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Les jeunes de Québec sont-ils cosmopolites? : rapport à la diversité culturelle, rapport au politique et construction identitaire chez des jeunes cégépiens de la ville de Québec

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Academic year: 2021

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Les jeunes de Québec sont-ils cosmopolites?

Rapport à la diversité culturelle, rapport au politique et

construction identitaire chez des jeunes cégépiens de la ville de

Québec

Mémoire

Frédérick Nadeau

Maîtrise en anthropologie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Cette recherche vise à déterminer si les jeunes de Québec peuvent être considérés comme des cosmopolites. Elle s’appuie sur l’analyse de contenu thématique de 169 questionnaires à réponses ouvertes, remplis par de jeunes cégépiens de la ville de Québec entre novembre 2012 et janvier 2013. À partir d’une exploration de leur rapport à la diversité culturelle, de leur rapport au politique et des catégories identitaires mobilisées par les jeunes, les conclusions indiquent que la diversification ethnoculturelle croissante de la société québécoise et son inscription dans une société globale sont des phénomènes qui sont vécus assez passivement par les jeunes. Ils ne suscitent pas l’enthousiasme et n’entraînent pas l’adoption des dispositions morales généralement associées au cosmopolitisme. Plutôt, les jeunes se montrent très concernés par les enjeux locaux et par la protection de ce qu’ils désignent comme leur héritage culturel face aux assauts de la globalisation.

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Abstract

This research tries to determine if Quebec City’s youth can be considered cosmopolitan. It draws upon the content analysis of 169 open-answers questionnaires, completed by students aged 18 to 23, between November 2012 and January 2013. Examining their relation to cultural diversity, their relation to politics and exploring the different categories from which they build their identity, it comes to the conclusion that the growing ethnocultural diversity that characterize Quebec’s urban landscape and its inscription in a global society are phenomena that are experienced rather passively by today’s youth. These phenomena do not generate greater enthusiasm for intercultural encounters nor do they lead to the adoption of moral dispositions usually associated with cosmopolitanism. On the contrary, results show that young people in Quebec are more concerned with issues that are local in scale and they express their preoccupations with the protection and valorization of what they refer to as their cultural heritage, in response to globalization.

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Table des matières

Résumé iii

Abstract v

Table des matières vii

Liste des figures ix

Remerciements xi

Introduction 1

1 Observer le rapport à l’altérité à travers le prisme du cosmopolitisme 3

1.1 Problématique . . . 3

1.1.1 La question de la diversité culturelle au Québec : difficile conjugaison entre accommodements et affirmation de soi . . . 3

1.2 Cadre conceptuel : Le cosmopolitisme . . . 8

1.2.1 Petite histoire du cosmopolitisme et de son utilisation contemporaine . . 8

1.2.2 Cosmopolitisation de la société : de la condition cosmopolite au moment cosmopolite . . . 10

1.2.3 Différentes attitudes et différents degrés d’ouverture à la diversité . . . . 12

1.2.4 Le cosmopolitisme enraciné . . . 13

1.2.5 L’ouverture ostentatoire à la diversité . . . 14

1.2.6 L’opérationnalisation du cosmopolitisme . . . 15

1.2.7 Questions de recherche et premières hypothèses . . . 17

1.3 Contexte de la recherche . . . 19

1.3.1 La ville de Québec et la diversité ethnoculturelle . . . 19

1.3.2 La ville de Québec et le contexte politique . . . 21

1.3.3 Le système public des collèges d’enseignement général et professionnel . 23 1.4 Considérations méthodologiques. . . 24

1.4.1 Approche épistémologique . . . 24

1.4.2 Précisions sur les lieux et la population d’enquête. . . 25

1.4.3 Collecte de données : la démarche sur le terrain . . . 27

1.4.4 Analyse des données . . . 29

2 Présentation des résultats 31 2.1 Rapport à la diversification et attitudes relatives à la diversité culturelle . . . . 31

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2.1.2 Les attitudes de réserve envers la diversité culturelle . . . 37

2.2 Le rapport au politique . . . 42

2.2.1 La question de l’engagement ou du désengagement politique des jeunes . 43 2.3.1.1 Facteurs de désengagement . . . 44

2.3.1.2 Facteurs d’engagement . . . 49

2.2.2 Les modes d’engagement privilégiés par les jeunes. . . 51

2.3.2.1 Les engagements dans la sphère publique . . . 51

2.3.2.2 Les engagements dans la sphère privée . . . 55

2.2.3 Les enjeux prioritaires . . . 58

2.3.3.1 Importance de la notion d’« avenir » et des idéaux humanistes . 59 2.3.3.2 La dialectique complexe entre les échelles locales et globales . . . 61

2.3.3.3 Une génération pragmatique ? . . . 63

2.3 La construction identitaire et les échelles d’appartenance . . . 65

2.3.1 La notion de citoyen du monde : définition et degré d’adhésion . . . 66

2.3.2 Identité québécoise : définition et degré d’adhésion . . . 66

2.3.3 Schéma d’identification : les catégories identitaires retenues par les jeunes 71 3 Les jeunes de Québec : plus localistes que cosmopolites 75 3.1 Rappel des catégories d’analyse et limites inhérentes aux choix méthodologiques 75 3.2 Entre l’ouverture et le repli : le rapport des jeunes de Québec à la diversité culturelle . . . 77

3.2.1 La diversité : un poids, deux mesures. . . 78

3.3 Le rapport au politique : un contexte propice au développement d’une conscience cosmopolitique, mais des engagements centrés sur le « local ». . . 80

3.4 L’importance de l’appartenance nationale dans le contexte québécois . . . 82

3.5 Bilan. . . 83

Conclusion 85 Bibliographie 89 Annexes 97 A. Définitions synthétiques associées à la notion de cosmopolitisme . . . 97

B. Représentation graphique des différents types de cosmopolitisme . . . 101

C. Dimensions et indicateurs des différentes formes de cosmopolitisme . . . 103

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Liste des figures

1.1 Nombre d’immigrants selon l’année d’arrivée à Québec (Source : Statistique Ca-nada, recensement 2006). . . 20

2.1 Les enjeux jugés prioritaires par les jeunes de Québec, 2012 (n = 169). . . 62

2.2 Échelle des enjeux jugés prioritaires par les jeunes de Québec, 2012 (n = 169). . . . 64

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Remerciements

D’abord et avant tout, je veux remercier mon père, qui a toujours été une grande source d’inspiration pour moi. Tout au long de ma vie, il a su m’encourager, me soutenir et me corriger, lorsqu’il le fallait. J’ai puisé chez cet homme la force de caractère et la détermination qui m’ont permis de réaliser ce travail. Merci aussi à Elaine pour son dévouement, sa patience et sa bonté. C’est grâce à vous deux si j’en suis ici aujourd’hui.

Il faut absolument que je remercie Francine Saillant, qui a été une directrice hors pair et qui a su guider mes pas dans les méandres parfois tortueux de la recherche scientifique, et ce, des premiers balbutiements jusqu’aux corrections finales. Elle m’a transmis le sens de la rigueur et la passion de la recherche. C’est avec révérence que je souligne ses nombreuses implications et ses accomplissements dans le monde académique, qui représentent pour moi un idéal auquel j’espère pouvoir prétendre un jour.

Un merci spécial à Nicole Gallant qui a, elle aussi, été une grande source d’inspiration et de motivation. Merci de m’avoir fait confiance et de m’avoir donné la chance de participer à des projets d’envergure. C’est avec beaucoup d’enthousiasme que j’envisage les prochaines années d’études doctorales en ta compagnie !

Je remercie le CÉLAT de m’avoir offert un soutien financier et, surtout, un environnement extrêmement stimulant, propice à la réflexion et à la réalisation de soi. C’est avec une immense fierté et un sentiment d’appartenance très fort que je me considère aujourd’hui comme un membre de la grande famille du CÉLAT. La quête de l’excellence, portée chaque jour par les chercheurs que j’ai eu la chance d’y côtoyer saura se refléter, je l’espère, dans mes propres travaux. Alexis, Alfredo, Alison, Agnès, Catalina, Célia, Francine, Jocelyn, Michèle, Mouloud, Mourad, Patricia, Raphaël, Sylvie, j’ai une pensée pour vous.

Merci aux établissements scolaires, aux professeurs et, bien entendu, aux étudiants qui ont accepté de participer à la recherche. Sans vous, rien de tout cela n’aurait été possible. Pour les profs : vous faites un travail remarquable et je vous suis sincèrement reconnaissant de m’avoir accordé un peu de votre précieux temps, malgré les impératifs que vous avez àrencontrer et les contraintes que vous devez surmonter au quotidien. Pour les étudiants : l’enthousiasme et le sérieux dont vous avez fait preuve ont été vraiment exceptionnels. Je ne vous remercierai

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jamais assez d’avoir accepter de livrer ainsi un peu de vous-mêmes.

Finalement, je remercie ma conjointe, qui a été ma science et mon réconfort tout au long du processus, souvent ardu, ayant abouti au document que vous tenez entre vos mains. Celui-ci a l’air tout simple, mais il a nécessité des investissements et des sacrifices considérables au niveau personnel. Merci Déanne-Ève de m’avoir soutenu (enduré, dis-je) pendant tout ce temps, en particulier durant la phase finale d’écriture alors que la quête perpétuelle et absolue de l’adjectif juste et de l’adverbe idéal, mêlée à des pannes d’inspiration fréquentes, faisaient sans doute de moi un être insupportable !

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Introduction

Ce mémoire traite du rapport des jeunes à la diversité culturelle dans le contexte propre à la ville de Québec, alors que, de plus en plus, la société québécoise se trouve confrontée à des questionnements importants sur la nature du lien social qui unit ses citoyens. En effet, à mesure que le processus de globalisation transforme le visage de la société, on s’interroge quant à la définition de l’identité nationale et on réfléchit aux meilleurs moyens d’assurer la cohabitation de tous et le développement de chacun. Mais ce n’est pas toujours chose facile et des épisodes récents, en lien, notamment, avec ce que l’on a appelé « la crise des accommode-ments raisonnables », ont montré l’ampleur des désaccords qui divisent la société québécoise. Interpelé par ces questions, j’ai voulu approfondir notre compréhension des positions que les jeunes tiennent sur ces enjeux cruciaux pour notre avenir collectif. Car nous vivons une époque charnière où le balancier semble être en équilibre, mais où les luttes sociales et politiques pour la reconnaissance, qui se déroulent un peu partout sur la planète, risquent à tout moment de nous faire pencher d’un côté ou de l’autre, soit vers un monde marqué par le fondamenta-lisme et les crispations identitaires, culturelles ou religieuses, soit vers un monde marqué par davantage d’ouverture, de tolérance et de coopération. Ainsi, c’est l’attitude que l’on choisira d’adopter aujourd’hui qui sera décisive pour l’avenir et cela est d’autant plus vrai en ce qui a trait aux jeunes représentants la génération politique montante, dépositaires de notre héritage collectif et décideurs de demain.

Pour ma part, puisque l’on demande toujours aux anthropologues d’expliciter leur posture afin que l’on sache bien où ils se situent par rapport aux problématiques qu’ils abordent, j’estime qu’à une époque où nous devons composer, au sein de nos sociétés, avec une multitude grandissante de personnes issues de milieux et de cultures variées, il nous faut impérativement apprendre à vivre ensemble. Tel que le formule Létourneau (2000), il est temps de se demander comment « passer à l’avenir » ; comment développer une conception du « Nous » collectif qui ne soit pas orienté vers le passé, mais vers le futur. Autrement dit, il faut nous livrer à un réexamen de nos représentations collectives, faire preuve de pragmatisme et nous rendre compte que le contexte actuel appelle à la construction d’un récit collectif inclusif, faute de quoi nos enfants grandiront dans une société où chacun se méfiera de l’autre et où la différence sera la source d’une insécurité rampante, malsaine pour la vie en collectivité et pour le développement de tous. Plutôt que d’ériger des murs entre les communautés en insistant

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sur ce qui nous distingue, il nous faut insister, je crois, sur ce qui nous rassemble et, pourquoi pas, adopter une perspective cosmopolitique. Mais il s’agit là d’une posture personnelle et elle n’est pas partagée par l’ensemble des jeunes ayant participé à l’étude.

Afin de couvrir le plus largement et de la manière la plus efficace possible l’ensemble du pro-cessus ayant permis d’aboutir aux conclusions que je présente dans ce mémoire, le texte a été divisé en trois grandes parties. Dans le premier chapitre, je montre comment j’en suis venu à poser que le rapport des Québécois à la diversité culturelle est problématique et comment cette constatation m’a amené à questionner de façon plus spécifique le point de vue des jeunes de Québec, eux qui sont nés dans le contexte de la globalisation, de la migration de masse et des technologies de l’information. J’explique la manière dont le concept de cosmopolitisme constitue une porte d’entrée intéressante pour aborder cette question et j’entreprends de déli-miter un cadre de référence en exposant différentes théories qui portent sur le cosmopolitisme. Pour finir, je dresse un portrait du contexte particulier de la ville de Québec, où s’est dérou-lée l’étude, et je rends explicites les dispositifs méthodologiques retenus dans le cadre de la recherche.

Dans le second chapitre, je présente de façon détaillée les données recueillies auprès des jeunes répondants. Je commence par présenter les discours, positifs et négatifs, qu’ils ont tenus en lien avec la diversité culturelle au sein de la société québécoise. Je me penche ensuite sur leur rapport au politique en questionnant les facteurs d’engagement et de désengagement chez les jeunes, de même que les échelles d’enjeux privilégiés. J’expose, finalement, les catégories identitaires mobilisées par les jeunes afin de parler d’eux-mêmes et de leur rapport au monde.

Enfin, dans un troisième chapitre, je mets en lumière les éléments qui m’amènent à conclure qu’une majorité des jeunes de Québec ayant participé à l’étude peuvent difficilement être considérés comme des cosmopolites, mais qu’ils sont plus près de la catégorie des « localistes ». Je reprends donc tour à tour les trois facettes du cosmopolitisme qui ont été évaluées (rapport à la diversité, rapport au politique, sentiments d’appartenance) en montrant, pour chacune, la démarche intellectuelle ayant permis d’aboutir à cette conclusion.

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Chapitre 1

Observer le rapport à l’altérité à

travers le prisme du cosmopolitisme

1.1

Problématique

1.1.1 La question de la diversité culturelle au Québec : difficile conjugaison entre accommodements et affirmation de soi

Dans le sillage de ce que l’on a convenu d’appeler la crise des accommodements raisonnables, en 20061, la diversité culturelle a occupé l’espace public québécois de façon récurrente, au point que les questions relatives à la gestion des différences et au vivre-ensemble sont aujourd’hui cen-trales aux préoccupations des citoyens, des universitaires, des organisations communautaires et des partis politiques (Saillant, 2012). Sous diverses formes, la différence s’est immiscée dans nos représentations et fait désormais partie intégrante de notre manière de penser le social au Québec (Taylor, 1996). Pourtant, si ces questions semblent davantage présentes aujourd’hui et jouissent d’une visibilité accrue en raison du traitement médiatique qui leur est accordé, ce n’est pas d’hier que le rapport problématique à l’altérité et à la diversité se pose comme un élément fondamental de la société québécoise. Bastion francophone perdu au milieu d’un conti-nent anglophone, comme on aime à se le répéter, la question de l’identité a depuis longtemps constitué une corde sensible pour les Québécois (voir notamment Elbaz et al. 1996).

C’est en 1962 que Pierre-Elliot Trudeau, dans un texte aujourd’hui classique – La nouvelle trahison des clercs – expose sa position par rapport au nationalisme. À cette époque, les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale et des dérives du nationalisme sont encore frais à

1. En réalité, la pratique des accommodements au Canada a cours depuis 1985. Cependant, tel que le soulignent Bouchard et Taylor (2008 : 53), c’est réellement à partir de 2006 que les cas d’accommodements rapportés par les médias se sont multipliés : entre 1985 et 2002, sept cas seulement ont attiré l’attention des médias ; douze cas entre 2002 et 2006 ; et plus de quarante cas ont été rapportés en l’espace de quinze mois, entre mars 2006 et juin 2007. C’est pour cette raison que je situe le début de la « crise » des accommodements raisonnables en 2006.

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la mémoire de tous. Dans ce contexte, Trudeau va se positionner comme le partisan d’un idéal universaliste fondé sur la primauté de l’individu et sur le respect de ses droits. Dans l’optique de Trudeau, le nationalisme fait appel à des pulsions irrationnelles qui freinent le progrès de l’humanité et mènent invariablement à l’exclusion et à la guerre. Par contraste, le fédéralisme incarnerait la modernité et l’ouverture sur le monde. C’est ainsi que Trudeau va appeler à un dépassement des particularismes et, par le fait même, du nationalisme québécois qu’il considère, comme tous les autres nationalismes, rétrograde et ethniciste. Chez Trudeau, « la nations’équivaut à l’ethnie et l’idée de la rendre souveraine est problématique justement parce qu’elle définit le bien commun en fonction du groupe ethnique plutôt qu’en fonction de l’ensemble pluriel des citoyens » (Dorais 2010 : 6). C’est ce qui explique la ferveur avec laquelle il va tenter de refonder le Canada en rapatriant la constitution et en y greffant la Charte des droits et libertés de la personne.

Les critiques adressées à cette prise de position ne se firent pas attendre très longtemps. La même année, en 1962, Hubert Aquin publie La fatigue culturelle du Canada français dans lequel il réfute les arguments de Trudeau concernant le lien causal entre la guerre et le na-tionalisme et où il réhabilite la légitimité des aspirations du Québec à former une nation. Dans la perspective d’Aquin, le Québec forme un groupe culturel et linguistique homogène dont la réalité est incontestable. Selon lui, le Québec est porteur d’une « culture globale » qui se manifeste à travers des éléments qui, s’ils sont hétérogènes, ne sont pas moins vécus comme une forme d’homogénéité. Et c’est ce sentiment de ne faire qu’un qui est constitutif de l’identité québécoise. Trudeau voulait fonder un Canada au sein duquel le Québec, au même titre que toutes les autres provinces, se reconnaîtrait dans l’affirmation des droits individuels et participerait à la construction d’une société plurielle. Au contraire, Aquin voit dans la dé-marche de Trudeau un moyen d’étouffer la spécificité québécoise. Il souligne que les tentatives d’assimilation dont le Québec a été victime dans le passé justifient sa volonté de s’affirmer comme une nation distincte, détachée du reste du Canada. Car selon Aquin (1962), « la com-préhension ne dérive pas d’une dépersonnalisation préalable et voulue des interlocuteurs ; au contraire, le dialogue est d’autant plus riche que les deux protagonistes sont plus profondément et plus spécialement eux-mêmes ». Dans cette optique, face à ce que Aquin qualifie d’utopie et d’illusion universaliste, il oppose une vision de la société où ce ne sont pas les individus, mais les groupes qui se voient conférer le droit de faire valoir leur différence. Ainsi, afin de garantir les droits du Québec en tant que groupe culturel distinct, il faudrait, parfois, empiéter sur les droits individuels de ceux qui en menacent l’existence.

On reconnaît dans les positions respectives d’Aquin et de Trudeau le noyau des arguments qui aujourd’hui encore, cinquante ans plus tard, sont mobilisés par les intervenants dans le débat sur les accommodements raisonnables et la gestion de la diversité culturelle au Qué-bec. D’un côté, nous avons les tenants d’un pluralisme2 (Anctil, 2010 ; Castonguay, 2010 ;

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Courtemanche, 2010 ; David et Kadir, 2010 ; Micone, 2010, Nepveu, 2010) qui insistent sur la notion de droits de la personne et pour qui le contexte actuel, au Québec comme ailleurs dans le monde, nécessite certains aménagements afin de favoriser le vivre-ensemble. Tel que l’exprime le collectif d’auteurs du Manifeste pour un Québec pluraliste (2010), l’intégration des immigrants à la société québécoise ne doit pas exiger une assimilation pure et simple : « Nous croyons que chacun peut s’intégrer à la société québécoise – c’est-à-dire participer à la vie sociale, politique et économique – en demeurant attaché à des croyances ou à des pratiques qui sont distinctes de celles de la majorité, tant qu’elles ne portent pas atteinte aux droits d’autrui ». Cette façon de concevoir le rapport des Québécois à la diversité compte toutefois de nombreux détracteurs (Beauchemin, 2010 ; Bock-Côté, 2009 ; Quérin, 2009). En effet, ceux-ci estiment que la diversité se doit d’être gérée de manière beaucoup plus rigoureuse, sans quoi c’est l’identité québécoise qui est menacée. Leur argumentation générale tourne princi-palement autour du fait que le programme pluraliste nie, selon eux, le poids de l’histoire et des traditions de la majorité et cherche à diaboliser les revendications identitaires. Mathieu Boch-Côté (2009) décrit en ces termes la menace représentée par le multiculturalisme :

« Le multiculturalisme rappelle ainsi que le Québec n’est pas une histoire, mais une page blanche et que toutes les traditions culturelles devraient disposer du même traitement dans l’espace public. C’est la querelle du multiculturalisme qui cherche à neutraliser l’héritage fondateur des sociétés occidentales et qui mène une guerre perpétuelle contre leur identité nationale. Au nom de la diversité à respecter, il faudrait vider les institutions publiques de l’expérience historique de la majorité. » (Boch-Côté, 2009).

Plus récemment, la question de la diversité culturelle et de l’identité québécoise a rejailli dans l’actualité alors que, durant la campagne électorale provinciale de 2012, le Parti Québécois s’engageait, s’il était élu (et il l’a été), à aller de l’avant avec son projet de Charte québécoise de la laïcité. Selon Pauline Marois, « les Québécois sont ouverts et fiers d’accueillir des gens de partout dans le monde. Toutefois, nous tenons à conserver notre identité, notre langue, nos institutions et nos valeurs » (Parti Québécois, 2012). Nous comprenons ici que dans l’optique du gouvernement (nationaliste) en place, le contexte actuel d’immigration et de diversité culturelle croissante représente un certain risque pour l’identité québécoise, un risque qui appelle à des mesures encadrant son expression dans l’espace public : « Les valeurs québécoises ne sont pas négociables » , affirme Pauline Marois. « Nous n’avons pas à nous excuser d’être ce que nous sommes. Arbitrer les accommodements raisonnables ne devrait pas être le travail des fonctionnaires. C’est au gouvernement du Québec de fixer des balises claires et nous le ferons » (Parti Québécois, 2012).

À partir de ces quelques observations, on se rend bien compte que le rapport des Québécois à la diversité culturelle est – et continu d’être – problématique. Notons, ici, que « problématique »

et une position davantage « nationaliste » – uniquement pour une question de clarté. Dans la réalité, plu-sieurs positions intermédiaires existent. Les recommandations des commissionnaires Bouchard et Taylor pour une « laïcité ouverte » et l’interculturalisme vont elles-mêmes dans le sens d’un compromis en reconnaissant l’importance de « préserve[r] la nécessaire tension créatrice entre, d’une part, la diversité et, d’autre part, la continuité du noyau francophone et le lien social » (Bouchard et Taylor, 2008 : 121)

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ne signifie pas nécessairement que ce rapport à la diversité soit négatif ; il s’agit simplement de souligner que la diversification culturelle croissante de la société québécoise entraîne avec elle des questionnements importants en ce qui a trait à l’identité et à la définition du « Nous » col-lectif. Notons également que ce phénomène n’est pas propre au Québec et qu’il s’observe dans de nombreuses sociétés à travers le monde. En effet, alors que les mouvements de populations sont de plus en plus importants et que les idées et les images circulent à l’échelle de la planète, ce que l’on considérait jusque-là comme étant des bases solides à une identité nationale forte (i.e. le sentiment de partager une culture et des valeurs communes) est profondément remis en question, et ce, dans la plupart des sociétés occidentales contemporaines. Quoi qu’il en soit, retenons qu’au Québec, le rapport à la diversité culturel est problématique. La vigueur des débats entourant les accommodements raisonnables montre que d’un côté, les Québécois ont une volonté très forte de s’inscrire dans la modernité et de participer à la société globale en accueillant chez eux toute cette diversité. Mais en même temps, ils craignent d’être noyés et emportés par ces flux globaux qui circulent avec de plus en plus d’insistance à travers les frontières nationales. Plusieurs craignent que l’ouverture à la diversité signifie qu’ils devront renoncer à ce qui les tenait ensemble, jusque-là, en tant que nation ; qu’ils devront renoncer à leurs valeurs et à leurs traditions, de même qu’au récit collectif qu’ils s’étaient fabriqués, à travers les siècles, afin de se raconter eux-mêmes. C’est donc dans ce contexte où la diversité des modes de vie et des valeurs est devenue une donnée à la fois fondamentale et problématique de la société québécoise que je m’intéresse au rapport que les jeunes entretiennent avec la di-versité culturelle. Plus spécifiquement, je tente de comprendre comment s’expriment l’identité et les sentiments d’appartenance des jeunes, dans un contexte où l’« ici » et l’« ailleurs » se côtoient au quotidien.

Plusieurs raisons m’ont amené à m’intéresser de manière spécifique à la « jeunesse » québécoise. D’abord, parce que ces jeunes, qui sont aujourd’hui âgés de 18 à 23 ans, sont nés dans la diversité et la mondialisation. Contrairement à l’ensemble des générations qui les ont précédés, ils n’ont pas connu de transition vers ce que l’on pourrait appeler l’« âge des technologies de communication ». Pour la plupart, d’aussi loin qu’ils se souviennent, Internet existait déjà. Les téléphones portables aussi. Ils sont également nés dans une période – les années 1990 – où la société québécoise connaissait une diversification importante dans la composition de sa population. Ceux qui interviennent actuellement dans l’espace public sur les questions de la diversité et de l’identité québécoise ont tous connu un « avant » et un « après » et leur vision du monde, même inconsciemment, est influencée par cette constatation que le monde a changé (que ce soit positivement ou négativement). Pour les jeunes, le monde tel qu’il est aujourd’hui est tel qu’il a toujours été. Il devient donc intéressant de se pencher sur cette génération afin d’essayer de saisir l’influence de l’environnement social dans lequel ils ont grandi sur leur rapport à la diversité culturelle et leur conception de l’identité québécoise. Qui plus est, ces jeunes sont à l’âge où on leur demande de prendre leur place dans la vie publique de leur société : leur majorité récemment acquise en font désormais des citoyens à part entière. Et

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même si la présente recherche n’a pas la prétention de répondre à une telle question, on peut tout de même se prendre au jeu d’imaginer comment évoluera le vivre-ensemble au Québec puisque ce sont ces mêmes jeunes qui, demain, détermineront, selon leurs aspirations, leurs idéaux et leur vision du monde, les orientations de cette société.

Un certain nombre d’études se sont intéressées aux jeunes et à leur rapport au monde à l’ère de la globalisation. Soulignons au passage l’étude de Jewsiewicki et Létourneau (1998), qui explorait la mémoire historique et les sentiments identitaires complexes des jeunes de différents pays. Selon les conclusions de Létourneau, les jeunes d’aujourd’hui « se situent mal par rap-port à ce que l’on appelle la société mondiale » (1998 : 412). Ainsi, ce serait plutôt « la nation qui, compte tenu de sa réalité déjà (souvent) instituée dans l’État, de sa reconnaissance inter-nationale, de son histoire effective, de sa matérialité et de son utilité fonctionnelle, demeure pour les jeunes le référent de première instance pour se situer, s’exprimer et se projeter dans le monde » (1998 : 412). D’autres auteurs (Gauthier, 2001 ; Perrault, 2003 ; Pleyers, 2004 ; Quéniart et al. 2007) soulignent, au contraire, que les jeunes ont de plus en plus conscience de faire partie d’un ensemble global et d’être insérés dans un schème beaucoup plus vaste qui dépasse les frontières de la nation : ils sont sensibilisés aux enjeux internationaux, s’im-pliquent dans des organisations d’aide internationale, manifestent contre la guerre en Iraq, font du recyclage. Leur engagement s’effectue de manière individuelle, au niveau local, mais la portée, elle, se veut principalement globale. Songeons au fameux slogan « think globally, act locally ». Dans ce contexte, où le local et le global s’entremêlent parfois jusqu’à se confondre complètement, on peut se demander à quoi les jeunes se rattachent et s’identifient. À mesure que l’interdépendance des sociétés s’accentue et que des risques (environnementaux, finan-ciers, épidémiologiques, politiques) planent de manière indifférenciée sur l’ensemble des êtres humains (Beck, 2004), comment les jeunes se positionnent-ils ? Comment perçoivent-ils leur place et le rôle qu’ils ont à jouer dans cette société mondialisée ? Se considèrent-ils citoyens du monde ? Accordent-ils de l’importance à la notion de nation ? Quel rapport entretiennent-ils avec l’Autre, avec cette diversité culturelle qui est de plus en plus présente au sein même de leur société et à laquelle ils ont de plus en plus facilement accès grâce aux technologies de communication ? Il est intéressant de se demander, dans le contexte particulier du Québec contemporain, de quelle manière les jeunes jonglent avec les différents niveaux de réalité qui s’offrent à eux. Ce sont ces questions qui vont occuper le cœur de mon projet de recherche et auxquelles je tenterai, ici, d’apporter quelques éléments de réponse.

Mes premières réflexions m’ont amené à penser que le concept de « cosmopolitisme » pourrait constituer un point d’entrée intéressant pour approfondir cette question du rapport à la di-versité et des sentiments d’appartenance des jeunes Québécois. En effet, dans l’optique d’une interdépendance croissante entre les différents points du globe ainsi que d’une circulation gé-néralisée des idées, des personnes et des biens (Appadurai, 2005), je suis porté à croire que les jeunes d’aujourd’hui sont amenés à réfléchir et à se représenter dans un monde qui dépasse

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les frontières de la nation. Confrontés de manière quotidienne à la différence culturelle, autant à la maison qu’à l’étranger, dans la rue et dans les médias, les jeunes d’aujourd’hui évoluent dans un univers de sens caractérisé par l’omniprésence de la diversité et de l’altérité. J’ai ainsi la nette impression que la conscience de soi et des autres qui se développe dans un tel contexte pourrait être marquée par le cosmopolitisme, c’est-à-dire par une attitude d’ouverture à la diversité et une volonté consciente d’entrer en contact avec ce qui est « autre ». Cependant, entre la célébration enthousiaste de la diversité culturelle et le sentiment de devoir protéger sa culture des « menaces » extérieures, différentes postures sont possibles. Plutôt qu’une dis-tinction nette entre des individus « cosmopolites » et des individus « localistes » (Hennerz, 1990), la situation sociohistorique et politique particulière du Québec m’amène à penser que l’on pourrait davantage se trouver en présence d’une forme de « cosmopolitisme enraciné » (Appiah, 2005).

1.2

Cadre conceptuel : Le cosmopolitisme

1.2.1 Petite histoire du cosmopolitisme et de son utilisation contemporaine

Étymologiquement, le terme « cosmopolite » est formé de la conjonction des termes grecs kòs-mos [univers, monde] et polìtês [citoyen]. Littéralement, on parle donc du cosmopolite comme d’un « citoyen du monde ». Cette notion a été forgée par les philosophes cyniques afin de souligner leur rejet des loyautés locales et leur hostilité par rapport aux coutumes et aux traditions (Appiah, 2005 : 217). Elle a ensuite été élargie par les stoïciens pour englober la reconnaissance de la diversité culturelle. Il s’agissait alors de la première énonciation expli-cite de l’idée voulant que, sous la diversité apparente, une humanité commune soit la source d’obligations morales (Herrera Lima, 2007 : 18). La notion sera reprise au XVIIIe siècle par Emmanuel Kant, qui l’utilisera pour imaginer une communauté politique mondiale, regrou-pée sous une législation et des principes moraux universels : « Just as the people within the territory of a nation-state abandon their lawless condition and enter into a social contract to end internal strife, so should nation-states willingly limit their freedom and submit to a legal authority beyond themselves » (dans Fine et Boon, 2007 : 5). Les théories de Kant eurent un impact philosophique majeur sur la manière de concevoir les relations internationales et demeurent, encore aujourd’hui, une source d’inspiration importante pour un cosmopolitisme « institutionnalisé » dont l’illustration la plus évidente est sans aucun doute l’Organisation des Nations unies, mais que l’on retrouve également au sein d’institutions comme l’Union européenne, le FMI, l’OTAN ou l’OCDE.

Notons cependant que dans l’intervalle de près de 200 ans qui sépare la publication de Vers la paix perpétuelle de Kant (1795) et la chute du mur de Berlin (1989), c’est plutôt le natio-nalisme qui s’est érigé comme philosophie dominante en Occident. Fondée sur le principe de

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« souveraineté nationale » et alimentée par les rivalités interétatiques suscitées par l’indus-trialisation et l’impérialisme colonial (Elbaz et Helly, 1995), la pensée nationaliste moderne atteignit son point culminant avec la Seconde Guerre mondiale. Et c’est devant l’ampleur du désastre et l’indicible horreur de la Shoah que de nombreux intellectuels de l’époque ont cherché à réactiver l’idéal de la paix cosmopolitique. À ce propos, le travail d’Hannah Arendt fut particulièrement influent (voir Sznaider, 2007). Dans son analyse du procès Eichmann à Jérusalem (1963 [1991]), Arendt insiste notamment sur le fait qu’en dernière instance, chaque individu appartient à l’espèce humaine, donc que chaque individu est « citoyen du monde » et, de ce fait, moralement responsable devant l’humanité (citée dans Fine, 2006 : 58). La notion de « crime contre l’humanité » , mise de l’avant pour la première fois lors de ce procès, venait ainsi jeter un pont entre l’universel et le particulier en remettant en question l’intouchabilité du principe de souveraineté nationale et en ouvrant la voie à la création d’une autorité si-tuée au-dessus des États-nations. Cette autorité allait prendre la forme d’un tribunal pénal international au sein duquel l’humanité pourrait juger des crimes commis contre elle. Avec la formation de l’ONU et l’adoption de la Charte universelle des droits de l’Homme, il s’agissait des premiers jalons d’une communauté cosmopolitique institutionnalisée à l’échelle globale. Mais la Guerre froide et les décolonisations des années 1950-1960 firent en sorte d’exacerber encore une fois les nationalismes et l’attention se détourna progressivement de l’universel pour se porter, à nouveau, sur le particulier.

Depuis la chute de l’Empire soviétique, toutefois, et notamment depuis la publication de Cosmopolitans and Locals in World Culture de l’anthropologue Ulf Hannerz (1990), la notion de cosmopolitisme a connu un important regain d’intérêt au sein de plusieurs disciplines des sciences sociales3. Cet engouement peut s’expliquer du fait que le contexte actuel, marqué par la mondialisation économique et culturelle, suscite la prise de conscience de l’interdépendance des sociétés et des liens qui unissent le destin commun des hommes à l’échelle de la planète : « Our present times, in which many people have a shared sense of a world as a whole, and experience this through travel, work and exposure to the media, are thus perfectly suited to the proliferation of the idea of cosmopolitanism » (Skrbis et al. 2004 : 117).

Mais s’il est utilisé par de nombreux scientifiques à travers des disciplines très variées, le concept de cosmopolitisme ne jouit toutefois pas d’une définition consensuelle et revêt de multiples dimensions. Gabrielle Désilet (2010) rend compte des différentes manières dont le cosmopolitisme est traité dans la littérature sur le sujet :

« Le cosmopolitisme est conçu selon plusieurs perspectives, soit comme un état socioculturel, une philosophie ou encore une vision du monde. Il est aussi vu comme un projet politique visant à établir des institutions transnationales ainsi qu’une citoyenneté mondiale. C’est également un projet de reconnaissance des identités multiples, une attitude ou une disposition, et certains 3. Soulignons également la publication des textes de Martha Nussbaum (1994) et de Richard Rorty (1994) qui ont eux aussi marqué un moment fort en ce qui a trait au regain d’intérêt des intellectuels de sciences sociales pour la notion de cosmopolitisme.

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auteurs le définissent aussi comme une mode de fonctionnement, une habileté, une compétence » (Désilet, 2010 : 29).

Malgré ces divergences d’orientation, on s’entend généralement minimalement sur le fait que le cosmopolitisme réfère à un regard subjectif que l’on porte sur le monde ainsi qu’à des pratiques associées à un certain degré d’ouverture à l’altérité et à la diversité culturelle. Pour Ulf Hannerz, de qui la plupart des définitions contemporaines s’inspirent, le cosmopolitisme est avant tout une orientation et une volonté de s’engager auprès de l’Autre : « it is an intellectual and aesthetic stance of openness toward divergent cultural experiences, a search for contrast rather than uniformity » (1990 : 239).

Cette définition peut servir de point de départ à une étude du cosmopolitisme. Néanmoins, l’idée d’« ouverture » à la diversité reste vague et ne permet pas de cerner très exactement ce que l’on désigne sous le vocable de « cosmopolitisme ». C’est pourquoi il convient d’en propo-ser une conceptualisation plus rigoureuse, qui permette d’utilipropo-ser le concept de cosmopolitisme comme un outil d’analyse pertinent et efficace pour penser la société globale contemporaine. À ce sujet, Skrbis et al. (2004) établissent une série d’indicateurs afin de faire du cosmopolitisme une catégorie conceptuelle opérationnelle, enracinée et mesurable. Je reviendrai sur leurs pro-positions, mais pour l’instant je vais m’attarder sur les apports d’un certain nombre d’auteurs centraux à mon approche théorique du cosmopolitisme.

1.2.2 Cosmopolitisation de la société : de la condition cosmopolite au moment cosmopolite

Beck et Sznaider (2006) parlent de la « cosmopolitisation » de la société comme d’un phéno-mène empirique et observable (a really existing process). L’important, disent-ils, est de ne pas confondre le cosmopolit-isme en tant qu’ensemble de dispositions morales et la cosmopolitis-ation en tant que processus : « Le cosmopolitisme, au sens kantien, est quelque chose d’actif, une mission qui consiste à ordonner le monde. La cosmopolitisation, en revanche, nous force à voir quelque chose de passif et d’incontrôlable qui nous arrive » (Beck, 2004 : 43). Par exemple, une mesure économique ou une décision politique prise de façon très locale finit par avoir des conséquences bien au-delà des frontières nationales, sans qu’il en ait été voulu ainsi au départ. La notion de « cosmopolitisation » désigne donc le fait que les sociétés d’aujourd’hui sont profondément liées et interdépendantes, sans que cela ne soit nécessairement le fruit d’efforts conscients.

Dans ce contexte où les éléments culturels circulent sans cesse et en grand nombre, les pratiques cosmopolitiques deviennent des réalités tellement ancrées dans notre vie quotidienne qu’elles ne sont plus perçues comme telles. Beck parle d’un cosmopolitisme banal, étroitement lié à la consommation sous toutes ses formes : « il s’illustre notamment dans l’immense brassage de plats, de produits alimentaires, de restaurants et de menus que l’on ne s’étonne plus de trouver

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dans toutes les villes, aux quatre coins du monde » (2004 : 85). La musique et le cinéma sont également des domaines où des symboles culturels souvent très éloignés les uns des autres en viennent à faire partie d’un même patrimoine affectif. Le rôle des médias dans ce processus de cosmopolitisation est crucial en ce qu’il rend accessible une quantité phénoménale d’images et d’informations concernant des lieux aussi divers que lointains.

Que l’on s’émeuve à la lecture d’un roman ou que l’on s’indigne devant le journal télévisé, les récits de la vie et de la souffrance humaine auxquels nous confrontent les différents médias entraînent une prise de conscience qui s’étend au-delà des limites de notre espace local habi-tuel. Notre capacité à nous mettre à la place des victimes, même si elles sont très différentes au point de vue culturel, produit une « globalisation des émotions » , une « empathie cos-mopolitique ». Citant Howard V. Perlmutter, Beck affirme que « pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les transformations politiques et technologiques fondamentales ont créé la possibilité d’un espace simultané d’expérience, pour une civilisation globale caractéri-sée par la quotidienneté d’événements globaux » (2004 : 19). L’empathie cosmopolitique et la conscience de vivre dans un monde unifié qui sont ainsi générées ont le pouvoir de mobiliser un grand nombre de personnes et de réveiller chez elles les dispositions morales que l’on associe généralement au cosmopolitisme.

Le lecteur remarquera ici le passage d’un cosmopolitisme décrit comme un fait ou un pro-cessus social, à un cosmopolitisme qui fait davantage appel à des dispositions morales et philosophiques. En fait, Beck et Sznaider (2006) distinguent entre la condition cosmopolite et le moment cosmopolite. La condition cosmopolite fait référence au contexte de cosmopolitisa-tion que je décrivais plus haut. Elle est vécue de manière plus ou moins inconsciente à travers les formes du cosmopolitisme banal. Le moment cosmopolite désigne quant à lui la prise de conscience de l’interdépendance croissante des hommes et des sociétés ainsi que la volonté d’agir qui en découle. Cette conscience d’un monde « un » est renforcée par les risques qui surplombent désormais l’humanité sans distinction d’appartenance, de classe ou de nationalité.

La théorie de la « société globale du risque » (world risk society ) (Beck, 2004) décrit cet état particulier qui caractérise l’époque contemporaine. Selon cette théorie, les sociétés contempo-raines sont traversées par des réseaux planétaires d’interdépendances qui créent des risques partagés par l’ensemble des êtres humains : par exemple, le réchauffement climatique fait peu de cas de notre appartenance nationale ; il en va de même des risques associés à la gestion du nucléaire ou aux épidémies mondiales ; l’interdépendance économique fait en sorte que les crises financières sont mondiales et plusieurs insistent sur le risque important que représente le terrorisme dans un monde où les frontières sont brouillées et où chaque communauté se sent menacée d’être engloutie (Beck et Sznaider, 2006 : 11). Ces risques globaux sont particuliers puisqu’ils ont été créés par la civilisation elle-même et sont partagés également par tous. Face à ces risques, les différentes entités nationales n’ont alors d’autre choix que d’agir de concert, de créer un espace de discussion commun au sein duquel on débattra des actions à

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entre-prendre. C’est pourquoi Beck affirme que la société globale du risque contribue à l’essor d’une conscience normative globale : elle institue une opinion publique mondiale et rend l’optique cosmopolitique envisageable.

Le cosmopolitisme déployé par Beck (2004) apparaît donc comme un cosmopolitisme en deux phases : d’abord une cosmopolitisation de la société qui donne lieu à un cosmopolitisme banal, associé à la consommation et vécu assez passivement. Ensuite, une prise de conscience de l’interdépendance des sociétés (le moment cosmopolite) qui, dans certains cas, donne lieu à une volonté d’agir. Cette action peut se situer au sein de grandes organisations internationales (ONU, Union Européenne, OTAN, etc.), dans des organisations citoyennes transnationales (défense des droits de l’homme, lutte contre la pauvreté et l’exclusion, antimilitarisme, etc.) ou à titre de simple citoyen, par des actions individuelles (utiliser un vélo plutôt qu’une voiture, faire du compostage, etc.). À mon avis, l’approche présentée par Beck (2004) – notamment la théorie de la société globale du risque et les notions de « cosmopolitisation de la société » , de « cosmopolitisme banal » , de « moment » et de « condition » cosmopolite – offre un cadre intéressant pour réfléchir aux questions qui m’occupent ici, soit celles du rapport à la diversité culturelle et du processus de construction identitaire des jeunes de Québec.

1.2.3 Différentes attitudes et différents degrés d’ouverture à la diversité Selon Ulf Hannerz (1990), la configuration mondiale actuelle donne lieu à différentes attitudes en rapport à la diversité culturelle et à l’acceptation de la différence : « For one thing, there are cosmopolitans, and there are locals » (Hannerz, 1990 : 237). Hannerz propose donc une vision du monde dans laquelle on distingue deux types de personnes : les cosmopolites et les localistes. Le cosmopolitisme, tel qu’il le définit, renvoie à deux choses : d’abord à une attitude, ensuite à une compétence. En tant qu’attitude, le cosmopolitisme s’exprime par une volonté (a willingness) d’engager une relation avec ce qui est « autre » (personne, objet, idée). En tant que compétence, le cosmopolitisme correspond à une habileté à manœuvrer à travers différents systèmes de pensées et de significations. Ainsi, le cosmopolitisme correspondrait à une espèce d’état mitoyen entre l’abandon, d’un côté, et le contrôle, de l’autre. Il s’agit, pour le cosmopolite, de s’abandonner au monde de l’Autre, de se laisser absorber par sa culture, mais d’une manière réflexive, contrôlée. À chaque instant, affirme Hannerz, le cosmopolite sait où il se situe ; son « abandon » est volontaire et révocable.

L’attitude cosmopolitique se manifeste donc principalement par un regard réflexif et critique que l’individu porte sur ce qui l’entoure. Ceci est vrai lorsqu’il se trouve à l’étranger, mais également lorsqu’il est chez lui, à la maison. Son expérience avec l’altérité l’amène à regarder sa propre culture avec les yeux d’un étranger : tout ne lui apparaît désormais plus comme al-lant de soi. Cette attitude peut se développer au fil des voyages entrepris par l’individu, mais Hannerz (2007) souligne bien qu’il n’est aujourd’hui nul besoin d’être un globe-trotter pour être cosmopolite : les formes et les significations culturelles voyagent même quand les gens

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ne bougent pas. L’exposition à des images d’un ailleurs proche ou lointain crée la possibilité de ce que nous évoquions plus haut sous le terme d’« empathie cosmopolitique ». Toutefois, il faut noter que l’empathie n’est pas automatique. Parfois, la surabondance des images dé-sensibilise. Dans d’autres cas, la télévision satellite et les journaux électroniques permettent de rester encapsulé chez soi, même à l’autre bout du monde. On comprend ainsi que ce qui distingue les cosmopolites des localistes, dans un monde marqué par la déterritorialisation et la circulation des personnes et des artefacts culturels, c’est leur propension à appréhender plus ou moins positivement la diversité qui s’offre à eux. Tandis que les localistes vont valoriser leur patrimoine et leur identité « locale » , les cosmopolites vont chercher à jeter des ponts entre les différentes cultures.

1.2.4 Le cosmopolitisme enraciné

Hannerz (1990) insiste sur la distinction entre des cosmopolites ouverts sur le monde et des localistes davantage tournés vers le centre, vers leurs traditions, leur mode de vie. Dans son modèle, les deux groupes entretiennent des liens entre eux, mais les catégories demeurent assez exclusives : soit on est l’un, soit on est l’autre. Le philosophe Kwame Anthony Appiah (2005) estime quant à lui que, dans la réalité, il est tout à fait possible de développer une attitude cosmopolite tout en étant profondément attaché (engagé) dans un lieu, un territoire. Son approche s’articule autour du concept de « cosmopolitisme enraciné ». Puisant aux sources de son autobiographie, Appiah invoque ses appartenances à la société ghanéenne (par son père) et anglaise (par sa mère). Ainsi dit-il se sentir appartenir aux communautés asante, ghanéenne, africaine, mais aussi britannique, à l’Église méthodiste, au tiers-monde et à l’humanité entière (2005 : 214). Nous sommes tous connectés à différents « lieux » par notre famille, nos amis ou nos expériences personnelles. Notre propre histoire est emmêlée à celle de nos proches et notre identité est incorporée dans une trame narrative plus large. Nous développons ce qu’Appiah appelle des « relations denses » : des relations qui font en sorte que nous offrons, tout naturellement, un traitement différencié et préférentiel à ceux qui nous sont proches. Parce qu’ils partagent notre quotidien, parce que nous avons des devoirs et des responsabilités envers eux, parce que leur histoire fait partie de la nôtre, nous sommes naturellement enclins à privilégier ces personnes. Mais ces relations denses n’empêchent aucunement que l’on puisse se sentir en phase avec l’humanité.

Pour Appiah (2005 : 239), différents niveaux d’appartenance sont possibles. Le nationalisme en est un : il réfère à une forme d’identité collective qui peut faire sens pour certains individus. Cependant, Appiah rappelle que l’allégeance portée la nation est arbitraire et qu’elle ne peut pas se justifier sur la base des « relations denses » que je viens d’évoquer. Car au même titre que le cosmopolitisme, le nationalisme demande aux individus d’étendre leur loyauté à des degrés très élevés d’abstraction, de participer à un projet qui dépasse de loin le cadre de leurs appartenances personnelles et familiales. En revanche, contrairement à la nation, l’État

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dispose, selon Appiah, d’une valeur morale intrinsèque parce qu’il est essentiel à la gestion d’une part importante de la vie individuelle et citoyenne : « Since human beings live in political orders narrower that the species, and since it is within those political orders that questions of public right and wrong are largely argued out and decided, the fact of being a fellow Citizen is not arbitrary at all » (Appiah, 2005 : 244). Ainsi, l’attachement ou l’enracinement que l’on ressent envers, non pas l’État en tant que tel, mais envers la communauté représentée par l’État pourrait apparaître comme légitime. Car c’est à travers l’État que les citoyens conviennent des règles qui encadrent leur vie quotidienne. Et puisqu’il existe plusieurs raisons de croire que les hommes vivent mieux à l’intérieur de communautés politiques restreintes plutôt que sous un gouvernement mondial, une perspective cosmopolitique viable et pertinente devrait tenir compte, selon Appiah (2005 : 246), de l’importance de l’État, mais aussi du comté, de la ville, de la rue, du secteur d’emploi et de la famille comme des lieux d’appartenance et d’enracinement importants pour les individus.

1.2.5 L’ouverture ostentatoire à la diversité

Jusqu’à maintenant, nous avons vu que le contexte actuel est propice à l’émergence d’une conscience cosmopolitique (Beck, 2004 ; Beck et Sznaider, 2006). Nous avons également vu que ce contexte donne naissance à deux types d’attitudes : le localisme et le cosmopolitisme (Hannerz, 1990). Nous avons toutefois nuancé cette position en montrant qu’il est possible d’être à la fois cosmopolite et enraciné dans un lieu ou une communauté (Appiah, 2005). Malgré leurs différences, ces trois approches semblent converger sur le fait que le cosmopolitisme, compris comme « ouverture à la diversité culturelle » , serait fondamentalement une bonne chose et que le repli identitaire et le nationalisme ne correspondraient pas à l’idéal vers lequel devrait tendre l’humanité. Viviana Fridman et Michèle Ollivier (2004) offrent une critique à cette position en montrant de quelle manière les discours qui se mettent en place au sein des élites intellectuelles, politiques et économiques à propos de la valeur de la diversité culturelle et de la nécessité de s’ouvrir au monde, peuvent être liés à une stratégie de distinction par rapport aux classes moins éduquées, décrites comme rétrogrades et fermées4.

Fridman et Ollivier (2004) approchent le cosmopolitisme sous l’angle de la sociologie du goût développée par Pierre Bourdieu (1979). Pour Bourdieu, la société est composée de classes sociales stables et homogènes qui se reproduisent dans le temps par la transmission non seule-ment d’un capital économique, mais égaleseule-ment d’un capital symbolique. La notion de capital symbolique, précisent Fridman et Ollivier (2004 : 105), suppose « l’existence d’une culture légitime, c’est-à-dire de ressources culturelles (goûts, attitudes, connaissances, manières) dont l’acquisition est socialement reconnue comme désirable, mais qui demeurent inégalement dis-tribuées en raison de modes exclusifs de transmission par la famille et par l’école ». Les auteures s’appuient également sur les thèses de Richard Peterson (1992) selon lesquelles il existe

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tuellement dans le monde une polarisation entre une classe éduquée aux goûts éclectiques et diversifiés (omnivores) et une classe moins éduquée dont les répertoires et les pratiques sont plus restreints (univores). Fridman et Ollivier (2004 : 107) entendent ainsi montrer que nous assistons présentement à la formation d’une nouvelle forme de culture dominante fondée non plus sur la connaissance des œuvres classiques de la culture savante occidentale, mais plu-tôt sur la valorisation de l’éclectisme et du cosmopolitisme culturel, donc sur « l’ouverture ostentatoire à la diversité ».

Dans cette optique, la diversification du répertoire culturel des individus apparaît comme une source potentielle de profit symbolique. Un capital culturel diversifié permettant, en effet, de s’intégrer à des réseaux sociaux plus larges et de circuler plus facilement à travers la multitude de micro-univers qui caractérisent la société contemporaine. L’ouverture sur le monde est pré-sentée comme la clé du succès dans un nombre croissant de sphères de la vie quotidienne : au sein du monde des affaires, dans les discours gouvernementaux, dans le domaine de l’éducation, du marketing, etc. (Fridman et Ollivier, 2004 : 114). Dans tous ces exemples, l’ouverture à la diversité est présentée sous un jour positif : comme moteur de développement économique, comme moyen d’assurer la paix sociale ou comme mode de vie moderne et branché. Évidem-ment, le cosmopolitisme ne répond pas seulement au critère de la lutte statutaire et il peut être interprété de différentes manières, soit comme projet politique ou comme idéal moral. « Cependant, affirment Fridman et Ollivier (2004 : 112), parce qu’elle s’inscrit dans un en-semble de significations socialement valorisées et parce qu’elle suppose l’accès à des ressources culturelles, sociales et économiques inégalement distribuées, l’appréciation de la diversité et du cosmopolitisme produit aussi, et de façon souvent indépendante de la volonté ou de la conscience des agents, des effets de distinction ». Dans le cadre de mon étude, qui s’intéresse à la manière dont les jeunes se projettent et se représentent leur place dans le monde, je crois fermement que cet aspect de l’ouverture à la diversité devra être pris en considération.

1.2.6 L’opérationnalisation du cosmopolitisme

Si la formulation abstraite du cosmopolitisme en tant qu’idéal humaniste offre la possibilité intéressante d’imaginer un monde meilleur pour demain, cela n’en fait pas pour autant un bon outil d’analyse. Afin d’être utile et pertinent aux sciences sociales, Skrbis et al. (2004) soutiennent que le cosmopolitisme doit devenir une catégorie sociale enracinée (grounded so-cial category) : nous devons établir des critères définitionnels qui permettront de faire du cosmopolitisme une unité conceptuelle observable et mesurable. Pour y arriver, nous devons nous entendre sur les types d’attitudes et de dispositions qui caractérisent les cosmopolites et les non-cosmopolites. Parallèlement, nous devons identifier les conditions structurelles qui soutiennent l’émergence de telles attitudes ou dispositions.

Pour Skrbis et al. (2004), la première étape consiste à préciser la notion d’« ouverture » afin de la rendre opérationnalisable. D’abord, comme le suggèrent la plupart des auteurs, l’ouverture

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peut se manifester dans les domaines intellectuel et esthétique. Selon Skrbis et al. cependant, l’ouverture suppose également un engagement émotionnel. L’engagement émotionnel réfère à l’empathie et à l’intérêt dont font preuve les individus envers les autres « cultures ». En lien avec cet engagement émotionnel, on suppose que l’ouverture se manifeste également par l’at-tachement à des valeurs éthiques (morales) universelles. Car pour les auteurs, cet engagement éthique est au cœur de la théorie sur le cosmopolitisme, depuis les Grecs antiques.

Évidemment, la consommation de symboles culturels peut servir à illustrer, dans une certaine mesure, le degré d’ouverture à la diversité culturelle. Mais plusieurs autres dimensions de l’attitude cosmopolitique pourraient être « comptabilisées ». Les travaux de Holton et Phillip (2001, cité dans Skrbis et al. 2004), par exemple, ont permis d’opérationnaliser les dimensions politiques et économiques du concept en se penchant sur les attitudes envers le protection-nisme, les politiques de l’ONU, les investissements économiques étrangers, etc. Si l’étude de Holton et Phillip ne permet pas de comprendre les différentes raisons pour lesquelles les in-dividus adoptent une attitude cosmopolite, elle permet néanmoins de déterminer qui est le plus disposé à adopter une attitude positive envers la mondialisation : ceux qui ont voyagé ou habité dans un autre pays ; ceux qui utilisent internet et font des appels outre-mer ; ceux avec un plus haut niveau d’éducation ; et dans une moindre mesure, les hommes davantage que les femmes et les jeunes plus que les vieux. Lamont et Aksartova (2002, cité dans Skrbis et al. 2004) montrent quant à eux que les références discursives à des principes universels et à la nature humaine sont des indices d’une attitude cosmopolite, tandis que Dye (1963, cité dans Skrbis et al. 2004) définit simplement les cosmopolites comme des acteurs politiques qui entretiennent un intérêt pour des événements qui se déroulent ailleurs, à l’étranger.

Je suis parfaitement en phase avec Skrbis et al. (2004) lorsqu’ils suggèrent qu’une concep-tualisation du cosmopolitisme doit essentiellement tenir compte de la distinction entre un cosmopolitisme banal, qui est vécu passivement, et un cosmopolitisme plus « authentique » , plus réflexif. Pour ce qui est du cosmopolitisme banal, différents indicateurs sont mis en évidence par les auteurs : le type de nourriture consommée, le type de tourisme pratiqué, le type de musique ou de vêtement préférés. Il s’agit ensuite de se demander si, et dans quelles conditions, ce cosmopolitisme banal peut mener à un cosmopolitisme réflexif. Il est également important de tenir compte des études (notamment Fridman et Ollivier, 2004) qui associent le cosmopolitisme à une stratégie de différenciation statutaire. Il faut comprendre que l’ouverture ostentatoire à la diversité répond aux valeurs de flexibilité, de mobilité, d’ouverture et d’adap-tation véhiculées dans le contexte de la mondialisation. La question est donc de savoir si les habitudes de consommation « omnivores » des individus sont activement et volontairement axées sur des valeurs cosmopolites ou s’il s’agit simplement d’un type de consommation qui suit une mode circonstancielle, dictée par l’idée que l’on se fait de la société contemporaine comme d’une « société globale ».

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1.2.7 Questions de recherche et premières hypothèses

À partir de ces quelques considérations théoriques, c’est ainsi que je pose ma question de recherche, celle qui guidera l’ensemble de ma démarche scientifique : « Dans quelle mesure les jeunes de Québec peuvent-ils être considérés comme des cosmopolites ? » Afin de répondre à cette question, j’ai exploré de façon méthodique trois grands thèmes qui, chacun, m’ont permis d’approfondir un aspect particulier du rapport au monde des jeunes et de déterminer leur degré de cosmopolitisme ou de localisme. Ces trois thèmes sont les suivants : d’abord, le rapport à la diversité culturelle ; ensuite, le rapport au politique ; et finalement, les sentiments d’appartenance. Pour ce qui est de l’analyse du rapport à la diversité culturelle, il s’agissait d’établir si les jeunes sont (volontairement) en contact avec la diversité et s’ils voient d’un œil positif les transformations sociales apportées par la diversification croissante de leur société. Pour ce qui est du rapport au politique, l’objectif était de déterminer si les jeunes accordent davantage d’importance aux enjeux locaux ou aux enjeux globaux et de voir quels sont, d’après eux, les meilleurs moyens de s’impliquer, socialement et politiquement, afin de faire changer le monde. Finalement, la question des sentiments d’appartenance visait à dégager les principales catégories identitaires mobilisées par les jeunes Québécois d’aujourd’hui afin de se dire et de se positionner par rapport au reste du monde.

Selon mes premières hypothèses, le contexte de la société globale du risque, décrit par Ulrich Beck (2004), est propice à la formation d’une pensée sociale et politique qui amène les jeunes à se représenter dans un monde « un » , à se projeter dans une société monde et à considérer très sérieusement la possibilité de contribuer au bien-être de l’humanité dans son ensemble en agissant localement, de manière ciblée. J’en réfère ici au fameux slogan « Think globally, act locally ». Ainsi, j’ai l’impression que cette conscience particulièrement aiguë de l’interdépen-dance globale des sociétés fait en sorte que les jeunes délaissent la nation comme lieu de leur identification première pour se tourner vers une identité davantage orientée vers l’extérieur, une identité cosmopolite. D’un autre côté, toutefois, la situation historique et politique parti-culière du Québec m’amène à relativiser, voire à remettre en question ce point de vue. Il est possible qu’en raison des perceptions des Québécois (surtout ceux d’origine francophone) rela-tivement à leur situation de minorité au sein de l’ensemble canadien, ceux-ci soient davantage amenés à adopter une attitude défensive par rapport à ce qui provient de l’extérieur, puisque ces éléments peuvent être considérés comme une menace à leur spécificité culturelle. Cette ambigüité constitue, en définitive, la raison pour laquelle j’ai entrepris ce projet de recherche, avec l’intention de tester mes hypothèses à l’aide des catégories de « cosmopolites » et de « localistes » proposées par Hannerz (1990).

La quête du sujet cosmopolite idéal n’est cependant pas ce vers quoi tend ma recherche. Plutôt, j’admets avec Roudometof (2005) qu’il est plus productif de penser les catégories « cosmopo-lites » et « localistes » comme des agrégats d’attitudes disposés le long d’un continuum. Bien entendu, à des fins de clarté, il est souvent nécessaire de penser ces deux catégories comme des

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groupes distincts avec des visions du monde opposées et conflictuelles. Cependant, je demeure conscient que chacun de ces groupes correspond à un idéal-type, situé à l’une des extrémités d’un même continuum et que peu d’individus présenteront en eux-mêmes l’ensemble des carac-téristiques cosmopolites ou localistes. Dans cette optique, mon rôle consistera donc à vérifier s’il existe des corrélations entre les attitudes associées à l’un ou l’autre groupe, de même que si les attitudes individuelles se regroupent autour des pôles : « If the characteristics do correlate with each other and the individual attitudes are clustered around the ideal type, then there is evidence that the polarization of attitudes among the public is not a working hypothesis, but an empirical proposition » (Roudometof, 2005 : 125).

Afin d’offrir une représentation synthétique et schématique5 de l’approche que j’adopte par rapport au cosmopolitisme, je résumerai ainsi : nous vivons actuellement une époque caracté-risée par la cosmopolitisation de la société, ce que Beck appelle la « condition cosmopolite ». Cette condition fait en sorte que la réalité quotidienne des individus est investie par des élé-ments culturels venus d’un peu partout dans le monde, sans que cela ne soit nécessairement le fruit d’efforts conscients. On parle alors de cosmopolitisme banal. Et c’est ici que com-mence mon enquête, car cette situation fait naître avec elle différentes attitudes par rapport à la diversité. Certains vont chercher à intégrer la diversité à leur vie quotidienne, sur la base de considérations purement esthétiques ou hédonistes. Pour d’autres, la proximité avec l’« ailleurs » va faire naître la conscience de vivre dans un monde « un ». C’est le « mo-ment cosmopolite » et deux attitudes en découlent. La première concerne des individus qui vont développer un intérêt pour ce qui se passe ailleurs dans le monde et qui développeront une forme d’« empathie cosmopolitique » , c’est-à-dire qu’ils vont s’identifier à des personnes vivant à l’autre de la planète, en dépit des différences culturelles, sur la base d’une apparte-nance commune à l’humanité. La seconde attitude entraîne une réaction inverse : les contacts de plus en plus fréquents et soutenus avec des éléments culturels venus d’ailleurs amènent certains individus à prendre conscience de leur spécificité et à vouloir se défendre face à ce qu’ils perçoivent comme une menace à leur identité culturelle. Je distingue ainsi, de manière générale, trois attitudes6face à la diversité : 1. le cosmopolitisme réflexif ; 2. le cosmopolitisme

esthétique (ou ouverture ostentatoire à la diversité) et 3. le localisme.

Le cosmopolitisme réflexif fait référence à une volonté consciente d’entrer en relation avec ce qui est autre, de même qu’à la capacité de garder une distance critique par rapport à sa propre culture. Cette forme de cosmopolitisme se divise en deux composantes : d’abord, ce que j’appelle le cosmopolitisme universaliste qui, globalement, correspond à l’attitude d’un individu qui cherche transcender les liens qui l’attachent à un lieu ou à une communauté pour se positionner (principalement) en tant que membre de la communauté humaine globale ; et le

5. On trouvera, à l’annexe A, un tableau synthèse contenant les définitions des différentes dimensions du cosmopolitisme et à l’annexe B, un schéma de l’emboîtement de ces dimensions.

6. L’annexe C présente les indicateurs qui serviront à distinguer les différentes dimensions du cosmopoli-tisme.

(31)

cosmopolitisme enraciné, qui combine une profonde empathie cosmopolitique et un attache-ment solide à un ou plusieurs lieu(x) ou communauté(s). En ce qui a trait au cosmopolitisme esthétique, il réfère plutôt à la présentation de soi, au sens de Goffman (1990) : il s’agit, pour les individus, d’utiliser les matériaux culturels disponibles afin de se « mettre en scène ». Et puisque, dans le contexte actuel, l’éclectisme et l’ouverture sur le monde sont hautement valorisés et perçus comme appartenant au mode de vie des élites (Peterson et Kern, 1996), le cosmopolitisme esthétique (ou ouverture ostentatoire à la diversité) apparaît comme un moyen de montrer que l’on dispose des ressources culturelles socialement reconnues comme désirables, sans qu’il n’y ait de véritable processus réflexif par rapport à son engagement en-vers la dien-versité. Pour ce qui est du localisme, finalement, je le définis succinctement comme l’attitude d’un individu qui est profondément attaché à un lieu ou à une communauté précise, qui juge que les influences extérieures constituent une menace à la pérennité de ce lieu ou de cette communauté et qui, par conséquent, tentera de se prémunir contre ces influences afin d’en préserver la spécificité. Évidemment, tel que je l’ai mentionné plus haut, peu d’individus présentent en eux-mêmes l’ensemble des caractéristiques propres à l’une ou l’autre des caté-gories. Ces catégories correspondent à des idéaux-types ; elles ne servent qu’à diriger le regard de l’analyste vers certains aspects particuliers de la situation québécoise contemporaine.

1.3

Contexte de la recherche

1.3.1 La ville de Québec et la diversité ethnoculturelle

Le contexte contemporain est marqué par la globalisation des échanges et des communications. Les flux de produits, d’idées et de personnes qui circulent à l’échelle planétaire (Appadurai, 2005) produisent des situations où l’on ne s’étonne plus de retrouver, dans un même espace social, des éléments aussi différents que culturellement éloignés. Dans toutes les grandes villes du monde, le familier côtoie l’exotique et l’« ailleurs » devient une partie constituante de l’« ici ». Mais si ce brassage culturel ne date pas d’hier, sa banalisation, elle, est beaucoup plus récente. Que l’on songe seulement à la démocratisation d’internet ou à l’essor du tourisme bon marché. . . Ce sont là des phénomènes qui ont bouleversé notre manière de penser le monde, mais qui ne sont devenus véritablement majeurs que vers la fin des années 1980 et le début des années 1990. Ainsi, les jeunes qui sont aujourd’hui âgés de 18 à 23 ans – ceux qui sont visés par cette étude –ont ceci de particulier que, contrairement à toutes les générations qui les ont précédés, ils sont nés dans ce « cosmopolitisme banal » (Beck, 2004) ; ils n’ont connu d’autres réalités que celle qui caractérise aujourd’hui la société globalisée.

Si l’on s’en tient à la ville de Québec, les données officielles recueillies par Lessard et Echraf (2009 ; figure 1.1) pour le compte du gouvernement municipal révèlent que de 1961 à 1990, la taille des cohortes d’immigrants a augmenté très lentement, passant de 1095 individus pour la période 1961-1970 à 2995 individus pour la période 1981-1990. Mais entre 1991 et 2000 –

Figure

Figure 1.1: Nombre d’immigrants selon l’année d’arrivée à Québec (Source : Statistique Canada, recensement 2006).
Figure 2.1: Les enjeux jugés prioritaires par les jeunes de Québec, 2012 (n = 169).
Figure 2.2: Échelle des enjeux jugés prioritaires par les jeunes de Québec, 2012 (n = 169).

Références

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