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Le Rythme antique : un trait d’union cosmogonique entre les arts

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LE RYTHME ANTIQUE :

UN TRAIT D’UNION COSMOGONIQUE ENTRE LES ARTS

Véronique Alexandre Journeau

古之君子 Autrefois, le seigneur

必佩玉, portait des pendentifs de jade,

右徵角, à droite zhi [la quinte] et jue [la tierce],

左宮羽, à gauche gong [la fondamentale] et yu [la sixte] ; 趨以采齊, il marchait vite sur l’air ‘caiqi’,

行以肆夏, posément sur l’air ‘sixia’, 周還中規, pivotait en tournant au compas, 折還中矩, en se penchant à l’équerre,

進則揖之, s’avançait en saluant mains jointes,

退則揚之, reculait en se relevant,

然後 alors,

玉鏘鳴也。 les jades tintaient et chantaient. 故君子在車, Lorsque le seigneur allait en char,

則聞鸞和之聲, il entendait les sons des phénix en harmonie, 行則鳴佩玉, s’il marchait, les jades suspendus tintaient,

是以 en sorte que

非辟之心, son cœur n’avait pas de vices, 無自入也。 ceux-ci ne le pénétraient pas.

( 禮記 Liji, chapitre « 玉藻Pendentifs de jade », IIIe siècle avant notre ère)1

Dans l’antiquité chinoise, les mentions relatives au rythme sont associées au pas du souverain, aux airs propres aux différents rites de saisons ou de circonstances, rites auxquels concourent tous les arts, ainsi qu’à l’ordonnancement du monde des points de vue éthique et cosmogonique. Le rythme antique n’est donc connu que par son déroulement, régulier (pulsation) avec accélérations (急 ji), ralentissements (man) et pauses (稍息 shaoxi) ou tenues (不動 budong) 2, coordonné par le geste entre l’auditif et le visuel, ainsi que par ses qualités d’ordonnancement. Cette approche semble quelque peu partagée entre les grandes civilisations de l’antiquité. Après avoir constaté dans un premier temps que le rythme antique reste inconnu même dans des circonstances où a existé une notation musicale, nous évoquerons son rôle dans l’antiquité.

1 Les textes chinois de l’antiquité présentés dans cet article le sont dans ma traduction. Je remercie Stéphane

Bonneau pour la finalisation informatique des exemples musicaux.

2 Indications de nature rythmiques trouvées dans les textes antiques ou, ultérieurement, dans les tablatures pour

(2)

Le rythme antique reste inconnu de nos jours

Dans la haute antiquité, une écriture musicale a été reconnue avec des noms de notes et, dans certains cas, leur succession, leur agencement et leurs combinaisons en relation avec des modes, mais sans notation rythmique, du moins celle-ci n’a-t-elle pas été déchiffrée, si ce n’est par déduction du rythme prosodique. Toute tentative de restitution de la musique antique impose donc de se donner une règle en ce qui concerne l’écriture d’un rythme.

Du côté de Sumer et Babylone, deux éminentes spécialistes, Marcelle Duchesne Guillemin et Anne D. Kilmer, ayant déchiffré tous les éléments à leur disposition, ont tenté de reconstituer un hymne hourrite d’Ugarit (ca 1400 avant notre ère) et ont abouti à des résultats presque opposés du point de vue du rythme. Voici comment elles argumentent leur transcription, la première ayant opté pour une présentation mélodique relativement ornée avec des valeurs rythmiques variées et, à plusieurs reprises, plus de notes de musique que de syllabes du texte, et la seconde pour une présentation en série de dyades (accords de deux sons) à un pas régulier (pulsation notée à la croche) d’hymne rituel qui met en correspondance les sons de la musique et les sons du texte :

Les indications rythmiques manquent complètement dans notre document […]. C’est vraisemblablement la déclamation du texte qui réglait le déroulement de la mélodie. […] Pour me fixer une règle simple, j’ai adopté la noire comme unité par syllabe. Là où deux notes semblent convenir à une syllabe, j’en fais des croches. Dans les groupements plus importants (sixtes et leurs ajouts), certains triolets paraissaient davantage s’imposer. […]3.

A second chief question to be answered has not, as already mentioned above, been solved by either Wulstan’s or Güterbrock’s interpretation; namely, how are we to fit the words to the music? […] Wulstan did not do so in his publication, and Güterbock often had to attach many syllables or even several words to one note. It is my premise that the notation must fit the lyrics […]4.

Il est possible de faire une comparaison caractéristique de leur style sur un extrait donné dans un article critique5 de 1984 par Marcelle Duchesne Guillemin dont la propre transcription date de 19756, relativement à celle que propose Anne D. Kilmer en 19747. En musicologue avertie qu’une notation peut n’être qu’un aide-mémoire à ornementer, la première a tendance à broder continûment (Ex. 1)lorsque les notes sont répétées ou à remplir l’intervalle lorsque la distance est grande entre les deux notes mentionnées dans le texte, alors que la seconde, en archéologue avertie du contexte (probablement un hymne chanté au cours d’un rite), adopte un style plus psalmodique (Ex. 2) dont la solennité se traduit par un pas régulier, avec une note par syllabe (chaque note étant accompagnée, en dyade, par une note à la tierce, sixte, quarte, ou octave inférieures, curieusement sans quinte).

3 Marcelle Duchesne Guillemin, « Les problèmes de la notation hourrite », Revue d’Assyriologie (Paris), n° 69,

1975, p. 165-166.

4 Anne D. Kilmer, « The Cult Song with Music from Ancient Ugarit: Another Interpretation », ibid.,n° 68, 1974,

p. 75-77. « Une autre importante question n’a été résolue, comme nous l’avons déjà mentionné ci-dessus, ni par l’interprétation de Wulstan ni par celle de Güterbrock : comment placer les mots sous la musique ? […] Wulstan ne le fait pas dans sa publication et Güterbrock doit souvent regrouper plusieurs syllabes ou même plusieurs mots sous une même note. Or mon premier principe est que la musique doit s’adapter au poème […] ».

5 Marcelle Duchesne Guillemin, « A Hurrian musical score from Ugarit, preliminary remarks », Sources from the

Ancient Near East (Malibu, Undena Publications), vol. 2, fasc. 2, 1984, p. 434-436.

6 « Les problèmes de la notation hourrite », art. cit., p. 166.

7 A.D. Kilmer, « Arrangement of the Song from Ugarit », Fig. 8 dans « The Cult Song with Music from Ancient

(3)

Ex. 1 : « Hymne hourrite » [extrait], dans la transcription de Marcelle Duchesne-Guillemin (1975), publiée dans Les problèmes de la notation hourrite, art. cit., p. 66.

Ex. 2 : « A Hurrian Cult from Ancient Ugarit (ca. 1400 BC) » [extrait] dans la transcription de Anne Draffkorn Kilmer (1974),

publiée dans « The Cult Song with Music from Ancient Ugarit: Another Interpretation », art. cit., p. 80 Il semblerait que la musique antique soit plutôt fondée sur un modèle de mélodie à rythme simple, ponctuée de repos de type cadentiel marqués par des dyades (probablement à l’unisson, à l’octave ou à la quinte) comme le proposent des transcriptions de mélodies égyptiennes et chinoises.

Ainsi, du côté de l’Egypte, Maureen Barwise8 n’a pas indiqué de méthode de restitution mais donne quelques restitutions d’airs avec des mélodies au rythme simple (qui va jusqu’au triolet de croches et à la croche pointée-double croche et son inverse), ponctuées de quelques dyades. Dans le chant de prière intitulé « The Ruler of Egypt » et daté de la XIIe dynastie (Ex. 3), la petite note barrée est utilisée de même que des soupirs, mais l’ensemble reste concevable. Dans d’autres chants, tel que « La pyramide de Sakkara », daté de la VIe dynastie (Ex. 4), elle utilise un rythme relativement complexe avec changement de mesure et un triolet en croche pointée-double croche-croche, ce qui paraît être de la sur-interprétation. On reste curieux de voir quelles indications pourraient suggérer cette interprétation, même si quelques indications rythmiques peuvent être sous-jacentes à une écriture musicale en aide-mémoire.

8

Maureen Barwise, « Hearing the Music of Ancient Egypt », », The Consort, 25, 1968-1969, Marlborough, The Dolmetsch Foundation, 1968, p. 357-361.

(4)

Ex. 3 : « The Ruler of Egypt, a Prayer-Song of Pharaon Senusert I, 12th Dynasty » [extrait] publié par Maureen Barwise dans « Hearing the music of Ancient Egypt », art. cit., p. 360

Ex. 4 : « The Pyramid of Sakkara, 6th Dynasty », publié par Maureen Barwise, ibid., p. 361

S’il est impossible d’en savoir davantage sur le rythme proprement musical à travers les textes de l’époque, la façon dont il est noté dans les tablatures pour cithare qin, dont les mélodies ont été transmises oralement depuis près de trois millénaires9 avant d’être également enregistrées dans des compilations, renseigne sur la nature des indications rythmiques. Les seules indications proprement rythmiques repérables, notamment en relation avec certains airs, sont « lent », « vif », « accélérer », « retarder », et « enchaîner ». S’y ajoutent des indications de regroupement de notes spécifiques à la notation musicale chinoise qui est une succession de caractères-doigtés. Ces indications sont relativement tardives puisque la tablature la plus ancienne retrouvée date du VIe siècle de notre ère, mais leur simplicité est en faveur de la tradition antique, tradition qui fut restaurée par Cai Yong 蔡 邕 (132-192, musicien et calligraphe de la dynastie Han qui contribua à faire revivre les classiques confucéens)10.

Ainsi, au début du premier air de Cai Yong, intitulé « Ode au voyage du printemps » (Ex. 5), l’écriture en tablature permet de distinguer deux notes jouées de façon rapprochée de celles qui sont jouées au rythme standard, c’est-à-dire selon la pulsation. En effet, on a d’abord une note par caractère de notation pour les trois premières (crocheter ‘gou’ du majeur la 2e corde, jouer ‘bo’ du pouce la 7e corde, repousser ‘tiao’ la 5e), puis des indications de notes enchaînées, avec d’abord une note redoublée (tirer et repousser ‘mo-tiao’ de l’index la 4e corde), et ensuite deux cordes jouées avec un seul caractère de notation (le pouce au

9 Les célèbres mélodies mentionnées dans les textes de l’antiquité, notamment les couples « 陽春 yangchun » &

« 白雪 baixue » et « 高山 gaoshan » & « 流水 liushui »9, se sont perpétuées à travers les siècles par transmission

orale, même si elles ont aussi été mises en tablature : même si elle existe en tablature, les interprètes d’aujourd’hui refusent de jouer une mélodie qui ne leur aurait pas été transmise par leur maître (transmission orale, par imitation), et les transcriptions sur portée occidentale disponibles sont des transcriptions a posteriori du jeu des interprètes.

10 Fin connaisseur des classiques, il les a, en tant que haut fonctionnaire à la demande de l’empereur Han, gravés

sur stèle. Ses écrits se rapportent à la théorie et à la pratique de la cithare qin (« Le jeu du qin » Qin cao), et incluent la composition de cinq mélodies (« Wu nong »). Les arguments relatifs à la structure de ses œuvres et le rôle poético-musical d’un terme partagé (xi) sont présentés dans mon article pour le congrès 2007 du Réseau Asie (en ligne, rubrique atelier poésie, p. 6-8).

(5)

9e blason, enchaîner ‘li’ la 7e et la 6e cordes). L’indication « enchaîner ‘li’ » peut être valable pour trois cordes comme le montre la suite de l’air. A la fin du cinquième air de Cai Yong, intitulé « Air joyeux du séjour solitaire » (Ex. 6), le rythme reste tétramétrique − au sens où il y a quatre caractères par séquence donc en quelque sorte une mesure à quatre temps, en relation avec le rythme prosodique de la poésie ancienne avant que la norme poétique des siècles suivants ne passe à cinq puis sept caractères par vers avec un apogée sous la dynastie Tang (618-907). La dyade finale est précisément indiquée par le caractère-doigté (qicuo yi-san) : « frappe du majeur et du pouce (goubo) la 1re et la 3e cordes pour un seul son (yisheng) ».

Ex. 5 : « Ode au voyage de printemps » (遊春辭) [début] de蔡邕Cai Yong (tablature des ‘cinq airs 五弄 wunong’

publiée dans 杏莊太音續譜Xingzhuang taiyin xupu) dans la transcription de V. A. Journeau (thèse de doctorat, La pensée du geste dans les arts du lettré, Paris VII, 2005, p. 536)

Ex. 6 : « Air joyeux du séjour solitaire » (幽居暢) [fin] de蔡邕Cai Yong, ibid.

Le système rythmique grec est le plus connu, il est même précisément décrit dans ses composantes avec des rythmes simples (hégémon, iambe, chorée anapeste, orthios, spondée) et des rythmes composés (péon, bacchius, dochmius, enophus). Et l’agencement des éléments dans une phrase musicale est calqué sur le rythme prosodique, avec un début en arsis ou thesis. Annie Bélis dit à propos de la notation musicale grecque :

A l’instar de toutes les séméiographies musicales, la notation antique vise à fixer par l’écriture des lignes mélodiques, indépendamment de leur exécution pratique ; elle suppose donc la mise au point d’un système de codage, établi sur un principe de base que l’utilisateur (compositeur ou mélographe) se doit de connaître, afin de donner à chaque note son équivalent en signe11.

Cependant le rythme grec, lui aussi, relève dans sa restitution d’une interprétation comme le montre l’extrait présenté par Annie Bélis avec d’un côté les interprétations de Reinach et Doutzaris (Ex. 7) dans un rythme de cinq croches par mesure, soit symétrique en ‘noire-croche-noire’ soit en ‘trois croches-noire’ ou ‘noire-trois croches’, et de l’autre celle de Martin (Ex. 8) avec un rythme simple de deux temps de trois croches par mesure. A. Bélis précise que « dans ces mesures, les signes musicaux ont disparu entre deux notes identiques, ce qui nous prive d’apprécier le mouvement mélodique, les musiciens se conformant en cela à l’esprit du passage, suppléent une broderie autour du ré » 12.

11 Annie Bélis, Corpus des inscriptions de Delphes, tome III, Les hymnes à Apollon, Paris, De Boccard, 1992,

p. 35.

(6)

Ex. 7 : Hymne à Apollon n° 2, strophe V [mesures 11 à 13] dans la transcription de Reinach et Doutzaris, présentée par Annie Bélis dans Corpus des inscriptions de Delphes, p. 108

Ex. 8 : Hymne à Apollon n° 2, strophe V [mesures 11 à 13] dans la transcription de Martin, ibid.

Le rythme symétrique en noire-croche-noire ne serait pas renié par les Chinois pour qui le chiffre cinq et la symétrie sont les facteurs clés de l’ordonnancement du monde, de même que le rythme claudiquant en trois croches-noire ou noire-trois croches qui peut être mis en parallèle avec leur pas de Yu (voir en troisième partie). Annie Bélis a ainsi raison, bien qu’avec d’autres arguments, de préférer cette interprétation à celle de Martin, plus classique.

Le rythme antique était un trait d’union entre les arts

L’approche partagée entre civilisations est celle d’un rythme vécu, ressenti, et donc restitué à la fois en déroulement sur le plan sonore et en gestique sur le plan visuel, le temps et l’espace. La citation mise en exergue est éloquente où concourent le pas qui donne le rythme et les sons, et des enchaînements de gestes qui s’apparentent à une chorégraphie tant ils sont codifiés et porteurs de sens.

Pour la Grèce, Pierre Sauvanet rappelle la définition donnée par Platon (l’ordre du mouvement) en précisant qu’il s’agit de « l’ordre que manifeste le corps en mouvement dans la danse », puis que « les Grecs, qui associaient musique (poésie chantée) et danse, étaient plus habitués que nous à entendre et à voir le rythme, par les oreilles et par les yeux »13. En Chine, le texte ci-dessous, extrait du « Yueji Livre de musique » (référencé au IIIe siècle avant notre ère)14 et qui reprend les éléments de rituel déjà énoncés dans le Zhouli (précédemment cité), en témoigne :

聽其雅頌之聲 Écoutez les sons des hymnes solennels15

志意得廣焉 et volonté et intention s’amplifient ;

執其干戚 Prenez en main bouclier et hache d’arme

習其俯仰詘伸 pratiquez les inclinations de la tête et du corps 容貌得莊焉 et maintien et physionomie deviennent majestueux ; 行其綴兆 Évoluez selon les indications de placement

13 Pierre Sauvanet, Le Rythme grec d’Héraclite à Aristote, Paris, PUF, « Philosophies », 1999, p. 5 et 101. 14Véronique Alexandre Journeau, Le Livre de musique de l’antiquité chinoise, Yueji, Paris, You-Feng, 2008,

p. 193 (1er paragraphe) et 135. 15 Les hymnes

ya et song sont deux des trois types d’airs (le troisième étant avec feng) référencés dans le 詩經 Shijing, Livre des Odes : 國風 guofeng, les Chants des pays ; 大雅 daya et 小雅 xiaoya, les grandes et les

petites Odes ; 頌 song, les Odes sacrificielle ou Hymnes, en particulier celles des Zhou 周頌 Zhousong. Et ces trois types d’air sont complétés par un groupe de trois autres formes d’expression : 賦 fu (description directe), bi (comparaison) et 興 xing (incitation).

(7)

要其節奏 efforcez vous de prendre le rythme 行列得正焉 et les rangées se meuvent bien alignées, 進退得齊焉 les avancées et retraits sont bien ordonnés.

樂者非謂 La musique ne signifie pas seulement

黃鐘大呂 la cloche huangzhong et la cloche dalu 弦歌干揚也 les cordes, les chants, les boucliers et haches ; 樂之末節也 La finalité de la musique est dans leur rythme, 故童者舞之 c’est pourquoi les fils de dignitaires dansent.

鋪筵席 Les vases à vin sur les tables,

陳尊俎 les coupes de mets secs

列籩豆 et plats à viande placés

以升降 avec élévations et poses,

為禮者 accomplissent les rites, mais

禮之末節也 la finalité des rites est dans leur rythme, 故有司掌之 c’est pourquoi l’officier frappe des mains.

Et cette approche partagée par la Grèce et la Chine de l’antiquité se retrouve aussi dans la notion d’ordre signifiant modération, vertu et contrôle des excès :

Entre la folie fougueuse et la mollesse paresseuse doit se trouver le juste milieu de ce qui est ‘posé’, ‘empreint de sage modération’ ; ainsi dans le cas « d’une lenteur qui s’exerce avec à-propos dans tout mouvement rythmique (rhuthmikèn kinèsin) et dans l’ensemble de l’art musical, ce n’est pas le mot ‘fougueusement’ que nous y appliquons, mais, dans tous ces cas entièrement, c’est de ‘mesure’, de ‘bon ordre’ (kosmiotetos) que nous parlons »16.

L’importance accordée aux gestes et au rythme est manifeste, unifiant par le corps en mouvement le ciel et la terre (la musique et les rites) et exprimant une éthique. Cette conception de la musique, plus large que la simple approche par les notes, impliquant le corps et l’esprit, reflète la conception antique, une conception cosmogonique de la musique comme ordonnancement du monde.

Mais le parallèle est également net entre la Grèce et la Chine pour ce qui est du lien établi entre la musique et le rythme et les sentiments : d’un côté, « dans les rythmes et les mélodies, il y a des imitations qui se rapprochent extrêmement de la nature véritable d’émotions telles que colère et douceur, courage et modération, avec tous leurs contraires, et les autres qualités morales. »17 ; de l’autre, « les sons d’accords aisés, aux mutations lentes, tracés foisonnants et rythme simple, font un peuple se reposant plein de joie ; les sons stridents et vigoureux, au déploiement extrême avec amples accélérations, font un peuple se sentant plein d’énergie ( 嘽

諧慢易繁文簡節之音作而民康樂、 粗厲猛起奮末廣賁之音作而民剛毅。。。。。。 ) »18.

Du côté de la Chine, dans un des textes les plus anciens à ce sujet, le Zhouli, attribué à Zhou Gong, frère du roi Wu qui vainquit les Shang à la fin du XIIe siècle avant notre ère, mélodie et rythme étaient considérés séparément et ce n’est pas dans la musique qu’il faut chercher une notation rythmique.

En cas de grand tir à l’arc, à l’entrée et à la sortie du souverain, il [le grand directeur de la musique] ordonne de jouer 王夏 (wang xia) ; si l’empereur tire, il ordonne de jouer 驺虞 (zou

yu). Il enseigne aux dignitaires les danses avec l’arc et la flèche. ( 大射,王出入,令奏王夏;及 射,令奏驺虞,诏諸侯以弓矢舞。). […] Le maître de musique est en charge de l’enseignement ;

16 Aristote, Politique, 307a, cité par P. Sauvanet, p. 76.

17 Ibid., VIII, 5, 1340a 18 (trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1989), cité par Pierre Sauvanet, op. cit., p. 105. 18 Véronique Alexandre Journeau, Le Livre de musique de l’antiquité chinoise, Yueji, op. cit., p. 95.

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il enseigne les petites danses aux fils des dignitaires de l’Etat19. […]. Il enseigne les règles de la musique, l’allure au pas selon l’air 肆夏 (si xia), l’allure accélérée selon l’air 采荠 (cai qi). Les

chars font de même. Et c’est au rythme de la cloche et du tambour qu’on tourne sur soi-même

pour saluer. ( 樂師掌國學之政,以教國子小舞。教樂仪,行以肆夏,趋以采荠,車亦如之。环拜

以鐘鼓為節。 )

Musique, danse, et toutes les formes de mouvement sont impliquées dans un rythme partagé, jusqu’aux activités connexes telles que la marche solennelle et le tir à l’arc, et aux chars eux-mêmes. Ces activités auxquelles concourent plusieurs arts semblent principalement suivre deux types de rythme. Dans le Zhouli, il est question du pas ordinaire (sans doute cadencé) réglé par l’air sixia et du pas accéléré réglé par l’air caizi : « lent » et « vif » ; ce sont les deux mentions que l’on retrouve généralement dans les textes anciens et qui sont exprimées, en chinois, par des termes du langage ordinaire et non comme termes techniques d’un art. Cela conforte l’idée que, dans l’antiquité, le rythme n’était pas une notion directement reliée à l’écriture mélodique, mais davantage aux mouvements du corps, et relevait donc d’une notation non spécifiquement musicale. Le rythme est musique, mais aussi danse, poésie, cérémonies rituelles, etc.

La citation que fait Sauvanet de Heidegger pour comprendre le rythme grec est particulièrement révélatrice : « C’est-à-dire que le rythme se définit par rapport au sans rythme, rhuthmos caractérisable par "le caractère de l’articulation, de la typisation, de l’ajointement et de la structure" »20. Or, en Chine, le terme important pour marquer le rythme est « 節 jie » qui signifie à la fois nœud ou jointure (à l’image de ceux du bambou), articulation, saison, période, etc.

Ce trait d’union était cosmogonique

« Pour les Grecs, la danse semble avoir été liée, dès l’origine, à des considérations cosmologiques ; elle a été, en effet, l’expression du sentiment religieux et une manifestation attachée à des rites »21. Côté chinois, le 道藏 Daozang, canon taoïste, donne à voir une figuration du pas, dit claudiquant, de Yu (Fig. 1), intitulée la méthode des douze empreintes des pas de Yu22 : méthode pour fouler les cycles terrestres (spirale) et d’envoler dans les lignes de force célestes (Grande Ourse). Le fondement cosmogonique de la musique chinoise, inspiré notamment par la constellation de la Grande Ourse23, est ici en relation avec le rituel taoïste et une décomposition des pas caractéristique de la relation fondamentale entre le deux et le trois, celle qui préside au couple interactif du yin et du yang.

19 Les grandes danses sont enseignées par le grand directeur.

20 Martin Heidegger, Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, rééd. 1990, p. 525, cité par P. Sauvanet, op. cit.,

p. 54.

21 Evangelos Moutsopoulos, La Musique dans l’œuvre de Platon, Paris, PUF, 1959, p. 116.

22 Yu le grand a fondé la dynastie Xia (à la fin du IIIe millénaire avant notre ère) ; il a aussi aménagé le monde en

arrêtant les crues dévastatrices, comme en régulant les montagnes (cinq en tout, aux quatre orients et au centre) et les eaux (par des canaux).

23 Présentation faite dans ma première thèse, La Cithare chinoise qin (guqin) : Texte-Image-Musique,

(9)

Fig. 1 : 道藏 Daozang, le Livre de la paix suprême 太平經鈔, Shanghai 上海 : Shudian 書店 / Tianjin 天津 : Guji 古籍, 1988, vol. 32, p. 103

Le schéma montre un décalage de positionnement et crée la possibilité d’une troisième séquence (en rythme : le trois pour deux) en montrant comment la position non occupée de la Grande Ourse offre la possibilité d’un retournement : en musique, les étalons sonores lülü, six de la série mâle et six de la série femelle, qui sont en interaction d’abord, d’après les textes antiques, avec les cinq sons mais aussi, avec un parcours ascendant-descendant sur ces étalons, en décalage avec l’heptatonique (pentatonique avec ses deux supplémentaires) ; et en chorégraphie, la séquence de sept postures plus une qui est présentée dans le paragraphe suivant. Ce type d’imbrication se retrouve par exemple dans les airs cités de Cai Yong avec les cinq notes pour quatre temps deux fois au début du premier air et les quatre puis six notes pour quatre temps de la fin du dernier. Dès l’origine, le deux et le trois sont imbriqués et à la source de toute combinatoire en interaction réciproque comme le yin et le yang. Les couples sont ceux du ciel et de la terre, du soleil et de la lune, les triades sont ces mêmes couples auxquels s’ajoutent respectivement l’homme et les étoiles. Les fondements de la pensée chinoise en sont issus : l’engendrement à partir du Dao exprimé par Laozi dans le Livre de la Voie et de la Vertu (Daodejing) : « Le Dao engendre l’Un, l’Un engendre le Deux, Le Deux le Trois, et le Trois les dix mille êtres » ; l’initialisation des huit trigrammes à partir de ceux qian du Ciel et kun de la Terre, composés respectivement de la superposition de trois traits pleins (—) et de la superposition de trois traits brisés (– –) engendre les six autres par combinaison et permutation des traits pleins et brisés, puis, en nouvelle superposition et combinatoire (six traits) des soixante-quatre hexagrammes. A l’origine, le « 一 yi un » originel, la note gong dite note de référence ou fondamentale, la pulsation ; puis le « 二 er deux » avec la distinction par les couples en opposition-complémentarité yin-yang, masculin-féminin, montagnes-eaux, gong-zhi (la fondamentale et sa quinte), le rythme binaire ; puis le « 三 san trois » avec l’enfant né du couple, la triade gong-shang-jue (le diton formant tierce), le rythme ternaire. Tout le reste en découle en multiples interactions et emboîtements dont les quatre saisons plus une cinquième dite intermédiaire et les quatre points cardinaux plus le centre-pivot. A ce sujet, Marcelle Duchesne-Guillemin n’a pas hésité à mettre des enchaînements ternaire/binaire et unité dans sa transcription de musique antique24.

La recherche du rythme perdu procède du même cheminement que celui des airs et des chorégraphies dont il est question dans les textes mais dont on ne connaît plus les mélodies et les pas. Le spectacle vivant à l’époque est relaté mais sans véritable description technique. Le retour aux valeurs antiques est périodique en Chine, en particulier lors des restaurations dynastiques suivant une période de divisions, défaites et troubles ; et la dynastie Zhou, avec son long règne et son ordonnancement par les rites et la musique est au centre des recherches. Ainsi, Han Bangqi 韓邦奇rend compte de cette interaction entre les arts révélée par le texte du

(10)

Yueji livre de musique cité précédemment, avec la représentation de séries de postures chorégraphiques d’un personnage tenant un bouclier dans la main gauche et une hache dans la main droite, associées aux étalons sonores (律呂 lülü) dans des enchaînements selon le jun (sur le modèle do, fa, sol) avec progression modale d’une séquence à l’autre. Chaque séquence (Fig. 2) est en sept postures plus une, la huitième identique à la première et portant la mention « 回宮 retour à gong », c’est-à-dire retour à la fondamentale du point de départ, ici huang de 黃 種 huangzhong (la cloche jaune). Aucun rythme ne semble mentionné. Cependant, il apparaît d’une part que la posture peut être répétée à l’identique avec sa hauteur de note associée, prolongement équivalent à une valeur double ou à une pause (troisième série, p. 447-452), et d’autre part que les bords du vêtement du danseur peuvent être ourlés en vagues (septième série, avec trois vagues sur chacun des deux niveaux, p. 476-481) au lieu du trait linéaire d’épaisseur constante représenté dans les autres séries, signes d’un mouvement vif et peut-être mesuré (ternaire ou le ternaire-binaire qui est cette association-clé de voûte de la pensée chinoise).

Fig. 2 : Han Bangqi, 苑洛志樂 Recueil de musique de Yuan Luo, yinjing wenyuange siku quanshu, jingbu

206 印景文淵閣四庫全書,經部二O 六 (Encyclopédie imprimée par le pavillon Wenyuan, vol. 206),

Taiwan, Taiwan shangwu yinshuguan台灣商務印書館 (Presses commerciales de Taiwan), p. 436 La restitution semble bien confirmer que le rythme de base était la pulsation, qu’il pouvait devenir « lent » ou « vif », et qu’à chaque posture correspondait une note comme à chaque caractère d’un texte poétique correspond un caractère-doigté à la cithare, c’est-à-dire que la notation du rythme n’était pas nécessairement de type musical. Si des rythmes plus complexes existaient, ils n’étaient pas notés, du moins pas comme composante principale de la musique ou de la danse, ou étaient laissés à l’initiative du directeur des cérémonies ou de l’interprète.

Conclusion

Le rythme est essentiel dans l’antiquité comme structure partagée entre les arts, d’abord rituels puis lettrés en Chine, et il se marque davantage dans la correspondance-interaction entre les arts que dans la notation musicale. En raison du cadre limité de cet article, je ne développerai pas ses expressions en poésie et en calligraphie autrement que par le rappel d’écrits où j’ai abordé le sujet.

L’exemple du rôle d’interaction entre poésie et musique dans l’antiquité du mot vide « 兮 xi », qui est signe d’une pulsation temporelle au cours de laquelle musique et parole respirent ensemble en s’ajustant mutuellement25, montre qu’une analyse plus poussée des relations

25

J’ai présenté ce lien fort entre la poésie et la musique dans l’article « Des Évolutions dans la structure poétique chinoise : de l’explicite à l’implicite pour le rythme, du vide au plein pour le sens », Rythmes et jeux phoniques dans les poésies des pays d’Asie (atelier 44), congrès 2007 du Réseau Asie-Imasie, en ligne sur le site

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structurelles entre poésie et musique chinoises dans l’antiquité pourrait permettre de mieux en connaître les rythmes. De façon similaire, calligraphie et musique ont toujours entretenu des rapports étroits, participant de la même esthétique fondée sur l’harmonie, l’équilibre et le rythme. L’une et l’autre naissent du geste et sont l’expression d’une dynamique26. Dans la pratique plusieurs fois millénaire de la calligraphie chinoise, d’abord nécessaire à l’écriture puis devenue artistique à partir de Wang Xizhi (IIIe siècle de notre ère) et fondement de la peinture chinoise, le rythme est lié au geste, aux points d’appui et aux élans, traits brefs, traits longs, traits brefs et longs articulés entre eux, combinatoire bien proche d’une composition musicale. Un caractère est composé d’un ensemble de traits simples et complexes, de l’unique trait horizontal qui dit le ‘un’ aux caractères qui comportent plus de vingt traits, dont le tracé se fait selon l’axe temporel mais qui n’occupent cependant pas un espace plus grand que celui d’un carré, identique pour chacun quel que soit le nombre de traits, et qui sont inscriptibles dans un cercle, l’ensemble évoquant l’association fondatrice du Ciel et de la Terre et reflétant un ordonnancement du type de celui pensé par les philosophes grecs :

Le recours systématique aux textes montre ainsi que le terme de rythme n’a pas d’abord caractérisé la musique ou la danse, mais d’une façon plus générale, la forme ou la figure dans

leur relation au temps, à travers ces deux axes majeurs de signification que sont l’ordre et le

mouvement (taxis et kinèsis chez Platon, qui combat ainsi le mouvement d’Héraclite par l’ordre propre du rythme). […] On peut voir en effet deux grandes directions du rythme grec, un peu trop tranchées peut-être : d’une part, le rythme héraclitéen et ionien comme “configurations particulières du mouvant” ; d’autre part, le rythme platonicien et attique, comme imposition d’un ordre, et préférence du métrique au rythmique27.

26 Ce point a été développé dans ma deuxième thèse, sinologique, sur la pensée du geste dans les arts du lettré

(op. cit.).

Figure

Fig. 1 : 道藏 Daozang, le Livre de la paix suprême 太平經鈔, Shanghai 上海 : Shudian 書店 /   Tianjin 天津 : Guji 古籍, 1988, vol
Fig. 2 :  Han Bangqi,  苑洛志樂  Recueil de musique de Yuan Luo, yinjing wenyuange siku quanshu, jingbu   206  印景文淵閣四庫全書,經部二 O 六  (Encyclopédie imprimée par le pavillon Wenyuan, vol

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