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La voix universelle kantienne, une voix ordinaire ? Cavell lecteur de Kant

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La voix universelle kantienne : une voix ordinaire ?

Cavell lecteur de Kant.

Stanley Cavell entreprend de « réintroduire la voix humaine dans la philosophie »1

, comme l’a montré Sandra Laugier à de nombreuses reprises, notamment dans sa présentation à la traduction française de Dire et vouloir dire. Dans l’héritage des travaux révolutionnaires de Wittgenstein et d’Austin, le philosophe entend en effet montrer que le langage est prononcé par une voix humaine au sein d’une « forme de vie », une voix rationnelle en tant que normée

dans son accord avec les autres voix. C’est souligner un type bien spécifique de normativité

en jeu dans nos pratiques linguistiques : tout énoncé est normé en tant que pratiqué et partagé en situation. Cavell mène une réflexion sur le statut constitutif de la convention2 dans tout langage, en soulignant qu’en contexte, au sein d’une forme de vie donnée, ce que nous disons est normé par ce qu’il est normal d’attendre que nous disions dans la situation.

Nous proposons d’examiner ce que cette pensée cavellienne de la rationalité et de la normativité du langage et de la voix, dans son contenu comme dans sa méthode, doit à Kant. Nous entendons ainsi souligner la complexité de la relation à Kant en montrant que si Cavell propose explicitement une relecture transcendantale, d’allure kantienne, des philosophes du langage ordinaire, il dénonce tout aussi clairement l’héritage kantien en reprochant à tout le moins à Kant d’avoir manqué la question de la normativité de nos actes de langage ordinaire.

En regardant de près le corpus de Cavell, on ne peut que constater que, de fait, Kant joue un rôle décisif dans l’économie de la pensée de Cavell. Première chose, assez marginale certes, on remarque aisément que Kant est l’un des auteurs les plus cités par Cavell. Dans

Dire et vouloir dire par exemple, c’est l’auteur le plus cité après Austin et Wittgenstein, mais

bien avant Nietzsche, Montaigne ou d’autres de ses auteurs de prédilection. Même constat dans les Voix de la raison. Cavell passe au crible de l’analyse au moins les trois

Critiques kantiennes : la première dans ses textes sur Emerson (dans Le sens de Walden3 ou

1 Voir S. Laugier, Présentation à la traduction française de S. Cavell, Must we mean what we say?, Cambridge, Cambridge UP, 1969 ; trad. fr. par S. Laugier et C. Fournier, Dire et vouloir dire, Paris, Cerf, 2009, p. 14.

2 S. Cavell, The Claim of Reason: Wittgenstein, Skepticism, Morality and Tragedy, Oxford, Oxford UP, 1979 ; trad. fr. par S. Laugier et N. Balso, Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la

tragédie, Paris, Seuil, 1996 : « la convention n’a chez l’homme rien d’arbitraire, constitutive qu’elle est de tout

discours et de toute activité douée de signification […] La compréhension mutuelle, et donc le langage, ne dépend de rien de plus, ni de moins, que de formes de vie partagées, que vous pouvez appeler harmonie, ou notre accord mutuel dans les critères », p. 258.

3 S. Cavell, The Senses of « Walden », San Francisco, Noth Point Press, 1972 ; trad. fr. par O. Berrada et B. Rival, Sens de Walden, Courbevoie, Théâtre typographique, 2007.

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dans Une nouvelle Amérique encore inapprochable4

par exemple), la deuxième dans l’article « Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ? »5

et la troisième dans « Les problèmes esthétiques de la philosophie moderne »6

par exemple.

Par ailleurs, il est indéniable – quoique souvent oublié voire dissimulé – que Cavell adopte une méthode transcendantale de type kantien. Cavell précise lui-même dans Une nouvelle

Amérique encore inapprochable qu’à la fin des années 1950, à Harvard, il n’était pas de bon

ton pour un philosophe du langage ordinaire de se revendiquer de l’héritage de Kant au péril du « caractère empirique de l’étude du langage » : « un ami bien placé m’avertit que ma réputation philosophique naissante était d’ores et déjà fusillée »7. Or si sa question n’est plus celle de Kant, la méthode de Cavell reste bien identique. À la triple question kantienne « Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? », Cavell substitue cette autre question qu’il formule dans la nouvelle préface à l’édition française de Dire et vouloir

dire : « quelles sont les conditions de possibilité d’un monde partagé ? »8. La question prend une forme plus précise dans Les voix de la raison : « à quelles conditions pouvons-nous accorder nos voix ? ». Dans l’article « Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ? », Cavell déclare par ailleurs vouloir « comprendre le recours philosophique à l’ordinaire en relation avec la logique transcendantale de Kant »9

. Et dans « La seconde philosophie de Wittgenstein est-elle à notre portée ? », il affirme avoir trouvé « un support textuel à cette entreprise »10 : les Recherches philosophiques de Wittgenstein dont il propose une lecture explicitement transcendantale. C’est ce que confirme Une nouvelle Amérique encore

inapprochable où Cavell soutient que les démarches d’Austin et de Wittgenstein sont des

« héritières de la tâche de la logique transcendantale de Kant »11 et que « les Recherches sont une œuvre kantienne ». Par « transcendantal », Cavell désigne deux choses : les Recherches de Wittgenstein examineraient les conditions de possibilité de la connaissance et du langage. Cavell s’appuie à cet effet sur le paragraphe 90 des Recherches : « notre recherche cependant

4 S. Cavell, This New Yet Unapproachable America: Lectures after Emerson, after Wittgenstein, Albuquerque, Living Batch Press, 1989 ; trad. fr. par S. Laugier, Une nouvelle Amérique encore inapprochable :

de Wittgenstein à Emerson, Combas, L’éclat, 1991, rééd. in Qu’est-ce que la philosophie américaine ?, Paris,

Gallimard, 2009. (Une nouvelle Amérique par la suite).

5 S. Cavell, « nous vouloir dire ce que nous disons ? », in Dire et vouloir dire, op. cit. (« Devons-nous vouloir dire » par la suite).

6 S. Cavell, « Les problèmes esthétiques de la philosophie moderne », in Dire et vouloir dire, op. cit. (« Les problèmes esthétiques » par la suite).

7 S. Cavell, Une nouvelle Amérique, op. cit., p. 82.

8 S. Cavell, Préface à Dire et vouloir-dire, op. cit., p. 42. 9

Ibid. 10 Ibid, p. 43.

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n’est pas dirigée sur les phénomènes, mais, pourrait-on dire, sur les “possibilités” des phénomènes »12

. Par ailleurs, Wittgenstein imposerait des limites à la connaissance : « [Wittgenstein] désire une reconnaissance de la limitation de l’homme […]. Les limitations de la connaissance ne sont plus des obstacles sur la voie d’une appréhension plus parfaite, mais des conditions de la connaissance überhaupt, de toute chose que nous appellerions “connaissance”. La ressemblance avec Kant est évidente »13. On voit donc que Cavell, de son aveu même, utilise Kant ou plutôt la méthode kantienne pour relire les philosophes du langage ordinaire.

On pourrait même aller jusqu’à dire, et c’est ce que concède Cavell dans Une nouvelle

Amérique, que Cavell est plus kantien que Kant lui-même. Il entend en effet explicitement

radicaliser la méthode kantienne pour montrer que toutes nos expériences empiriques, mais plus généralement tous les mots de notre langage ordinaire sont soumis à des conditions de possibilité. Les Recherches de Wittgenstein auraient ceci d’exemplaire qu’elles proposeraient, selon Cavell, « un travail d’extension des catégories kantiennes de l’entendement à l’usage du langage et de ses critères en tant que tels »14. Elles montreraient que « ce n’est pas seulement douze catégories mais absolument chaque mot de notre langage qui est soumis à la nécessité de la déduction ou disons de la dérivation »15

. Ainsi revue, dans un mouvement de radicalisation de la tâche transcendantale, la philosophie consisterait pour Cavell à « déterrer l’ensemble des conditions de notre diction »16

. En conséquence, on en déduit que si le « langage » se présente en un sens comme le grand oublié de la méthode kantienne, ce n’est pas qu’il est irréductible à la méthode transcendantale. Il convient bien au contraire d’étendre la méthode pour souligner que ce qui est conditionné17

, c’est par excellence les termes de notre diction.

12 L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen/ Philosophical Investigations, G.E.M. Anscombe et R. Rhees (éd.) ; trad. angl. par G.E.M. Anscombe, Oxford, Blackwell, 1953 ; trad. fr. par F. Dastur, M. Elie, J-L. Gautero, D. Janicaud, É. Rigal, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, p. 78. (Recherches par la suite).

13 S. Cavell, « La seconde philosophie de Wittgenstein est-elle à notre portée ? » in Dire et vouloir dire, op. cit., p. 150 (« La seconde philosophie de Wittgenstein » par la suite). Cavell s’appuie sur le

paragraphe 119 des Recherches qui mentionne « les bosses » de la philosophie » qui se « cogne contre les limites du langage », RP, p. 86.

14

Ibid, p. 88.

15

Ibid., p. 83.

16 S. Cavell, Une nouvelle Amérique, op. cit., p. 83. 17

On renvoie au jeu de mot de Cavell : « Les conditions du concept de condition feront ainsi partie de ce que dit le mot “condition” lui-même, des stipulations ou des termes selon lesquels nous pouvons nous dire quoi que ce soit, les termes ou les prix de chacun de nos termes. », S. Cavell, Une nouvelle

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Cependant, malgré cette affinité méthodologique indéniable, il existe de sérieux points de divergence entre Cavell et Kant, précisément en ce qui concerne leur conception de la normativité du langage. Rappelons que c’est après avoir découvert Austin que Cavell renonce définitivement à rédiger sa thèse de doctorat sur Kant18. Le projet de thèse sur Kant est abandonné au profit d’une analyse de la normativité propre à la voix humaine. On remarque donc que la découverte d’Austin par Cavell se traduit formellement par une rupture avec Kant (interruption du projet de thèse) et par l’adoption de la notion de « voix ». Une question ne peut manquer de se poser : si Kant joue un rôle indéniable dans l’économie de la pensée de Cavell, si Cavell se présente en un sens comme un « ultra-kantien » au point d’étendre la table des catégories à chaque mot de notre langage, jusqu’à quel point sa conception du langage ordinaire, plus précisément la formulation de son concept de voix, est-elle redevable de Kant ? Pour le dire autrement, si le « langage » semble être le lieu cavellien par excellence où il convient d’appliquer, en l’étendant, la méthode transcendantale kantienne, le « langage ordinaire » n’est-il pas pour autant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le point de divorce entre Cavell et Kant ?

Pour mener cette enquête, nous commencerons par montrer que la référence à Kant joue indéniablement un rôle positif pour éclairer le type de « rationalité » en jeu dans les énoncés ordinaires. On s’appuiera sur le troisième essai de Dire et vouloir dire, « Les problèmes esthétiques de la philosophie moderne », pour justifier le fait que la « voix universelle » kantienne du jugement de goût (qui juge non pas ce qui est « agréable » ou « bien » mais ce qui est « beau »), c’est-à-dire la « voix sans concept » définie comme une « Idée de la raison » au paragraphe 8 de la Critique de la faculté de juger19

, « sert de modèle »20

pour penser la rationalité et l’universalité de l’accord entre les voix ordinaires. Nous soulignerons cependant que Cavell reproche par ailleurs à Kant de manquer la question de la « normativité » de nos énoncés ordinaires, notamment dans le premier essai de Dire et vouloir dire : « Devons-nous dire ce que nous disons ? ». Dans un dernier temps, nous émettrons l’hypothèse que, d’un point de vue cavellien, le concept de « voix » que travaille Kant dans les riches analyses de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique21

manque un aspect décisif de ce que Cavell

désigne comme voix. L’analyse de ces différents essais critique nous permettra de préciser la

18

S. Cavell, Préface à Dire et vouloir dire, op. cit. : « j’avais, suite à la visite d’Austin à Harvard au cours de mon dernier semestre passé là-bas, jeté à la poubelle ce qui aurait pu être la rédaction bien avancée d’une thèse de doctorat », p. 41.

19 E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. par A. Renaut, Paris, GF Flammarion, 1995. (KU par la suite).

20 S. Cavell, « Les problèmes esthétiques », op. cit., p. 182.

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réponse à notre question initiale : s’il y a bien des « voix » transcendantales chez Kant, s’agit-il de voix ordinaires ou plus exactement des voix de notre langage ordinaire ?

I. L’universalité des voix

Dans l’article « Les problèmes esthétiques de la philosophie moderne », Cavell concède sa dette à l’égard de Kant. C’est par Kant et dans son héritage qu’il a compris que le langage ordinaire pouvait prétendre à « l’universalité ». En effet, de son aveu même, c’est par le recours à la Critique de la faculté de juger – notamment à ses paragraphes 7 et 8 – qu’il est parvenu à éclairer « le genre de rationalité »22

de nos énoncés : l’universalité de ce que je veux dire quand je parle :

Je vais suggérer que le jugement esthétique sert de modèle au genre d’affirmation que ces philosophes [du langage ordinaire] avancent, et qu’au lieu de mettre en évidence une irrationalité, le manque de caractère conclusif qui nous est familier dans un débat esthétique montre le genre de rationalité qu’elle a et dont elle a besoin23

.

La notion kantienne de « voix universelle » de la troisième Critique permet en effet de répondre à la préoccupation centrale de Cavell : celle de la possibilité que ma voix individuelle s’accorde dans ses jugements à d’autres voix, de manière rationnelle.

Précisons la nature de ces « voix universelles sans concept » de la Critique de la faculté de

juger. Dans le paragraphe 6 de cette troisième critique, Kant énonce une définition du

« beau » : « le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d’une satisfaction universelle »24

. Le paragraphe 7 distingue ensuite les jugements qui déterminent ce qui est « beau », ce qui est « agréable » et ce qui est « bien ». Par exemple, le jugement qui détermine que « Le vin des Canaries m’est agréable » (un exemple que reprend Cavell) est un jugement particulier. Quand je l’énonce, il n’a de sens que pour moi et il ne peut pas prétendre à l’universalité. Il est possible que tout le monde trouve agréable « le vin des Canaries », mais il ne peut s’agir là que d’une « universalité comparative » du jugement. Dans ce domaine en effet, il y a éventuellement des « règles générales » mais pas de règles « universelles ». Le jugement moral en revanche, celui qui détermine ce qui est bien, est universel. Mais son universalité se fonde sur un concept. Or Kant isole un troisième type de jugement : le jugement de goût qui détermine ce qui est beau. L’universalité de ce jugement ne repose pas sur un concept d’objet. Sa valeur est simplement subjective : le jugement de goût « ne relie pas le prédicat de beauté au concept de l’objet, considéré dans toute sa sphère logique, mais

22

S. Cavell, « Les problèmes esthétiques », op. cit., p. 182. 23 Ibid.

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l’étend cependant à toute la sphère de ceux qui jugent »25

. Aussi, le jugement de goût postule une « universalité des voix », une universalité qui n’est « qu’une Idée » de la raison mais qui postule « l’adhésion de chacun » derrière la sensation personnelle. C’est cet accord des « voix universelles » qui permet de postuler « la possibilité d’un jugement esthétique qui puisse en même temps être considéré comme valant pour chacun »26

. C’est sur ce motif que Cavell se tourne vers Kant « qui, ici comme ailleurs, est plus profond et plus obscur »27

. Car ce que voit Kant, c’est bien l’exigence d’un « accord universel » qui apparaît « comme une exigence a

priori qui fixe les conditions (transcendantales) dans lesquelles pourraient être produits

(überhaupt) ces jugements que nous appelons esthétiques »28

. C’est un accord que chacun de nos jugements esthétiques revendique comme condition de possibilité. Grâce à cette exigence kantienne, nos jugements de goût, quoique subjectifs, sont rationnels et universels.

Aussi, après Hannah Arendt qui accorde une attention à ce même paragraphe 8 de la

Critique de la faculté de juger (dans lequel elle reconnaît le lieu véritable de la possibilité

d’un accord des citoyens et donc d’une politique kantienne), Cavell en propose une analyse dans son texte sur « Les problèmes esthétiques de la philosophie moderne ». Pour Cavell, c’est par l’introduction de cette notion de « voix universelle seulement subjective » que l’on peut comprendre les accords et invariants du langage dans une même forme de vie. Ce que Kant permet de penser, c’est la « nécessité » de cet accord que sous-tend chaque jugement et chaque énoncé. Si ma voix est individuelle, elle ne peut en effet s’accorder à d’autres qu’à la condition d’un accord préalable entre les voix. L’accord conditionne la possibilité que nos énoncés, en situation déterminée, soient compris par tous au sein d’une même forme de vie, de manière universelle et rationnelle. Pour l’illustrer, Cavell prend un exemple de Recherches

philosophiques de Wittgenstein, celui du paragraphe 583 : « Quelqu’un pourrait-il éprouver

un sentiment d’amour ardent ou d’espérance intense en l’espace d’une seconde – quelle que

fût la chose qui précède ou qui suit cette seconde ? »29

. Le mérite de Kant, c’est de montrer que la possibilité (ou l’impossibilité) de l’accord n’est pas empirique ou logique. Pour prendre l’exemple, dans nos formes de vie, « éprouver un sentiment d’amour ardent ou une espérance intense en l’espace d’une seconde » n’est pas une impossibilité logique mais transcendantale.

Étant donné notre forme de vie et le langage qui y est pratiqué, « il est nécessaire dans notre

25 KU, p. 193. 26 KU, p. 194. 27

S. Cavell, « Les problèmes esthétiques », op. cit., p. 184. 28 Ibid.

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monde que ce ne soit pas ce que sont l’amour et l’espérance »30

. Dans une autre forme de vie, ce serait peut-être autre chose. Par Kant – par l’introduction de cette « voix universelle » et cette redéfinition de la rationalité – on parvient alors, selon Cavell, à comprendre que les accords de nos formes de vie sont des accords transcendantaux, conditionnés par un accord entre des « voix universelles » qui peuvent ainsi n’en faire qu’une.

Cavell en conclut donc avec, ainsi qu’il le concède, « un léger déplacement d’accent»31 , que ce n’est qu’à la condition de postuler cet accord a priori des « voix universelles » que nous pouvons dire ce que nous disons et nous comprendre. Aussi l’accord est-il la condition de possibilité de nos voix ordinaires, du moins de leur rationalité. En ce sens, Cavell ne propose pas autre chose qu’une relecture kantienne du très célèbre paragraphe 242 des

Recherches philosophiques de Wittgenstein :

Pour qu’il y ait compréhension mutuelle au moyen du langage, il faut qu’il y ait non seulement accord dans les définitions, mais encore (si étrange que cela puisse paraître) accord dans les jugements32.

Pour Cavell, la possibilité de l’accord dans les jugements du langage (au sein d’une même forme de vie), c’est donc l’accord transcendantal des voix universelles. Cette lecture kantienne des philosophes du langage ordinaire permet ainis de souligner la rationalité de nos pratiques ordinaires et la nécessité qui préside à la compréhension des conventions qui structurent notre langage.

Pour autant, si la lecture que Cavell propose de Wittgenstein se présente comme « transcendantale », il convient d’être prudent et de prendre la mesure de la profonde subversion que Cavell impose à la notion de « transcendantal ». Dans ce même article de Dire

et vouloir dire, « Les problèmes esthétiques de la philosophie moderne », Cavell souligne

d’emblée le caractère profondément fragile de la comparaison entre les voix universelles du jugement de goût et les voix ordinaires. Les voix ordinaires, à la différence des voix esthétiques, sont toujours menacées par un désaccord structurel. Là où la voix ordinaire peut toujours être réfutée, la voix universelle kantienne, selon Cavell, présente une « allure de dogmatisme »33

. Aussi, si Cavell retient que l’accord entre les voix universelles tient bien lieu de « condition de possibilité » de l’accord entre les jugements, il souligne expressément que cet accord est toujours menacé par l’échec. Loin que cette menace soit fortuite, elle stigmatise à elle seule le déplacement opéré par Cavell dans sa définition du « transcendantalisme ». La

30 S. Cavell, « Les problèmes esthétiques », op. cit., p. 188. 31

Ibid, p. 192.

32 L. Wittgenstein, Recherches, op. cit., p. 135. Traduction légèrement modifiée. 33 S. Cavell, « Les problèmes esthétiques », op. cit., p. 194.

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reformulation sceptique bien comprise, on comprend que l’accord entre les « voix universelles » ne peut tenir lieu de nouvel a priori. Car pour Cavell, les accords entre les voix sont toujours susceptibles de se dissoudre. Dans une logique sceptique – un scepticisme non quant à nos capacités de connaître mais quant à la possibilité de s’accorder dans le langage – il insiste bien plutôt sur la fragilité de tout accord. Souvent, pour ne pas dire le plus souvent, nous nous heurtons fatalement à l’échec « terrifiant » de la compréhension. Cavell s’appuie sur une remarque de la deuxième partie des Recherches philosophiques de Wittgenstein. À la question : « Mais comment est-ce que je sais que les autres parlent comme moi ? La réponse est : Je ne le sais pas »34. Or c’est précisément parce que la rationalité de nos jugements et de nos pratiques linguistiques est conditionnée par un accord, lui-même défaisable, qu’il est toujours possible que nous ne nous comprenions pas. On touche là à un point de rupture sans appel entre le transcendantalisme kantien et le scepticisme cavellien : l’accord entre les voix universelles est constamment menacé par la possibilité de l’échec chez Cavell.

Mais d’un point de vue cavellien, et surtout « ordinaire », ce n’est pas la seule critique à adresser à cette lecture transcendantale de la « voix ». Si, comme le concède très clairement Cavell, Kant l’a clairement aidé à comprendre « le genre de rationalité », universelle et catégorique, de l’accord entre les voix, il semble cependant qu’il ait manqué le lieu de ces accords, à savoir nos pratiques linguistiques elles-mêmes. Pour le dire autrement, ce ne sont pas seulement nos jugements de goût qui sont conditionnés par un accord entre les voix universelles mais aussi tous nos jugements et pratiques ordinaires. C’est ce qui ressort de l’analyse de la normativité propre à nos pratiques que formule l’article « Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ».

II. La normativité de la voix

L’une des grandes leçons des philosophes du langage ordinaire dont s’inspire Cavell consiste à « réviser la distinction entre le descriptif et le normatif »35

pour souligner que tout énoncé du langage ordinaire (prescriptif ou pas) est normatif, en tant qu’un énoncé est une pratique discursive typique d’une forme de vie. Dans une forme de vie donnée, en contexte, il est normal que je dise telle ou telle chose et que l’autre comprenne ce que je veux dire : aussi, par un énoncé ordinaire, nous disons certes ce que nous disons mais aussi « ce que nous devons dire » quand nous disons. C’est très clairement ce que précise Cavell dans la logique conventionaliste de l’analyse austinienne :

34 S. Cavell, « La seconde philosophie de Wittgenstein », op. cit., p. 156. 35 S. Cavell, « Devons nous vouloir dire », op. cit., p 74.

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Quand le philosophe demande : « Que devrions-nous dire ici ? », ce que l’on veut dire c’est : « Quelle serait la chose normale à dire ici ? », ou peut-être « Quelle est la chose la plus naturelle que nous pourrions dire ici ? » Et la question sert à ceci : y répondre est parfois la seule manière de dire – de dire aux autres et de nous dire à nous-mêmes – quelle est la situation36.

Ou plus loin : « Quand le philosophe qui part du langage ordinaire nous dit : “Vous ne pouvez pas dire ceci ou cela”, ce qu’il veut dire, c’est que vous ne pouvez pas dire cela ici, et communiquer cette situation-ci à d’autres, ou la comprendre à votre propre usage »37

. En situation, nos pratiques linguistiques sont donc normées. L’enjeu de la réflexion de Cavell, dès l’article « Devons nous vouloir dire ce que nous disons », est de préciser le type de norme de ces énoncés ordinaires.

Cavell commence par préciser, dans un mouvement d’allure kantienne, que ce sont les locuteurs eux-mêmes, en tant qu’ils s’accordent dans le langage, qui « sont la source de telles preuves »38

. On retrouve le point que nous avons souligné d’emblée à savoir que notre voix est universelle et rationnelle en tant qu’elle s’accorde, en amont, avec les autres voix scellées par le même accord, au sein de la même forme de vie. Mais il faut bien comprendre – et c’est là que se dessine le point de rupture avec l’analyse kantienne – que non pas seulement les jugements de goûts, mais toutes nos pratiques, y compris les pratiques linguistiques elles-mêmes, sont normées en tant qu’elles sont pratiquées : « ce qui est normatif, c’est précisément l’usage ordinaire lui-même »39. Ce qui est conditionné, c’est la manière dont je dois engager mes pratiques dans un espace déterminé conventionnellement. Le contexte d’application de ces pratiques (notamment discursives) est en conséquence déterminé par ce que Cavell appelle des « implications pragmatiques » nécessaires, inhérentes aux pratiques linguistiques. Ainsi par exemple, pour un locuteur dont le français est la langue maternelle, parler français « veut dire savoir quelles formes sont normatives, et dans quels contextes, pour accomplir les activités que nous accomplissons en faisant usage du langage »40

. Le locuteur Français sait ce qu’il est normal de dire et de faire pour baptiser un bateau ou même pour acheter son pain. Aussi, « apprendre ce que sont ces implications fait partie de l’apprentissage du langage ; ce n’est pas une partie moins importante que l’apprentissage de la syntaxe, ou de ce à quoi s’appliquent les termes : elles constituent une partie essentielle de ce que nous communiquons

36 Ibid., p. 98. 37 Ibid., p. 98-99 38 Ibid., p. 77. 39 Ibid. p. 99. 40 Ibid. p. 114.

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quand nous parlons »41

. Les « implications » dont parle Cavell « constituent une partie essentielle de ce que nous voulons dire quand nous disons quelque chose »42

.

Pour défendre cette lecture normativiste de nos énoncés ordinaires, Cavell soutient que, dans une forme de vie donnée, à la condition d’y être initié (qu’un accord préalable soit scellé), nous disposons de critères pour comprendre, en circonstances, les usages escomptés : ce qu’il est convenu de dire ou de faire. Le premier chapitre des Voix de la raison précise la grammaire de ces critères en opérant plusieurs distinctions. Cavell commence par distinguer le « critère » de la « norme » externe. Le « critère » a un rôle constitutif et détermine si un objet est « de la bonne sorte » alors que la norme externe détermine « à quel degré » le candidat satisfait les critères. Cavell souligne, en conséquence, le fait que la compréhension du critère ne procède pas par interprétation. Contrairement à la norme externe qui détermine la pratique de manière extrinsèque, la règle définie par critère se détermine à chaque application, de manière immanente à son application. Cavell illustre son analyse en s’appuyant sur un exemple des Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie43

de Wittgenstein (la description d’une chaise de « style Louis XIV ») qu’il reformule sensiblement. Pour souligner que toutes nos pratiques, même les plus ordinaires, sont normées, il souligne qu’il existe des critères pour comprendre ce qu’est « une chaise » et en parler. Il s’appuie sur une expérience de pensée pour montrer qu’il en existe bien des critères d’application. On pourrait en effet « imaginer une tribu » qui utilise

les mots que nous avons déjà traduits par « chaise » et « être-assis » à propos de « guère plus qu’une planche posée à la verticale », aux dimensions approximatives d’un être humain moyen, calée et légèrement inclinée en arrière, et dans laquelle sont fixés, à angle droit, deux pitons, lesquels vont sous les aisselles, ainsi qu’un autre piton en forme de selle, au milieu, pour « s’asseoir » ?44

On peut imaginer que les personnes de cette tribu adoptent cette définition pour « chaise » mais en usent de manière bien différente que nous, selon d’autres critères. Ils appellent « chaise », par exemple, un objet sacré, fixé au sol, sans table, sur lequel personne n’aurait le droit de s’asseoir. Aussi l’usage linguistique d’un signe aussi ordinaire que « chaise » est-il déterminé par un accord préalable sur les conventions en jeu dans le fait de dire « chaise » et de faire quelque chose avec une chaise. Par ces exemples, on comprend donc que le format de ce que l’on dit est déterminé par les critères fixés en contexte de telle manière que ce que nous

41

Ibid. p. 86. 42 Ibid, p. 113. 43

L. Wittgenstein, Letzte Schriften über die Philosophie der Psychologie. Vol. II. The Inner and the Outer, H. Nyman et G.H. von Wright (éd.), Oxford, Blackwell, 1992 ; trad. fr. par G. Granel, Derniers écrits sur la

philosophie de la psychologie. Vol. II. L’intérieur et l’extérieur, Mauvezin, TER, 2000, § 750.

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avons à dire est déterminé : nous devons dire ce que nous disons. En conséquence, et c’est là le sens de l’extension du transcendantal proposée par Cavell, chaque énoncé de notre langage est soumis à des conditions de possibilité :

Si vous ne connaissez pas les critères grammaticaux des objets wittgensteiniens, il ne vous manque pas seulement un élément d’information et de savoir ; il vous manque aussi la possibilité d’acquérir la moindre information überhaupt sur ces objets ; vous ne pouvez pas vous faire dire le nom de cet objet, parce qu’il n’existe encore pour vous aucun objet de cette sorte auquel un nom à venir puisse être attaché ; la possibilité de découvrir comment il est officiellement nommé ne vous est pas encore ouverte45.

Or le principal reproche que Cavell adresse à Kant consiste précisément à avoir manqué cette extension du transcendantal et, en conséquence, la dimension normative de nos énoncés : « la manière dont les philosophes [Kant au premier chef] se sont comportés […] avec le mot “normatif” me paraît déplorable »46

. C’est la notion d’ « impératif catégorique » de la Critique de la raison pratique qui stigmatise à elle-seule le manquement kantien. Ce n’est pas le caractère « catégorique » de l’impératif qui pose problème. Kant a bien plutôt le mérite d’avoir introduit des contraintes d’universalité, de rationalité et de nécessité dans le jugement. Aux yeux de Cavell, c’est la notion d’ « impératif » qui est moins heureuse. Le reproche est double : 1/ Cavell reproche à Kant de localiser les problèmes normatifs et de considérer qu’ils concernent par excellence la sphère des règles prescriptives morales – il manquerait donc l’idée fondamentale que la voix ordinaire est toujours renvoyée, en tant que pratique, à des évaluations morales sur elle-même (en contexte, ces évaluations consistent à se demander si j’agis de la manière dont je devrais le faire, si je suis en accord avec les critères qui scellent ma forme de vie, etc.), il manquerait donc l’idée même de « moralité » ; 2/ Plus généralement, Cavell reproche en conséquence à Kant de manquer profondément la nature du normatif en pensant les énoncés prescriptifs comme typique des énoncés normatifs. Cavell précise de la sorte sa critique :

Les principales confusions que je veux mentionner ici, et qui portent sur le problème de la “normativité”, sont les suivantes : l’idée que (1) les énoncés descriptifs sont opposés au énoncés normatifs ; et que (2) les énoncés prescriptifs sont des exemples (typiques) d’énoncés normatifs47.

La thèse de Cavell consiste en revanche à souligner que tous les énoncés sont des règles, quand bien même ils ne sont pas au mode impératif, et que les énoncés descriptifs, loin d’être opposés aux énoncés normatifs, les présupposent :

Les phrases descriptives ne sont donc pas opposées aux phrases normatives, mais en réalité les présupposent [ : nous ne pourrions faire la chose que nous appelons décrire si le langage ne nous

45 S. Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 130-131.

46 S. Cavell, « Devons nous vouloir dire », op. cit., p. 99. 47 Ibid, p. 99

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fournissait pas (si l’on ne nous avait pas appris) des manières qui sont normatives pour l’action de décrire)]48.

Plus radicalement encore, Cavell en déduit que, loin d’être le paradigme des énoncés normatifs, les énoncés prescriptifs « ne sont pas des énoncés normatifs » mais des énoncés descriptifs qui se contentent de décrire la norme à l’œuvre dans une pratique sans la déterminer :

Etablir une norme, ce n’est pas nous dire comment il faudrait que nous exécutions une action, mais comment l’action est faite, ou comment elle doit être faite. En sens inverse, nous dire ce qu’il faudrait que nous fassions, ce n’est pas instituer une norme pour couvrir ce cas, mais c’est plutôt présupposer l’existence d’une telle norme, autrement dit présupposer qu’il y a une chose à faire qu’il serait correct de faire ici49.

C’est pour cette raison que Cavell peut conclure que l’impératif catégorique kantien, n’est pas un énoncé normatif mais un énoncé descriptif (un « déclaratif catégoriel »). Il ne nous dit pas ce qu’il faudrait faire pour agir moralement mais bien plutôt ce que l’on fait quand on est moral : agir de telle manière que la maxime de l’action puisse être érigée en loi universelle par exemple. Mais ce qui fait de cette règle une règle, ce n’est précisément pas l’impératif qui le détermine mais bien le fait que l’énoncé qu’est l’impératif est lui-même une pratique normée en tant que pratique.

Aussi, ce dont souffre la conception kantienne de la normativité, c’est d’abord d’une conception « désastreuse »50

de l’action. Car s’il y a complémentarité entre la règle et l’énoncé, c’est bien d’abord parce que tout énoncé est une pratique, normée en tant que telle. Comme montré précédemment par l’exemple ordinaire de la pratique linguistique qui mobilise le mot « chaise », en tant que pratique, la pratique linguistique est soumise à des conditions d’application normées par critère. En conséquence, cela a un sens de juger qu’elle est correctement formulée ou qu’elle l’est de « manière déplacée, inconsciente, dépourvue d’égards, masochiste, etc. »51

. L’expression de l’énoncé peut « mal tourner, […] être accomplie de façon incorrecte »52

. C’est le format de la pratique elle-même qui est normé dans le contexte de son application. Qui plus est, les critères de correction de l’énonciation ne sont jamais fixés une fois pour toute mais déterminés en contexte. C’est la raison pour laquelle « parler, de manière générale, de “normativité” des expressions est sans espoir »53

. Enfin, selon Cavell, Kant ne saisirait pas la nature immanente des règles qui norment nos 48 Ibid., p. 100. 49 Ibid., p. 100. 50 Ibid, p. 103. 51 Ibid., p. 106. 52 Ibid., p. 100. 53 Ibid., p. 110.

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pratiques discursives en introduisant, par la notion d’impératif catégorique, et donc par le recours à un « principe suprême de moralité », un principe d’aliénation entre la règle ou du moins un principe d’externalisation à la loi morale. Nul besoin de se référer à un principe universel suppléant la pratique morale. Car la norme qui préside à l’application d’une telle pratique se détermine qu’en contexte.

Cavell en conclut naturellement que : « les commandements, les purs impératifs, loin d’être les paradigmes de l’énoncé moral, en sont tout le contraire »54

. Kant raterait donc, dans la deuxième Critique, ni plus ni moins que la question de la « normativité » essentielle au langage. Il manquerait plus localement l’idée, tout aussi fondamentale, qu’à chaque application, la voix morale est renvoyée à des évaluations morales sur elle-même en tant qu’elle doit savoir se situer au sein d’une forme de vie. On peut supposer que c’est la raison pour laquelle Cavell a abandonné sa thèse sur Kant après la découverte d’Austin en 1955. La découverte d’Austin rend caduque le recours à Kant pour préciser la normativité propre au langage ainsi que la nature des exigences morales (la manière dont on doit agir en contexte).

Aussi, du point de vue du « langage ordinaire », ce n’est rien moins que la nature normée de nos pratiques linguistiques que manquerait Kant. À tout le moins, Kant adopterait une conception très différente de la « normativité » en développant la notion d’impératif catégorique, inaudible à des oreilles « ordinaires ». Car d’ordinaire, nous n’avons nul besoin d’avoir recours à un impératif catégorique pour décider de ce que nous devons dire ou faire ; nous avons bien plutôt besoin d’une attention fine aux critères d’application de nos pratiques typiques, fixés contextuellement de manière rationnelle et universelle.55

III. La sensibilité de la voix

Du point de vue de Cavell, il nous semble qu’il reste encore (au moins) une question à poser à la « philosophie du langage » de Kant. On vient de montrer que les « voix » de la philosophie transcendantale kantienne ne sont pas des voix ordinaires, au sens de Cavell, dans la mesure où leur application n’est pas normée et où elles ne sont pas susceptibles de désaccord. Mais il reste à explorer un autre lieu de la philosophie kantienne : la voix de l’anthropologie kantienne, celle qui n’est pas encore passée par le crible de la critique. Car

54

Ibid, p. 111.

55 Il n’est pas exclu que cette opposition fixée par Cavell présente un tour quelque peu schématique. Car le recours à l’impératif catégorique requiert également une attention à la spécificité contextuelle de la situation d’application. Il nous semble en revanche indéniable que Kant manque bien l’aspect systématiquement normatif – et un sens moral – de l’application de toutes nos pratiques ordinaires, notamment discursives.

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cette voix qui n’est pas encore (ou qui ne sera jamais) universelle pourrait bien constituer le lieu de la philosophie du langage de Kant.

Dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant accorde une attention particulière à nos cinq sens et donc à « l’ouïe » et il précise le concept de « voix sonore ». On renvoie aux paragraphes 15, 16, 18 et 23. Dans le paragraphe 15, Kant définit le « sens » (c’est-à-dire le premier élément de la « faculté » qu’est la « sensibilité ») comme « la faculté de l’intuition en présence de l’objet »56

, en le distinguant de l’imagination. Puis il distingue deux catégories de sens, le « sens externe » et le « sens interne » : le « sens externe » étant « affecté par les choses physiques » et le « sens interne » par « l’esprit ». C’est dans la première catégorie du « sens externe » que l’on trouve les cinq « sens organiques » que sont le tact, la vue, l’ouïe, le goût et l’odorat. On s’intéresse à ce sens externe organique qu’est l’ouïe. Le paragraphe 18 précise que le sens qu’est l’ouïe a un « organe » : « la bouche » et un « médiat » : « la voix ». La voix répond alors à un besoin : celui de la communication d’une « communauté de pensées et d’impressions »57

. Car par la « voix » des sons sont « articulés », c’est-à-dire « liés par l’entendement selon une loi », et c’est ainsi qu’ils « constituent un langage ». La définition kantienne du langage se précise. C’est la transmission de sons articulés par la voix et liés par l’entendement selon une loi.

Examinons plus avant la manière dont Kant définit le concept de « voix » dans ce contexte. Rappelons la thèse bien connue de Kant : les sourds de naissance qui ne peuvent pas user de leur ouïe et de leur voix « ne peuvent jamais accéder au-delà d’un analogon de la raison »58. Ils ne peuvent pas penser. Indépendamment du caractère scandaleux de la thèse (qui s’explique partiellement si l’on prend la peine de la replacer dans le contexte de l’époque), on s’intéresse à sa contrepartie : seuls peuvent penser ceux qui disposent de leur voix. En effet, selon Kant, la « voix », parce qu’elle ne « signifie rien, du moins aucun objet mais seulement des sentiments intérieurs »59

« est le moyen le plus adapté à la caractérisation des concepts ». C’est ainsi un médium neutre : il n’y a aucune raison pour laquelle on prononce tel ou tel mot pour dire telle ou telle chose. Kant soutient en conséquence que la « voix sonore », contrairement à la « langue des signes » par exemple (du moins telle qu’il la comprend), se présente comme le médium le plus adapté à la transmission de la pensée en raison de sa transparence. Aussi, pour Kant, la « voix » ne signifie rien en soi. Elle se contente de

56 E. Kant, L’anthropologie du point de vue pragmatique, op. cit., p. 56. 57

Ibid., p. 58. 58 Ibid.

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transmettre des sons. Or, on peut se demander si ce n’est pas là manquer un aspect pourtant central de la « voix » : l’importance positive de sa sensibilité (sa tessiture, son ton).

Il nous semble en effet important de souligner que, selon Cavell, « la force et la dimension spécifique du corps humain, des sens, de la voix humaine »60 sont aussi normées. Pour l’expliquer, rappelons d’abord que la thèse de Cavell a ceci de radical qu’elle défend que même nos pratiques non évaluables et non conventionnelles sont normées. La preuve en est que la plupart des pratiques auxquelles s’intéressent les philosophes du langage ordinaire ne sont précisément pas évaluables. Cavell en propose la liste suivante : avoir mal aux dents, être assis sur une chaise, avoir une opinion ; attendre quelqu’un entre 16h et 16h30, pouvoir continuer la série et ne plus pouvoir ; lire ; penser ; croire ; espérer ; informer ; suivre une règle ; il pleut ; se parler à soi-même ; prêter attention à une forme ou à une couleur ; faire quelque chose en connaissance de cause, ou comme allant de soi, etc. Nul besoin de juger de la valeur de ces différentes pratiques, en en précisant l’articulation dans une inférence, pour les comprendre. Cavell souligne pour autant que ces pratiques qui ne sont pas évaluables sont normées, au sens où 1/ elles nécessitent un accord préalable pour être comprises et effectuées correctement et 2/ elles sont en conséquence normées en situation : en contexte, il existe un format typique pour dire que j’ai mal au dent, que je suis assis sur une chaise, que j’ai une opinion, etc. Mais Cavell va jusqu’à dire que même le niveau primaire de nos formes de vie « naturelles » : boire, manger, faire un son, chanter, etc. est à ce titre normé. Pour le dire autrement, et c’est le point qui nous intéresse ici, la dimension sensible de la voix humaine participe pleinement du fait qu’elle s’accorde avec d’autres voix et au format qu’elle doit adopter. Il est normal, en situation, que la voix soit grave ou aigue, claire ou éraillée, sèche ou suave, par exemple. Aussi, la dimension sensible de la voix, loin d’être transparente, est normée en contexte. La voix doit respecter un certain timbre pour s’accorder et, inversement, peut induire la pratique discursive en échec si elle ne le respecte pas.

Cette précision quant à l’importance de la tessiture de la voix n’est pas sans importance si on la rapproche d’une critique plus générale que Cavell adresse à Kant dans plusieurs textes sur Emerson : dans les Sens de Walden et Une nouvelle Amérique encore inapprochable notamment. Cavell lui reproche en effet de manquer la possibilité d’une « épistémologie des sentiments »61

. Contrairement à Emerson ou à Heidegger, Kant ne parviendrait pas à comprendre que « les révélations [des sentiments] sur ce que nous appelons monde [sont]

60

S. Cavell, Une nouvelle Amérique, op. cit., p. 47.

61 S. Cavell, « Réflexion sur Emerson et Heidegger », trad. fr. par M.-A. Lescourret, Critique, n°399-400, 1980, p. 720.

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aussi crédibles que les révélations de ce que nous appelons entendement »62

. Il est intéressant de noter que dans ce contexte, Cavell mobilise à nouveau le concept de « voix ». Dans Une

nouvelle Amérique, Cavell souligne en effet la dimension « naturelle » de la voix. Il insiste sur

le fait qu’il faut en saisir la dimension corporelle et sensible. La remarque a le mérite de préciser l’acception cavellienne de la « voix » du langage ordinaire et ainsi la pertinence de notre intuition première. La voix, chez Cavell, participe au langage non pas seulement comme véhicule de concepts mais du fait de sa corporéité propre. C’est d’abord ainsi qu’elle est voix. Aussi, d’un point de vue cavellien, il est légitime de se demander si la conception kantienne de la « voix sonore » n’est pas lacunaire. Malgré son intérêt louable pour la notion, en la concevant trop exclusivement comme le véhicule de concepts, le philosophe allemand négligerait les ressources sensibles de la « voix sonore » qui en font une voix ordinaire, parlée et vivante.

Le principal objectif de notre analyse aura donc été de souligner le caractère indéniablement kantien, car indéniablement transcendantal de la démarche de Cavell. Cavell propose une relecture transcendantale des philosophes dits du « langage ordinaire », et notamment de Wittgenstein, pour défendre que si nos pratiques ordinaires sont rationnelles et universellement compréhensibles, c’est parce qu’elles sont scellées par un accord, au sein d’une forme de vie partagée. Cet accord, pensé sur le modèle de l’accord des voix universelles que présuppose le jugement de goût, conditionne la possibilité de la compréhension. Nous pouvons aller jusqu’à dire que Cavell propose de radicaliser la démarche kantienne en soutenant que chacun des termes de notre langage est conditionné par un accord de ce type. Il ne propose donc rien moins qu’une lecture transcendantale des procédures d’application du langage humain : nous ne pouvons parler qu’à la condition de nous être accordés à d’autres voix et de respecter les critères établis par cet accord.

Nous avons cependant tenté de montrer que cela ne signifie pas pour autant que Kant est un philosophe du « langage ordinaire » aux yeux de Cavell. On a tenté de le souligner en pointant trois problèmes propres au concept kantien de « voix ». Le premier concerne la « voix universelle » de la Critique de la faculté de juger. Si, comme on vient de le rappeler, Cavell retient de Kant l’exigence incompressible d’un accord des voix universelles, il refuse de considérer cet accord comme a priori. Cavell entend bien plutôt souligner la fragilité de cet accord, la possibilité de désaccord qui menace en conséquence la compréhension et qui

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justifie son scepticisme. Le deuxième reproche, plus virulent, concerne l’« impératif catégorique » de la Critique de la raison pratique. De manière plus frontale, Cavell reproche surtout à Kant de manquer la thèse décisive des philosophes du langage ordinaire, à savoir que tout énoncé est une pratique discursive, située, et normée par les attentes fixées en contexte. Il lui reproche ainsi de méconnaître ce qu’est la normativité, de manquer ce qui fait d’une action une action et de se méprendre en conséquence sur le lieu de la moralité : nos pratiques ordinaires. Le troisième reproche que nous avons souligné n’a pas exactement le même statut dans la mesure où, à notre connaissance, il n’est pas explicitement formulé par Cavell. C’est nous qui l’avons reconstruit à partir de l’analyse du concept de « voix sonore » de l’Anthropologie du point de vue pragmatique. Il nous semble en effet que, d’un point de vue cavellien, Kant manque enfin le caractère profondément sensible de la voix, une voix qui n’est voix qu’en tant qu’elle a un ton qui lui est propre, qui s’accorde à d’autres tons, et qui épouse un format déterminé en contexte.

Charlotte Gauvry Université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau

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