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Le problème des sciences humaines dans la philosophie herméneutique de Gadamer

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Academic year: 2021

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Le problème des sciences humaines dans la philosophie

herméneutique de Gadamer

Mémoire

Jérôme Peer-Brie

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Le problème des sciences humaines dans la philosophie

herméneutique de Gadamer

Mémoire

Jérôme Peer-Brie

Sous la direction de :

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III

R

ÉSUMÉ

L’objectif de ce mémoire est de montrer comment Gadamer parvient à apporter une légitimation philosophique à la vérité des sciences humaines sans recourir aux critères méthodologiques de la science moderne. Comme ces critères ne permettent pas de reconnaître le statut gnoséologique de certaines expériences que nous faisons, comme l’expérience esthétique ou l’expérience de notre appartenance à l’histoire, il est nécessaire de se questionner si celles-ci appartiennent, malgré cela, au champ de la connaissance ou si elles doivent en être exclues. Dans la mesure où les sciences humaines prennent en charge une part de ces expériences, en tant qu’héritières de la tradition humaniste, il est à se demander ce qui justifie leur prétention à la vérité. Selon une perspective herméneutique, Gadamer s’efforce de sonder les modalités propres au savoir des sciences humaines, ce qui l’amène à renouer avec la philosophie pratique d’Aristote, qui lui sert de modèle épistémologique pour penser la vérité de l’expérience humaine dans sa globalité. En s’inspirant aussi de l’analytique heideggérienne de la temporalité du Dasein, Gadamer parvient à fournir aux sciences humaines un fondement dans « les choses elles-mêmes », permettant ainsi d’en démontrer la pertinence autant sur le plan cognitif qu’existentiel.

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IV

T

ABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... III

TABLE DES MATIÈRES... IV

REMERCIEMENTS... VII

INTRODUCTION ...1

CHAPITRE PREMIER –DÉGAGEMENT DU QUESTIONNEMENT HERMÉNEUTIQUE DE LA VÉRITÉ À PARTIR DU PROBLÈME DES SCIENCES HUMAINES ...7

1.1 - LE PROJET DE FONDATION MÉTHODOLOGIQUE DES SCIENCES HUMAINES AU XIXe SIÈCLE ...14

1.1.1-L’influence décisive de la Logique de John Stuart Mill et son projet d’unified science ... 15

1.1.2 - Le projet diltheyen d’une fondation philosophique des sciences humaines ... 17

1.1.3 - L’échec de Dilthey à penser la vie (Leben) à l’aune de la méthode scientifique ... 19

1.2-LA REDÉFINITION CARTÉSIENNE DE LA VÉRITÉ ...22

1.2.1 - Affirmation de l’unité de la science ... 23

1.2.2 - La vérité scientifique définie comme connaissance certaine ... 26

1.2.3 - La méthode comme condition d’accès à la vérité ... 29

1.3-LA VÉRITÉ PAR-DELÀ LA SCIENCE ET SA MÉTHODE ...33

1.3.1 - La question des préjugés : l’héritage cartésien et sa reprise dans l’Aufklärung européenne ... 35

1.3.2 - De l’Aufklärung à l’épistémologie scientifique du XIXe siècle : l’émergence de la conscience historique et de l’histoire comme discipline scientifique ... 44

1.3.3 - Les apories suscitées par l’application sans faille de la doctrine de la méthode ... 46

1.3.4 - L'échec de l’épistémologie moderne pour penser l’homme et la nécessité de renouer avec la tradition de l’humanisme ... 49

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V

CHAPITRE DEUX -LA DÉCOUVERTE DE LA VÉRITÉ HERMÉNEUTIQUE À PARTIR DE LA

PHRONĒSIS ...55

2.1 - LES CONCEPTS CLÉS DE L’HUMANISME EUROPÉEN : DE LA PRUDENTIA DE GIAMBATTISTA VICO À LA PHRONĒSIS D’ARISTOTE ...56

2.2 - LE STATUT HERMÉNEUTIQUE DE LA PHRONĒSIS DANS L’ENTREPRISE PHILOSOPHIQUE DE GADAMER ...61

2.2.1 - L'influence de Heidegger sur la reprise gadamérienne de la philosophie pratique d’Aristote ... 62

2.2.2 - La délimitation du savoir pratique par rapport au savoir théorique ... 64

2.2.3 - La délimitation du savoir pratique par rapport au savoir technique ... 73

2.2.4 - Le savoir moral compris comme « savoir de soi » ... 78

2.2.5 - Le rôle de l’ethos dans l’auto-éclaircissement phronétique et son impact pour la compréhension des sciences humaines... 80

2.2.6 - L'apport spécifique de la phronēsis pour les sciences humaines ... 86

CHAPITRE TROIS - LA VÉRITÉ DES SCIENCES HUMAINES : ESQUISSES D’UNE PHILOSOPHIE HERMÉNEUTIQUE ...88

3.1 - L’HÉRITAGE HEIDEGGÉRIEN DANS L’ÉLABORATION DE LA PHILOSOPHIE HERMÉNEUTIQUE DE GADAMER ...89

3.1.1 - L’herméneutique heideggérienne et son influence sur Gadamer ... 91

3.1.2 - Le cercle de la compréhension chez Heidegger et son élévation au rang de principe herméneutique chez Gadamer ... 94

3.1.3 - Les différences entre la conception gadamérienne et heideggérienne du cercle de la compréhension ... 98

3.2 - L’HISTORICITÉ DU DASEIN COMME CONDITION TRANSCENDANTALE DE LA COMPRÉHENSION DANS LES SCIENCES HUMAINES ...102

CONCLUSION ...105

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VI

Gadamer. – Je suis vraiment sceptique à l’endroit de toute forme de pessimisme. Je trouve que le pessimisme traduit toujours un manque de bonne foi.

Carsten Dutt. – Pourquoi?

Gadamer. – Parce que personne ne peut vivre sans espoir.1

1 DUTT, C., Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, trad. D. Ipperciel, Fides,

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VII

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EMERCIEMENTS

La réalisation de ce mémoire n’aurait pas été possible sans l’appui et l’aide de plusieurs personnes. En premier lieu, j’aimerais remercier ma directrice, Sophie-Jan Arrien, qui, par ses conseils, son écoute et sa bienveillance, m’a appuyé et guidé à travers le long périple de la rédaction. Je tiens aussi à remercier David Létourneau pour sa lecture attentive de mon travail et pour ses commentaires qui m’ont beaucoup servi. J’aimerais aussi remercier ma compagne Laurence Trudel pour son support indéfectible, sa générosité et sa patience. Sans elle, je ne serais pas parvenu au point où j’en suis aujourd’hui. Je lui en suis très reconnaissant.

En dernier lieu, j’aimerais dédier ce mémoire à mon ami Jean Dumont, qui m’a accueilli, il y a déjà quelques années, à la Librairie Générale Française, et sans qui je n’aurais pas poursuivi mes études en philosophie. Sa passion du livre, de l’art et de la culture m’a été transmise comme un héritage précieux que je chérirai tout au long de ma vie.

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1

I

NTRODUCTION

Dans un court texte paru en 1953, intitulé La vérité dans les sciences humaines, le philosophe Hans-Georg Gadamer (1900-2003) nous fait part de son inquiétude grandissante au sujet de la situation précaire de l’enseignement des sciences humaines1 (Geisteswissenschaften)2. Il fait le

constat que nos sociétés tendent de plus en plus à délaisser celles-ci au profit d’une éducation davantage axée sur l’acquisition de savoirs techniques. Cet abandon progressif de la culture des lettres, de l’enseignement de l’histoire et de la philosophie traduit, selon lui, une perte de confiance à leur endroit. En comparaison, nous semblons être bien mieux disposés envers les sciences naturelles, qui nous apparaissent rigoureuses et indispensables, qu’envers les sciences humaines, lesquelles nous semblent parfois aléatoires et inutiles. Ces préjugés, nous prévient Gadamer, doivent être pris très au sérieux. On remarque, depuis la montée en puissance de la science et de la technique, que nous nous voyons de moins en moins convaincus de la pertinence des humanités dans le cadre de la formation générale. Cela explique pourquoi leur présence diminue sans cesse dans nos institutions d’enseignement. Certes, il est toujours possible, pour quiconque, de s’inscrire dans un programme d’histoire ou de se mettre à l’étude du latin et du grec, mais cela est maintenant devenu une affaire de préférence personnelle. Cela signifie que nous n’estimons plus, collectivement, que ces savoirs sont essentiels à la formation de l’être humain. Or, sommes-nous certains de cela? Est-ce possible que nous soyons en train de négliger une part importante de notre humanité en dévalorisant ainsi les savoirs qui visent

1 Cette crainte semble pouvoir se raffermir de plus en plus à notre époque, comme en témoigne, par exemple,

la volonté récemment exprimée par le gouvernement japonais d’abolir dans ses universités tous les programmes de sciences humaines. Dans un court article à ce sujet, paru dans le Times Higher Education, le 14 septembre 2015, J. Grove rapporte la nouvelle en ces termes : « The call to close the liberal arts and social science faculties are believed to be part of wider efforts by prime minister Shinzo Abe to promote what he has called “more practical vocational education that better anticipates the needs of society”. » En réponse à cette décision du ministère de l’éducation, le président de l’Université de Shiga, T. Sawa, fit part de son désarroi dans une lettre intitulée « Humanities under attack », publiée dans le Japan Times, le 23 août 2015 : « The foundation of democratic and liberal societies is a critical spirit, which is nurtured by knowledge of the humanities. Without exception, totalitarian states invariably reject knowledge in the humanities, and states that reject such knowledge always become totalitarian. » Au sujet du lien entre le rejet des humanités et le risque d’une montée en puissance du totalitarisme voir, chez GADAMER, « La vérité dans les sciences humaines », dans La Philosophie herméneutique,

trad. J. Grondin, Paris, Puf, 1996, p. 65-66.

2 Nous avons décidé d’opter pour la traduction suivante du terme Geisteswissenschaften, lequel est parfois rendu

par « sciences de l’esprit » par certains traducteurs. Ce qu’il ne faut pas perdre de vue ici est que Gadamer désigne par cette appellation non seulement le corpus des sciences comme l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, etc., mais aussi le royaume des lettres, c’est-à-dire la littérature, la poésie, la philosophie et aussi l’art. Sur le sens accordé par Gadamer aux Geisteswissenschaften, voir l’article de celui-ci intitulé « L’avenir des ″sciences de l’esprit″ », dans L’Héritage de l’Europe, trad. P. Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 1996, p. 27-28.

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2 à mieux la connaître?

Cette situation nous invite bien sûr à réfléchir davantage sur le sens de cette perte. Quel avenir est réservé à une humanité qui tourne ainsi le dos aux humanités? Jusqu’à la fin de sa vie, Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur le sujet. La détermination dont il fait preuve dans sa défense des humanités nous a fait reconnaître en lui « un noble humaniste1 » et c’est pourquoi il nous a semblé

important de nous mettre à l’écoute de ce qu’il avait à nous dire sur ce sujet. Sa longévité exceptionnelle – il s’est éteint à l’âge vénérable de 102 ans – a fait de lui un témoin privilégié de l’évolution de notre parcours civilisationnel au cours du dernier siècle, ce qui rend, à notre avis, sa réflexion d’autant plus pertinente. Du haut de la sagesse que confère l’âge, le philosophe savait quel défi attend l’humanité de demain : celui de ne pas laisser la civilisation « technique » étouffer tout ce que la culture humaniste nous a transmis2. Sans perdre espoir,

Gadamer n’a jamais cessé de nous mettre en garde contre cette tendance qu’il a observée et combattue durant toute sa vie. Par son exemple, il nous convie à réfléchir à l’influence croissante de la science et à mesurer les conséquences qu’elle entraîne pour la transmission des humanités. Dans ce mémoire, nous avons souhaité nous engager dans cette réflexion cruciale afin d’y voir plus clair.

Pour nous guider dans cette entreprise, nous avons jugé utile de nous inspirer d’un conseil donné par Gadamer lui-même dans un texte intitulé « L’avenir des sciences humaines européennes3 », rédigé en 1981. Celui-ci nous prévient qu’avant de s’attaquer à un problème

aussi délicat que celui de l’avenir d’une humanité sans humanités, il est primordial de se rappeler les limites que nous impose la finitude de notre condition humaine. Vouloir réfléchir à l’avenir de l’humanité ne doit pas nous faire oublier que « toute anticipation de l’avenir est largement refusée à l’homme4 ». Il serait imprudent, nous dit-il, d’engager cette réflexion de manière trop

1 Jean Grondin, grand spécialiste de Gadamer, nous rapporte dans son excellente biographie de Gadamer que

c’est ainsi que le pape Jean-Paul II l’avait désigné dans son télégramme de condoléances suite à la nouvelle de son décès. Voir GRONDIN, J., Hans-Georg Gadamer. Une biographie, Paris, Grasset, 2011, p. 491.

2 Cf. « L’histoire de l’univers et l’historicité de l’homme » (1988), dans L’herméneutique en rétrospective, trad. J.

Grondin, Paris, Vrin, 2005, p. 277.

3 « L’avenir des sciences humaines européennes » (1981), dans Esquisses herméneutique, trad. J. Grondin., Paris,

Vrin, 2004, p. 143-167; « L’avenir des ″sciences de l’esprit″ », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 27-51.

4 Ibid., p. 28. Nous soulignons. Cela ne signifie pas que toute prévision soit fausse, mais nous rappelle seulement

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3

prospective, surtout lorsqu’on sait à quel point le mystère de la liberté humaine nous réserve des surprises. Il serait plus sage de faire preuve de modestie à cet égard, car nul ne sait ce qui nous attend véritablement. C’est pourquoi Gadamer nous encourage à commencer notre réflexion en sondant non pas l’avenir, mais le passé. Si l’avenir nous échappe encore, le passé nous est accessible et peut nous servir de guide. Sans nous révéler avec exactitude ce qu’il adviendra, la connaissance du passé nous aide cependant à mieux sentir la mouvance générale dans laquelle nous sommes entraînés. Si nous voulons comprendre ce qui nous a conduits à oublier ce qui relevait de l’évidence pour les humanistes, à savoir que la culture des humanités est primordiale pour la formation humaine, un regard rétrospectif sur la question s’impose tout d’abord.

Dans le présent mémoire, nous avons choisi de débuter en nous interrogeant sur les raisons historiques qui expliquent pourquoi il est si difficile aujourd’hui « de rendre perceptible ce qu’est la vérité dans [les sciences humaines]1 ». Comment peut-on expliquer que l’on soit

rendu si méfiant à l’égard de ces dernières? Comment se fait-il que leur réputation se soit ternie à ce point aux yeux du grand public? Notre premier chapitre vise à apporter des réponses à ces questions, ce que nous avons fait en nous appuyant sur l’œuvre philosophique de Gadamer. En premier lieu, nous avons été appelés à nous pencher sur le projet de fondation méthodologique des sciences humaines tel qu’il fut développé au XIXe siècle projet auquel ont

entre autres participé John Stuart Mill (1806-1873), Hermann von Helmholtz (1821-1894) et Wilhelm Dilthey (1833-1911). Cette période charnière dans la formation du corpus des sciences humaines nous a semblé être un bon point de départ pour amorcer notre réflexion. Elle nous a tout d’abord permis de constater la tension originelle qui existe entre l’idéal méthodologique de la science et le contenu des savoirs qui traitent de l’homme. Nous avons alors compris en quoi les efforts déployés à l’époque pour élever les humanités, en particulier l’étude de l’histoire, au rang de « sciences », les a amenées à adopter des paramètres méthodologiques qui vont à l’encontre du type de vérité qu’elles manifestent. Ensuite, nous avons tâché de montrer que le problème de la méthode trouve sa source dans le projet scientifique moderne, en particulier dans la philosophie cartésienne. Cette section de notre travail sert à montrer quelles sont les implications épistémologiques qui accompagnent le projet de redéfinition de la science proposée par René Descartes (1596-1650) et comment le

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4

rôle qu’il accorde à la méthode a été déterminant pour l’idée qu’on se fait de la connaissance à l’ère moderne. Dans la dernière section du chapitre, nous nous sommes questionnés sur l’héritage du cartésianisme à travers l’Aufklärung pour faire le point sur la transition entre les débuts de la révolution scientifique et les discussions épistémologiques qui ont eu lieu au XIXe

siècle en Allemagne. Ce survol historique nous a menés à cibler les apories suscitées par l’application sans faille de la doctrine de la méthode, ce qui nous a permis de souligner avec Gadamer la démesure de la science moderne dans certaines de ses prétentions. Nous avons conclu le chapitre en insistant sur la nécessité de renouer avec la tradition humaniste, dans la mesure où celle-ci s’est révélée comme porteuse d’une vérité par-delà la science et sa méthode. Notre deuxième chapitre vise, quant à lui, à expliciter la structure du savoir des sciences humaines. Pour ce faire, nous avons commencé par nous pencher sur les développements proposés par Gadamer dans Vérité et méthode (1960) au sujet des concepts directeurs de l’humanisme. L’étude de ces concepts, en particulier ceux de Bildung et de sensus communis, nous a montré que s’impose en eux un mode de savoir non seulement légitime, mais indispensable pour l’éducation de l’homme. Ce mode de savoir, comme nous le révèle Gadamer, trouve son modèle dans celui du savoir pratique thématisé par Aristote. C’est en se basant sur les analyses déployées par ce dernier au livre VI de l’Éthique à Nicomaque, où il traite de la vertu pratique par excellence, c’est-à-dire de la phronēsis, que Gadamer rend explicite les composantes essentielles du savoir pratique. Ce développement permet d’apporter l’éclairage conceptuel dont ont besoin les sciences humaines pour accéder à une meilleure compréhension d’elles-mêmes. Si cette partie nous apparaît comme l’une des plus importantes de notre travail, c’est qu’en plus de fournir des éléments de réponse en lien avec notre questionnement sur la légitimité des sciences humaines, elle nous renseigne aussi sur le projet philosophique propre à Gadamer. Nous avons ainsi pu constater la portée universelle que comporte cette réflexion sur les sciences humaines.

Notre troisième chapitre s’inscrit dans la continuité du second chapitre. Il y est question de l’herméneutique philosophique de Gadamer et de sa filiation avec la philosophie heideggérienne. L’objectif de ce chapitre consiste à montrer en quoi la description du cercle de la compréhension chez Heidegger est décisive pour l’entreprise de Gadamer et sa réflexion sur le problème des sciences humaines. Cela nous a amenés à reconnaître la spécificité de

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l’approche gadamérienne vis-à-vis de celle de son maître. Si ce dernier a orienté l’herméneutique vers des enjeux de nature ontologique, Gadamer s’est efforcé, quant à lui, de la réorienter vers des considérations plus régionales et concrètes. Dans Vérité et méthode, la section qu’il consacre à la conscience historique est à cet égard probante. Pour conclure, nous présentons la solution donnée par Gadamer au problème des sciences humaines, laquelle fait intervenir des éléments propres à sa philosophie herméneutique.

Dans ce mémoire, notre intention a été d’être le plus près possible de la pensée de notre auteur. Pour cette raison, nous avons mobilisé un grand nombre de ses ouvrages. Bien que nous nous référions principalement à Vérité et méthode1, nous avons aussi jugé pertinent de

consulter les nombreux textes qu’il a publiés en périphérie de cet ouvrage. Étant donné que Gadamer revient assez souvent sur des thèmes qu’il traite dans celui-ci, nous avons cru bon d’intégrer dans notre travail les remarques et les précisions supplémentaires qu’on retrouve dans ces textes et qui apportent souvent un autre éclairage sur certaines questions.

De plus, comme le problème des sciences humaines est celui à partir duquel se déploie l’entreprise herméneutique gadamérienne, nous avons aussi jugé opportun d’inscrire notre travail dans le projet philosophique qui est celui de Gadamer. C’est pour cette raison, comme l’indique le titre de notre mémoire, que nous avons traité cette question des sciences humaines en prenant compte du contexte philosophique dans lequel elle se voit traitée chez Gadamer, à savoir celui de l’herméneutique. L’intérêt de cet exercice nous est apparu d’emblée : l’approfondissement de la problématique initiale à partir de laquelle se déploie l’herméneutique gadamérienne constitue l’une des meilleures introductions à cette dernière. Sans avoir la prétention de couvrir l’ensemble des thèses avancées par Gadamer dans Vérité et méthode – nous ne traitons pas, par exemple, de son idée essentielle que « l’être qui peut être compris est langage » – nous avons tout de même été en mesure de faire ressortir plusieurs thèses indispensables pour la compréhension de son herméneutique. Nous y sommes parvenus en confrontant directement la question au cœur de son célèbre ouvrage, celle qui a trait à la

1 Nous utiliserons l’édition intégrale du texte publié chez Seuil en 1996. Il s’agit d’une réédition de la traduction

partielle qu’en avait fait Étienne Sacre en 1976. Nous devons cette seconde édition au travail de Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio. Tout au long du mémoire, comme nous citons très souvent cet ouvrage, nous avons opté pour l’abréviation VM pour les notes infrapaginales. Les références à la pagination du texte d’origine sont indiqués entre crochets [ ].

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relation qu’entretient la vérité avec la méthode. En faisant attention de ne pas faire de Gadamer ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire un farouche opposant à la science moderne et à sa méthode, nous avons voulu éclairer sa thèse principale, laquelle stipule qu’il existe certaines expériences de vérité qui échappent au cadre méthodologique de la science.

Par son entreprise, Gadamer souhaite nous rendre plus sensibles à l’irremplaçable richesse des humanités. Il nous fait voir en quoi celles-ci nous permettent d’avoir une meilleure compréhension de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons. S’il y a une leçon à tirer de ce mémoire, c’est bien celle-ci.

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C

HAPITRE PREMIER

D

ÉGAGEMENT DU QUESTIONNEMENT HERMÉNEUTIQUE DE LA VÉRITÉ À PARTIR

DU PROBLÈME DES SCIENCES HUMAINES

La position insigne des sciences humaines tient au fait qu’en elles, des choses se révèlent constamment à nous, choses que nous ne savions même pas avoir toujours voulu savoir.1

Gadamer estime que si les sciences humaines ont du mal à faire valoir leur pertinence sur le plan de la connaissance, c’est qu’elles mènent leurs recherches d’une autre manière que celle des sciences naturelles. Contrairement à ces dernières, qui font appel à une méthode efficace, les sciences humaines semblent parfois devoir recourir à d’autres moyens, voire à d’autres ressources, pour produire leurs résulats. Les sciences humaines nous donnent quelquefois l’impression de dépendre d’un certain « je ne sais quoi », qu’on peine souvent à identifier, mais dont la présence nous suffit pour nous convaincre que leur travail ne tient pas seulement à l’utilisation de méthodes. En fait, celles-ci requièrent de la part du chercheur des aptitudes qui nous révèlent toute la différence qu’il y a entre celles-ci et les sciences de la nature : « Ce qui est requis ici », nous dit Gadamer, « en fait de mémoire, d’imagination, de tact, de sensibilité de musagète et d’expérience de vie, tout cela est bien différent de l’appareillage dont a besoin le scientifique2 ». Si les sciences de la nature peuvent s’en tenir « à l’utilisation des méthodes3 »

pour assurer l’objectivité de leurs résultats, il semble qu’une telle pratique ne suffise pas aux sciences humaines.

Comme le souligne Gadamer, puisque l’objet d’étude des sciences humaines est l’homme et la compréhension qu’il a de lui-même4, il est normal que celles-ci ne disposent pas du même

genre de données que celles des sciences exactes, c’est-à-dire des données qu’il suffit de

1 DUTT, C., Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, Fides, 1998, p. 45-46. 2 « La vérité dans les sciences humaines » (1953), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 66.

3 Ibid., p. 64.

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soumettre à une méthodologie particulière pour en faire jaillir le sens. Par exemple, lorsqu’un historien étudie des textes de la tradition, celui-ci se voit à peu près toujours confronté à des difficultés d’interprétation. Or, vu qu’il ne dispose pas d’un critère absolu qui lui permettrait de trancher lorsqu’un tel conflit d’interprétations surgit, il doit intervenir en matière d’expert et puiser dans son expérience pour reconnaître là où la vérité est la plus susceptible de se trouver. Cela nous montre que la vérité des sciences humaines dépend bien plus du jugement du chercheur que de sa capacité à appliquer une méthode quelconque, laquelle semble n’« intervenir ici qu’en second lieu1 ».

C’est d’ailleurs pour cette raison que Gadamer insiste tout particulièrement sur l’importance du « tact » dans la recherche des sciences humaines. Dans ce contexte, le tact consiste en une certaine « sensibilité », à savoir celle de pouvoir s’adapter à « des situations dont nous n’avons aucune connaissance dérivée de principes généraux » et d’avoir ainsi « la capacité de les sentir, elles et le comportement à y tenir2 ». Cette sensibilité se manifeste entre

autres dans la « richesse de la mémoire » et dans la « reconnaissance d’autorités3 ». Le bon

historien ou le bon philologue est celui qui sait reconnaître dans les sources du passé celles qui sont les plus à même de nous renseigner sur celui-ci. Étant donné qu’on ne dispose pas de critères absolument certains pour faire ce tri; seul « un commerce infatigable avec les choses4 »

nous permet de le faire à la longue avec une certaine assurance. Il est certain, cependant, qu’on ne saurait enseigner ni inculquer quelque chose comme le « tact », car il relève essentiellement d’une expérience qui s’est accumulée au fil des ans. Voilà pourquoi, vu de l’extérieur, la « fécondité de la connaissance en sciences humaines s’apparente beaucoup plus à l’intuition d’un artiste qu’à l’esprit méthodique d’une recherche5 », écrit Gadamer. Cette spécificité des

sciences humaines vis-à-vis des sciences naturelles est, selon lui, l’un des facteurs qui contribuent le plus à leur perte de crédibilité aux yeux du grand public. Il semble en effet que ce dernier soit bien plus porté à reconnaître la validité des domaines de recherche dont les résultats dérivent de l’application d’une méthode aux paramètres bien définis. Les autres

1 Ibid.

2 VM, p. 32-33 [22]. 3 VM, p. 21 [11].

4 « La vérité dans les sciences humaines » (1953), dans La Philosophie herméneutique, op. cit., p. 67. 5 Ibid., p. 64.

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domaines lui apparaissent condamnés à ne produire que des vaines spéculations.

Il est vrai, cependant, qu’on s’efforce, dans certaines branches des sciences humaines, à employer de plus en plus des méthodes quantitives, en utilisant, par exemple, des outils mathématiques comme des statistiques dans le but d’accroître la rigueur des recherches menées. Ainsi, certains estiment qu’il est possible de diminuer, voire d’éliminer, l’interférence que peut occasionner la présence de la subjectivité du chercheur dans sa recherche.

Cela peut sembler à première vue être une bonne idée, mais elle ne prend pas compte, nous dit Gadamer, de la violence que ce genre d’approche fait généralement subir à son objet d’étude. Pour illustrer son point, le philosophe nous donne l’exemple des questionnaires d’enquête sur lesquels se basent un grand nombre de recherches quantitatives. Si celles-ci permettent de produire des données comparables à celles dont disposent les sciences naturelles, à savoir des données qui s’énoncent dans le langage des mathématiques, on ne doit pas oublier la contrainte qu’elles font nécessairement intervenir. Tout d’abord, chaque questionnaire, écrit Gadamer, « nous impose des questions auxquelles on est contraint de répondre.1 » Or, chaque question oriente déjà la réponse qu’elle vise à susciter. Autrement dit,

toute question « situe son objet dans une perspective déterminée2 ». Cela signifie que celui qui

rédige ces questions intervient, d’une manière ou d’une autre, dans la récolte de données. La neutralité apparente du procédé cache en fait une immixtion de la part du chercheur. Même si ce dernier est animé par les meilleures intentions, cela ne veut pas dire que ses préjugés et ses positions personnelles ne se traduisent pas d’une manière ou d’une autre dans le choix des questions qu’il pose, sans parler de leur formulation. Doit-on en conclure que toutes les recherches quantitatives dans les sciences humaines sont nécessairement fausses, car biaisées? Bien sûr que non. Ces recherches restent souvent pertinentes. Il faut simplement se prémunir de l’illusion qui consiste à croire que les sciences humaines doivent adopter des méthodes similaires à celles des sciences naturelles si elles souhaitent garantir la validité de ses résultats. Il faut accepter le fait, nous dit Gadamer, que toute connaissance dans les sciences humaines reste conditionnée3, mais que cela ne nie pas pour autant sa portée cognitive. Ce qui importe

1 « Heidegger et la fin de la philosophie » (1989), dans Esquisses herméneutique, op. cit., p. 243. 2 VM, p. 385-386 [368].

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ici c’est avant tout de reconnaître le rôle actif du chercheur dans ses recherches. Cette participation, comme l’appelle aussi Gadamer, doit être pensée si l’on ne veut pas voir ces sciences succomber à l’arbitraire qui les guette.

La dimension spécifique des sciences humaines que nous venons d’esquisser peut sembler aller dans le même sens que la dévaluation qui affecte celle-ci. Ce n’est pourtant pas le but de Gadamer, bien au contraire. Comme il l’écrit, « ce qui compte ici d’un point de vue ″scientifique″, c’est justemment de détruire le fantôme d’une vérité qui serait indépendante du point de vue de celui qui connaît1 ». Pour le philosophe, il est évident qu’il ne suffit pas de dire

que les sciences humaines ne parviennent pas à se fondre à l’idéal méthodologique de la science moderne pour les discréditer. Il faut faire l’effort, poursuit-il, « de porter au langage ce que le travail des sciences humaines donne à penser à la réflexion2 », même si cela implique de venir

éprouver leur vérité en dehors du cadre de la méthode.

Dans la période de crise que nous traversons3, où les paramètres de l’existence se voient

constamment remaniés par les avancées de la technoscience, il serait faux de croire que l’on puisse faire l’économie des sciences humaines prétextant que les sciences naturelles seraient les seule en mesure de nous guider. Il s’agit là d’une illusion pernicieuse contre laquelle Gadamer nous met en garde :

Les méthodes des sciences de la nature ne saisissent pas tout ce qui est digne d’être su, pas même ce qu’il y a de plus précieux, à savoir les fins ultimes que doit servir toute domination des instruments de la nature ou de l’homme. Ce sont des connaissances d’une autre espèce et d’un autre niveau que l’on attend des sciences humaines, mais aussi de la philosophie qui se trouve en elles.4

1 « La vérité dans les sciences humaines » (1953), dans La Philosophie herméneutique, op. cit., p. 68. 2 Ibid., p. 63.

3 L’affirmation selon laquelle les sociétés occidentales traverseraient une période de crise est une idée que l’on

retrouve souvent thématisé dans la littérature philosophique des deux derniers siècles. On peut penser ici aux avertissements prophétiques de Nietzsche au sujet du nihilisme européen, qu’on retrouve aussi chez Heidegger, Löwith et Leo Strauss, ou sinon à Husserl qui, dans son écrit La crise des sciences européennes, nous livre un témoignage important sur le basculement civilisationnel des derniers siècles depuis l’émergence des sciences positives. À cela s’ajoute bien évidemment les avertissements de Freud qui nous parle, quant à lui, d’un malaise dans la civilisation, dressant le portrait d’une culture (Kultur) fortement animée par la pulsion de mort. Chez Gadamer, très proche de Husserl, la crise concerne avant tout la perte des valeurs humanistes et traditionnelles qui serait redevable à « la dynamique d’un monde en proie à une transformation constante dans le sillage du progrès technique et de toute ses conséquences spirituelles. » (« Humanisme et révolution industrielle » (1988), dans Esquisses herméneutique, op. cit., p. 46.)

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Il est d’ailleurs parfaitement manifeste, pour ce dernier, que la dévalorisation des lettres, de l’histoire, de l’art et de la philosophie, c’est-à-dire de la culture des humanités prise dans son ensemble, est en grande partie redevable d’un préjugé excessivement favorable à l’endroit de la science et de sa méthode, que l’on estime à tort capable de remplir toutes les tâches imaginables.

C’est se méprendre sur ce qu’est la science que d’adopter un pareil point de vue à son égard. Comme celle-ci se voit, par définition, concernée par des faits mesurables1, c’est-à-dire

par des données vérifiables empiriquement, il en découle nécessairement que son rayon d’action s’en trouve limité. Tout ce qui échappe, par exemple, à l’emprise des instruments de mesure ne peut faire l’objet d’une recherche scientifique rigoureuse. Cette exigence se fait d’ailleurs ressentir dans l’ensemble du champ de la connaissance. C’est même sur elle que reposent la plupart des critiques à l’endroit des sciences humaines. On estime, bien souvent, que celles-ci ne parviennent pas à présenter des résultats suffisamment rigoureux, car elles s’appuient sur des données que les paramètres de la science ne peuvent pas prendre en compte. On peut à nouveau donner comme exemple l’interprétation philologique d’un texte ancien. Le sens qu’en retire le philologue est difficilement vérifiable selon les critères d’objectivité de la méthode scientifique. Cela est aussi vrai pour le sens que l’on accorde aux œuvres d’art, que l’on soit historien agrégé ou simplement amateur d’art. À chaque fois qu’il s’agit d’interpréter un témoignage signifiant du passé, nous nous voyons confrontés à une réalité qui a peu de choses à voir avec celle des faits empiriques. Les questions qui se rapportent à l’homme et ses productions semblent résister à la vision « objectivante » proposée par les sciences positives. Cela est d’autant plus vrai pour les questions relatives au comportement éthique. C’est d’ailleurs l’un des points sur lesquels Gadamer revient le plus souvent pour démontrer les limites de la science. Comme la moralité n’appartient pas au registre du savoir scientifique, et qu’on lui reconnaît une part de vérité, cela nous incline à croire qu’il existe bel et bien un savoir d’un autre type que celui de la science2.

1 « La diversité de l’Europe. Héritage et avenir », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 17 : « La science oblige,

par des processus d’abstraction héroïques et ascétiques, à ne laisser valoir que les faits assurés, et à fonder sur eux ses connaissances. »

2 Cette différence a d’ailleurs déjà été discernée par certains scientifiques, et non des moindres. On peut penser

ici entre autres à la position défendue par Henri Poincaré au sujet de la différence des rôles alloués à la morale et à la science : « l’une nous montre à quel but nous devons viser, l’autre, le but étant donné, nous fait connaître

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12

Une fois ce constat fait, tout le problème consiste maintenant à cerner ce qu’est cet autre savoir et d’en élucider la structure, tâche qui est devenue particulièrement difficile « au sein d’une civilisation aussi intoxiquée de science que la nôtre1 », nous dit Gadamer. Pour ce dernier,

il est indéniable que notre regard sur la question reste conditionné par les préjugés de notre époque, laquelle est, comme nous le savons, en grande partie favorable à la science2. Pour

s’émanciper un tant soit peu de cette influence, le philosophe nous propose, suivant ainsi les traces de son maître Heidegger (1889-1976)3, d’entreprendre une lecture à rebours de l’histoire,

lecture qui lui permettra d’exhumer ce qui a été enfoui suite à l’essor de la science moderne. Gadamer nous propose ainsi de reprendre contact avec les anciennes traditions de la rhétorique et de la philosophie pratique pour faire ressurgir de l’oubli les savoirs légitimes qui ont été laissés pour compte. C’est ce qu’il s’engage à faire dans son œuvre majeure, Vérité et méthode, dont les premières pages sont consacrées à délivrer la culture humaniste du « malentendu objectiviste » qui l’emprisonne.

Ce questionnement permet aussi à Gadamer de s’interroger de manière plus générale sur la nature du phénomène de la compréhension. C’est d’ailleurs ce qui le conduit à jeter les bases de sa propre herméneutique philosophique. S’il ne fait nul doute que cette dernière trouve son assise dans le problème des sciences humaines, on ne doit pas non plus négliger sa portée universelle, comme l’annonce d’emblée Gadamer :

[…] l’investigation qu’on poursuit ici pose elle aussi une question philosophique. Mais cette

les moyens de l’atteindre. » (POINCARÉ, H., La valeur de la science, Flammarion, 1970, p. 20.) L’homme de science

reconnaît lui-aussi qu’il y a de l’homme derrière la science, que celle-ci existe pour lui rendre service, qu’elle ne lui dicte pas quoi faire, mais l’aide à accomplir les fins qu’il se donne. La science, dans sa conception moderne, est donc par essence instrumentale et possède une dimension utilitaire, ce qui nous rappelle qu’elle est toujours subordonnée à une fin qui lui est extérieure. En d’autres termes, cela signifie qu’elle dépend toujours d’une volonté qui lui est antérieure et qui la conditionne. Or, c’est cette volonté que les humanités visent à former, d’où leur importance.

1 « Avant-Propos », dans L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, trad. P. David et D. Saatdjian, Paris, Vrin,

1994, p. 17.

2 Sur la prévalence excessive accordée à la science et à la technique dans les sociétés occidentales et les risques

encourus, voir l’excellent livre de Daniel Jacques, La révolution technique. Essai sur le devoir d’humanité, paru chez Boréal en 2002.

3 Gadamer et Heidegger adoptent sensiblement la même approche dans le soin qu’ils portent au caractère

historique des concepts. Tous deux estiment que l’histoire de la tradition philosophique occidentale pose problème dans la mesure où celle-ci en est venue à obstruer, à travers son développement, l’accès à l’ontologie des phénomènes. Dans le cas de Gadamer, plus spécifiquement, c’est l’ontologie du phénomène de la compréhension qui est en jeu. Pour ce dernier, donc, c’est la négativité du progrès historique qui appelle à une réévaluation des concepts comme ceux de « vérité », « savoir » et « science », ce dont il sera question dans le présent chapitre.

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13

question, elle ne la pose nullement aux seules sciences dites humaines (parmi lesquelles elle accorderait ensuite la prééminence à des disciplines classiques déterminées); elle ne la pose même pas à la seule science et aux modalités qu’y prend l’expérience. Elle la pose à l’ensemble de l’expérience que l’homme fait du monde et de la pratique qu’il applique à la vie. Pour s’exprimer en termes kantiens, la question posée est celle-ci : comment la compréhension est-elle possible? C’est une question qui précède toute attitude méthodologique des sciences basée sur la compréhension, leurs normes et leurs règles.1

Ainsi, nous aurons l’occasion de constater que la question de la légitimité des sciences humaines aboutit à une réflexion sur les fondements ontologiques du phénomène de la compréhension pris dans son ensemble. C’est donc à un questionnement plus originaire auquel nous introduit le problème des sciences humaines, car, derrière la restriction méthodologique qui les entrave, se laisse découvrir une possibilité plus originelle du connaître, à savoir ce qui dans le connaître ne relève pas de la sphère ontique, mais de la détermination fondamentale de l’existence.

Mais avant d’en arriver là, il importe tout d’abord de se familiariser avec le problème que nous venons d’esquisser à propos de la crise de légitimation des sciences humaines. Voilà à quoi sera consacré ce premier chapitre qui, comme son titre l’indique, aura pour fonction de venir dégager la question de la vérité. Par la suite, nous serons appelés à sonder plus en profondeur cette question (ce que nous tâcherons de faire dès notre second chapitre). Pour le moment, nous nous pencherons sur les sources historiques du problème qui affecte les sciences humaines.

Dans la première partie de ce premier chapitre (1.1), nous partirons des débats épistémologiques qui ont eu lieu au XIXe siècle autour de cette question. Cela nous permettra

de mieux comprendre la nature du problème qui nous est posé, étant donné qu’il s’agit du siècle durant lequel les sciences humaines se sont constituées à partir du modèle des sciences naturelles. Cela nous amènera, par la suite (1.2), à retracer, à partir de la révolution scientifique du XVIIe siècle, les causes qui contribuèrent à l’apparition d’apories concernant le

statut scientifique des sciences humaines. Ensuite, nous insisterons, dans l’avant-dernière section du chapitre (1.3), sur la nécessité de redéfinir la vérité selon d’autres paramètres que ceux qui se sont imposés avec l’essor des sciences modernes. Il sera aussi question, en tout

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14

dernier lieu (1.4), de l’avenir des humanités dans nos sociétés industrialisées et du défi qui nous incombe à cet égard.

1.1

-

L

E PROJET DE FONDATION MÉTHODOLOGIQUE DES SCIENCES HUMAINES AU

XIXe SIÈCLE

Les causes qui ont contribué à la perte de confiance à l’égard des sciences humaines sont nombreuses. Parmi celles-ci, la plus importante aux yeux de Gadamer est d’avoir voulu modeler les sciences humaines à l’image des sciences naturelles, en les soumettant au même esprit méthodologique. C’est au XIXe siècle que s’est réalisé ce rapprochement entre les sciences

humaines et les sciences naturelles, rapprochement évidemment motivé par l’essor et les succès de ces dernières. À l’époque, cette tentative s’est présentée comme une solution à un problème bien précis auquel se voyait confrontée la communauté scientifique : de plus en plus, on constatait que les sciences dites « historiques1 », qui commençaient tout juste à se former, ne

parvenaient pas à se hisser au niveau des sciences naturelles, autant sur le plan de la méthodologie que sur celui de la vérifiabilité des connaissances produites. Pour cette raison, on en était arrivé à distinguer les sciences humaines des sciences naturelles en précisant que ces dernières étaient des « sciences exactes ». Cela a bien sûr contribué à remettre en question la scientificité de ces premières, qu’on était alors tenté de « caractériser en des termes seulement privatifs, comme ceux de ″sciences inexactes″2 », nous rapporte Gadamer. Sur ce point, on

peut d’ailleurs citer à l’appui l’historien Johann Gustav Droysen (1808-1884), qui reconnaît, dès 1843, qu’« il n’y a guère de domaine scientifique qui soit aussi peu que l’histoire, fondé, délimité et articulé en théorie.3 » Ce constat, pourtant fait par l’un des plus éminents

représentants de cette discipline, témoigne bien du complexe d’infériorité qui hante les sciences humaines depuis qu’elles prétendent au statut de « sciences ». Il était donc urgent de venir leur donner une dimension scientifique comparable à celle que les sciences naturelles avaient

1 Pour des fins de commodité et pour assurer la continuité de notre développement, nous avons choisi, pour la

suite du texte, d’employer l’expression « sciences humaines » au lieu de « sciences historiques ».

2 VM, p. 21 [10-11].

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15 conquise.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi certains ont tenté à cette époque de vouloir rehausser ainsi la rigueur méthodologique des sciences humaines : les progrès accomplis par la science moderne depuis la révolution scientifique au XVIIe siècle semblaient en effet suggérer

que seule une conscience méthodique et rigoureuse pouvait mener la science à des résultats probants. Le défi consistait alors à fournir une méthode et des fondations solides aux sciences humaines, à l’instar de ce que Kant avait pu faire pour les sciences physico-mathématiques1.

Deux possibilités s’offraient alors aux sciences humaines2 : la première consistait à

reprendre telle quelle la méthode utilisée par les sciences naturelles, celle qui avait garanti leur succès; la seconde était de trouver une méthode propre à l’objet d’investigation des sciences humaines, permettant ainsi d’assurer leur pleine autonomie.

1.1.1 - L’influence décisive de la Logique de John Stuart Mill et son projet d’unified science

La première option, qui propose d’abolir « ultimement, la distinction des sciences exactes et humaines au profit de la unified science3 », aurait trouvé son inspiration première dans la

traduction allemande de la Logique (1854) de John Stuart Mill, comme nous l’explique Gadamer au début de Vérité et méthode4. Dans cet ouvrage, très lu à l’époque, Mill suggère d’appliquer la

logique de l’induction aux moral sciences, terme rendu en allemand par celui de « Geisteswissenschaften » (qu’on traduit habituellement en langue française par « sciences de l’esprit » ou, plus commodément, par « sciences humaines »). Comme le terme Geisteswissenschaften possède une plus grande étendue que celui de moral sciences, le projet de Mill,

1 VM, p. 22 [12] : « Droysen déjà avait réclamé la venue d’un Kant, qui détecterait dans un impératif catégorique

de l’histoire ″la source vivante dont jaillit la vie historique de l’humanité″. Il exprime l’attente ″que, saisi à une plus grande profondeur, le concept d’histoire devienne le centre gravitation (Gravitationspunkt) grâce auquel il faut maintenant que le mouvement des sciences de l’esprit, qui flottent au hasard, accède à la continuité et à la possibilité d’un progrès ultérieur″ ».

2 Nous reprenons ici la division proposée par Jean Grondin dans son Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit.,

p. 42.

3 Ibid.

4 VM, p. 19 [9]; voir aussi « De la transformation dans les sciences humaines » (1985) dans L’herméneutique en rétrospective, op. cit., p. 227.

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16

qui n’est qu’esquissé à la fin de son ouvrage, est apparu comme une proposition bien plus ambitieuse qu’elle ne l’était en fait. Voyant en elle une invitation à refonder dans son ensemble les sciences humaines sur des bases plus solides, les épistémologues allemands l’accueillirent avec enthousiasme. Mill est ainsi devenu, un peu malgré lui, l’une des principales références en Allemagne dans les discussions entourant la question de la scientificité des sciences humaines. Cependant, Gadamer estime, pour sa part, que cette interprétation un peu cavalière de la Logique de Mill n’est pas si éloignée de la pensée de son auteur que l’on pourrait le croire. Selon lui, elle n’aurait fait que prolonger le raisonnement du philosophe anglais, tirant, en quelque sorte, la principale conséquence de ses prémisses, à savoir « que seule a cours en ce domaine [des sciences humaines] la méthode inductive qui fonde toute science de l’expérience1 ».

C’est ainsi que l’idéal méthodologique a commencé à s’imposer dans le champ des études historiques. L’influence de Mill s’explique entre autres par le sentiment d’urgence qui habitait les représentants des sciences humaines (surtout les historiens) de pouvoir se réclamer d’une méthode dont on avait éprouvé l’efficacité et qui serait, par conséquent, susceptible de légitimer leur pratique. Même si plusieurs d’entre eux se sont ouvertement opposés à l’idée de reprendre ou d’imiter les méthodes des sciences exactes, plusieurs y ont adhéré à leur insu.

Pour illustrer cette adhésion tacite à l’idéal de méthode des sciences de la nature, Gadamer cite l’exemple du physicien et psychologue allemand Hermann von Helmholtz, qui, dans un discours tenu en 1862, a proposé de distinguer la méthode des sciences naturelles et celle des sciences humaines dans les termes suivants : la première procéderait par « induction logique » et la seconde par « induction artistique-instinctive ». Comme on peut le constater, Helmholtz, malgré le fait qu’il n’ait « pas succombé à la tentation d’ériger en norme universelle la manière de travailler dans la science », n’a pas pu s’empêcher de faire que « l’une et l’autre usent de l’inférence inductive », donc à les rapporter toutes deux au « concept d’induction qu’il devait à la Logique de Mill2. »

1 VM, p. 19 [9].

2 VM, p. 21 [11]. Nous soulignons. Voir aussi « Les problèmes épistémologiques des sciences humaines », dans Le problème de la conscience historique, trad. P. Fruchon, Paris, Seuil, 1996, p. 32 : « On admettra volontiers que ce

grand savant a peut-être bien résisté à la tentation de prendre sa propre activité scientifique pour mesure; mais, pour caractériser les procédés des sciences humaines, il ne disposait finalement que d’une seule catégorie logique, celle qu’il a apprise de Mill : celle de l’induction. »

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17

On en conclut, avec Gadamer, que c’est ainsi que les sciences humaines ont commencé à se soumettre au grand projet d’assimilation de la science à l’idée de méthode, laquelle avait trouvé son expression la plus forte dans les « sciences exactes » que sont les sciences naturelles.

1.1.2 - Le projet diltheyen d’une fondation philosophique des sciences humaines

L’autre option qui se présente aux sciences humaines est de développer leur propre méthodologie en fonction de leur objet d’étude. Pour Gadamer, c’est Wilhelm Dilthey qui, au XIXe siècle, a le plus œuvré dans cette direction, même si, comme nous le verrons, celui-ci n’a

pas été tout à fait en mesure de se défaire de l’emprise de la méthodologie des sciences naturelles. Malgré l’échec qu’il lui impute, Dilthey présente tout de même un cas intéressant pour Gadamer, entre autres parce qu’il a été l’un des premiers à émettre ouvertement des critiques à l’endroit de Mill, qu’il accuse de manquer de formation historique. La suggestion du philosophe anglais d’adopter une approche empiriste pour l’étude de l’histoire lui semblait « dogmatique », puisqu’elle néglige la différence essentielle qui existe pourtant entre le monde physique et le monde humain, à savoir que nous avons affaire, dans le premier, à des phénomènes « extérieures », c’est-à-dire à des « choses » distinctes de nous, tandis que, dans le second, nous nous voyons concernés par des réalités humaines, avec lesquelles nous partageons un point commun non négligeable : notre humanité. Comme le note Ricœur, Dilthey souhaite montrer que « dans l’ordre humain […] l’homme connaît l’homme » et qu’aussi « étranger que l’autre homme nous soit, il n’est pas un étranger au sens où la chose physique inconnaissable peut l’être1 ». Dilthey en conclut qu’on ne saurait, pour cette raison,

concevoir notre médiation avec ces deux types de réalités de la même façon, compte tenu des différences essentielles qui les distinguent. Autrement dit, il estime qu’il ne peut y avoir une méthodologie commune aux sciences humaines et aux science naturelles pour des raisons ontologiques.

C’est ainsi que le projet d’une fondation méthodologique spécifique aux sciences humaines s’est alors vu justifié. Cela s’est d’autant plus imposé comme une nécessité lorsque Dilthey a fait remarquer cette autre différence qui existe entre elles et les sciences naturelles, celle qui a

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18

trait à leur visée respective. Si les sciences humaines tentent de comprendre « une individualité historique à partir de ses manifestations extérieures », les sciences naturelles travaillent, quant à elles, à « expliquer les phénomènes à partir d’hypothèses et de lois générales1 ». De toute

évidence, vouloir appréhender le singulier, comme se proposent de le faire les sciences humaines, implique forcément d’autres aptitudes que celles requises par l’étude des lois de la physique2. Voilà une autre raison pour laquelle Dilthey juge que le projet d’unification

méthodologique proposé par Mill est intenable et doit être rejeté.

Par conséquent, puisque Mill, dans sa Logique, n’est pas parvenu à tenir compte des traits distinctifs du savoir propre aux sciences humaines, Dilthey propose, pour sa part, de partir de ceux-ci afin de rendre possible leur explicitation théorique. L’approche qu’il préconise pour y arriver est d’ailleurs similaire à celle de Kant, à bien des égards, reprenant sensiblement la même perspective critique que lui, mais en l’appliquant cette fois aux sciences humaines. On doit alors tenter de répondre à question la suivante : comment la connaissance historique est-elle possible? Pour y parvenir, une « critique de la raison historique3 » doit être tentée.

Le point de départ de l’entreprise critique de Dilthey est le suivant : voir dans les objets étudiés par les sciences humaines des manifestations provenant d’une source commune, source qu’il désigne comme étant celle de la « vie ». Ce qui caractérise fondamentalement la vie, à ses yeux, est sa réflexivité immanente, c’est-à-dire sa capacité à se révéler à elle-même par le biais d’objectivations multiples, que ce soit à travers les religions, les mythes, les œuvres d’art, etc. Comme nous l’explique Gadamer, pour Dilthey, « les traditions vivantes, comme la tradition morale, religieuse et juridique, sont toujours, sans passer pour autant par la réflexion, tributaires du savoir que la vie a d’elle-même.4 » C’est pourquoi, pour vouloir comprendre ces traditions,

comme se proposent de le faire les sciences humaines, il faut à son avis commencer par

1 GRONDIN, J., L’herméneutique, Paris, Puf, 2006, p. 23.

2 Sans trop vouloir entrer ici dans les détails, on peut rappeler brièvement ce que Dilthey avance à propos de ces

« aptitudes ». Du côté des sciences naturelles, l’aptitude requise consiste à saisir, par le biais d’inductions et d’hypothèses, les lois immuables de la nature. C’est ainsi que procède l’explication naturaliste. Du côté des sciences humaines, comme nous avons affaire à des êtres doté d’une vie psychique qui s’exprime à travers des manifestations de toute sorte (voir plus bas), l’aptitude requise pour accéder à ce vécu interne consiste à se

transposer dans la vie psychique d’autrui.

3 Pour être juste envers Dilthey, il faut dire que son entreprise va bien plus loin encore. Anticipant d’une certaine

manière l’entreprise herméneutique de Gadamer, Dilthey s’est donné pour but de découvrir l’élément commun aux deux méthodes, tâchant ainsi de trouver le fondement absolu de la connaissance.

(27)

19

développer une philosophie de la vie (Lebensphilosophie), dont le but consiste à discerner et à identifier les tendances essentielles au sein de la vie elle-même afin d’en dégager les grandes lois. Ces lois, une fois découvertes, serviront à fournir aux sciences humaines des « formes solides1 » à partir desquelles elles pourront s’orienter et manœuvrer en évitant les écueils de

l’idéalisme (i.e. la spéculation arbitraire) et du relativisme qui guettent l’étude de l’histoire. Ainsi, c’est dans « l’investigation systématique de cette réalité vivante », considérée « comme matière première de l’histoire et condition de possibilité de la connaissance historique2 », que l’entreprise dilthéyenne prend son envol. Selon cette perspective, toute vie

individuelle et concrète peut être interprétée comme l’expression du dynamisme structurant de la vie. Or, comme cette dernière se voit prise en charge par la Lebensphilosophie de Dilthey, dans la mesure où celle-ci rend explicites ses relations internes et ses lois, il devient dès lors possible d’accéder à la compréhension des phénomènes humains dans leur particularité grâce à ces points de repère. Puisque toute œuvre et toute action humaine sont des extériorisations de la vie et que cette dernière maintient à travers elles sa totalité et son unité constitutives3, la

connaissance du singulier peut finalement se prévaloir d’une validité universelle, et, par conséquent, d’une légitimité sur le plan théorique. C’est ainsi que Dilthey parvient à faire accéder la connaissance historique à l’objectivité et à la munir d’une scientificité proprement dite.

1.1.3 - L’échec de Dilthey à penser la vie à l’aune de la méthode scientifique

Toutefois, malgré tous les efforts déployés par Dilthey pour donner aux sciences humaines une fondation épistémologique, celui-ci ne serait « guère allé plus loin que les observations élémentaires de Helmholtz4 », tranche Gadamer. La quête d’objectivité qui motive Dilthey à

développer une philosophie de la vie l’a conduit à aller à l’encontre de son point départ : « l’immanence du savoir à la vie même5 ». Comme celui-ci tenait à tout prix à dépasser

1 DILTHEY, W., Gessammelte Schriften, vol. VII, p. 347.

2 ARRIEN, S.-J., L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919-1923), Puf, 2014, p. 127. 3 Comme le souligne Sophie-Jan Arrien, la totalité et l’unité sont des « caractéristiques premières de la vie et

fondamentales dans toute l’entreprise diltheyenne » (ibid., p. 129).

4 VM, p. 23 [13].

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20

méthodiquement les contingences liées à l’observation subjective des données historiques afin de contrecarrer toute objection potentielle de relativisme, Dilthey, en bon « fils des Lumières1 »

(c’est ainsi que le désigne Gadamer), s’est senti obligé de défendre une conception du savoir qui répond aux exigences de la méthode scientifique. Selon lui, « la connaissance » doit, en effet, impliquer « la dissolution de notre engagement dans la vie ». Autrement dit, comme ses contemporains, il a fait de « l’acquisition d’une distance par rapport à notre histoire propre […] une condition nécessaire de son objectivation2 ». Il avait ainsi l’impression que pour

accéder à l’objectivité à laquelle il aspirait au moyen de sa philosophie, il lui fallait affirmer que la conscience historique, celle qui se voit à l’œuvre dans l’étude de l’histoire, doit s’émanciper « de l’emprise des dogmes autoritaires3 » en adoptant une attitude dubitative et réflexive

« face à toutes ces objectivations4 » qu’elle étudie. Gadamer détecte dans cette posture

« méthodologique » du chercheur un « cartésianisme latent5 », ce qui lui suffit pour démontrer

que l’idée que se faisait Dilthey de la science correspond finalement à celle fournie par les sciences de la nature. Comme le dira Gadamer, « l’effort de Dilthey pour comprendre les sciences humaines de la vie, et en commençant par l’expérience vécue, ne s’est jamais vraiment accordé avec la conception cartésienne de la science, dont il n’a su se défaire.6 »

Malgré cette critique, il faut tout de même reconnaître que Gadamer s’accorde sur bien des points avec Dilthey, chez qui il repère des intuitions profondes susceptibles de frayer la voie pour penser le statut épistémologique des sciences humaines en dehors du cadre des sciences de la nature. Dilthey a en effet allégué quelque chose de très important lorsqu’il a affirmé que la méthode à employer dans les sciences humaines devait se fonder « en référence à leur objet7 ». Cette idée, qui comporte « une bonne résonance aristotélicienne8 », selon

Gadamer, sera reprise par lui et jouera un rôle de premier plan dans sa philosophie herméneutique. Il ne faut donc pas minimiser l’impact qu’a pu avoir Dilthey sur la réflexion

1 VM, p. 259 [243]. 2 Ibid., p. 23 [12-13].

3 « Portée et limites de l’œuvre de Wilhelm Dilthey », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 43. 4 Ibid., p. 44.

5 Ibid., p. 43. Voir aussi VM, p. 259 [243] : « La voie cartésienne qui passe par le doute pour parvenir à ce qui est

sûr est immédiatement évidente pour Dilthey dans la mesure où il est fils des Lumières. »

6 « Portée et limites de l’œuvre de Wilhelm Dilthey », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 48. 7 VM, p. 23 [13].

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21

de Gadamer. De nombreux commentateurs s’accordent d’ailleurs pour dire qu’il est le principal interlocuteur de ce dernier dans Vérité et méthode1.

La question qu’il nous reste à maintenant à poser est la suivante : mais que risque-t-on à soumettre les sciences humaines à l’idéal méthodologique des sciences de la nature? Comment cette application a-t-elle bien pu nuire aux sciences humaines, alors qu’elle vise seulement à en garantir la véracité et à en accroître la rigueur? Voilà des points sur lesquels il faudra nous pencher, d’autant plus que Gadamer y consacre plusieurs développements dans la première partie de son maître ouvrage.

Mais avant d’en arriver là, il semble plus prudent de commencer par clarifier ce qu’il entend par la « méthode scientifique ». Pour ce faire, nous devrons quitter un instant Vérité et méthode, dans lequel il est d’ailleurs très peu question de méthode, malgré ce que semble suggérer son titre. On peut reprocher à Gadamer d’avoir ainsi négligé les sources historiques de l’idée de méthode qu’il critique tant. Cela lui aurait sans doute permis d’éviter les nombreux malentendus suscités par son projet d’herméneutique philosophique que plusieurs ont interprété comme une volonté de sa part de fournir une nouvelle méthode aux sciences humaines, ce qui n’est pourtant pas le cas2. Pour combler cette lacune, il nous faudra donc

commencer par déterminer ce que Gadamer entend par « méthode scientifique », pour ensuite traiter de son influence sur les sciences humaines.

Dans les prochaines pages, nous porterons notre attention sur le cas archétypal que présente Descartes3, à qui revient le mérite, selon Gadamer, d’avoir été « le premier » à « fonder

philosophiquement » la nouvelle conception de la science et de la méthode4. Cela nous

1 PALMER, R., « Two Constracting Heideggerian Elements in Gadamer’s Philosophical Hermeneutics », dans Consequences of Hermeneutics. Fifty Years After Gadamer’s Truth and Method, Northwestern University Press,

Evanston, 2010, p. 125; GENS, J.-C., « Gadamer et l’école de Göttingen : les deux voies de l’herméneutique

post-diltheyenne », dans L’héritage de Hans-Georg Gadamer, Paris, Vrin, 2003, p. 209; GRONDIN, J., Introduction à

Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 104; FRUCHON, P., L’Herméneutique de Gadamer, Paris, Cerf, 1994.

2 Gadamer s’est senti obligé de répondre à ses critiques en apportant des précisions à ce sujet dans la seconde

préface (1965) de Vérité et méthode. Parmi les plus grands critiques de Gadamer, voir BETTI, E., Die Hermeneutik

als allgemeine Methodik des Geisteswissenschaften, Tübingue, 1962; Fr. Wieacker, « Notizen zur rechtshistorischen

Hermeneutik », Nachr. D. Ak. D. Wiss., Göttingen, phil.-hist. Klasse, 1963, p. 1-22.

3 L’autre grand représentant de la révolution scientifique étant Galilée, que Gadamer présente comme celui qui

a effectué « la percée décisive » pour le tournant scientifique qui s’opère à partir du XVIIe siècle. Sur la

compréhension gadamérienne de l’émergence de la science moderne, voir MARINO, S., Gadamer and the Limits of

the Modern Techno-Scientific Civilization, Bern, Peter Lang AG, 2011, p. 23-49. 4 « Science et philosophie » (1977), dans Esquisses herméneutiques, op. cit., p. 31.

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22

permettra, en premier lieu, de venir constater comment la révolution scientifique a affecté notre manière de concevoir la connaissance en général. Nous questionnerons alors le sens de la redéfinition de la vérité proposée par l’auteur du Discours de la méthode ainsi que la réception de sa philosophie au siècle des Lumières. Ainsi, nous aurons une meilleure compréhension des enjeux relatifs à l’applicaton de la méthode dans les sciences humaines.

1.2

-

L

A REDÉFINITION CARTÉSIENNE DE LA VÉRITÉ

Depuis l’avènement de la modernité, et en particulier depuis Descartes, il semble que la vérité en soit venue à contracter un lien privilégié avec la science, un lien qui, au fil des siècles, s’est raffermi au point où plusieurs d’entre nous en sommes venus à considérer celle-ci comme étant le seul et unique dépositaire de la vérité. Comme l’écrit Jean Grondin, la science a su s’imposer comme « la voie privilégiée, sinon exclusive, de la vérité dans les Temps modernes1 ».

S’il fut un temps où on estimait que les sciences fondées sur l’autorité de la tradition, comme la prima philosophia et la théologie, étaient porteuses de vérité, il s’avère que ces dernières se sont rapidement vues expulsées du domaine de la science depuis sa refonte moderne, donc à partir

des XVIIe et XVIIIe siècles. La science ancienne, qui évoluait dans le cadre de la métaphysique

traditionnelle, n’a su, en effet, se défendre face aux critiques nombreuses, et souvent justifiées, que lui adressaient les tenants de la nouvelle science.

C’est ici qu’intervient Descartes, qui, par son combat contre la scolastique (avec la rédaction entres autres du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques, qui eurent de retentissants échos), s’est imposé comme l’un des pères de la révolution scientifique. Tout au long de son œuvre, une nouvelle conception de la science se dessine et s’impose : celle-ci, nous dit Descartes, doit absolument exclure de son champ tous les savoirs probables; elle doit répondre à l’exigence de certitude et de clarté qu’on est en droit d’attendre d’elle. Cette requête envers la science est sans doute ce qui résume le mieux l’apport de la pensée cartésienne à l’épistémologie scientifique. On en trouve d’ailleurs l’expression la plus forte dans l’ouvrage

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