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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Objets pauvres et inventeurs méconnus : une autre mémoire (scientifique ?)

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Academic year: 2021

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A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXVII, 2005

OBJETS PAUVRES ET INVENTEURS MÉCONNUS :

UNE AUTRE MÉMOIRE (DES RESTES, DES FANTÔMES)

Jean-Luc MATTEOLI IUFM de Bourgogne

MOTS-CLÉS : THÉÂTRE – SCIENCE – AMATEURS – BRICOLAGE – MÉMOIRE.

RÉSUMÉ : Certaines compagnies de théâtre de rue élaborent, en se fondant sur des bricolages d’objets pauvres, le destin d’artistes mécaniciens imaginaires. Quelle figure du savant se donne ainsi à lire dans cette histoire revisitée de l’art et de la science, si ce n’est celle de l’inventeur, amateur génial et populaire dont les principales qualités sont l’imagination et un sens aigu du bricolage en tant que « pratique rétrospective » ?

ABSTRACT : Some theatre companies elaborate the destiny of imaginary mecanician artists, by using basic objects. What representation of the creator is thereby given by this new history of art and science, if not the representation of an inventor, a popular amateur, a genius whose main assets are his imagination and his mastering of handywork as the technique that uses the remains of the past.

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1. INTRODUCTION

Nicolas Witkowski, dans son dernier ouvrage Une Histoire sentimentale des sciences1, propose d’introduire dans les « contes de fées sans ogre » que sont devenus ces ouvrages, un peu de sentiment et de déraison : bref, pour le citer, « un peu de désordre dans le musée poussiéreux de nos certitudes sur l’élaboration des savoirs » (4e de couverture)

L’Office des Phabricants d’Univers Singuliers (OPUS), compagnie de théâtre de rue, se donne un objectif étrangement similaire : « Nous aimerions », disent-ils, « attirer l’attention […] sur tous les inspirés du bord des routes qui glissent un désordre charmant et modeste sur les idées préfabriquées »2. Bien sûr, « les inspirés du bord des routes », voilà une périphrase bien peu usitée pour désigner les savants. C’est que les André Durupt, Robert Jarry, Raoul Huet, ces héros imaginaires que l’OPUS célèbre, ces « inspirés du bord des routes » auxquels il consacre un Conservatoire, ne sont pas à proprement parler des « savants ».

Ce sont des tenants de l’art brut, c'est-à-dire des artistes qui créent dans l’inconscience de leur art, du public et du monde de la culture. Leur origine (imaginaire) est modeste, ouvrière la plupart du temps, et dans le cas de l’OPUS, rurale. Leur matériau (réel) est issu de la récupération, leur activité s’apparente au bricolage dans l’esprit du système D, leur art, enfin, est la mécanique. Ce sont des fabricants de machines : une crèche à moteur, une machine à déboucher les bouteilles de chianti, la machine à tarabuster les cailloux hypnotiques, etc3. Et de ces machines, ils tirent des attractions spectaculaires destinées à animer les dimanches de la campagne. Ils se situent donc dans une zone hybride, entre mécanique (ils fabriquent), théâtre (ils représentent) et arts plastiques (ils exposent). La nuit aurait continué de régner sur cette tératologie de l’art et de la science si certaines compagnies ne s’étaient avisées, aujourd’hui, de leur redonner du lustre, en restaurant et exposant les découvertes de ces réconciliateurs imaginaires de l’art et de la science, qui meurent tous les trois dans les années 1970, significativement.

1 Nicolas WITKOWSKI, Une histoire sentimentale des sciences. Paris : Le Seuil, Science ouverte, 2003.

2 Le Petit Cure-Yeux, magazine à tirage aléatoire et à parution épisodique , Dijon, Office des Phabricants d’Univers Singuliers (OPUS), 2003, p. 4.

3 « Machine à appeler doucement Superman parce qu’il y a un ennemi derrière la porte, machine à ouvrir le frigo pour attraper le beurre, machine à regarder les filles droit dans les yeux, machine à vivre mieux, et son corollaire : la machine à vivre moins bien, la machine qui ne sert à rien et qui le fait bien, la machine à embrasser son amoureux(euse) quant il (elle) boude, la machine à écouter les histoires que les fourmis racontent, la machine à aller à l’école à sa place, la machine qui mange ceux que l’on n’aime pas, la machine à raconter de bonnes blagues, la machine qui joue vachement bien d’un instrument de musique, etc. » (catalogue des machines à construire, Compagnie Monique, Le Grand

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2. DE L’OBJET PAUVRE À L’INVENTEUR 2.1. Objets & obsolescence

À l’analyse, on trouve dans les travaux de ces compagnies un instantané du désir de mémoire de nos sociétés industrielles : c’est-à-dire à la fois le constat d’une tradition rompue et perdue, et celui de la nécessité d’en ressaisir pour les ordonner les principaux éléments, livrés au public dans une structure muséographique.

Ce qu’on remarque moins peut-être, c’est le rôle des objets dans cette histoire, et notamment des objets récupérés, c’est-à-dire recueillis au moment où ils allaient disparaître. Ces objets que Kantor appelait « pauvres » présentent deux visages : en tant que bricole et qu’objet ordinaire, ils contiennent deux couches temporelles (le passé qui s’efface, le présent du quotidien). Ces deux registres temporels constituent la résultante de cette « crise de l’avenir », selon le mot de l’historien François Hartog, que les désillusions de l’après-Mai 1968, ainsi que la rupture mémorielle de la fin des années 1970, ont rendue patente. En fait, la crise de l’idée de Progrès même, aux termes de laquelle, dans un monde toujours en mouvement vers davantage de lumières, le futur est automatiquement supérieur à ce qu’il remplace, passé et présent étant constamment dévalorisés à son profit, et n’étant bon qu’à disparaître : le patrimoine industriel en sait quelque chose…

Dans ce contexte, « récupérer » l’objet pauvre (donc exclusivement passé ou à peine présent), c’est recueillir quelque chose qui, sans l’intervention du ramasseur, eût disparu, de sorte que c’est aller contre ce mouvement « naturel » de la disparition sur lequel se fonde l’idée de Progrès. La traduction de ce phénomène dans le domaine économique, c’est l’obsolescence, ce principe de vieillissement instantané et radical qui affecte les objets du quotidien avant même que leur terme soit venu, simplement parce qu’apparaissent des objets plus nouveaux, donc, croit-on, plus performants. Articulée sur l’avenir en effet, l’offre marchande ne doit-elle pas faire oublier ce qui précède par le produit nouveau qu’elle propose à la consommation ? On fait donc disparaître ce qui pourrait encore faire de l’usage : « mais ce n’est pas grave, ce n’est qu’un objet ordinaire, inerte, sans réelle valeur marchande, ni même esthétique… ». De la simple matière dont on s’est rendu « comme maître et possesseur »4.

Or la question est là : pour que la récupération (geste aujourd’hui quasiment oublié dans nos sociétés de consommation, et propre aux plus démunis) ait pris une telle importance, pour que l’objet pauvre soit le matériau à la fois des compagnies de rue dont nous parlons, mais aussi de compagnies de marionnettes, d’objet, et de théâtre d’acteurs (comme le Radeau ou Deschamps-Makeïeff), sans parler des arts plastiques, c’est que l’objet n’est peut-être pas, contrairement à ce

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que le mécanisme de l’obsolescence laisse penser, de la simple matière. Si le mot qui revient le plus souvent pour le nommer, dans ce théâtre, est « partenaire » (ce qui fait de l’objet un égal) voire « objet-acteur » pour Macha Makeïeff (donc un humain lui aussi), c’est qu’il est vivant5. L’objet pauvre est en effet du temps passé, mais aussi du présent (voire du présent qui devient passé), donc du vécu. Car, par une étrange alchimie psychologique, c’est dans ces petits riens de la vie quotidienne que se niche l’essence de l’existence, tout objet étant une métonymie de l’espace dans lequel il évolue, du temps où l’on en use, de ceux qui l’approchent et de leurs sentiments, au point que Gérard Wajcman a pu parler de l’objet comme d’une « éponge à mémoire », voire à histoires. Récupérer cette sorte d’objets, c’est donc sauver un passé apparemment ordinaire de l’oubli total, et faire pièces au récit officiel.

2.2. Objets & mémoire

Faire disparaître pour laisser (de la) place au futur : c’est (ou c’était) là une règle, presque un dogme de nos sociétés occidentales rationnelles et industrielles, règle que les entreprises de travaux publics et les musées entérinent de manière complémentaire. Or, l’avenir ne peut que s’alourdir de tous les disparus (hommes, villes, objets) dont on a pavé son chemin - les tragédies grecques, depuis vingt-cinq siècles, le disent assez. À l’ignorer, on s’expose à ce que les fantômes reviennent. Or, ils sont nombreux : combien de paysages (voire de pays), d’idées (voire d’idéologies), d’activités (voire de métiers), et, pour finir, d’êtres humains, ont disparu de manière indue (voire violente), avant que leur terme ne soit venu, en ce siècle qui vient de s’achever, avec l’aide d’une science rendue complice, et pour préparer un avenir qui aurait pu durer « mille ans » ? L’objet le plus humble devient alors le témoin de ce qui a disparu, comme à l’ouverture des canadas dans les camps de la mort ces monceaux d’objets triés : des témoins muets, des fantômes mutiques… Sarah Kofman débute ainsi le récit qu’elle consacre à son père, mort en déportation :

De lui, il me reste seulement le stylo. Je l’ai pris un jour dans le sac de ma mère où elle le gardait avec d’autres souvenirs de mon père. Un stylo comme l’on n’en fait plus, et qu’il fallait remplir avec de l’encre. Je me, suis servie pendant toute ma scolarité. Il m’a “lâchée” avant que je puisse me décider à l’abandonner. Je le possède toujours, rafistolé avec du scotch, il est devant mes yeux sur ma table de travail et il me contraint à écrire, écrire6.

5 Tadeusz Kantor définissait ainsi l’objet pauvre : « Un objet misérable, PAUVRE, incapable de servir dans la vie, bon à jeter aux ordures. / Débarrassé de sa fonction vitale, protectrice / nu, désintéressé, artistique ! / Appelant la pitié et L’EMOTION ! » (Tadeusz KANTOR, Leçons de Milan, traduit du polonais par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, Arles, Actes Sud, 1990, p. 19.

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Dans les pratiques artistiques, l’objet pauvre constitue le signe que tout avenir se construit avec du passé (on se souvient que pour Claude Lévi-Strauss, le bricolage est une pratique rétrospective), que toute création s’effectue désormais avec le seul mode de transmission d’une tradition qui ne soit pas figée par les commémorations, c’est-à-dire du reste : du déchet, du décrié, du cassé, du sali. Dans un monde en mouvement, le plus stable, finalement, ce sont les objets de rien qui nous entourent – et pas les pays, et pas les villes, et pas les métiers.

Et si l’on venait tous de quelques choses, d’une poignée d’objets de terreur et de désir, fragments, merveilles ou débris, tenaces ou fragiles, insistants toujours, qui seraient nos traces, repères, ancrage, nous définiraient, cailloux blancs sur le chemin7.

L’objet pauvre, que façonnent les constructeurs de certaines compagnies de rue aujourd’hui, dit donc combien il est nécessaire de rétablir l’inventeur, figure réconciliatrice du savant et de l’artiste sous les auspices du libre amateur. L’inventeur, guidé par l’ingéniosité et l’imagination, œuvre, comme un bricoleur, avec des restes qui le pré-contraignent : le hasard est donc toujours son partenaire. Savant et artiste en effet sont soumis aux caprices de la sérendipité, hasard heureux auquel Jean Jacques a consacré le chapitre d’un livre et qui, si l’on y réfléchit, est le contraire de la manière dont la technoscience se présente à nous, par exemple dans la publicité – un problème/une solution. « Attelé à la charrue du hasard » (comme le dit Dubuffet de l’artiste contemporain), constamment en éveil, l’inventeur est en effet celui qui peut délaisser le chemin tracé pour en emprunter un autre, s’il paraît soudain plus séduisant : preuve que, loin de toute certitude, il est celui qui cherche. Il parcourt d’ailleurs en tous sens l’histoire des sciences, reprenant, ici, là, tel terme d’un problème ou d’une solution pour en conduire ailleurs les conclusions, fidèle en cela à l’étymologie de son activité de bricoleur. Des restes, il tire, par l’exercice de l’imagination, matière à contes et à spectacles, comme furent des hommes de spectacle le physicien aéronaute Robertson (1763-1837) ou Pilâtre du Rozier en 1783 : et tant qu’à faire spectacle, autant faire spectacle vivant.

3. CONCLUSION

Vivent donc la science aux applications spectaculaires (dans la rue) et le retour des mécaniciens : vivent les machines sans autre utilité que poétique, vive la science populaire. L’inventeur bricoleur d’objets démodés et de fragments, collectionneur à ses heures, est, à n’en pas douter, l’une des figures théâtrales des temps postmodernes.

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Le siège Chauffant de M. Durupt (Cie O.P.U)

BIBLIOGRAPHIE

DIDI-HUBERMAN G. (2002). Ninfa moderna. Paris : Gallimard, Col. Art et artistes. FARGE A. (2000). La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv. Paris : Le Seuil. HARENDT A. (1974) Vies politiques. Paris : Gallimard, Col. Tel.

HARTOG F. (2003). Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps. Paris : le Seuil, Col. La Librairie du XXIe siècle.

MAKEÏEFF M. (2001). Poétique du désastre. Arles : Actes Sud. MAKEÏEFF M. (2000). Beaux-Restes. Arles : Actes Sud.

Le Grand Répertoire, machines de spectacle. Arles : Actes Sud, 2003.

Le Musée cannibale, textes réunis et édités par Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Roland

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