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LES VECUS MYTHIQUES DE MASSE

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Academic year: 2021

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Submitted on 28 Jan 2019

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LES VECUS MYTHIQUES DE MASSE

Michel Boccara

To cite this version:

Michel Boccara. LES VECUS MYTHIQUES DE MASSE. Les solutions sociales de l’inconscient, 2001. �hal-01997327�

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LES VECUS MYTHIQUES DE MASSE Michel Boccara ∗

Définition du vécu mythique

L'erreur fondamentale du structuralisme a été de confondre mythe et récit mythique.

Cette analyse traverse l'ensemble de l'œuvre de Claude Lévi-Strauss et notamment les quatre tomes des Mythologiques. J’ai lu Les Mythologiques lorsque je préparais ma thèse de doctorat sur la mythologie maya1. Tout en étant stimulé par

cette lecture, j'ai terminé le quatrième tome, L'homme nu, avec l'impression que, malgré l'érudition prodigieuse de leur auteur et la magie de son verbe, quelque chose d'essentiel manquait à ses théories. Je me souvenais de sa fameuse formule dans l'introduction aux œuvres de Marcel Mauss : construire une science qui rende compte à la fois du goût et de la structure de la fraise - je cite de mémoire -. De ce point de vue, Les Mythologiques me paraissaient un échec magistral.

C'est en travaillant sur les mythologies mayas que s'est imposée peu à peu cette évidence : du mythe, Lévi-Strauss avait évacué le vécu en ne gardant que la structure, l'essentiel, pensait-t-il. Il ne donnait d'ailleurs que des textes résumés des versions orales ; loin de remonter le fleuve du son pour arriver aux sources de la parole, il le descendait dans le sens du courant emporté par son érudition : Lévi-Strauss ou l'expérience inextatique.

∗Chargé de recherche au CNRS, UMR 6053

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Confondre mythe et récit mythique est une erreur du même ordre que confondre rêve et récit de rêve. Pour connaître le mythe, il faut entrer dedans, le vivre ou, du moins, écouter dans la parole partagée qui le restitue, toute la vie dont il porte encore la trace. A étudier ainsi les mythes, on les ancre beaucoup plus précisément dans la vie quotidienne. Il arrive assez souvent que le protagoniste du mythe soit le conteur du récit : la version qu'il nous narre est son histoire bien qu'il sache qu'elle est aussi arrivée sous une forme légèrement différente à son aïeul. Mais s’il sait d'emblée que vous n'y croyez pas, il ne racontera pas cette version.

Les Aborigènes australiens surprennent leurs auditeurs occidentaux lorsqu’ils leur racontent un grand récit des origines, celui-ci peut se terminer par la description du dernier rituel vécu par le conteur lui-même sans que le héros de l'histoire ne paraisse changer.

Ce rapport entre le mythe et le quotidien se retrouve aussi dans les débuts d'une narration, le plus souvent absents des résumés synthétiques. Il est difficile de décider quand le mythe commence : le héros se trouve à l'orée d'un bois, ou il poursuit un oiseau, ou encore il va porter le déjeuner à sa grand-mère et soudain les événements basculent dans le monde mythique. Parfois même, le ton de la narration ne permet pas de distinguer a priori qu'il s'agit d'un récit mythique, seule la connaissance approfondie de la culture permettra de l’inférer : tel est le cas en pays maya de ces récits d’enlèvements d'enfants par les ancêtres que l'on raconte en décrivant un déjeuner chez son grand-père : le grand-père, c'est l'ancêtre mythique mais cela n'est pas précisé…

Mais donnons une définition plus analytique de ces vécus mythiques :

Un vécu mythique est une rencontre entre un être mythique et un membre vivant du groupe, dont il existe par ailleurs des formes

d'expression (récits, scénarios rituels, graphismes, danses...)

indépendantes d’une expérience personnelle.

Tout vécu mythique est d'emblée social en tant qu'il renvoie à un “ prêt-à-porter ” symbolique qui en définit les cadres.

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Vécu mythique personnel et vécu mythique de masse

Cette définition nous amène à nous poser la question du mode de réalisation des vécus mythiques : si tout vécu mythique est d'emblée social, même s'il est vécu par une seule personne, comment qualifier un tel vécu de groupe ? J’ai proposé de le

nommer, en m'appuyant sur l'analyse de Freud dans son essai Massenpsychologie und

ich-Analyse (Psychologie des masses et analyse du moi)2, vécu mythique de masse.

La relation entre vécu mythique individuel3 et vécu mythique de masse peut

s'appuyer sur la relation établie par Freud entre psychologie individuelle et psychologie de masse. Freud écrit dans l'introduction de son essai : "Dans la vie psychique de l'individu pris isolément, l'Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien, objet4 et adversaire et, de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d'emblée

et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié5".

C'est bien parce que, d'emblée, toute psychologie individuelle est une psychologie sociale que cette psychologie a d'emblée un fondement mythique : on peut donc dire, en paraphrasant Freud, que tout vécu mythique personnel est d'emblée et simultanément un vécu mythique de masse en un sens élargi mais parfaitement justifié.

La bataille de Tecum Uman

Je partirai de l’analyse des récits existants d'un vécu mythique de masse maya quiché (Guatemala) datant de l'époque de la conquête espagnole. Ces récits se présentent comme la description par les Espagnols et les Mayas d’un même événement

2 Ce titre est aussi traduit par Psychologie des foules et analyse du moi, notamment dans l'édition de

1981 (Payot) qui m’a servi de référence.

3 Je préfère en général employer le terme “ personnel ” que le terme “ individuel ” que j’utilise, ici, en

référence à Freud. Suivant une formule que j’ai proposée, reprenant sans le savoir une expression de Sabina Spilrein, il n’y a pas d’individu, il n’y a que des dividus.

(Sabina Spilrein, La destruction comme cause du devenir, 1981)

4 J'ai rétabli le terme “ objet ”, absent de la traduction de 1981, d'après l'édition allemande originale.

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historique : la bataille entre les Quichés menés par leur chef Tecum Umam, Way pop et Way quetzal6, et le général Pedro Alvarado, appelé par les Mayas Tunadiú, assisté de

son Way colombe et d’oiseaux sans pieds.

Nous connaissons cette bataille par des transcriptions de récits mythiques, certaines parvenues à nous sous forme écrite7. Le quetzal deviendra l’emblème national

du Guatemala et le nom de sa monnaie. Tous les enfants guatémaltèques connaissent aujourd'hui ce récit qui est raconté dans les livres d’histoire.

Commençons par le récit du point de vue maya :

Le combat se présente comme une lutte entre deux nawals : un Way quetzal quiché et un Way colombe espagnol.

(Le capitaine Tecum appelé par le roi de Chi Gunarcaah arriva avec son porte-étendard et son enseigne. Il avait amené avec lui environ dix mille indigènes tous armés de leurs arcs8.)

Et le capitaine Tecum, avant de quitter son village et de se mettre à la tête des chefs, démontra sa force et sa vaillance et, aussitôt, il se mit des ailes avec lesquelles il volait et ses bras et jambes se couvrirent de plumes, et il portait une couronne, et sur la poitrine il se plaça une émeraude d’une taille énorme [jade3?] qui luisait comme un

miroir, et il s’en mit une autre sur le front. Et une autre dans le dos. Il avait un aspect très magnifique. Ce capitaine volait comme un aigle, c’était un grand noble et un grand nawal.

6 Pour les non-spécialistes de la culture yucatèque, le Way est un chamane capable de se métamorphoser

en animal mais aussi en plante ou en objet artificiel, il correspond à la notion mexicaine de Nawalli francisée sous les formes nawal, nahual, nagual. Le Way pop est un Homme-natte c'est-à-dire un homme aux ailes en nattes, le Way quetzal un Homme-quetzal et le Way kot, dont on parlera plus loin, un Homme-aigle.

7 C’est le cas de la version que je donne ici, elle est traduite du quiché par Adrian Recinos dans Titulos de

la casa Ixquin-Nehaib, ..., 1957, 86-91. Elle est reproduite dans l'ouvrage de Victoria Reifler Bricker El

cristo indigena, el rey nativo, (1981) 1989. J'ai déjà donné une traduction française de ce texte dans le

volume 6 de mon encyclopédie de la mythologie maya (Les labyrinthes sonores, 1997, tome 6, corpus, texte 43).

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Le gouverneur de province9 Tunadiú (Alvarado) arriva pour se reposer et dormir à

un endroit appelé Palahunoh et, avant que le gouverneur ne soit arrivé, treize nobles se dirigèrent avec plus de cinq mille indigènes à un endroit appelé Chuabah. Là-bas, ils construisirent un énorme blocus de pierres que les Espagnols ne pouvaient pas franchir, et ils creusèrent également de nombreux et énormes trous et fossés, fermant les issues et obstruant le chemin par lequel les Espagnols étaient entrés, et ceux-ci demeurèrent à Palahunoh pendant trois mois, car ils ne pouvaient pas ouvrir le passage face aux nombreux indigènes.

Le décor est planté : le Way pop est devenu capitaine de l’armée quiché. Il est nawal aigle c’est-à-dire Way kot. La suite du récit nous le montrera Way quetzal, cumulant ainsi les pouvoirs des deux plus importants oiseaux de la contrée.

Puis l’affrontement commence :

Et, pendant ces événements, il apparut une personne du village de Ah Xepach, un capitaine indigène qui se transformait en aigle, avec trois mille Indiens, pour combattre les Espagnols. A minuit, les natifs sortirent, et le capitaine des indigènes qui s’était transformé en aigle était désireux de tuer le gouverneur de province Tunadiú, mais il ne pouvait pas le tuer, car une très belle jeune femme le défendait ; ils étaient impatients d’entrer, mais aussitôt qu’ils voyaient cette jeune femme, ils tombaient à terre et ils ne pouvaient se relever, et alors apparaissaient de nombreux oiseaux sans pieds10, et ces

oiseaux avaient entouré la jeune femme, et les indigènes voulaient la tuer, mais ces oiseaux sans pieds la défendaient et les rendaient aveugles.

Il s’agit sans doute de la Vierge Marie. Que ce soit une femme n’est pas fait pour les surprendre, l’utilisation des femmes dans les pratiques mythiques de combat est une technique traditionnelle des Mayas.

9 Traduction de adelantado.

10 Je ne sais pas pourquoi ces oiseaux sont sans pieds. Peut-être est-ce un détail de l’iconographie ?

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Ces indigènes qui ne purent jamais tuer ni Tunadiú ni la jeune femme, battirent en retraite et retournèrent pour envoyer un autre capitaine indigène qui pouvait se transformer en foudre, appelé Izquín Ahpalotz Utzakibalhá, de nom Nehaib.

Comme dans les versions de Zinacantan au Chiapas11, un nawal foudre intervient.

On retrouve aussi dans certaines versions yucatèques l’association du vol du nawal à la pluie.

Et ce Nehaib apparut aux Espagnols comme foudre désireux de tuer le gouverneur de province, et dès qu’il arriva, il vit une colombe d’une extraordinaire blancheur au-dessus de tous les Espagnols (et) qui les défendait, et qui répéta à nouveau (ce qui avait été fait) l’autre fois, et elle l’aveugla, et il tomba à terre sans pouvoir se lever.

Intervention donc de la colombe du Saint-Esprit qui agit, aux yeux des Mayas, comme un nawal espagnol. Interpréter le Saint-Esprit comme un nawal divin n’est pas si éloigné de la logique du Saint-Esprit puisque, selon la conception chrétienne, on a trois personnes en une.

Ce capitaine se lança à trois reprises contre les Espagnols comme la foudre, et chaque fois ses yeux étaient aveuglés et il tombait à terre.

Et comme ce capitaine comprit qu’ils ne pourraient pas s’introduire au milieu des Espagnols, il s’en revint et ils en informèrent les chefs de Chi Gurnacaah, en leur disant comment ces deux capitaines s’en étaient allés pour voir s’ils pouvaient tuer Tunatiú (Tunadiú, c’est-à-dire Alvarado), et que ceux-ci avaient la jeune femme avec les oiseaux sans pieds et la colombe qui défendaient les Espagnols.

Et aussitôt, le gouverneur de province don Pedro de Alvarado arriva avec tous ses soldats et il entra par Chuaraal ; il avait avec lui deux cents indigènes tlaxcaltecas et ils bouchèrent les trous et les fossés qui avaient été faits et ils en terminèrent avec les Indiens de Chuaraal et, en effet, les Espagnols tuèrent tous les indigènes de Chuaraal qui étaient trois mille en tout, et ils amenèrent deux cents indigènes ligotés de Xetutul (Zapotitlan) et davantage de Chuaraal qu’ils n’avaient pas tués, et tous furent attachés et torturés pour qu’ils révèlent où ils avaient caché leur or. Et en voyant cela, les

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indigènes demandèrent aux Espagnols qu’ils ne les torturent pas davantage, qu’ils possédaient beaucoup d’or, d’argent, de diamants et d’émeraudes appartenant aux capitaines Nehaib Izquín (et) Nehaib qui pouvaient se transformer en aigle et en jaguar. Et ils informèrent les Espagnols sans retard et ils restèrent avec eux, et ce capitaine Nehaib invita tous les soldats espagnols à manger et il leur donna des oiseaux et des œufs de la région. Et ensuite, le jour suivant, il envoya un grand capitaine, Tecum, qui se présenta devant les Espagnols et leur dit qu’il était extrêmement en colère car ils avaient tué trois mille de ses vaillants guerriers. Et dès que les Espagnols apprirent cette nouvelle, ils se levèrent et ils virent qu’il avait amené avec lui le capitaine indigène Nizquín Nehaib, et les Espagnols commencèrent une bataille contre le capitaine Tecum, et le gouverneur général de la province demanda à ce capitaine Tecum s’il voulait faire la paix, et le capitaine Tecum lui répondit qu’il ne voulait pas et que la seule chose qu’il désirait, c’était le courage ou la valeur des Espagnols. Et aussitôt les Espagnols commencèrent à lutter contre les dix mille indigènes que ce capitaine Tecum avait amenés avec lui, mais aucune [des armées] ne pouvait repousser ou faire dévier l’autre, ils se séparaient d’environ une demi lieue et ils s’affrontaient à nouveau. Ils luttèrent pendant trois heures et les Espagnols tuèrent de nombreux Indiens, il n’y a pas de calcul de ceux qu’ils tuèrent. Et aucun Espagnol ne mourait, seuls (mouraient) les indigènes que le capitaine Tecum avait amenés et beaucoup de sang coulait de tous ces indigènes que tuaient les Espagnols, et cela arriva à Pachah.

Et alors, le capitaine Tecum disparut dans l’air et se transforma à nouveau en un aigle12 couvert de vraies plumes qui n’étaient pas artificielles ; il avait également des

ailes qui lui poussaient du corps et trois couronnes, l’une d’or, l’autre de perles et l’autre de diamants et d’émeraudes. Ce capitaine Tecum vint avec l’intention de tuer Tunadiú qui montait à cheval et, au lieu de frapper le gouverneur, il frappa le cheval avec sa lance13, lui arrachant la tête. Ce n’était pas une lance de fer, sinon de pierres

brillantes, et ce capitaine l’avait ensorcelée. Et lorsqu’il vit que le cheval et non le

12 Le premier nawal de Tecum est un aigle.

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gouverneur était mort, il s’éleva à nouveau à une grande hauteur au-dessus de sa tête avec l’intention de se lancer de là pour tuer le gouverneur.

Le capitaine Tecum monte au ciel avec des vraies plumes d’oiseau mais il ne peut tuer Tunadiú et ne réussit qu’à tuer son cheval.

Le cheval, animal mythique pour les Mayas, n’est, contre toute attente, pas un nawal de Tunadiú puisque celui-ci survit à sa mort. C’est probablement ainsi que l’avait pensé Tecum et c’est pourquoi il pensait en le tuant tuer Alvarado/Tunadiú. En effet, suivant le principe de solidarité, tuer le nawal de quelqu’un, c’est le tuer car ce qui arrive à un nawal arrive aussi à son alter ego humain.

Et le gouverneur l’attendit en empoignant sa lance et il empala ce capitaine Tecum avec elle. Aussitôt deux chiens rasés et sans un seul poil s’approchèrent en courant, et ces chiens s’emparèrent de cet indigène pour le dépecer, et le gouverneur, en voyant que cet indigène était très magnifique et qu’il avait sur lui trois couronnes d’or, d’argent, de diamants et d’émeraudes et de perles, il courut pour le défendre des chiens et il resta à l’observer avec beaucoup d’attention. Il apparaissait couvert de (plumes) de quetzal14 et de plumages très beaux, et c’est la raison pour laquelle on

donna son nom au village de Quetzaltenango (Quezaltenango), car c’est là qu’advint la mort du capitaine Tecum. Et alors le gouverneur appela tous ses soldats pour qu’ils s’approchent et voient la beauté de l’indigène quetzal. Et donc le gouverneur de province dit à ces soldats qu’il n’avait jamais vu un autre Indien si bizarre et si noble et couvert de plumes de quetzal si belles, ni à Mexico, ni à Tlaxcala, ni dans aucune des villes qu’il avait conquises, et pour cela le gouverneur ordonna que le nom de ce village soit alors Quetzaltenango. Et aussitôt Quetzaltenango devint le nom de ce village.

Et quand les indigènes restants virent que les Espagnols avaient tué leur capitaine, ils fuirent et immédiatement le gouverneur de province, don Pedro de Alvarado, voyant que les soldats de ce capitaine Tecum fuyaient, dit qu’eux aussi devaient mourir. Et aussitôt les soldats espagnols poursuivirent les indigènes et les rattrapèrent, et tuèrent chacun d’eux. Les indigènes qu’ils tuèrent étaient si nombreux qu’il se forma un fleuve

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de sang qui se transforma en l’Olintepeque ; c’est pour cela qu’on lui donna le nom de Quiquel (sang), car toute l’eau se transforma en sang et le jour également devint de couleur rouge, en raison du grand écoulement de sang de ce jour.

Finalement le général espagnol parvient à tuer Tecum qui s’effondre sur le sol et on s’aperçoit alors qu’il est couvert de plumes de quetzal. Et c’est pour cela que le village où eut lieu cette bataille s’appelle Quetzaltenango.

C’est aussi pour cette raison que le Quetzal est l’emblème national du Guatemala en souvenir de l’héroïque résistance de Tecum Umam.

Le général fait un tel massacre que le sang des victimes forme un fleuve que l’on appelle Quiquel, le sang, car presque toute l’eau est transformée en sang.

Une autre version raconte que, depuis ce jour-là, le quetzal a une marque rouge sur la gorge en souvenir de la blessure que lui infligea le général Tunadiú. C’est aussi pour cela que le quetzal ne peut vivre en captivité comme le nawal Tecum qui préféra la mort à la prison.

Nous avons donc un récit sous forme d’annales historiques que les Mayas ont compilées et qui se sont transmises de siècle en siècle sous forme orale, écrite et théâtrale. Il nous conte la défaite d’un Way aigle, d’un Way foudre et d’un Way quetzal maya quiché.

Il s’agit d’une description d’un vécu mythique de masse : la bataille entière apparaît vécue mythiquement par les dix mille Mayas.

Ce récit décrit ce que voyaient au moins une partie des Mayas qui assistaient à la bataille.

L’histoire se présente comme le récit d’un véritable vécu mythique de masse. On peut penser qu’avant la bataille, il y eut des jeûnes rituels, des sacrifices de sang, peut-être quelques “pétards” de tabac, tout cela créant une situation où les capitaines “déguisés” en aigles ou en quetzals deviennent “réellement” des aigles ou des quetzals : les plumes leur collent à la peau, deviennent leur peau.

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Ils sont visualisés comme tels par la foule maya lorsqu’ils fondent sur leurs adversaires, l’un d’eux devenant alors nawal foudre.

On peut alors pousser l’analyse de la phénoménologie d’une telle situation et distinguer différents niveaux dans le vécu mythique de masse qui nous est proposé.

– il y a ceux qui ont vu Tecum se transformer en aigle puis en quetzal et ses capitaines en foudre et en aigle et lutter contre des oiseaux sans pieds et une colombe,

– il y a ceux qui ont pu voir une partie seulement de la scène : par exemple Tecum en quetzal ou simplement le corps mort de Tecum devenu quetzal;

– il y a les nawals eux-mêmes qui se sont métamorphosés en oiseau ou en foudre, – et puis il y a les Espagnols.

Donnons la parole au gouverneur de province, Alvarado lui-même puisqu’il nous a, lui aussi, laissé un récit de cette bataille :

“Pendant que nous descendions de chevaux et que nous buvions, nous vîmes de nombreux guerriers qui approchaient et nous leur permîmes d’approcher jusqu’à ce qu’ils arrivent à quelques étendues toutes proches et, à ce moment-là, nous les battîmes.

Et nous avançâmes jusqu’à un endroit où certaines gens étaient en train de nous attendre. Nous les poursuivîmes une nuit entière. Ils nous conduisirent jusqu’à une montagne et de là ils nous firent front.

Et je me lançai avec toute la vitesse de mon cheval avec quelques soldats pour attirer les indigènes dans un corridor et les indigènes nous suivirent jusqu’à toucher la queue de nos chevaux et je fis volte face et je fis un massacre très sévère et dans cette rencontre un des quatre chefs de la cité fut tué et celui-ci était le capitaine de tout le pays15

Voilà la description d’Alvarado dans sa brièveté et sa sécheresse. Il ne s’agit pas du même événement. Si l’autre ne partage pas notre vision, notre vécu, l’arme mythique ne fonctionne pas. Cette arme ne peut fonctionner que si, dans le miroir de

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l’émeraude que Tecum Umam porte sur sa poitrine, l’autre voit se refléter sa propre terreur.

Si, comme lors de la bataille de Clavijo, saint Jacques peut encore apparaître aux Espagnols, la croyance au nawal ne fait pas partie de leur mythologie.

Interprétation en termes d’objet commun et d'idéal du moi

INSERER SCHEMA (DUCTUS)

Freud postule l’identification à un leader comme modèle fondamental de l’interprétation des phénomènes de psychologie de masse.

L’objet, dit-il, est mis à la place de l’idéal du moi et les différents sujets font coïncider un objet extérieur identique avec leur idéal du moi.

Cet objet extérieur qui obéit aux lois d’une psychologie de masse, idéalement construit, est l’objet mythique : dans notre exemple, il s’agit de Tecum métamorphosé en quetzal et fondant sur sa proie. A cet instant précis le vécu mythique, comme dans le rêve, devient spectacle de masse.

Reprenons le schéma classique de Freud en l’élargissant à notre situation : suivant les ethnies, et parfois suivant les communautés, certains événements, en fonction de leur charge émotionnelle, sont vécus mythiquement. Ils sont ensuite racontés sous la forme d’un récit qui correspond aussi au vécu mythique de masse des protagonistes.

Ce récit, fait peu de temps après les événements, prend également en compte la matrice mythique antérieure, elle-même exprimée dans d’autres récits mythiques. Dans

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le cas qui nous intéresse, ce sont d’autres récits de combats au cours desquels sont intervenus nawals aigle, nawals quetzal et nawals foudre.

Les nouveaux événements peuvent, s’ils sont suffisamment traumatiques, c’est-à-dire s’ils bouleversent l’équilibre émotionnel de la foule, modifier certains des contenus du récit, voire, si ce traumatisme prend place dans une histoire, transformer certains aspects de la matrice mythique. Cette matrice modifiée servira alors de base aux récits mythiques ultérieurs mais elle peut coexister avec l’ancienne matrice. On aura alors des types différents de récits et de vécus correspondant à différentes couches historiques.

Tout récit historique est donc, dans une certaine mesure, mythique car il obéit à des conditions mythiques de transmission et de transformation.

Je noterai cependant une différence importante entre mon analyse et l'emploi que fait Freud de la notion de mythe dans son annexe à Massenpsychologie. Après avoir montré comment le mythe du héros permettait à un individu de s'attribuer à lui seul le mérite d'une action collective, il écrit: "le mythe est donc le pas qui permet à l'individu de sortir de la psychologie de masse. Le premier mythe fut à coup sûr le mythe psychologique, celui du héros..."16 Or cette sortie temporaire de la psychologie de

masse n'est qu'un moyen de mieux y retourner, puisque le héros devient alors celui auquel s'identifie la foule. Selon notre analyse, le mythe, dans la mesure où il est d'abord un vécu, est un produit de la psychologie de masse. L'individu n'est ainsi qu'une illusion : il n'est héros que parce qu'il est issu du travail collectif et qu'il le représente. Tecum Uman, le nawal quetzal, n'apparaît comme un héros que parce son peuple entier s'identifie à lui et à son pouvoir de métamorphose.

A l'inverse de Freud, je dirai donc que le mythe est un mode de vécu qui développe dans une perspective élargie la psychologie de masse : tout mythe est par essence un mythe de masse, un mythe pour les masses.

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Si le mythe est un phénomène de masse, on comprendra qu’au XXe siècle, loin de s'être estompés, les phénomènes mythiques se sont renforcés : ils se sont développés à une autre échelle, celle de la nation et de l'Etat. Cassirer, avec clairvoyance, a consacré, en pleine deuxième guerre mondiale un ouvrage à ces aspects qu'il a intitulé Le mythe de l'état, il y définit ainsi les nouveaux problèmes sociaux rencontrés avec le développement des états totalitaires :

"Des problèmes totalement inconnus des penseurs du XVIIe et du XIXe siècle ont été soudain mis sur le devant de la scène. L'apparition d'un nouveau pouvoir, celui de la pensée mythique, est probablement le trait le plus marquant et le plus préoccupant dans ce développement de la pensée politique contemporaine17."

Ce ne sont pas, comme l'écrit Cassirer, les problèmes qui sont totalement nouveaux mais l'échelle selon laquelle ces problèmes se développent qui est nouvelle. Les grands régimes totalitaires du XXe siècle ont, en effet, repris le cadre du vécu mythique de masse pour développer, en s'appuyant sur la structure centralisée de l'état, ce caractère massif à un niveau jusqu'ici insoupçonné.

Ils ont mis, comme pour les peuples traditionnels, un chef à la place de l'idéal du moi et ont construit un corpus de récits mythiques et de rituels qui permettait de rendre compte de tous les aspects de la vie quotidienne. Le héros est alors celui qui profite du mythe et qui s'appuie sur la psychologie de masse pour s'imposer : il ne permet pas à l'individu de sortir de la psychologie de masse mais au contraire de s'y installer. Wilhelm Reich analysera cette formation psychique de masse dans son ouvrage Psychologie de masse du fascisme.

Si tout un peuple décide de voir dans son chef non plus un tyran sanguinaire mais un guide éclairé et dans les autres peuples non plus des hommes mais des sous-hommes qui menacent la pureté raciale de l'humanité, c'est que, progressivement et en

17 Cf. Le mythe de l’Etat, ((1946) 1993, p.17. Cassirer, néo-kantien et disciple de Schelling (auteur

d’une Philosophie de la mythologie (1856-61) (1994) est un des grands théoriciens contemporains de la pensée mythique. Outre Le mythe de l’Etat, on lui doit une Philosophie des formes symboliques dont le volume 2 est consacré à la pensée mythique.

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s'appuyant sur les événements traumatiques vécus par ce peuple, se mettent en place les conditions de ce vécu mythique.

La diabolisation et l'animalisation du juif n'est pas le seul fait des Allemands mais elle est bien antérieure et est le fait d'une partie de l'Europe et de la société chrétienne dans son ensemble. Claudine Fabre Vassas dans son livre La bête singulière a fait le récit ethno-historique de l'identité porcine attribuée aux juifs par les chrétiens. L'histoire se confond ici avec la mythologie : quand une idée devient une idée de masse, elle devient une force active mais il ne s'ensuit pas que cette idée soit "vraie", il suffit qu'elle apparaisse comme nécessaire.

L'État ou la raison d'État devient alors cet idéal du moi auquel chacun doit s'identifier sous peine d'être exclu de la communauté de cet État. Et là aussi nous aurons différents niveaux de vécus mythiques :

- Il y a ceux qui verront le chef éclairé voler au secours de son peuple menacé par un peuple d'hommes animaux portant queue et corne ;

- il y a ceux qui douteront mais qui préféreront par lâcheté se convaincre qu'il en est bien ainsi ;

- il y a ceux qui savent qu'il n'y a ni chef éclairé ni sous-hommes mais dont les intérêts sont servis par une telle croyance ou bien qui tremblent de peur et préfèrent se taire ;

- et puis il y a les autres, c'est-à-dire ceux qui se sont engagés dans une lutte sans merci contre ce vécu mythique catastrophique.

Là où les choses se compliquent c'est lorsqu’il n'y a pas un vécu mythique d’une part et de l’autre un vécu démystifié mais des vécus mythiques différents qui proposent à leurs adeptes des versions différentes du salut et de l’avenir, comme c’est le cas la plupart du temps...

C'est un tel scénario qu'offre l'actuelle guerre qui oppose non seulement l'OTAN à Milosevic et aux Serbes mais dans chaque pays, deux factions opposées et devenues ennemies de l'opinion18.

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D'une manière générale, plus un phénomène devient massif, plus il est mythique. Les sociétés étatiques sont donc, dans un sens élargi mais parfaitement valide, plus mythiques que les sociétés traditionnelles mais elles n'en ont pas conscience : le mythe s'est introduit dans des institutions massives qui donnent l'apparence de l'objectivité.

Philosophiquement, on peut se poser la question suivante : une démystification est-elle possible ? Les scientifiques ont cru pouvoir répondre non, la psychanalyse et ses recherches ont montré que le noyau mythique résistait, voire qu'il constituait l'essentiel du social. C'est plutôt dans la prise de conscience du caractère mythique du réel que réside une véritable démystification : ce que la science du XXe siècle et en particulier la physique contemporaine a défini sous la catégorie du relatif. Toute observation est relative à la position, au point de vue du sujet observant et réalisant l'expérience, c’est-à-dire à la subjectivité de l'observateur. Toute appréhension de l'objet, le fondement même de l'objectivité, ne peut donc se faire que subjectivement. En disant les choses autrement : si on définit le mythe comme la dimension subjective du réel, c’est-à-dire des pratiques sociales associées à des représentations qui, au sens étymologique de la notion de mythe, sont prises dans des paroles (muthos), lesquelles pour émerger doivent se fonder sur des vécus, alors la relativité de toute expérience peut être caractérisée comme la déviation mythique que fait subir le sujet au réel.

Il existe un autre point commun entre les sociétés mythiques traditionnelles et les mythologies étatiques du XXe siècle, c'est le recours de manière fondamentale aux rituels. Le fascisme ordinaire, film de Michael Rohm, est un magnifique reportage sur ce type de rituels et de vécus mythiques, sur la fascination qu'exerçait Hitler sur les masses allemandes. Réalisé par un Soviétique, il est aussi une métaphore de cette même fascination exercée par un autre père des peuples, ce qu’en plein brejnévisme il valait mieux encore taire (le film fut d'ailleurs interdit).

Le cinéma - et c'est pour cela que beaucoup de grands dictateurs, Staline et Hitler les premiers, s'intéressèrent tellement au cinéma - fait partie de cette nouvelle

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génération de vécus mythiques de masse qui se sont développés à une échelle inégalée : de ce point de vue, le XXe siècle a bien été le siècle des transports en commun. Le dernier ouvrage de Godard Histoire(s) du cinéma est d'ailleurs une tentative de description et d'analyse de ce vécu mythique de masse fantastique qu'est le cinéma. "Les masses aiment le mythe et le cinéma s’adresse aux masses" écrit Godard19. Le

cinéma propose des images du monde qui s'inscrivent immédiatement dans la réalité mythique et sont vécues mythiquement non seulement par les spectateurs mais aussi par les acteurs eux-mêmes. Ainsi un événement historique "cinématisé" devient un événement mythique qui prend la place de l'événement réel vécu dont, de toutes façons, il ne reste plus que des traces, des expressions. La force kinesthésique du cinéma, s’exprimant par le son, le geste et la trace, lui donne une supériorité sur les autres moyens d'expression plus linéaires. Seul le théâtre peut rivaliser mais il n'est plus adapté à la société de masse d'aujourd'hui.

Le fantastique succès d'un film comme Le Titanic, qui, avec la plus parfaite bonne foi, est considéré par les uns ou les autres comme le meilleur ou le plus mauvais des films, en est un nouvel et récent exemple.

Bibliographie

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Tome 6: Le Way kot dans le brasier de l'aigle : mythologie du sacrifice, du commerce et de la guerre.

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Références

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