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Éducation bilingue et développement humain durable au Burkina Faso

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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ÉDUCATION BILINGUE ET DÉVELOPPEMENT HUMAIN DURABLE AU BURKINA FASO

Constance Lavoie, Département d’études intégées en éducation, Université McGill

A thesis submitted to McGill University in partial fulfilment of the requirements of the degree of PhD in Second Language Education

Novembre, 2008

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Résumé

Cette thèse porte sur les enjeux relatifs aux langues d’enseignement et d’apprentissage et les relations de pouvoir associées au système éducatif burkinabè. Le Burkina Faso est un pays d’Afrique de l’Ouest qui, depuis 1994, met graduellement en place un système éducatif primaire bilingue intégrant les langues africaines, la littératie, les activités économiques et culturelles locales en plus d’enseigner la langue française. Depuis sa colonisation, ce pays est administré exclusivement en langue française, langue parlée par seulement 10-15 % de la population burkinabè.

Dans ce processus d’affranchissement, cette thèse compare des sortants d’âge adulte d’écoles bilingues avec leurs homologues d’écoles unilingues d’une même localité. Les participants nous informent sur la question centrale de cette thèse : quel type d’école favorise davantage le développement humain durable au Burkina Faso? Vingt finissants d’écoles bilingues et unilingues parlent des retombées de leur parcours éducatif respectif sur chacune des variables du développement humain durable: la culture, le genre, l’économie, la politique et l’environnement. Les entretiens semi-dirigés avec les participants d’âge adulte sont enrichis d’observations en classe dans des écoles bilingues et unilingues pour approfondir la compréhension des différentes approches et philosophies éducatives. Les témoignages des participants et les observations sont mis en relation avec la littérature sociolinguistique et postcoloniale critique.

Le chapitre après l’introduction situe conceptuellement les enjeux éducatifs associés aux définitions de langue et de développement. Le chapitre suivant traite de l’historique des expériences éducatives du Burkina Faso de l’époque précoloniale à aujourd’hui. Cette étude ethnographique indique que les principales retombées de l’éducation bilingue se situent aux niveaux de la préservation et du développement culturel et économique des participants. Les participants montrent que les liens entre leur parcours éducatif et le genre, la politique sont fins. Pour ce qui est de l’environnement, l’étude ne peut pas conclure de résultats valables, car les réponses données sont peu explicites. Cette thèse contribue à l’avancement des connaissances des enjeux sociaux associés à l’enseignement des langues.

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Abstract

This thesis examines languages of education in the Burkinabè educational system and implications for development issues. Burkina Faso is a West African country which since 1994 has been putting into place a bilingual primary education system. This initiative includes African languages, literacy, local culture, and rural economic activities in addition to the French language. Since colonial times, this country has been administered exclusively in the French language, a language that is only spoken by 10-15% of the Burkinabè population.

This thesis asks: Which type of elementary education, bilingual or monolingual, contributes best to the sustainable human development of Burkina Faso? To address this question, this thesis examines the experience of twenty adults, former bilingual- and monolingual-school students from the same rural area. Participants were asked to discuss their educational experience in relation to the United Nation’s five dimensions of sustainable human development: culture, gender, economy, politics and the environment. Data collection included semi-structured interviews with each participant, as well as classroom observations in both types of schools. These observations enabled a deeper understanding of the different pedagogical and philosophical educational approaches. Data was analyzed using perspectives from sociolinguistic theory and critical postcolonial theory.

The first chapter of this thesis describes the origins of this research project. The second chapter presents the study’s conceptual framework, with particular attention to the meaning of two concepts in African education: “language” and “development.” The third chapter traces the history of public education in Burkina Faso, from pre-colonial times to the present. The following chapters present the main impact of bilingual education on the cultural and economical sustainability and development of the participants. The interviews with the participants show that the relationship between the different types of schooling, gender disparities and political involvement is not significant. In conclusion, this research contributes to the advancement of knowledge in the field of language education, particularly in post-colonial regions, and suggests important implications for social, cultural and linguistic issues related to sustainable human development.

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Remerciement

Plusieurs personnes ont été de grandes sources d’inspiration et de motivation pour cette palpitante aventure. Tout d’abord, je remercie ma mère qui a toujours valorisé la curiosité intellectuelle et qui depuis mon jeune âge a toujours cherché à répondre à mes nombreux « Pourquoi maman c’est comme ça? ».

Ma directrice de thèse, Mela Sarkar, est une autre femme déterminante dans la réalisation de ce projet. Dès notre première rencontre, elle a fait confiance à la potentialité de cette recherche. Mela a cette sensibilité et cette écoute dignes d’une grande chercheuse. Que je sois en au Burkina Faso ou qu’elle soit en Inde, elle a toujours été disponible.

Je m’incline bien bas pour rendre hommage à la famille Koné et à la famille Nassoum qui m’ont accueillie comme leur propre fille au sein de leur foyer. De plus, je ne peux passer sous silence l’aide incontestable de ma bonne amie Amélie Baillargeon dans les traductions de l’anglais vers le français et dans l’édition de cette thèse. Son soutien m’a encouragée tout au long de ce processus de rédaction. Je souligne également le professionnalisme de mes cochercheurs Célestin Tapsoba, Désirée Tapsoba et Jacques Sibalo lors de leur travail de traducteur-interprète français-mooré. À tous mes participants qui m’ont offert si généreusement leurs histoires, je vous en suis très reconnaissante.

Je suis fort reconnaissante envers Dr. Claudia Mitchell, Dr. Martial Dembélé et Dr. Nazam Halaoui, tous membres de mon comité doctoral. Ils ont contribué à l’enrichissement des perspectives de ce travail. Je dois préciser l’apport incontestable de certains intellectuels pour la révision de certains chapitres : Dr. Nazam Halaoui pour le cadre conceptuel; Dr. Martial Dembélé pour l’historique des expériences éducatives au Burkina Faso et pour le chapitre environnement; l’équipe d’édition du collectif Perspectives pour une didactique des langues contextualisée pour la publication d’une partie du chapitre sur la culture; Dr. Claudia Mitchell pour ces précieux conseils sur le chapitre genre; Dr. Elias Ayuk pour son regard d’économiste sur le chapitre relatif à l’économie et Dr. Somé Touorouzou pour la perspective critique apportée au chapitre sur la politique. Enfin, je souligne l’importance du soutien financier accordé par le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), le Conseil de recherche en développement international (CRDI) et l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF).

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Introduction 1 PREMIÈRE PARTIE : Les fondements de l’étude

Chapitre 1 : Les concepts fondamentaux 17-53

1.1. Le concept de langue 17-23 1.1.1. Langue ethnique 19 1.1.2. Langue nationale 20 1.1.3. Langue véhiculaire 20 1.1.4. Langue officielle 20 1.1.5. Langue coloniale 21

1.2. L’évolution du concept de langue en éducation 23-36

1.2.1. Période coloniale 25

1.2.2. Période néocoloniale 30

1.2.3. Période postcoloniale 34

1.3. Les utilisations des langues dans les systèmes africains 36-44

1.3.1. Éducation unilingue 37

1.3.2. Éducation bilingue à enseignement limité des et en langues 38 1.3.3. Éducation bilingue à enseignement durable des et en langues 41

1.4. L’évolution du concept de développement 44-49

1.4.1. Développement 45

1.4.2. Développement durable 46

1.4.3. Développement humain 47

1.4.4. Développement humain durable 49

Chapitre 2 : Les expériences éducatives au Burkina Faso 54-87 2.1. Le système éducatif burkinabè au fil de l’histoire 54

2.1.1. Éducation précoloniale 54

2.1.2. Éducation coloniale 55

2.1.3. Éducation néocoloniale 62

2.1.4. Éducation postcoloniale 65

2.2. Les autres recherches sur l’éducation bilingue au Burkina Faso 81

Chapitre 3 : La méthodologie 88-108

3.1. La question 88

3.1.1. Origine de la question de recherche 88

3.2. Les variables et les hypothèses 89

3.3. Les objectifs 91

3.4. Le processus méthodologique 91

3.4.1. Identité et identification de la chercheuse 92

3.4.2. Conception du savoir 93

3.4.3. Site 94

3.4.4. Accès au terrain 96

3.4.5. Méthodes 97

3.4.6. Collecte principale de données 103

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DEUXIÈME PARTIE : Présentation, analyse des données et interprétation des résultats

Chapitre 4 : L’éducation bilingue et la culture 109-136 4.1. Les niveaux de littératie des participants et la préservation culturelle 110

4.2. Les langues parlées 111

4.2.1. Communication intergénérationnelle et transmission culturelle 111

4.2.2. Affirmation de leur identité 112

4.2.3. Connaissance de leur histoire et de leurs traditions 116

4.2.4. Communication interethnique 120

4.3. Les langues lues et écrites 124

4.3.1. Ouverture sur le monde 125

4.3.2. Reconnaissance et ascension sociale 128

4.3.3. Correspondance avec la famille 131

4.3.4. Développement du corpus écrit de la langue ethnique et sa graphie

133

Chapitre 5 : L’éducation bilingue et le genre 137-168

5.1. Les disparités sexo-spécifiques à l’école 137

5.1.1. Relation enseignant-élèves 137

5.1.2. Participation en classe 145

5.2. Les disparités sexo-spécifiques dans la collectivité 150

5.2.1. Tâches domestiques durant l’enfance 150

5.2.2. Durée des études 153

5.2.3. Nombre d’enfants 156

5.2.4. Rôles de la femme 162

Chapitre 6 : L’éducation bilingue et l’économie 169-194

6.1. Le portrait économique du Burkina Faso 169

6.2. Les emplois 170

6.2.1. Emplois des parents 170

6.2.2. Emplois des participants 170

6.3. Les aspirations professionnelles des participant(e)s 175 6.4. Les utilités économiques de l’école selon les sortant(e)s des écoles

bilingues 177

6.4.1. Apprendre des savoir-faire pratiques 177

6.4.2. Augmenter la productivité agricole 178

6.4.3. Développer l’entreprenariat 181

6.4.4. Aider financièrement les familles 184

6.5. Les utilités économiques de l’école selon les sortant(e)s d’écoles unilingues

186

6.5.1. Augmenter l’employabilité 186

(7)

Chapitre 7 : L’éducation bilingue et la politique 195-235 7.1. La participation des parents à la sphère éducative 195

7.2. La participation des élèves en classe 202

7.3. Les niveaux d’information des participants 209

7.4. Les sources d’information auxquelles ils ont accès 211

7.5. L’analyse politique 215

7.6. L’engagement politique 219

7.7. Les femmes et l’engagement politique 229

Chapitre 8 : L’éducation bilingue et une réflexion sur le développement durable de l’environnement

236-263

8.1. Les problèmes environnementaux 238

8.2. L’environnement et la santé 241

8.2.1. Manque d’infrastructures hydrauliques, routières et sanitaires 241

8.3. L’environnement et le genre 243 8.3.1. Déforestation 244 8.3.2. Accès à l’eau 246 8.4. L’environnement et le pouvoir 250 8.5. L’environnement et l’éducation 254 Chapitre 9 : La conclusion 264-281 Bibliographie 282-302

Liste des tableaux

Tableau 1. Synthèse des types d’aménagement linguistique en éducation 40 Tableau 2. Fondements de l’éducation bilingue et du développement humain

durable

51

Tableau 3. Cursus des écoles bilingues OSEO/MEBA 74

Tableau 4. Résultats en français à l’examen du Certificat d’études primaires (CEP) 75

Tableau 5. Questions et hypothèses de la recherche 90

Tableau 6. Visites d’écoles bilingues au Burkina Faso 96

Tableau 7. Participants 103

Tableau 8. Synthèse du déroulement méthodologique 108

Tableau 9. Niveaux de littératie des participants 110

Tableau 10. Réactions face à un désaccord au sujet du nombre d’enfants 157

Tableau 11. Caractéristiques d’une ‘bonne’ femme 162

Tableau 12. Emplois des sortant(e)s des écoles bilingues 171 Tableau 13. Emplois des sortant(e)s des écoles unilingues 172 Tableau 14. Aspirations professionnelles des participants 175 Tableau 15. Analyse critique de l’actualité selon les participants 217 Tableau 16. Totems des réactions des participants face à l’engagement politique 221 Tableau 17. Représentativité féminine dans les gouvernements au Burkina Faso

(1957-1991)

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Liste des figures

Figure 1. Utilisations des langues dans les systèmes éducatifs en Afrique 43 Figure 2. Métaphore comparée de la calebasse et du panier 113 Figure 3. Tâches domestiques des participants durant leurs études 151 Figure 4. Durée des études et nombre d’enfants des participants 153

Figure 5. Niveaux d’information des participants 210

Figure 6. Sources d’information 212

Figure 7. Membres d’associations communautaires 228

Figure 8. Problèmes environnementaux 239

Annexes

Annexe 1. Carte du Burkina Faso Annexe 2. Entretien direction d’école

Annexe 3. Formulaire de consentement pour les enseignants Annexe 4. Grille d’observations

Annexe 5. Exemple de compte-rendu descriptif-analytique Annexe 6. Protocole d’entretien avec les finissants

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Introduction

L’enseignante canadienne devient chercheuse au Burkina Faso

Le 17 mars 2003, un avion me descend du 4e pays au rang de l’index de développement humain, le Canada, au pays qui occupe le 176e rang, le Burkina Faso. J’y arrive pour y réaliser un stage en enseignement primaire à Ouagadougou. Par cette descente dans l’index de développement humain, je vois enfin le visage derrière les statistiques et les rapports des organisations mondiales. D’une superficie de 274 000 km2, le Burkina Faso, connu sous le nom Haute-Volta jusqu’en 1984, entre trente-six fois dans le mien, mais sa densité de population1 dépasse nettement celle du Canada2 (Atlas du Canada, 2001; Étudiants du monde, 2003). Je comprends rapidement que ces chiffres ont une incidence sur la vie des gens.

Après avoir été chaleureusement accueillie dans ma nouvelle famille d’adoption, je me couche sous ma moustiquaire accrochée au manguier, enivrée par la voûte étoilée de Ouagadougou et bercée par les rires des huit autres personnes qui écoutent les contes de Tantie, la mère de la famille qui m’accueille. L’espace privé étant limité, voire inexistant, le partage des ressources est primordial. Je me dis « terminés les grands espaces et les vastes étendues d’eau de mon pays ». Et puis, il y a cet autre contraste frappant entre la population vieillissante canadienne et la jeunesse burkinabè. Au pays des hommes intègres, les moins de 15 ans représentent 46,2 % de la population alors qu’au Canada ils

1 48,3 habitants par km2

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ne représentent que 17,6 % (PNUD, 2007). Devant une telle réalité démographique, offrir l’éducation à tous représente une entreprise titanesque.

Le lendemain matin, je pars naïvement rencontrer les 63 élèves de ma classe de stage dans une école unilingue. Qui aurait cru que ce stage orienterait les cinq prochaines années de ma vie? Dans mon quotidien d’enseignante, les statistiques sur le développement résonnent comme l’appel du tambour m’invitant à la danse, à cette danse qui gronde en moi et qui souhaite pour tous une éducation de qualité, vecteur de développement. Tout en enseignant dans une école unilingue, je me questionne sur les autres options éducatives respectant la culture, le genre, l’économique et le politique. J’appréhende le lien entre les enjeux éducatifs et toutes ces sphères du développement humain. C’est ce lien, dont je présente un aperçu des diverses facettes telles que je les ai vécues au cours de mon quotidien d’enseignante au Burkina Faso, qui m’a permis d’élaborer cette étude sur l’éducation bilingue et le développement humain durable.

Culture

Le 18 mars, en mettant la première fois le pied dans la classe de deuxième année, je suis accueillie par les 63 élèves qui me saluent en cœur : « Booonjourr maaadam ». Conscients qu’ils me saluent, ils ne savent pas qu’ils disent « bonjour/madame ». J’enchaîne ma salutation avec la question suivante: « Quelle leçon suivez-vous? », leur visage reste perplexe, un silence d’incompréhension envahit la classe. La jeune enseignante que je suis entame ainsi ses questionnements sur la qualité de l’éducation en Afrique dite « francophone ». Je comprends instantanément que la grande majorité des élèves arrivent à l’école en

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étant étrangers à la langue française, bien qu’ils vivent dans un quartier adjacent à l’Université de Ouagadougou. Au Burkina Faso, seulement entre 10 à 15 % de la population parle français (Nikièma, 2000, p. 217). Cette tranche de la population est issue de l’élite instruite des grands centres urbains. Le Burkina Faso compte 59 langues différentes, regroupées principalement en cinq familles : les langues gur (60 %), manden (20 %), ouest-atlantique (fulfuldé, 11 %), nilo-saharien (songhaï et marase) et afro-asiatique (hausa et tamacheq) (Nikièma, 2003, p. 1772). Il est vrai qu’il existe beaucoup de langues au Burkina Faso; toutefois, 90 % de la population parle 14 langues nationales : le bisa, le bobo, le bwamu, le dagara, le dafing/marka, le fulfuldé, le gulmancema, le dioula, le lobi, le lyélé, le mooré, le nuni, le san et le sénoufo (Kédrébéogo, 1998). Les langues les plus parlées sont le mooré (52 %), le fulfuldé (11 %), le bobo (7 %) (Nikièma, 2003, p. 1772). Sur la base des données du recensement de 1975, 17 des 59 langues comptent plus de 50 000 locuteurs natifs.

Au Canada, huit des dix provinces (et des trois territoires) comptent moins de 50 000 francophones et trois de ces provinces en ont moins de mille (Forques & Landry, 2006, p. 4). Depuis l’établissement de la jurisprudence afférente à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, les minorités francophones canadiennes, ainsi que les groupes linguistiques autochtones, ont le droit d’avoir des services éducatifs dans leur langue première lorsque le nombre d’enfants est jugé suffisant (Bourgeois, 2004). Cette décision fut prise pour réparer les injustices du passé ainsi que pour assurer les chances de réussite scolaire et de survie culturelle de ces minorités. Pourquoi les minorités linguistiques dans le reste du monde n’ont-elles pas toutes les mêmes droits en

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termes de préservation culturelle et d’autonomie éducative? Pourquoi les raisons d’ordre économique prévalent-elles toujours sur les raisons d’ordre culturel et social dans les enjeux des droits des minorités linguistiques à l’échelle mondiale? Provenant d’une communauté linguistique qui a lutté pour le droit à l’instruction dans sa langue première, j’ai saisi l’urgence de prendre part au discours postcolonial à la faveur d’un monde éducatif représentatif de la diversité culturelle burkinabè.

Les répétitions en cœur, le décodage incompris, les coups de bâton ainsi que de courroie de mobylette, le recopiage de leçons complexes et décontextualisées remplissent mon journal d’observations durant mes trois mois de stage. Les problèmes dits d’apprentissage identifiés par les enseignants burkinabè sont pour la plupart d’ordre linguistique. Ils pourraient être résolus si les enseignants étaient formés en didactique du français langue seconde et non comme langue première comme c’est le cas depuis des décennies. Après quatre mois, je pars à la découverte d’autres provinces burkinabè, d’autres mondes culturels. Je constate les iniquités quant aux infrastructures scolaires. Les seules choses qui ne changent pas d’une région à l’autre sont l’acharnement des enseignants à enseigner le français et leur découragement à l’égard du constat d’échec de leurs élèves. Les enseignants sont souvent affectés délibérément dans des régions où ils ne parlent pas la langue du milieu pour s’assurer qu’ils parlent uniquement en français à leurs élèves et aux parents3.

Lien avec l’étude. Les différents questionnements que j’ai eu sur le système éducatif ont transformé mon rôle d’enseignante en celui de chercheuse.

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Sur le plan culturel, je m’interroge quotidiennement à savoir pourquoi les enfants burkinabè sont-ils encore instruits en français alors qu’ils ne parlent pas cette langue? Pourquoi cette diversité dans laquelle je vis ne se retrouve-t-elle pas à l’école ? Pourquoi les activités culturelles burkinabè ne font-elles pas partie du curriculum? Je cherche à comprendre les raisons ayant mené à un tel système éducatif inefficace et inadapté. Mon expérience d’enseignement, quoique brève, est suffisante pour comprendre les enjeux derrière des statistiques telles qu’un taux d’alphabétisation de 31 % combiné au taux de redoublement de 33 % (UNESCO, 2007). Les raisons de l’échec et de la déperdition scolaires sont nombreuses, mais on oublie souvent de mentionner ce facteur déterminant qu’est l’incompréhension de la langue d’enseignement. Je décide donc de m’informer sur les innovations éducatives burkinabè qui se rapportent au bilinguisme. Je comprends alors que j’assiste à la réécriture de l’orientation du système éducatif burkinabè : en 2004, l’expérimentation des écoles bilingues soutenue par l’organisation suisse d’entraide ouvrière (OSEO) est passée sous la direction du Ministère de l’Éducation de Base et de l’Alphabétisation (MEBA); en 2005, lors du début de mon étude pilote, je vois au MEBA ces quelque 500 demandes écrites à la main par les collectivités pour transformer l’école unilingue de leur village en école bilingue; le 18 janvier 2006, je débute ma collecte de données dans une école bilingue par un chant traditionnel entonné par les élèves: « D ka na n poeoes-a ne y waoongo?4 ». Je comprends que l’école peut honorer la diversité culturelle du peuple burkinabè. À cette même période, des campagnes médiatiques se déroulent pour informer les populations de la réussite scolaire des

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élèves dans les écoles bilingues; en 2007, je termine ma collecte de données lorsque le MEBA entreprend la planification de la généralisation de la réforme éducative qu’est l’éducation bilingue.

Genre

Après mes journées de travail, je m’arrête pour saluer mes voisines et m’informer de la santé de leur famille et de leur grossesse. La grossesse est beaucoup plus lourde à porter lorsque le nombre moyen d’enfants par femme est de 6,4 enfants et lorsque la mortalité infantile est de 20,6 % (PNUD, 2007). Un enfant à venir ne symbolise pas uniquement l’espoir; avec lui viennent aussi beaucoup de préoccupations. En bavardant avec des femmes de mon quartier, j’apprends que la mère de ma meilleure amie est morte en accouchant de Ruth le 2 juin 2003. Elle fait partie de ces 700 femmes burkinabè qui meurent par 100 000 naissances vivantes (PNUD, 2005). Offrir ses condoléances est une activité quotidienne dans un pays où l’espérance de vie est de 51 ans. Tantie me dit de ne pas pleurer, autrement, je serai toujours déshydratée et j’empêcherai l’âme du défunt de rejoindre ses ancêtres5. Tantie, mère de trois enfants, haute placée au MEBA, présidente d’une association de femmes de son quartier, guide ma compréhension des réalités des femmes de son pays. Sa fille et plusieurs fillettes du quartier m’apprennent les secrets de la marelle et leurs rêves de mariage. Je me souviens être partie très tôt au marché pour accompagner Worokia, petite nièce qui s’occupe des tâches ménagères de toute la famille. Le

5 Discussion avec Tantie le 27 mars 2003

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marché est un lieu d’échanges où les bonnes6 accèdent à l’information tout en marchandant les condiments nécessaires à la préparation des repas quotidiens de toute une famille avec les 1000 cfa (2,5$CAD) par jour que Tantie lui alloue. Le courage de Worokia me fait oublier la redondance du riz et du tô7. La nuit venue, Worokia part à l’école pour la première fois à l’âge de 20 ans.

Lien avec l’étude. La synergie de toutes ces femmes et fillettes me donne la force de me lever au rythme des pilons pour me rendre à l’école tous les jours. Elles m’offrent une compréhension du quotidien de mes élèves, particulièrement de celui des filles de ma classe. Ces petites élèves qui, en silence, assistent aux leçons. Pourquoi ne participent-elles pas en classe? Y a-t-il des écoles où elles participent en classe? Pourquoi les familles préfèrent-elles instruire leurs garçons avant leurs filles? Je veux approfondir ma compréhension des disparités sexo-spécifiques à l’école. J’ai reconnu mon privilège de naissance, d’être née femme au Canada et de faire un doctorat alors que 34 % des filles burkinabè n’iront jamais à l’école.

Économie

En 2005, le produit intérieur brut par Burkinabè est estimé à 1 213 dollars américains (PNUD, 2007). La réalité économique des gens nous replace rapidement dans la pyramide de Maslow (1954) : 13 % de la population a accès à un système d’eau traitée. L’eau est une ressource rare et coûteuse. Pour avoir accès à de l’eau non potable au robinet de la maison, la facture mensuelle s’élève

6 Les bonnes sont des filles ou des jeunes femmes qui est une ménagère et une servante de maison. 7 Aliment traditionnel de la cuisine burkinabè constitué de farine de mil, de maïs ou de sorgho à laquelle on ajoute généralement une sauce de feuille de baobab ou de gombo.

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en moyenne à 12 000 CFA (28,5$CAD). Ensuite, il faut la filtrer ou acheter de l’eau potable en bouteille au prix de 500 (1,25$CAD). Par conséquent, la grande majorité des gens ne peuvent se permettre financièrement de boire de l’eau potable. Se nourrir est également une lutte quotidienne. Pour 85 % de la population, la principale activité économique est l’agriculture de subsistance. Ayant cultivé des légumes avec mon grand-père agriculteur durant mes vacances scolaires, je comprends l’importance du respect de la nature ainsi que des techniques agricoles ancestrales et modernes pour la culture de l’ail et du persil. Par conséquent, la petite fille d’agricultrice que je suis se préoccupe du sort des agriculteurs. À l’occasion, durant mes fins de semaine, je visite les artisans de la terre burkinabè. Ils me font part de leurs techniques agricoles ainsi que de leurs méthodes de survie durant les sécheresses et les famines. Ces porteurs de savoirs et de savoir-faire ancestraux s’inquiètent pour leurs enfants qui vont à l’école et dénigrent le travail de la terre. Ils se demandent si leurs greniers seront toujours pleins dans l’avenir.

Lien avec l’étude. Étais-je la seule à écouter les préoccupations des gens en zone rurale? Le lundi, je témoigne à mes collègues enseignants des préoccupations des agriculteurs. Pourquoi ces sages ne prennent-ils pas part à l’éducation? Est-ce parce qu’ils ne parlent pas la langue française? Quel est notre rôle en tant qu’enseignants à l’égard de ces préoccupations environnementales? Si j’étais un enfant, mes collègues me traiteraient sans doute de « Villageoise ». « Villageois(e) » : telle est la réaction des enseignants face à une mauvaise réponse ou à une question qu’ils jugent insignifiante. Cette insulte, « espèce de villageois(e) », je l’entends sans cesse dans ma salle de classe : elle sort de la

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bouche de mon enseignante. Cette insulte marque inconsciemment la hiérarchie des savoirs et érige cette barrière entre l’école et l’environnement. Lors d’une activité, le 8 avril 2003, Je demande à mes élèves : « Que voulez-vous faire quand vous serez grands? ». La grande majorité me répond qu’ils veulent être fonctionnaire de l’État. Cette réponse reflète indéniablement la déconnexion entre l’instruction que j’offre et la réalité socioéconomique à l’extérieur des murs de l’école. Pourquoi le système éducatif burkinabè n’est-il pas adapté aux besoins économiques de sa population? L’État ne procure que 15 % des emplois, entraînant ainsi un taux de chômage chez les jeunes de 43,3 % (OIT, 2008). Ces jeunes terminent l’école sans outil pour affronter leur réalité socioéconomique. Comment le système éducatif peut-il former des citoyens actifs économiquement? N’existe-il pas des stratégies éducatives permettant aux jeunes d’être outillés pour la vie économique qui les attend?

Politique

Certains de mes élèves viennent en classe vêtus d’un t-shirt sur lequel est imprimé le visage du président Blaise Compaoré et son slogan électoral « Le progrès continu pour une société d'espérance ». En temps d’élection, une ribambelle de produits publicitaires (casquettes, chandails, autocollants, pagnes8, etc.) envahissent le pays. D’où provient l’argent pour cette publicité? On ne pose pas la question, on vote, on prend son « cadeau », sans comprendre un mot des discours électoraux en français. La politique est un sujet tabou, voire dangereux : on n’en discute pas. Je me souviens d’avoir assisté à une projection documentaire

8 Un pagne est un vêtement constitué généralement par un morceau d'étoffe qu'on ajuste autour de la taille.

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hors programme9 au Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (FESPACO) sur Thomas Sankara, ancien président assassiné. Pendant la projection, les gens escaladaient les murs pour avoir enfin accès à un regard critique sur leur propre système politique. À la sortie, les gens quittaient d’un pas pressé sous le regard suspect d’hommes assis dans leur voiture aux vitres teintées. Les média évitent la critique; les Burkinabè se rappellent l’histoire de l’assassinat du journaliste contestataire Norbert Zongo. La politique, on ne s’y engage pas, on l’évite. Au Burkina Faso, il y a une multiplication des associations et des ONG pour pallier la déresponsabilisation de l’État. La structure politique traditionnelle des Nabas, chefs de village mossi, est de plus en plus corrompue, les chefs se font payés pour devenir députés au sein du gouvernement.

Lien avec l’étude. J’ai vite compris qu’il était inconcevable d’analyser les slogans électoraux sur les t-shirt avec mes élèves. Il faut s’en tenir au contenu du programme, qui n’inclut aucune compétence d’analyse critique. Les enseignants suscitent très peu la réflexion des enfants. Le rôle premier de l’enfant est l’obéissance. Dans ma classe, je me casse la tête à savoir comment développer le sens critique de l’enfant, futur citoyen. L’enfant recopie, récite et applique. Je cherche régulièrement à intégrer des activités permettant aux enfants d’inventer, de créer et de questionner, mais il m’a fallu quelques semaines avant d’obtenir le consentement du directeur d’école et la confiance des enfants pour qu’ils se livrent à cet exercice avec lequel ils ne sont pas familiers. Le 28 mai 2003, je termine mon stage d’enseignement en leur proposant de m’évaluer en nommant

9 Shuffield, R. (2006) Thomas Sankara, l’homme intègre, France : Zorn Production International, présenté en mars 2007

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des activités qu’ils ont appréciées et de raconter une histoire intitulée « Ce que je trouve bizarre chez ma nouvelle enseignante ». Cette évaluation fait rire plus d’un de mes collègues. Leurs réactions me fait réaliser que la structure de l’école unilingue peut difficilement former un citoyen engagé, réflexif et encore moins critique.

Environnement

Au Burkina Faso, le climat est tout aussi aride que le contexte socioéconomique. En plein cœur de la saison sèche qui dure d’octobre à mai, j’attends la venue d’un nuage. Durant ma pause pour le dîner de midi à 15 h, j’écoute la télévision en ventilant le ruissellement de mon corps. Le météorologue annonce stoïquement qu’il fait 49 degrés10 sur la capitale Ouagadougou lorsque le téléviseur s’éteint et que mon ventilateur, l’équivalent de mon poumon droit, s’arrête. Le gouvernement coupe l’eau et l’électricité, non pas parce qu’on ne paie pas nos factures, mais parce que le pays manque d’eau. Je suis certaine qu’il fait plus de 50 degrés. Je pose en plein soleil une cannette aérosol sur laquelle il est inscrit ne pas le mettre à des températures supérieures à 50 degrés sous risque d’explosion. Elle explose, j’ai raison, mais j’ai beaucoup trop chaud pour me réjouir. Je vais m’endormir sous un arbre. Tantie m’explique que le gouvernement ne peut pas déclarer qu’il fait 50 degrés, sinon, la loi l’oblige à fermer ses ministères pour des raisons de santé publique. Il est 15 h, je retourne enseigner, huit minutes de marche d’une intensité olympique. Les motocyclistes s’offrent pour me « remorquer », car « il ne faut pas marcher sous le soleil ».

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Lien avec l’étude. Je continue alors à enseigner ma leçon sur la carpe11 dans ce pays enclavé entre le Mali, le Niger, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo et le Bénin, sans aucun accès à la mer et où les carpes se font rares, surtout en saison sèche (Annexe 1, Carte du Burkina Faso). En luttant contre le soleil tapant, nous sommes trop préoccupés par la réussite de nos élèves à l’examen national de français pour réfléchir aux questions environnementales. Les enseignants sont trop occupés pour semer, reboiser et écouter les conseils environnementaux des vieux, bref trop occupés pour préserver l’environnement pour les générations à venir. En est-il ainsi dans toutes les écoles burkinabè? Comment éduque-t-on les enfants pour qu’ils prennent part à la préservation de leur environnement?

Mon quotidien d’enseignante au Burkina Faso me pousse à voir l’éducation de façon holistique. Mes questionnements dépassent les murs de ma classe, je m’interroge sur l’incidence de l’éducation dans la vie des gens quant à la culture, le genre, l’économie, l’environnement et le politique. Cette thèse est une réflexion sur la question suivante : Quel type d’école favorise davantage le développement humain durable au Burkina Faso? Tous les chapitres quatre à huit comparent deux philosophies éducatives, l’éducation bilingue et l’éducation unilingue, du point de vue, successivement, de la culture, du genre, de l’économie, de l’environnement et du politique. Vous lirez les liens que les participants font entre leur parcours éducatif et la préservation de leur culture, les disparités sexo-spécifiques, le développement économique, la préservation de leur environnement et l’engagement politique. Leurs témoignages sont analysés au

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moyen des théories sur les facteurs humains du développement durable (Ex. PNUD, 1991, 2005, 2007; Sen, 2003) et de celles des sociolinguistes critiques qui examinent les relations de pouvoir qui déterminent les rapports de force entre langue, éducation et société (Ex. Benson, 2000; 2002, 2005; 2006; Cummins, 1981, 2000; Sarkar, 2005; Thiong'o, 1986, 1993).

Cette thèse comporte huit chapitres. Le premier chapitre définit les concepts fondamentaux de l’étude tels que la langue, l’éducation bilingue et le développement humain durable. Ce chapitre donne des termes de référence communs pour permettre au lecteur de déconstruire certaines définitions ou préjugés hérités de la colonisation.

Le deuxième chapitre trace l’historique de différentes expériences éducatives au Burkina Faso. De l’éducation traditionnelle d’avant la colonisation à l’hybridité du système actuel, ce chapitre nous éclaire sur les différents courants idéologiques qui ont influencé le système éducatif de ce pays. Le chapitre se termine en présentant les recherches antérieures sur l’éducation bilingue au Burkina Faso.

Le troisième chapitre décrit la méthodologie qualitative, les méthodes ethnographiques et la réflexion derrière chacun des choix méthodologiques privilégiés pour cette étude.

Les cinq chapitres suivants constituent le cœur de la recherche. Ils présentent les résultats et leurs interprétations. Chacun de ces chapitres présente l’une des variables du développement humain durable (culture, genre, économie,

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politique et environnement). Le quatrième chapitre examine le lien entre l’éducation bilingue et la préservation culturelle. Les vingt participants témoignent de l’influence de leur cheminement scolaire sur leur culture. Ils mentionnent les langues qu’ils parlent, lisent et écrivent. Ensuite, ils relèvent les différentes retombées culturelles de savoir lire et écrire le français ou le mooré ou les deux.

Le chapitre cinq porte sur les disparités sexo-spécifiques à l’école et dans la collectivité. Il montre les différences sexo-spécifiques vécues durant l’enfance des participants. Ces derniers présentent la pédagogie, la relation avec l’enseignant et la participation lorsqu’ils étaient à l’école bilingue ou unilingue. Ensuite, la seconde partie du chapitre porte sur la question du genre dans leur vie d’adulte. Est-ce que d’une génération à l’autre, la scolarisation des enfants et les tâches domestiques restent déterminées en fonction du sexe de l’enfant? En plus de répondre à cette question, les participants identifient des modèles féminins positifs au sein de leur village.

Le chapitre six décrit le contexte économique dans lequel les participants ont grandi et vivent présentement. Ils commentent les retombées socioéconomiques des écoles bilingues et unilingues. Ce chapitre explore, entre autres, les questions suivantes : les personnes formées dans différentes écoles élémentaires occupent-elles différentes fonctions et aspirent-ils aux mêmes positions?

Le chapitre sept constitue une analyse des retombées du parcours éducatif sur l’engagement politique des participants à l’âge adulte. Quel parcours scolaire forme des citoyens les plus critiques, les mieux informés de la politique locale,

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nationale ou internationale? Est-ce que les écoles qu’ils ont fréquentées influencent leur niveau d’engagement communautaire?

Le chapitre huit aborde les questions environnementales associées à l’éducation bilingue. Il s’arrête sur les questions suivantes : est-ce que les activités de production endogènes permettent aux finissants des écoles bilingues d’identifier et de résoudre leurs problèmes environnementaux? Ce chapitre est plutôt une réflexion sur le lien entre l’éducation bilingue et l’environnement, car les données ne sont pas suffisantes pour tirer des conclusions.

Il m’apparaît important de prévenir le lecteur que cette étude ne mesure pas. Elle écoute attentivement les adultes qui sont instruits dans des écoles bilingues et des écoles unilingues pour qu’ils nous informent des diverses retombées de leur parcours respectif sur leur collectivité. Cette thèse place les artisans de la terre à l’avant-plan; elle leur donne la représentativité qui leur revient. Elle donne une voix à des gens souvent marginalisés, puisqu’ils proviennent de milieux peu scolarisés, vivent en milieu rural et parlent des langues reléguées au rang de dialectes durant la colonisation dans le but de ne pas les reconnaître à l’école. Les citations en langue mooré sont présentes dans cette thèse, elles rendent hommage à la diversité linguistique mondiale et aux voix des participants sans lesquels cette thèse n’existerait pas. Pour respecter l’orthographe originale, les mots « burkinabè » et « mossi » restent invariables tout au long de la thèse, choix effectué au même titre que certains auteurs burkinabè (Ex. Kaboré-Paré & Ilboudo, 2004; F. Sanou, 2003a; Tiendrébéogo, Kouraogo, & Nikièma, 2005).

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Cette thèse se veut un moment de réflexion sur la qualité de l’éducation que le Burkina Faso veut offrir à ses enfants d’aujourd’hui et de demain. Dans un contexte d’augmentation rapide de l’offre scolaire grâce aux objectifs de Dakar12 et du millénaire, il est urgent de réfléchir à la qualité de l’éducation offerte. Cette thèse s’inscrit dans un continuum d’actions à la faveur d’une éducation de qualité pour les peuples minoritaires et les cultures associées. Elle est un témoignage, un legs et une contribution pour la préservation des langues minoritaires mondiales.

12 Les objectifs de Dakar et du millénaire sont élaborés par les Nations-Unis pour et visent

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Chapitre 1 : Les concepts fondamentaux

L’objectif premier de ce chapitre est de présenter les concepts centraux de la thèse soit : l’éducation bilingue et le développement humain durable. D’abord, les fondations historiques et idéologiques de l’éducation bilingue y sont présentées. Ensuite, je présente une synthèse des trois différentes utilisations des langues dans les systèmes éducatifs sur le continent africain : l’enseignement unilingue, l’éducation bilingue à enseignement limité des langues et en langues et l’éducation bilingue à enseignement durable des langues et en langues (N. Halaoui, communication personnelle, octobre, 2006)13. Tous les pays africains sont classés en fonction des langues qu’ils utilisent présentement au niveau primaire. Enfin, le chapitre retrace la sémiotique du concept de développement humain durable. Le cheminement historique et idéologique du concept de développement, de développement durable, de développement humain et enfin de développement humain durable permet de comprendre les fondements sous-jacents au concept central de cette étude. Ceci dit, ce chapitre débute par une définition des différents usages du mot langue dans le contexte africain.

1.1. Le concept de langue

Il est important de clarifier le statut des langues africaines afin de ne pas perpétuer l’idéologie coloniale voulant reléguer les langues ethniques au statut de dialectes. En dévalorisant leur capacité d’être véhicule de la connaissance, les

13 Je tiens à souligner la contribution de Nazam Halaoui pour l’élaboration de la terminologie des

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colonisateurs ont évité de leur accorder des pouvoirs (Makoni & Pennycook, 2007). Les langues émergent de leur environnement social, culturel et politique (Makoni & Pennycook, 2007, p. 2). Depuis la définition du mot « langue » de Sausure en 1916, la sémiologie a beaucoup évolué. Saussure (1916) définit la langue comme un système de signes extérieurs aux sujets dont le locuteur s’approprie grâce à la parole. Saussure distingue l’objectivité de la langue par rapport à la subjectivité de la parole. En 1970, le linguiste Lyons reprend les nuances de Saussure entre langue et parole en disant que :

Tous les membres d’une même communauté linguistique produisent, en parlant cette langue, des énoncés qui, en dépit de variations individuelles, peuvent être décrits au moyen d’un même système de règles et de relations : en un certain sens, ils ont les mêmes caractéristiques structurelles. Les énoncés constituent des exemples de parole, sur lesquels le linguiste se fonde pour construire la structure commune sous-jacente : la langue. C’est donc la langue, le système, qui fait l’objet de la description linguistique. (p. 42)

Aujourd’hui, le concept de consensus social fait partie intégrante de la définition de la langue. Selon le Larousse, la langue est « un produit social, une sorte de contrat collectif entre individus appartenant à une même communauté » (p. 885). Je partage la critique de Bourdieu (1982) à l’égard de la séparation de la langue d’usage (la parole) et de la langue dite scientifique (langue) faite par Saussure :

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Dès que l’on traite le langage comme un objet autonome, acceptant la séparation radicale que faisait Saussure entre la linguistique interne et la linguistique externe, entre la science de la langue et la science des usages sociaux de la langue, on se condamne à chercher le pouvoir des mots dans les mots, c’est-à-dire où il n’est pas. (In Bourdieu, 1982, p. 103)

La langue n’est plus conceptualisée comme un objet autmaonome comme le définit Saussure en 1916. Il convient donc d’apporter une définition plus inclusive et contextualisée de la langue. Un sociologue burkinabè définit la langue dans son mémoire comme étant un « système de signes arbitraires et articulés, combinés selon les règles d’une syntaxe par le biais de laquelle les membres d’une communauté se représentent le réel et communiquent entre eux » (P. Ouédraogo, 2003b, p. 16). Dans la présente thèse, je nomme les langues ethniques, les langues nationales et les langues véhiculaires afin de reconnaître leur bagage culturel et cognitif millénaire. Les définitions qui seuivent se basent sur les distinctions entre langue véhiculaire et langue vernaculaire qu’apportent Ouane (1995) dans son glossaire, sur les nuances entre langue officielle et langue nationale apportées par Mbula Paluku (1996) et les définitions de Halaoui (1995, 2001, 2005) quant aux langues coloniales et langues nationales:

1.1.1. Langue ethnique (LE)

Langue de communication au sein d’une ethnie autochtone ou migrante. La langue ethnique peut aussi être appelée langue vernaculaire.

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1.1.2. Langue nationale (LN)

Langue parlée traditionnellement par une ethnie autochtone. Dans certains pays, le cadre législatif limite les langues nationales aux langues régionales les plus parlées. Les langues nationales ne sont pas nécessairement l’objet de disposition législative. Le bisa, le bobo, le bwamu, le dagara, le dafing/marka, le fulfuldé, le gulmancema, le dioula, le lobi, le lyélé, le mooré, le nuni, le san et le sénoufo sont les langues nationales du Burkina Faso (Kédrébéogo, 1998)

1.1.3. Langue véhiculaire (LV)

Moyen de communication entre des individus natifs de langues différentes – sur et hors de son propre territoire. C’est une langue de communication interethnique parlée par une grande couche de la population. Certaines langues véhiculaires sont aussi appelées lingua franca. Par exemple, le dioula est une langue burkinabè véhiculaire.

1.1.4. Langue officielle (LO)

Langue dans laquelle les pouvoirs publics s’expriment. C’est souvent une langue étrangère dans les pays africains. C’est la langue de la diplomatie, de l’enseignement, de l’administration, des tribunaux et des grands médias. C’est généralement la langue utilisée dans les institutions de l’État. Au Burkina Faso, la langue française occupe cette fonction.

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1.1.5. Langue coloniale (LC)

Le concept de langue coloniale réfère aux langues apportées et implantées par les anciennes puissances européennes dans les pays africains colonisés. La langue coloniale est une langue étrangère pour la grande majorité de la population. Bien que la langue coloniale soit souvent la langue officielle, je présente la langue coloniale dans une catégorie distincte, car certains pays ne l’officialisent plus; tel est le cas de l’Éthiopie. De plus, certains pays tels que Madagascar, officialisent le français (LC), le malgache (LN) ainsi que l’anglais. Il devient donc important d’apporter des distinctions entre la langue coloniale et la langue officielle.

Il existe certes une hiérarchie entre les différents statuts des langues. La nuance entre langue ethnique et langue nationale est fine. Certaines groupes ethniques ne sont pas autochtones au territoire donc leur langue ne peut pas être nommé langue nationale bien qu’elle appartienne à un groupe ethnique habitant au Burkina Faso et ce parfois depuis fort longtemps. Par exemple, la langue arabe de la communauté migrante du Liban ou d’autres pays arabes est une langue ethnique sans être une langue nationale. Certaines langues ethniques sont également véhiculaires grâce au processus migratoire ou grâce au pouvoir économique de certains groupes ethniques forçant les autres à apprendre leur langue pour commercer. L’utilisation par la force du nombre donne des pouvoirs à certaines langues. En supplément, la législation en confère d’autres et marque le rang d’importance des différentes langues. Le fait d’officialiser une langue lui donne plus de pouvoirs et de reconnaissance dans la société ainsi qu’à l’échelle

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internationale. Des 59 langues ethniques burkinabè, seulement 14 (le mooré, le fulfuldé, le gulmancema, le bisa, le dagara, le dioula, le lyélé, le bobo, le bwamu, le san, le lobiri, le dafing, le sénoufo et le nuni) sont reconnues comme langues nationales (Nikièma, 2005), car elle sont les plus parlées. Huit d’entre elles sont utilisées dans les écoles bilingues publiques (le mooré, le dioula, le fulfuldé, le lyélé, le gulmancema, le dagara, le bisa et le nuni). Cependant, aucune de ces langues nationales n’a le statut de langue officielle. L’extinction de certaines langues n’est pas un phénomène simplement naturel; l’homme, par ses politiques linguistiques, ou plutôt par l’absence de politique, contribue à la réduction de la diversité linguistique (Maffi, 2001, 2002; Shohamy, 2006; Skutnabb-Kangas, 2000).

On remarque en général une adéquation entre la législation en matière de langues et l’éducation. C’est-à-dire que plus l’État reconnaît ses langues nationales dans la Constitution, plus il y a de chance que ces langues soient utilisées dans l’éducation. Dix pays utilisent les langues nationales comme langue d’enseignement tout au long du primaire et les nomment dans leur Constitution (l’Afrique du Sud (Taylor, 2002), le Burundi (Frey, 1993), l’Érythrée (Dutcher, 2003), l’Éthiopie (Abdulaziz, 1991; Wolff, 2006), Madagascar (Babault, 2000; Nicot-Guillorel, 2008), la République démocratique du Congo (Bolaluete, 2001), le Rwanda (G. Rwanyiziri, communication personnelle, septembre 2008; Kabanza, 2007; Kanyamibwa, 1997), la Somalie (Abdulaziz, 1991), la Tanzanie (Rubagumya, 1991) et le Zimbabwe (Thondhlana, 2002)). Il existe trois contre-exemples : la République centrafricaine (Leclerc, 2008), le Gabon (Bokoko, 2004)

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et les Comores (A. Abdoulhamid, communication personnelle, septembre 2008; Comores, 2008). Ces trois pays n’utilisent pas les langues nationales dans le système éducatif bien qu’elles soient mentionnées de façon claire dans les textes de loi. Les langues officielles de la République centrafricaine sont le sango et le français. Dès 1976, le sango est devenu la langue nationale du pays pour devenir langue officielle en 1991 (Halaoui, 2001). Le sango est utilisé dans l’espace législatif, médiatique, parlementaire, mais tout l’espace éducatif est en français. Il existe pourtant des recommandations telle l’ordonnance n°84/031 du 14 mai 1984, qui précisait à l'article 36 : « L’enseignement est dispensé en français, langue officielle et en sango, langue nationale » (Gerbault & Wenezoui-Dechamps, 1988). Dans la réalité, cette ordonnance n’est pas appliquée, mais les enseignants utilisent tout de même le sango en classe pour aider les enfants (Gerbault & Wenezoui-Dechamps, 1988). On peut conclure que la législation collabore généralement au rayonnement de l’utilisation des langues africaines dans l’éducation.

1.2. L’évolution du concept de langue en éducation

Dans les contextes africains, ou dans d’autres contextes postcoloniaux tels que l’Inde (Pattanayak, 1995), la Bolivie (Nancy Hornberger, 2006; King & Benson, 2004; Lopez, 2006), le Guatemala (Lopez, 2006) et l’Équateur (Von Gleigh, 1995), l’enseignement bilingue signifie débuter l’instruction dans une langue comprise par l’enfant, soit la langue ethnique, la langue nationale ou la

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langue véhiculaire, pour graduellement transférer les enseignements vers la langue étrangère, généralement la langue coloniale.

Il est important de mentionner que les langues véhiculaires sont généralement utilisées dans l’éducation bilingue, car elles sont des langues comprises par l’enfant et elles sont des langues de grande communication. Comme les pays africains compte beaucoup de langues ethniques, par exemple le Nigéria compte 376 langues ethniques (Skutnabb-Kangas, 2000), il devient difficile économiquement que toutes les langues ethniques soient utilisées à l’école. Ainsi, les pays optant pour l’éducation bilingue choisissent la langue ayant le plus de locuteurs dans une dite région et l’utilise comme premier médium à l’école. Le choix d’une langue véhiculaire crée une hiérarchie parmi les langues ethniques, tel est le cas du swahili au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda. Les langues ethniques majoritaires sont préservées, car elles sont utilisées à l’école. Cette utilisation entraîne la rédaction de dictionnaires et de matériel ainsi que l’augmentation du nombre de scripteurs et de locuteurs. Pour ce qui est des langues ethniques minoritaires, elles restent des langues parlées et rien n’assure leur préservation. Cette situation n’est pas idéale, mais on préserve au moins une partie de la diversité linguistique et culturelle. La principale préoccupation des États africains n’est pas la préservation linguistique, mais plutôt la réussite scolaire et le nombre d’inscriptions entre autres pour réaliser les objectifs des bailleurs de fonds internationaux. La grande majorité des études montre qu’utiliser une langue comprise par l’enfant améliore son rendement académique et sa motivation scolaire. Il en est ainsi au Niger (Benson, 2002; Maman, 2004),

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au Burkina Faso (P T. Ilboudo, 2003), au Mali (Fomba, Keïta, Koné, & Traoré, 2003; Wambach, 2001), en Guinée-Bissau, au Mozambique (Benson, 2002), en République démocratique du Congo (Mbula Paluku, 1996) et au Canada (Cummins, 2000). Ainsi, l’éducation bilingue permet d’atteindre le double objectif d’amélioration de la réussite scolaire et de préservation d’une partie de la diversité linguistique mondiale.

Pour comprendre l’évolution des courants de pensée menant à l’éducation bilingue en Afrique, il faut retourner à l’époque coloniale. L’histoire montre l’évolution des courants de pensée qui ont permis d’inclure les langues africaines dans les systèmes éducatifs. Les langues africaines étaient utilisées pour l’éducation avant que les colons européens arrivent sur le continent africain. Cependant, les puissances coloniales ont imprégné le continent africain de leurs idéologies impérialistes influençant l’aménagement linguistique et les statuts des différentes langues. Il est donc important de revisiter l’histoire afin de comprendre la présente situation.

1.2.1. Période coloniale

Colonisation française, portugaise et espagnole : la langue, outil d’assimilation. Young (2001) écrit qu’au XIXe siècle, la France a redéfini le concept d’impérialisme. La conférence de Berlin en 1884-1885 annonce la partition de l’Afrique. Ainsi, cette conférence est la chance pour la France de retrouver sa fierté nationale en gagnant de nouvelles colonies (particulièrement en

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Afrique du Nord) (F. Sanou, 2003a; Young, 2001). On assiste à l’intensification de l’impérialisme idéologique entamé par la France en Orient (Saïd, 1978). La doctrine assimilationniste française adoptée sur le continent africain est connue sous le nom de « mission civilisatrice ». De Napoléon à Jules Fery, l’impérialisme devient plus qu’une domination économique. La « mission civilisatrice » propose une domination culturelle et linguistique. Pour les Français, l’école et la langue française servent à « l’évolution » culturelle des peuples colonisés. Dans leur discours colonial, la langue française est considérée comme l’unique voie du développement. « Au plan linguistique, les langues locales ont été bannies dans les rapports avec l’administration coloniale parce qu’elles étaient qualifiées de sauvages, de diaboliques même » (Batiana, 2003, p. 203). Le symbole est un des moyens pour décourager les Africains à parler leur langue. Le symbole est un objet quelconque (coquillage, morceau de bois ou tête de singe séchée) que les enseignants ou le directeur de l’école attachent au cou de celui qui est surpris en train de parler la langue ethnique dans l’enceinte de l’école. L’élève qui a le symbole ne peut s’en débarrasser qu’en surprenant un autre élève parlant en langue ethnique (Désalmand, 1983; Moumouni, 1964; F. Sanou, 2003a). Cette stratégie a été poursuivie même après la colonisation au Burkina Faso. Cette même pratique d’assimilation linguistique a été utilisée par les Anglais envers la langue welsh en Écosse jusqu’en 1880 (Nettle & Romaine, 2000). Les Italiens, les Portugais et les Espagnols ont suivi la même stratégie coloniale d’assimilation économique, linguistique et culturelle que les Français (Young, 2001).

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Colonisation anglaise, belge et allemande : la langue, outil de ségrégation. Par contre, le colon anglais a une tout autre stratégie linguistique. Il enseigne aux colonisés leur langue ethnique. C’est seulement après quelques années d’études que certains privilégiés apprennent l’anglais. Pour les Anglais, les Belges et les Allemands, « Il s’agissait de marquer une certaine distance sociale, de descendre vers le peuple plutôt que de le laisser venir à l’autorité administrative supérieure. » (Houis, 1971, p. 120). La correspondance avec les autorités des colonies d’Afrique de l’Est se fait même en swahili (Houis, 1971). La langue anglaise est donc un outil de ségrégation utilisé pour marquer une distance entre les « éduqués », ceux qui parlent l’anglais, et les non instruits, ceux qui parlent seulement les langues africaines (Pennycook, 1998; Phillipson, 1992). Jahoda (1961, p. 33) rappelle que les études psychologiques de l’époque renforcent les stéréotypes racistes sur une hiérarchisation des intelligences. Nduka (1964) rappelle que le système éducatif colonial anglais n’offre pas l’instruction au primaire en anglais aux peuples africains colonisés pour des raisons racistes selon lesquelles les Noirs serait moins « intelligents ». Par conséquent, l’instruction primaire se donne en langue africaine. Seule l’éducation supérieure est en anglais. Cette hiérarchisation des langues délimite l’accès au pouvoir.

Durant la colonisation, il y a un certain mouvement de résistance contre les politiques assimilatrices et réductrices des cultures africaines. Ce mouvement se nomme la Négritude. Il s’est déroulé sous l’emprise coloniale et il n’a pas pu

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être un mouvement de masse. Cependant, la négritude a fait avancer le concept d’affirmation de l’identité africaine et d’autodétermination.

Négritude : affirmation de l’identité africaine hybride. La négritude est un mouvement de résistance politique et intellectuelle qui a court dans les années 1920 à 1940. Ce mouvement est celui de l’égalité des droits civils et le questionnement de l’assimilation culturelle africaine. Les intellectuels africains veulent faire de leur identité « nègre » et de l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, une source de fierté. C’est durant ces années que les premiers sentiments nationalistes africains émergent. Le mouvement de la négritude a mené aux balbutiements du discours à la faveur de l’autodétermination et aux discours d’indépendance. La négritude promeut la tolérance, la non-violence et l’équité. Compte tenu de l’emprise coloniale de l’époque, la Négritude n’est pas un mouvement radical. Young (2001) définit le mouvement de négritude comme le premier mouvement unificateur entre tous les Africains, connu sous le nom de panafricanisme.

C’est durant les années 1920-1940 qu’on voit naître un début d’hostilité à l’égard du colonialisme. Le communisme fait surgir un discours de lutte à la faveur d’un système plus équitable. Les deux Guerres mondiales remettent en cause la suprématie des Blancs, car durant ces guerres, les empires européens sont moins présents dans leurs colonies et plusieurs Africains voient la réalité européenne en contribuant à l’effort de guerre (Désalmand, 1983). Les penseurs souvent cités comme étant les précurseurs de la Négritude sont : Lamine Senghor

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et Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Léon-Gontran Damas (Guyane) et Aimé Césaire (Martinique). Senghor est le moins radical. Cela s’explique par le lien étroit qu’entretient le Sénégal avec la France. À cette époque, le Sénégal est la seule colonie ayant quatre communes (St Louis, Dakar, Rufisque et Gorée) où les gens sont constitutionnellement des citoyens de France (Young, 2001). Pour Senghor (1988), la négritude passe par l’affirmation d’une identité africaine hybride culturellement et économiquement. Senghor ajoute le concept de francité selon lequel la langue française doit garder un rôle prédominant dans la quête de l’autonomisation de l’Afrique. Il défend le rôle du français dans la quête d’une civilisation de l’Universel (Senghor, 1988). En 1930, Aimé Césaire fait évoluer la signification de la négritude dans le sens d’un combat pour une libération des chaînes de la colonisation culturelle, mais surtout pour un humanisme nouveau. Césaire (1972) appelle les Africains à lutter contre la domination politique, mais surtout contre la colonisation culturelle eurocentrique. On lui connaît son fameux : « Négritude debout ».

En 1944, la conférence de Brazzaville propose certains ajustements tels que la nomination d’Africains à certaines fonctions administratives de la colonie et le droit de vote aux Africains aux élections parlementaires françaises. En 1946, le Rassemblement démocratique africain a permis aux nationalistes tels que Kwame Nkrumah (Ghana) et Sékou Touré (Guinée) de contribuer au chant de l’indépendance des pays africains. Le mouvement de la négritude évolue vers des discours plus engagés et plus empreints d’autodétermination durant les années 1950-60. Ils sont les fondements de la pensée postcoloniale des années 1960.

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Nkrumah et Fanon donnent le coup d’envoi pour une nouvelle humanité. « Nous devons soulever le peuple, agrandir le cerveau du peuple, le meubler, le différencier, le rendre humain » (Fanon, 1961, p. 187). Contrairement à Senghor, Fanon (1961) soulève le lien entre la maîtrise du français et l’assimilation au monde occidental. Il revendique un espace de parole où les citoyens doivent avoir la possibilité de parler, de s’exprimer, d’inventer. Pour la première fois en 1953, un rapport de l’UNESCO souligne l’importance de l’utilisation des langues nationales en éducation. Ce document encourage les pays africains à adapter leur système éducatif aux valeurs culturelles, aux besoins locaux et aux langues parlées de la population. En 1963, ce mouvement unificateur panafricain se concrétise par la signature par 30 États africains de la Charte de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à Addis-Abeba. Cette Charte mentionne entre autres l’élimination de toute forme de colonialisme dans l’éducation (Article 2) et l’importance de travailler en langue africaine (Article 29)14.

1.2.2. Période néocoloniale

Néocolonialisme : le statu quo en termes d’aménagement linguistique. Le rapport de l’UNESCO de 1953 ainsi que la Charte de l’OUA de 1963 ne sont pas jugés prioritaires, car au début des années 1960 les préoccupations des dirigeants de l’époque sont le développement économiquement et l’unité nationale. Le néocolonialisme marque une continuité hégémonique basée sur une économie fragile, créant une situation de dépendance envers les anciennes puissances

14 Charte de l’organisation de l’unité africaine,

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impérialistes (Moumouni, 1964). Cette dépendance s’illustre par l’exemple de la Guinée qui s’est fait couper son aide financière suite à son refus d’appartenir à la Communauté proposée par la France15 en 1958 et à opter pour son indépendance (Titre VIII, aujourd’hui abrogé, de la Constitution française de 1958). Moumouni (1964) s’exprime sur le rapport entre langue et néocolonialisme dans les colonies françaises en ces termes : « La base objective de la politique culturelle du néocolonialisme est la position prépondérante de la langue et de la culture française dans le système d’enseignement » (p. 145). Le néocolonialisme est intimement lié à la quête de la « modernité » (Bhabha, 1994). La langue française est vue comme le symbole de l’unité nationale au sein d’une langue dite « neutre », « moderne » et « scientifique » (Batiana, 2003). La même chose s’est produite avec la langue anglaise en 1961 lors de la conférence de Makarere. Lors de cette conférence, les 23 pays du Commonwealth encouragent l’apprentissage de l’anglais comme langue seconde et s’accordent sur son caractère apolitique. La principale différence entre la conférence des pays du Commonwealth et celle de la francophonie est que la conférence des pays du Commonwealth précisent que l’anglais doit être enseigné selon des méthodes didactiques de langue seconde tandis que pour les pays « francophones » cela n’est pas mentionné, donc le français est enseigné comme langue première sans que cela soit le cas. Toutefois, Phillipson (1992, p. 66) mentionne que la conférence de Makarere perpétue tout autant l’impérialisme linguistique dans les anciennes colonies anglaises. À cette époque, il y a beaucoup de réticences de la part des populations face à

15 La France propose la création de cette communauté, la francophonie, pour laquelle elle garde

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l’enseignement en langue africaine et à l’africanisation des contenus d’apprentissage. À cette époque, les pays préfèrent opter pour le statu quo pour des raisons de méconnaissance de la situation linguistique, de manque d’expertise en matière linguistique, de coût et de risque de mauvaises relations avec la France.

Ruralisation : expérimentations bilingues. Le néocolonialisme a une petite trêve durant les années 1970 à 1980. Les années 1970 sont le temps des réformes éducatives et des mouvements sociaux à la faveur d’une adaptation culturelle des contenus des programmes. Les dirigeants africains veulent freiner l’exode rural et revaloriser les valeurs traditionnelles (Skinner, 1974). Ce mouvement de ruralisation, qui consiste entre autres à intégrer des activités agricoles et les savoirs locaux à l’école, se déroule à l’encontre du souhait des masses. Durant cette période, on voit apparaître des champs scolaires où les enfants apprennent à cultiver la terre ainsi que des activités d’artisanat local en plus d’apprendre les matières scolaires. Pour la population, ces réformes signifient un « retour en arrière », car les masses pensent que l’apprentissage des langues nationales est une façon détournée de les garder dans l’ignorance à leurs champs. À cette époque, les gens souhaitent apprendre la langue coloniale, car cette langue est synonyme d’ascension sociale et d’emplois de fonctionnaire (F. Sanou, 2003a). Les citoyens voient l’éducation bilingue comme une éducation au rabais ayant pour objectif d’exclure les masses des sphères d’influence en les maintenant dans leurs champs. Les pays ne sont techniquement pas prêts à intégrer les langues africaines dans leur système. La plupart des réformes et des expérimentations

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d’utilisation des langues africaines sont implantées et pensées par les élites sociopolitiques. Elles s’arrêtent avec l’arrivée des Programmes d’ajustement structurel (PAS) des années 1980.

Retour du néocolonialisme : l’économie impérialiste. À partir des années 1980, l’éducation devient une sphère quantitative. Le PAS impose aux pays africains un réaménagement éducatif afin de diminuer leur endettement sous peine de blocage d’aide économique. Désormais, l’éducation se calcule en termes d’économie de développement et de productivité. Les conséquences sur les systèmes éducatifs sont nombreuses (Bianchini, 2004) :

- Diminution des bourses

- Implantation des classes à double flux (un groupe d’enfants de même niveau le matin et un autre l’après-midi pour le même enseignant) et des classes multigrades (enfants de différents niveaux scolaires regroupés dans une même classe)

- Maintien de l’écart entre la scolarisation des filles et des garçons

- Éducation communautaire donnée par un membre de la communauté détenant seulement un certificat d’études primaires

- Augmentation du nombre d’écoles privées - Réduction de la formation des enseignants

- Charge des coûts du matériel scolaire aux familles

Cet impérialisme institutionnel et économique est une nouvelle forme de néocolonialisme (Bhabha, 1994; Young, 2001).

Figure

Figure 1. Utilisations des langues dans les systèmes éducatifs en Afrique
Tableau 7  Participants
Figure 2. Métaphore comparée de la calebasse et du panier

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