai le squelette du cheval dans sa rivière de l’Ouest; il s’y abreuvera enfin et ne participera en rien à quelque chose d’aussi fugitif qu’une carrière que je quitterai dans quelques années.

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L’aquarium sert maintenant d’incubateur pour mes semis de tomates, de piments et de concombres avant leur transfert dans la serre.

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V - HABITATS

« Le pré-individuel n’est pas un passé chronologique qui, arrivé à un certain point, se réaliserait pour se résoudre dans l’individu: il coexiste avec lui et

lui reste irréductible. » 12

J’ai le sentiment d’habiter davantage mes expériences que mes logements. Deleuze dit qu’il faut chercher sans cesse « des foyers d’unification, des processus de subjectivation,

toujours relatifs, toujours à défaire pour suivre encore plus loin une ligne agitée.13 » Comme un chaton qui court après sa queue, qui l’attrape une fois sur deux, de moins en moins par hasard.

1997-2007. Ma démarche provient de mon mode de vie. Jamais plus de six mois au même endroit. Mon penchant ou ma culture nomade profite de l’été, et l’hiver se réfugie dans des décors estivaux, balnéaires, tropicaux, que j’assemble dans des villes sous la neige.

Je dis « profite » de l’été au sens le plus disponible aux éléments et aux rencontres: un simple véhicule, une rivière ou un océan, des vergers, une tente à peine imperméable, quelques cassettes pour l’ambiance, et trois ou quatre objets : couteau, lampe à l’huile, crayon, casserole.

Et je dis « se réfugie » l’hiver dans son sens le plus confortable, le plus abrité. Je trouve un logement peu dispendieux, le plus laid à ma sensibilité possible, le moins de cachet, le moins d’âme enfin, et je remplis un camion de tout le bois – poutres, planches, racines, troncs - que j’ai accumulé et entreposé un peu partout, de toutes les plantes que j’ai laissées en garde chez des amis pour l’été, de toutes les lampes que j’entrepose dans un vieux chalet familial abandonné. Puis, de ce fouillis, me compose en quelques jours un nid organisé qui, une fois terminé, semble avoir été toujours là, plus vieux que l’immeuble qui l’abrite. Et rêvant à l’été je m’y installe pour l’hiver.

12 AGAMBEN, Giorgio, Le feu et le récit, Paris, Rivages, 2014.

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Cette obsession pour le nid, tout comme celle pour l’été, me semble naturelle. Se recréent des espaces, se rejoignent des espaces. J’ai parlé d’antennes en bois, vers les ancêtres. Je reconnais à mes constructions, mes habitats, leur capacité à couper les ponts, et celle d’en être un.

Ces ponts tiennent de la réincarnation, qui est beaucoup plus souple que la résurrection. Réincarnation de mes premiers espaces : le dehors d’abord, les véhicules ensuite, puis mes logements, tous plus ou moins chalets. Mes lieux qui s’échangent, se reconnaissent, évoluent. Ils sont Côte Ouest, tableaux de bord, sous-bois, granges reculées, far-west et soirs d’été. Puis au printemps je replâtre le logement, réentrepose cette partie de mon âme et repars léger, vitres baissées.

2007-2016. Le vieux chalet familial abandonné m’apparaît comme une solution quand vient le temps pour moi de demeurer au même endroit tout en continuant à changer de contexte aux six mois. C’est le début de ma réinsertion sociale, et sans qu’au départ de cette nouvelle étape je le remette en question, mon nomadisme devient d’un coup pesant. Chaque hiver je reconstruis un chalet différent en ville, et chaque été je retransporte mes matériaux lourds et réaménage le chalet sur l’île, le modifiant, l’améliorant à coup de six mois, toujours le dénudant à l’automne pour le réinvestir au printemps. Ce chalet m’aura vu déménager 24 fois en 12 ans. Chaque printemps incapable de ne pas rompre mon bail en ville, chaque automne incapable de ne pas réemporter toute ma quincaillerie pour me recomposer un nid. Seules les deux dernières fois m’épuisent; un cycle est terminé. 2016-2020. Je négocie avec mon oncle la transformation du chalet en maison, ce qui constituera la scène de mon corpus. Parallèlement et peut-être conséquemment à mon parcours en art, je développe une allergie pour l’éphémère; je cesse les expositions temporaires. Mais par besoin financier je commence à travailler dans le monde événementiel où, tel Sisyphe, me trouve à construire, à assembler périodiquement des sites gigantesques et complexes pour des événements, des fêtes souvent insipides, pour les démonter quelques jours plus tard et les remonter l’année suivante. Sisyphe a au moins la chance que sa pierre redescende toute seule.

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Alors pendant qu’au chalet ce que je construis restera, l’événementiel fait enfler mon allergie à l’éphémère jusqu’à ce que vraisemblablement je m’en dégoûte tout-à-fait. Le chalet est maintenant transformé, isolé, agrandi; tous mes matériaux y sont passés jusqu’aux plus infimes retailles. La conduite d’eau est creusée et chauffée, les jardins en santé, les arbres fruitiers bientôt matures, les conifères plus grands que moi, la serre confortable, l’atelier plus que fonctionnel, tout a un je-ne-sais-quoi.

Charles Fleury soutient que nous sommes du plancton. De planktos : errant. Qui définit des animaux microscopiques inaptes à lutter contre le courant de l’élément où ils vivent. Les organismes planctoniques, animaux comme végétaux, sont donc définis à partir de leur niche écologique et non selon des critères taxonomiques.

Le grand projet est terminé et je retrouve l’élan de partir. Habiter le déplacement. Rythme et passage.

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VI - LES CONTRAINTES-MOTEURS, LES CONTRAINTES POSSIBLES

« Le corps humain n’est en somme qu’une centaine de litres d’eau mélangée à divers produits chimiques dont la valeur atteint à peine sept dollars. » 14

Je me souviens de ce policier, à ma fenêtre, alors qu’il recevait mon permis de conduire lors d’un contrôle routier près de Rouyn, vers minuit, un vendredi. À cette époque j’habitais dans ma voiture, je partais dans l’ouest, et je n’avais aucune idée que nous étions vendredi.

Tout l’intérieur de mon habitacle était refait en bois de grange et en bois de grève qui épousait les courbes du tableau de bord, des cactus poussaient sur le dash côté passager (seuls végétaux qui pouvaient survivre lorsque la voiture était stationnée au soleil). Mes cactus étaient l’inverse d’un airbag.

Un vieux lecteur cassette dans un coffrage en cèdre était vissé au plafond ( j’avais dû déplacer le rétroviseur ), et une racine courbée, dénudée, adaptée, servait de porte-tasse pour le café. De petits haut-parleurs étaient attachés au plafond à l’arrière.

Je me souviens de l’expression du visage de ce policier penché. Il regardait l’intérieur, sur un air de Dylan, moitié avec une envie de légiférer, sans savoir où, moitié avec une envie d’embarquer avec moi ou de changer de métier, j’en aurais mis ma main au feu. À cette époque je n’étais pas encore artiste. Et je m’ennuie de cette époque. À cette époque je terminais mes sciences pures et j’avais un besoin assoiffé de nouveau, d’inconnu, de risques et de cadeaux, que je sentais à portée de main.

Par simple envie d’être bien dans un véhicule sans âme, j’investissais tout espace où je sentais devoir rester plus de quelques jours. Principalement des camions, des voitures, des fourgonnettes, et des lieux vierges sur des berges inhabitées et des plages désertes où ma présence ne dérangeait personne sauf quelques oiseaux, quelques insectes.

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N’empêche. Mon mode de vie couetté, mes véhicules peints au rouleau m’attirèrent nombre de contrôles comme celui de cette nuit de Rouyn. Sans d’autre conséquence, pourrait-on dire heureusement, que mon souhait pour que ces contrôles ne cessent, moi qui jamais n’étais intervenu avec l’idée de provoquer. Cette idée ne vint me polluer qu’à la longue. À la longue je sentis souvent la présence de la contrainte dans le possible. Il faut dire qu’à l’époque j’habitais un univers assez souple. J’avais un pied dans chaque monde. C’était avant le cellulaire, avant l’adresse courriel, avant le NIP et les mots de passe. Mes seules attaches civiles étaient mon permis de conduire et mon immatriculation. Deux seuls paiements annuels, rien de mensuel; c’était avant ma réinsertion sociale qui m’a coûté et me coûte encore.

Le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au merveilleux, à l’inexplicable que nous rencontrons. Que les hommes, là, aient été veules, il en a coûté infiniment à la vie. Cette vie que l’on appelle imaginaire, ce monde prétendu « surnaturel », la mort, toutes ces choses nous sont au fond consubstantielles, mais elles ont été chassées de la vie par une défense quotidienne, au point que les sens qui auraient pu les saisir se sont atrophiés.15

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VII - UNE POSITION

Car si, à la surface de l’île, je poursuis mon œuvre de civilisation copiée sur la société humaine, et donc en quelque sorte rétrospective, je me sens le théâtre d’une évolution plus radicale qui substitue aux ruines que la solitude crée en moi des solutions originales, toutes plus ou moins provisoires et comme tâtonnantes ( … ). Il viendra fatalement un temps où un Robinson de plus en plus déshumanisé ne pourra plus être le gouverneur et l’architecte d’une cité de plus en plus humanisée. Déjà je surprends des passages à vide dans mon activité extérieure. ( … ) Il est probable qu’un moment viendra où l’île administrée et cultivée cessera complètement de m’intéresser. Alors elle aura perdu son seul habitant. 16

Ma scie à onglet vaut cinquante dollars de plus que ma voiture. Je veux qu’à ma mort on traîne mon corps sous les vieux cèdres, au bout du terrain; que les bêtes en profitent, les mousses aussi. J’ai arrêté le sexe pour l’été; ça me centre.

J’ai appris par un homme de l’île venu vider la fosse septique de mon oncle, fosse qui me dessert aussi, que je suis tenu par le règlement municipal de faire construire ma propre fosse personnelle pour le chalet que j’habite, voisin de celui de mon oncle. L’homme a fermé les yeux, cette fois encore, sur mon absence de fosse, mais ses avertissements sous-entendent que lorsque je vais à la toilette chez moi, c’est illégal. C’est le crime le plus élémentaire auquel il me soit possible de réfléchir.

La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Sa vocation n’est pas seulement d’unifier de nouveau tous les genres séparés de la poésie, et de mettre en contact la poésie avec la philosophie et la rhétorique. Elle veut et doit aussi tantôt amalgamer poésie et prose, génialité et critique, poésie d’art et poésie naturelle, rendre la poésie vivante et sociale, et la vie et la société poétiques.17

J’habite sur une île qui s’est vu déclarée Patrimoine, où la Municipalité et le Ministère de la Culture jouissent d’un terrible pouvoir flou. Ils régissent, permettent et interdisent à leur gré, sans grille d’analyse la plupart du temps. Un bon côté est que nous n’avons pas de grandes chaînes alimentaires.

16 TOURNIER, Michel, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Mayenne, Gallimard, Folio, 1972. 17 SCHLEGEL, Friedrich, Athenaeum 116.

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Par contre, de même qu’ils autorisent des châteaux en plastique éclairés depuis l’extérieur, ils pourraient m’obliger à déconstruire mon atelier en bois rond. Je suis un fou de l’île, et pour parler de patrimoine j’évolue sur un terrain où se trouvait un camp d’été tenu par des prêtres au siècle dernier. Ce terrain, non-divisé par choix, abrite trop de bâtiments pour l’entendement de la Municipalité qui n’y autorisera plus rien; toutes mes extensions, donc, mes constructions, mes annexes se font sans permis. Une démarche étant d’habiter mes sculptures, je dépose ce chalet - dont je ne suis même pas propriétaire - comme œuvre d’art dans le culturel, et le retire du législatif.

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VIII - L’AMOUR, LA CHAIR, L’ART, LA MATIÈRE

« Si je ne la vois pas, je l’imagine et je suis fort comme les arbres hauts. Mais si je la vois je tremble, et je ne sais de quoi se compose ce que j’éprouve

en son absence. Je suis tout entier une force qui m’abandonne.18 »

Ma construction peut me dénuder. Elle sait m’obliger, me ravir, me hanter. Que ne pourrait-elle pas ? Que ne pourrait-elle pas.

Par moi, avec moi et en moi. Par toi, avec toi et en toi. Pour l’instant je suis moine, asexué. Et si je comprends mes cycles, je peux m’attendre à du charnel après le dépôt de ce devoir.

Je regarde des fioles de mon urine et de mon sang éclairées à contre-jour sur fond de bois centenaire et de tôle de l’année. Celle blond foncé propose un pinot fort, l’autre fiole, un porto sans eau. Toutes deux témoignent sans artifice de notre nature mortelle et de son souhait d’organisation.

Mes créations comme mes sentiments amoureux comprennent mes moteurs comme mes freins. Mes courages, mes doutes, ma vitalité et mon inertie.

Le lien entre nous était un câble poreux, pluriel, ou une troisième personne, magnétique et dansante. Il semblait avoir ses propres besoins, son propre pouvoir, drapé dans son habitude à faire disparaître un réel, celui que nous connaissions, en le réactualisant à coup de souvenirs. Monde imparfait, complet et rond, fermé comme une occasion, je croyais, de faire le point dans du carcéral chaud.19

Identifier une chose ne revient pas à la surmonter. Ma relation à l’art, au travail, à l’amour, me renvoie à mon côté blessé, et celui-ci me renvoie à l’amour, au travail et à l’art. Les trois m’affaiblissent, me fortifient, m’offrent et me demandent. Curieux phénomène. On pourrait croire que je m’invente ces demandes, comme je pourrais croire que je ne suis que blessé, ce qui est faux. D’une part l’élan, où je suis filtre adulte, puis le

18 PESSOA, Fernando, Le Gardeur de troupeaux, St-Amand, Gallimard, Poésie, 1960. 19 ROBITAILLE, Vincent, Je t’aime comme je suis, Île d’Orléans, ABorigine, 2012.

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travail, où mes âges s’entraident et discutent, en santé, et enfin mes attentes, mes manques, mes résistances à guérir comme à rajeunir, qui viennent fausser la réception. Aux périodes chargées succèdent le recueillement, où la limite est mince entre isolement et solitude. Ma solitude est riche, belle, pleine; je n’y attends rien. L’isolement est terrible, froid, crédible; j’y attends tout. Parfois rien n’avance, par le simple fait de vouloir résoudre quelque chose, parfois tout se détend en se détachant. Et j’aspire à vivre quelque chose, et ce quelque chose m’aspire. Comme dans une chanson je quitte, j’y reviens, m’attache, me détache, sans me trouver ni savoir choisir.

« Ça peut s’faire dans un litte, c’est meilleur au hasard, faut pas aimer trop vite, faut pas

aimer trop fort, un tantôt on s’excite, un tantôt on s’endort.20 » J’apprendrai la mesure. Et bien que longtemps je croyais en être victime, il semble tout de même que j’aie encore besoin de cette tension. L’impermanence constante. La présence latente. L’impossibilité cultivée.

Parfois, désorienté, j’y cherche encore du sens.

Heureusement les projets, qu’importe leur statut, en devenant plus grands réclament davantage de temps; j’aère enfin mon rythme de production. Les montagnes russes s’agacent, s’espacent et, gagnant en horizon, perdent à vue d’œil de leur dénivelé. Suis-je affranchi?

Je suis enfin guéri. Dans mon illusion sans laquelle je m’ennuierais.

Et nous nous retrouvions, collant nos formes jusqu’au liquide, et nous nous séparions, scindant nos formes pour aspirer, à pleine gorgée, l’air du monde que nous avions quitté pendant ces journées où nous vivions des vies. L’absence s’installait autour d’un manque, et nous y succombions, béats de partage sans frein jusqu’à étouffer pour rompre.21

20 FERLAND, Jean-Pierre, Écoute pas ça, Musicor, 1995.

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IX - LE FIN MOT

Je suis assis, petit, à la table à manger. Devant moi, toujours, ce grand miroir ovale dans lequel je vois flotter mon visage au-dessus d’une famille qui s’efface par trop de bruit.

Tant d’ancêtres nous tournent autour, et dedans, nous figent le ventre et reproduisent d’autres temps. Dans cette foule qui attend, sans complice, je m’isole, et mon partage sans possible se retourne contre moi. Mon trop-plein à donner, sans canal, deviendra poison, et mes cris, sans portée, ma prison.

Il y a assurément de l’amour puissant, enfoui, mais il est scellé, tapi. Gaspillé comme le temps. Moi qui essayais d’exprimer ce qui clochait, sans savoir parler. Je suis leurs traces.

Je redescends seul dans ma rivière, eux me laissent les quitter, et je suis enfin accueilli. Prince des eaux, enfant d’un rêve ou simplement orphelin, en secret de moi-même je me forge des cuirasses pour l’instant des plus tendres.22

La richesse des liens est directement dépendante, selon moi, du degré de liberté avec lequel on tisse ces liens, et ce degré de liberté, de notre disposition à composer avec ce qui nous entoure : l’Histoire qui nous précède, la société qui nous touche, notre héritage plus ou moins épanoui. Négation, effacement, absence, auront vu ma pratique artistique devenir monumentale, « monstrueuse au sens qualitatif. »23

De même que je puisse avoir accès au Grand Oui cosmique, mon côté mégalo reflète également l’ampleur d’une détresse, d’un besoin d’attention, d’une soif de signifiant, comme celle de renverser une impuissance.

22 ROBITAILLE, Vincent, Voleur, Île d’Orléans, ABorigine, 2019. 23 JEAN, Marcel, Tradition orale, 2012.

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Ai-je la chance d’être de ceux qui touchent des états de grâce romancés, sublimes, mais « à l’arrière-plan guette la dépression, le sentiment de vide, l’aliénation (…) et sitôt que

la drogue de la grandiosité leur fait défaut, leur vie leur paraît dénuée de sens. » 24

Plus jeune, je n’avais pas pu donner simplement. Plus tard, mes installations, pouvait-on croire, en devinrent excessivement généreuses. Elles m’excitèrent, d’abord, puis me vidèrent. Elles se tenaient solides, debout, devant moi par terre, fragile, qui m’accrochais à l’espoir d’un ultime dénouement, d’une cohérence primale et d’une réponse que je n’entendais pas. Le moteur tournait à vide; je regardais cette chose, qui devenait enseignante, dont la hauteur physique n’avait d’égale que la profondeur de ma blessure. Cette drogue est simple à toucher. Je peux la trouver dans une plante bien éclairée, la nuit, ou dans de petites fiertés anonymes. Cette grandiosité n’est à risque que si, par égoïsme épuisé ou manque d’estime, je tente de la revêtir par besoin. C’est bien moi qui suis piégé si je la donne en spectacle avant qu’elle ne m’ait vu rapetisser.

« On me payait des peanuts pour une œuvre originale, je discutais avec des salaires

annuels, quelques araignées me tâtaient le bras, intéressées, dans un espace muséal où l’on trouvait actuel que l’art puisse fermer à 22h. » 25

La réalité subventionnée n’est pas pour ma nature. Le simple fait de mettre en relation l’acte poétique et le besoin de subsistance vient court-circuiter mon approche.

Les pièces de charpente d’une petite grange que j’ai démontée il y a longtemps auront servi à nombre de mes projets lourds et éphémères; elles sont aujourd’hui redevenues charpente de mon atelier fixe, sur une île loin des projecteurs. Je me suis retiré.

Et j’essaie de démêler, dans le désordre où ils se seront toujours présentés, l’art, la médecine, les frissons, l’électricité, l’amour, la sexualité.

24 MILLER, Alice, Le drame de l’enfant doué, Paris, Presses Universitaires de France, 2008. 25 ROBITAILLE, Vincent, Voleur, Île d’Orléans, ABorigine, 2019.

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J’étais fébrile et calme en même temps. Le ventre m’ouvrait, comme un élastique qui décoince; j’avais l’impression de respirer au complet pour une fois. J’ai hurlé mon oui. Un fou rire avec des larmes aux yeux. Je me sentais plein et vieux comme les pierres. Ma vie se dépliait, en congé. Certaines libertés m’apparaissaient d’un coup comme des choses tièdes terriblement étouffées.26

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X - UN PASSÉ

« Tous ceux qui m’ont connu, tous sans exception, me croient mort. Ma propre conviction que j’existe a contre elle l’unanimité. »

- Robinson Crusoé

J’ai pratiqué une prose que je voulais physique, et une sculpture instinctive que je voulais habitable. J’ai habité de nombreuses saisons dans mes voitures, mes camions. J’ai cueilli des matériaux près des cours d’eau et dans les ruelles, matériaux que j’ai recyclés et recontextualisés après avoir vécu un moment intime avec eux. J’ai renouvelé sans cesse le dialogue entre ma poésie indigène et différentes réalités contemporaines : celles qui m’affectaient directement. Je n’ai pas vu mon art séparé de ma vie. J’ai créé par manque, bougé par manque. Mes collections lourdes ont posé la question du nomadisme comme pratique.

J’ai travaillé avec le vivant et le mort dans une époque où l’on se coupait de l’héritage de nos aînés en les logeant dans des foyers sans âme, une époque où il nous arrivait de voir la mort naturelle comme un échec.

J’ai souhaité déplacer le sens du rural, de l’ancestral, du festif et de l’estival, marier le sacré et l’USB, l’insouciance et la honte, la fête et le vide. Une forme d’heureux blasphème qui savait se tenir à table, un être humain sans le crédit, riche d’un intellectualisme sauvage.

Dans une quête idéaliste visant à éclairer l’hermaphrodisme de la matière, j’ai utilisé l’érection de charpentes massives pour proposer du délicat et des courbes. Ou raconter l’homme au sens féminin.

J’ai eu autant de penchants américains que de problèmes québécois. De vieilles certitudes sont mortes à vue d’oeil, et j’ai appelé l’amour et l’argent.

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J’ai cherché un art avec lequel je pouvais être colocataire, un art qui pouvait m’enseigner le suivi par présence. Une forme de projection finie, autant qu’une régression mémorielle et positive. J’ai cherché quelque chose comme une mémoire et un guide, ou un rêve pacifique en commun, quelque chose comme un site web en bois, un art décapotable, ou des sentiments assis en indien sur une plaque de métal.

J’ai rencontré Laure à Matane.

À l’époque, ça m’excite énormément, ça m’aspire. S’écrivent de drôles de choses sur le frigidaire. Et je n’ai pas encore peur.

La transe est facile. Je n’ai qu’à me retrouver seul, fermer les portes, et ça part, comme un vieux souhait qui répond vite. Je visite quelque chose que je ne reconnais pas encore, terriblement puissant, tellement riche. Intensément à l’abri de la page blanche. Je fais l’amour avec l’espace rempli, et par détresse, autant que par ignorance, je m’enivre d’être riche et puissant. Sans guide. Je touche tout. Je suis tout. La nuit. J’ai des impressions. Je m’y abandonne. Inconscient. Ça m’isole. Sans m’en parler. De toute façon je n’entendrais rien. Trop de bruit. Toutes ces choses en même temps. Je suis ouvert du haut. Brisé en deux. Coupé du bas.27

J’ai rencontré l’or à Matane.

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CONCLUSION

« Notre corps est outil. Et véhicule. Sitôt qu’il sera à la ferraille ne restera vivant que notre esprit. En attendant, mortel mon frère, soigne ton corps, afin qu’il te conduise au plus loin qu’il est impossible, au bout de cette galaxie que tu es. » 28

Une vieille sage-femme partageait à une jeune sage-femme de mes amies que chacun possédait à la naissance de l’énergie non-renouvelable et de l’énergie renouvelable qu’il utilisait durant sa vie. Sans longtemps avoir eu besoin d’y croire, je suis forcé aujourd’hui d’étudier le renouvelable.

Notre réalité la plus consensuelle est probablement celle de la survie. Peut-être pouvons-nous maîtriser cette survie, notre siècle le suggère. Mais je crois que l’on s’avance de trop si nous supposons qu’également nous savons la maîtriser.

J’ai cru que le contrôle et la maîtrise d’une chose pouvait me donner la sécurité, tout comme mon exercice pouvait me tenir lieu d’affranchissement. Mais je réalise que c’est davantage mon abandon et ma confiance dans la vie qui me sont les plus rassurantes. J’aurai étudié l’Amérique et la qualité de vie par l’échantillon, et davantage que la fin des travaux sur mon pied-à-terre, c’est bien la conclusion ici qui me permet de repartir. J’aime écrire. J’aime construire. J’aime partir . Et « on doit respecter au plus haut degré toute

chose que nous aimons faire.29 » Tout prétexte en redevient une école.

Un ami m’a dit récemment qu’il y avait toujours une place pour moi à bord du voilier sur lequel il navigue depuis quelques temps. Un très vieux trois-mâts en bois, des conditions dures, dix-huit membres d’équipage, onze nationalités sur le bateau, et il me parle d’une Danoise qui vient d’embarquer.

L’été prochain le capitaine prévoit faire Madagascar-Hawaii, et aurait besoin d’un menuisier.

28 BEAUCARNE, Julos, Mon terroir c’est les galaxies, London Records, 1967. 29 DE SERRE, Olivier, Potlatch, 2017.

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FIGURES

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L’EXAMEN

Pour terminer mon début de carrière en beauté, comme un feu de paille, j’avais touché une bourse de mon gouvernement, pour la recherche et la création. J’avais transformé un trailer en immense cuve d’eau salée.

Il m’était resté onze mille dollars et des poussières, que j’avais investi jusqu’au dernier sous dans mille deux cent vingt-deux homards vivants, à 8,99$/livre, en début de saison dans les supermarchés de ma fausse ville natale, puis je les avais ramenés chez eux, de nuit, dans leurs eaux froides, en Gaspésie. J’avais reculé la remorque en mer, l’aube approchait, je l’avais laissé mijoter deux heures pour que les températures s’ajustent, éviter un choc, avais ouvert la grande porte vitrée, libérant en vague tranquille ma cargaison de rescapés, avec une seule perte de deux, cuisinés à la portuguaise, sur les braises, dans le sable. Ça m’avait bouleversé.

Toute la baie tapait de la queue.

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Le grand papillon, il est quelque chose Ses ailes ouvertes, délicates,

Son ombre portée, du Cap Blanc jusqu’à Sillery Des ailes faites avec mille véhicules pendus Les couleurs sont différentes

Accrochés par les bumpers avant Différents modèles

Installé sur nos plaines Papillon en chars

On a travaillé comme des bœufs Les chars flottent au vent Sur fond bleu

Comme un drapeau de pirate bio C’est réussi

Une chance on avait la subvention

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BIBLIOGRAPHIE

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ROBITAILLE, Vincent, Je t’aime comme je suis, Île d’Orléans, ABorigine, 2012. ROBITAILLE, Vincent, Derrière tes seins, Île d’Orléans, ABorigine, 2012. ROBITAILLE, Vincent, Voleur, Île d’Orléans, ABorigine, 2019.

SCHEFER, Olivier, Laurent MARGANTIN et Charles LE BLANC, La forme poétique du monde;

Anthologie du romantisme allemand. Paris, José Corti, 2003.

SCHLEGEL, Friedrich, Athenaeum 116.

THOREAU, Henry David, Je suis simplement ce que je suis, St-Amand, LGF, La lettre et la plume, 2013.

Références

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