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Une autre théorie critique : l'histoire intellectuelle de la revue Nord-américaine Telos 1968-2001

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Submitted on 21 Nov 2019

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Une autre théorie critique : l’histoire intellectuelle de la

revue Nord-américaine Telos 1968-2001

Emilie Himeur

To cite this version:

Emilie Himeur. Une autre théorie critique : l’histoire intellectuelle de la revue Nord-américaine Telos 1968-2001. Science politique. Université de Bordeaux, 2014. Français. �NNT : 2014BORD0474�. �tel-02374620�

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THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE

DOCTEUR DE

L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT 41 SPÉCIALITÉ SCIENCE POLITIQUE

Par Emilie HIMEUR

Une autre théorie critique : l'histoire intellectuelle

de la revue nord-américaine Telos, 1968-2001

Sous la direction de : Patrick TROUDE-CHASTENET

Soutenue le 17 Novembre 2014 Membres du jury :

M. MILAČIĆ Slobodan, Professeur émérite de l'Université de Bordeaux Président M. PORTIER Philippe, Professeur à l'EPHE (Paris-Sorbonne) Rapporteur M. RAYNAUD Philippe, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris 2) Rapporteur M. TROUDE-CHASTENET Patrick, Professeur à l'Université de Bordeaux Directeur de thèse

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Titre : Une autre théorie critique : l'histoire intellectuelle de la revue

nord-américaine Telos, 1968-2001

Résumé : Notre thèse d’analyse des idées politiques retrace l’histoire intellectuelle de la revue de pensée critique étasunienne Telos de 1968 à 2001. A travers notre travail de narration critique, nous cherchons à comprendre, au sens wébérien, l’évolution idéologique significative de la publication-organisation, qui est passée en moins de trente ans d’un positionnement néo-marxiste affilié à la Nouvelle gauche américaine à un populisme proche de la Nouvelle droite européenne. Notre hypothèse de travail est que le rapport que Telos entretient avec la Théorie critique de l’Ecole de Francfort est déterminant pour comprendre son évolution et écrire son histoire. Nous défendons ici la thèse que Telos constitue un organe dissident de « théorie critique nord-américaine » (Mooney, Calhoun) qui s’exprime sous la forme d’un « traditionalisme critique » qui tient lieu de synthèse entre différentes branches de théorie critique contemporaine. En tant que synthèse, la théorie telosienne dépasse l'héritage de la vieille Théorie critique francfortoise, dans un double rapport d’intégration et de négation. In fine, Telos produit sa propre critique, une autre théorie critique.

Mots clés :Telos ; Paul Piccone ; Théorie critique ; Ecole de Francfort ; Nouvelle gauche américaine ; Marxisme phénoménologique ; Postmodernisme ; Néo-populisme ; Tradition ; Traditionalisme critique ; Nouvelle droite française ; Orthodoxie radicale ; Néo-aristotélisme ; Téléologie.

Title: Another critical theory: The intellectual history of the

north-american journal Telos, 1968-2001

Abstract: Our doctoral dissertation traces the intellectual history of the American critical thought journal Telos from 1968 to 2001. Through our critical narrative, we intend to understand, in the weberian sense, the significant ideological evolution of the publication-organization, which, in less than thirty years, moved from a neo-Marxist position affiliated with the American New Left to a populism related to the European New Right. Our working hypothesis is that the link between Telos and the Critical Theory of the Frankfurt School is decisive to understand its evolution and write its history. Our thesis is that Telos is a dissenting organ of “North-American Critical Theory” (Mooney, Calhoun) expressed as a “critical traditionalism” that acts as a synthesis between various trends of contemporary critical theory. As a synthesis, the telosian theory overcomes the legacy of the old Critical theory in a dual relationship of integration and negation. Ultimately, Telos produces its own criticism, another critical theory.

Keywords: Telos; Paul Piccone; Critical Theory; Frankfurt School; American New Left; Phenomenological Marxism; Postmodernism; New-populism; Tradition; Critical traditionalism; French New Right; Radical orthodoxy; Neo-Aristotelism; Teleology.

Unité de recherche

[Groupement de recherches comparatives en droit constitutionnel, administratif et politique (GRECCAP, EA 4192), Centre Montesquieu de recherches politiques, Université de

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Avant-propos

Bien plus qu’une recherche académique, une thèse de doctorat est aussi, peut-être surtout, un exercice personnel. Lorsque l’auteur présente l’aboutissement de son travail au lecteur, il lui révèle alors une grande part de lui-même. Il se livre en même temps qu’il livre sa thèse, en même temps qu’il s’en délivre. Par ce mouvement qui le dessaisit d’une partie de lui-même, il doit apprendre à la laisser partir. Parce que le doctorant s’attache à sa thèse, tout comme il se lie à son objet devenu sujet. Au cours des années passées à la porter, la supporter (parfois difficilement), la reporter (souvent), sa thèse en est venue à le définir. Elle lui a donné à la fois un but et une fonction, et avec eux une identité. On ne fait pas seulement une thèse, on est un thésard. La rendre (en fait, la donner) procure alors cette sensation paradoxale d’un accomplissement et d’une fierté déjà nostalgiques de ce temps en passe d’être révolu.

Précisément parce qu’il y a beaucoup de celui qui la signe dans les lignes qui lui donnent forme (et probablement encore plus entre ces lignes), toute thèse porte la marque non seulement de celui qui l’a écrite mais également de tous ceux qui ont laissé leur empreinte sur le parcours intellectuel et personnel de son auteur. Ainsi ma thèse se nourrit-elle des différentes rencontres que j’ai pu faire et des points de vue que j’ai échangés, parfois même des simples regards que j’ai pu capter. Ma thèse est aussi le résultat des moments de joie partagés avec mes proches et des épreuves douloureuses qui ont forgé mon expérience et indirectement alimenté ma réflexion.

Si je devais alors nommément exprimer ma gratitude à chaque personne qui par son soutien, sa présence ou son influence m’a permis de concevoir et réaliser cette recherche, nul doute que la liste dépasserait l’espace qu’il est d’usage de consacrer aux remerciements. Je souhaiterais cependant citer quelques noms de personnes envers qui je suis particulièrement redevable.

Je tiens à remercier en premier lieu mon directeur de thèse, M. Patrick Troude-Chastenet, pour la disponibilité dont il a toujours fait preuve, la confiance qu’il m’a accordée et la grande liberté avec laquelle il m’a laissé conduire mon travail.

Je souhaite également exprimer ma gratitude au CMRP et à M. Bourmaud son directeur pour m’avoir permis de mener ma recherche dans des conditions financières et matérielles très confortables. Mais le CMRP étant bien plus qu’un espace de travail, c’est surtout l’environnement humain du centre que je voudrais ici saluer. Car le CMRP ne serait pas ce qu’il est sans l’irrésistible énergie de Carole, sans la bienveillance de M. Claret et plus généralement sans l'intérêt prévenant porté par l’ensemble des enseignants-chercheurs. Que chacun trouve ici l’expression de mes plus chaleureux remerciements.

Surtout, je n’oublie pas que le CMRP ne serait rien sans sa formidable équipe de doctorants, jeunes gens brillants, drôles et gentiment névrosés qui sont devenus au fil des ans bien plus que de simples collègues. Un grand merci particulier à mes compagnons de route Frédérique, Sidney, Luigi, Clémence, Ma(t)thieu, Adrien et Lore.

Mon cheminement intellectuel ne commençant pas avec l’inscription en thèse, il me faut également remercier les quelques enseignants qui ont marqué mon parcours lycéen et étudiant : M. Méheust mon professeur de philosophie de terminale, M. Faye dont le profil académique m’a guidée vers

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la voie universitaire à la suite de l’école de commerce, M. Milačić enfin à qui je dois d’avoir posé en master les fondations de ma formation intellectuelle.

Je tiens également à exprimer toute ma gratitude envers ma famille dont l’amour et le soutien indéfectibles me portent, en particulier à ma mère Inès, mon beau-frère Christophe et, last but not least, ma grande sœur adorée Vanessa qui a visiblement le don de savoir mettre au monde de magnifiques enfants.

Je remercie aussi l’ensemble de mes amis qui ont le bon goût de ne pas avoir fait de thèse et avec qui j’ai pu m’évader au rythme de nos folles conversations enjouées et musicales. Je pense tout particulièrement à Claire et Jean-Baptiste à qui je dois beaucoup.

Un grand merci également à Olivier qui a illuminé la fin de rédaction de ma thèse.

J’ai enfin une pensée émue pour mes proches partis au cours de l’élaboration de mon travail doctoral et qui n’en verront jamais l’aboutissement. A toi mon père Philippe, à toi mon grand-père Ivo, à toi mon amie Donessa. Je ne vous oublie pas.

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Sommaire

Introduction générale - Quel telos pour Telos ?

Première partie - L’affirmation d’un subjectivisme moderne et rationaliste : la filiation du néo-marxisme telosien dans la tradition du Marxisme occidental (1968-1978)

Introduction de la première partie

Chapitre I - Telos, l’auto-conscience critique de la Nouvelle gauche américaine

Chapitre II - La défense de l’approche critique contre la fausse neutralité scientifique : la réaffirmation du rôle politique de la recherche en sciences sociales

Chapitre III – L’élaboration d’une théorie sociale révolutionnaire. Le choix de Husserl contre l’Ecole de Francfort

Chapitre IV - Le marxisme phénoménologique de Telos : un subjectivisme de la conscience

Conclusion de la première partie - La relativisation du projet subjectiviste et rationaliste moderne telosien à l’aube du tournant postmoderne

Deuxième partie - Telos et la reconfiguration de la gauche intellectuelle américaine : les enjeux théoriques du renouvellement de la théorie critique à l’heure postmoderne (1979-1988)

Introduction de la deuxième partie

Chapitre V - La Nouvelle classe comme force de négativité artificielle Chapitre VI - Le bouleversement postmoderne

Chapitre VII - La fracture interne : les enjeux de la formulation d’une théorie critique nord-américaine à l’heure postmoderne

Chapitre VIII - La rupture consommée. La tentation de l’irrationalisme avec l’introduction du décisionnisme de Carl Schmitt

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Conclusion de la deuxième partie - Au-delà de l’affrontement modernes vs. postmodernes, la théorie critique telosienne en quête d’un nouveau paradigme politique

Troisième partie - Au nom du peuple, de la tradition et de la religion : une théorie formellement critique et substantiellement conservatrice (1989 -2001)

Introduction de la troisième partie

Chapitre IX - L’influence de la pensée de Christopher Lasch sur l’émergence du paradigme néo-populiste

Chapitre X - Au nom de l’en-deça. L’optique traditionaliste

Chapitre XI - « Nouvelle droite, nouvelle gauche, nouveau paradigme politique »

Chapitre XII - Orthodoxie radicale et néo-aristotélisme : la réaffirmation du telos de la civilisation occidentale

Conclusion de la troisième partie - “Is there a telos left in Telos?”

Conclusion générale - « Confronter la crise de sens » à travers la quête du telos de la civilisation occidentale

Bibliographie

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Une autre théorie critique :

l’histoire intellectuelle de la revue nord-américaine Telos, 1968-2001

« La critique ce sera l’art de l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie. »

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Introduction générale Quel telos pour Telos ?

Présentation et intérêt de l’objet de recherches

Telos est à la fois une publication et une organisation, en fait un cercle d’intellectuels,

majoritairement des universitaires américains, qui gravitent autour d’une revue trimestrielle à vocation académique. Pour le dire autrement dans un langage plus « telosien », Telos est une communauté de personnes construite autour d’une communauté d’idées dont la revue se fait le médiateur.

La revue Telos est fondée en 1968 à l’Université de Buffalo dans l’Etat de New-York par de jeunes sociologues et philosophes dans le sillon de la contestation étudiante portée par la « Nouvelle gauche ». Les jeunes radicaux cherchent alors à voir advenir une société authentiquement démocratique et composée d’individus émancipés, pleinement sujets, à l’heure où la gestion bureaucratique étatique croissante dans les sociétés capitalistes (bien mise en évidence par Marcuse) donne le sentiment d’un pouvoir dépossédé, d’une démocratie confisquée. L’institution universitaire revêt une place particulière dans le mouvement étudiant : à la fois dénoncée pour sa complicité avec le système (la « multiversité » sert les intérêts du complexe militaro-industriel) et identifiée comme le lieu privilégié du changement (en tant que lieu de production et de transmission des savoirs critiques aux acteurs sociaux d’aujourd’hui et de demain), elle est un des principaux espaces où se cristallise l’affrontement physique et politique.

Bien que tenant une position dissidente au sein du « Mouvement », Telos est porté par l’atmosphère protestataire qui règne sur les campus à la fin des années 1960. Trois questions principales sous-tendent la fondation de son projet : quelle philosophie pour répondre à la crise de sens du monde contemporain (irrationalité des systèmes capitaliste et communiste) ? Quelle politique pour faire advenir une société véritablement intersubjective ? Quelle épistémologie pour sortir les sciences humaines de l’aveuglement positiviste et voir émerger une connaissance authentiquement réflexive ? La réponse à ces trois problèmes, coextensifs les uns des autres, se

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cherche dans l’élaboration d’une théorie sociale critique, qui soit à la fois interdisciplinaire, tournée vers un idéal d’émancipation et politiquement effective du fait de son enracinement dans sa réalité socio-historique contemporaine. Le projet de Telos, et par suite son identité, revêt ainsi une triple dimension, à la fois épistémologique, philosophique et politique, avec pour projet la construction d’un nouveau paradigme de pensée et d’action. Faisant sienne la vision de Carl Jung : « Et en même temps qu’il crée une image du monde, l’homme qui pense se transforme lui-même »1, Telos cherche à définir une nouvelle Weltanschuung matrice du changement social. Le projet épistémologique est donc dès l’origine indissociable du projet politique ; Telos est à la recherche de nouveaux outils conceptuels à même de saisir le réel et donner à la société une authentique connaissance d’elle-même. Le projet théorique est d’emblée critique, il ne vise pas seulement à expliquer le monde, ni même à le comprendre, mais à identifier les freins et les potentialités du changement social pour pouvoir permettre sa transformation.

Toute l’histoire de Telos se lit donc comme la quête continue de l’appareil conceptuel et théorique adéquat pour construire ce savoir sociologique réflexif. C’est d’abord auprès de l’analyse marxiste et de la méthode phénoménologique que le premier Telos puise ses ressources théoriques ; puis auprès de la « vieille » Théorie critique, celle de la première génération de l’Ecole de Francfort en tentant d’actualiser, « d’historiciser » ses travaux ; ensuite, en plein tournant postmoderne avec l’arrivée de la French Theory dans ses pages, Telos explore les voies allemande (habermassienne) et française (postmoderne et poststructuraliste) de renouvellement de la théorie critique en cherchant à dépasser l’opposition entre ces deux approches, devenant ainsi l’un des principaux supports d’importation de théorie critique européenne en Amérique du Nord et de développement concomitant d’une théorie critique proprement nord-américaine ; au bord de l’implosion interne du fait de l’affrontement entre les principaux courants de cette théorie critique nord-américaine en gestation et après deux vagues successives de défection, Telos étoffe sa critique de la société libérale à l’aide des théories schmittiennes de l’Etat et prend un tournant populiste en allant puiser dans les travaux de l’historien Christopher Lasch ; « le peuple » devient alors un concept politique pertinent dans les

1 « Toute connaissance supérieure appelle une Weltanschuung. Toute conscience de raisons et d’intentions est déjà

Weltanschuung en germe. Tout accroissement de connaissance et d’expérience est un pas de plus vers son

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lui-écrits de Telos, dont la philosophie se fait plus communautarienne et traditionaliste ; dans la lignée de cette approche à la tonalité conservatrice, c’est enfin dans le développement théologico-politique du mouvement anglais chrétien de l’Orthodoxie radicale que Telos cherche à asseoir son point de vue critique. Ce tournant liturgique et religieux final conduit en dernière instance les telosiens vers la réaffirmation de la téléologie occidentale, puisant aux sources du néo-aristotélisme qui émerge parallèlement sur la scène intellectuelle anglo-américaine.

Le parcours de Telos est donc à la fois marqué par la grande diversité des chemins empruntés (en bref, du néo-marxisme au néo-traditionalisme) et par la permanence d’un même

telos au fondement de son action : le projet épistémologique toujours inachevé de développement

et/ou d’actualisation d’outils conceptuels permettant de porter un regard critique adéquat sur le monde. Aujourd’hui encore, la présentation officielle de Telos est celle d’un organe de « Théorie critique du contemporain »2. C’est dans cette double dimension de rupture et de continuité qu’il nous faut donc aborder l’objet Telos, en tant qu’organe de production de théories et d’idées politiques critiques.

L’originalité de la démarche de Telos - et un de ses intérêts pour notre étude - se situe dans l’importation de nombreux textes de la pensée européenne dans l’espace nord-américain et leur traduction en langue anglaise. L’idée première du projet telosien est de revitaliser la philosophie et les sciences sociales américaines, sclérosées respectivement par l’hyperlogisme de la méthode analytique et par le positivisme, en les infusant du potentiel critique hérité de la tradition européenne, en particulier allemande et française.

L’importation de la philosophie allemande, spécialement de la tradition critique qui va de Kant à Habermas en passant par Hegel et les marxistes hégéliens du XXe siècle, s’apparente parfois à de l’ésotérisme pour les lecteurs américains. Dès les années 1970, Telos est aussi l’un des premiers et principaux importateurs de French Theory aux Etats-Unis (essentiellement à travers la publication des travaux de Lyotard, Foucault, Deleuze, Baudrillard et Derrida). Ces deux formes de pensée critique, allemande et française, sont reçues outre-Atlantique par une génération spécifique, composée de militants de la Nouvelle gauche dans les années 1960 et qui

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arrivent à maturité intellectuelle et professionnelle dans les années 1970, à l’heure de la montée des nouveaux mouvements sociaux. Ils formulent alors une « théorie critique nord-américaine » (Mooney, 2012), qui se saisit des apports de la théorie française en cherchant à préserver l’héritage de la théorie critique allemande, fondée sur la capacité émancipatrice de la raison non instrumentale. En plein débat entre la deuxième génération de francfortois et le postmodernisme naissant, incarné par l’affrontement théorique entre Habermas et Lyotard, les théoriciens critiques nord-américains cherchent à dépasser la contradiction en prenant une voie spécifique à leur ancrage national, infusée de la tradition pragmatique et marquée par un attachement au modèle américain de la démocratie sociale. Telos devient ainsi un des principaux organes de formation de cette pensée critique à l’aube du tournant postmoderne et l’un des lieux où se jouent les principaux enjeux théoriques du renouvellement de la critique allemande à l’heure de sa remise en cause postmoderne, essentiellement française.

L’un des intérêts de l’étude de l’histoire de Telos est donc qu’elle nous amène à explorer le concept de « théorie critique nord-américaine » et plus généralement les enjeux théoriques qui traversent toute perspective critique.

C’est finalement sous la forme d’un « néo-traditionalisme » que les telosiens cherchent à articuler leur dernière théorie sociale critique, en synthétisant les apports des théories allemande et française. Cette ultime approche nous conduit alors à explorer les potentialités théoriques et les conséquences pratiques du « traditionalisme critique », idéal-type que nous construisons, définissons et superposons au cas telosien afin de mieux rendre intelligible la forme particulière de théorie critique que le cercle commence à développer à partir du début des années 1990. L’étude du traditionalisme critique, dans la double dimension abstraite de son idéal-type et concrète de son incarnation telosienne, nous invite ainsi dans un dernier temps à réfléchir sur la difficulté et la nécessité de maintenir une tension dialectique entre la posture critique, requérant un point de vue extérieur et distancié sur le monde par l’exercice de la raison transcendantale, et la soumission à l’autorité de la tradition, comprise comme l’humble reconnaissance de la valeur de sa sagesse et la nécessité de produire une critique située, enracinée dans l’immanence du monde de la vie concret.

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En résumé, l’écriture et l’analyse de l’histoire de Telos revêtent plusieurs intérêts. En premier lieu, la narration critique du récit idéologique telosien a nous semble-t-il un intérêt intrinsèque, puisque l’histoire de Telos est en soi intéressante, à double titre. D’abord du fait de sa singularité, puisque Telos s’emploie quasi systématiquement à aller puiser ses sources dans les confins de la pensée critique, presque toujours à la marge des courants principaux. Ensuite du fait de son évolution idéologique proprement dite, évolution que nous présentons comme une « involution » du fait de son orientation conservatrice, qui nous a immédiatement interrogée et qui a suscité notre désir de compréhension.

Puisant à la source de différents courants de pensées politiques radicales américaine et européenne, l’histoire de Telos nous invite de plus à naviguer dans les eaux de tout un pan de la pensée politique du XXe siècle. En particulier, derrière la petite histoire telosienne nous cherchons à retracer une partie de la grande histoire des idées. Nous abordons cette histoire comme celle de problèmes, à la fois philosophiques, historiques et politiques, auxquels différentes générations de penseurs évoluant dans différents espaces de pensée ont apporté des éléments de réponses différents. Marx, Hegel, Husserl, Lukacs, Gramsci, Korsch, Adorno, Horkheimer, Benjamin, Marcuse, Lowenthal, Kosik, Habermas, Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze, Schmitt, Lasch, MacIntyre et Milbank sont autant de grands noms de l’histoire des idées modernes et contemporaines que Telos nous amène à (re)découvrir. Parmi les problèmes que le cercle cherche à confronter à travers ces auteurs, les questions fondamentales de la connaissance et de la vérité sont bien sûr centrales. Indissociable de ses trois dimensions épistémologiques, philosophiques et politiques interconnectées, l’histoire de Telos nous invite en effet à nous interroger sur la possibilité même de connaître le monde et de le transformer sur la base d’un savoir réflexif. La médiation conceptuelle nous permet-elle d’accéder au monde ? Que reste-t-il du monde concret dans l’abstraction du concept qui prétend le rendre intelligible à la raison et présent à la conscience ? Et si créer une image du monde c’est déjà l’orienter, comment concilier la recherche de la vérité et l’intérêt pour l’utilité sociale ? Le peut-on seulement ?

L’étude de Telos porte de plus un intérêt lié à son rapport à la théorie critique, prise dans son sens étroit (Théorie critique francfortoise) et large. D’ailleurs, les travaux qui ont été réalisés

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sur Telos, bien que peu nombreux, ont surtout porté sur son lien avec la Théorie critique3. L’allemand Robert Schwartz prépare actuellement une thèse d’histoire sur la réception de la Théorie critique aux Etats-Unis et Telos y tient une place centrale ; la publication/organisation est également très présente dans l’ouvrage de Patricia Mooney Nickel paru en 2012

(North-American Critical Theory After Postmodernism4), écrit sous forme d’entretiens avec quelques

uns des principaux théoriciens critiques contemporains, pour la plupart liés à un moment ou un autre de leur parcours intellectuel à Telos.

L’intérêt de l’étude de Telos se justifie de plus par l’importance de la place tenue par la revue dans la science sociale nord-américaine contemporaine : bien qu’il soit difficile de juger du poids de sa réception au-delà des chiffres d’édition et de diffusion (entre 2.000 et 3.000 exemplaires pour chaque numéro au cours de son histoire, parmi lesquels de nombreux abonnements en bibliothèques universitaires), son succès peut être mesuré à l’aune de sa longévité (plus de quarante ans et une production toujours en cours aujourd’hui) et surtout du nombre et de la qualité de ses contributeurs, notamment parmi les théoriciens critiques nord-américains contemporains (comme en atteste l’ouvrage de Mooney mentionné ci-dessus) dont on peut citer parmi les principaux : Seyla Benhabib, Martin Jay, Agnes Heller, Douglas Kellner, Craig Calhoun, Andrew Arato, Nancy Fraser ou encore Ben Agger.

En outre, en tant qu’importateur et producteur d’idées politiques, médiateur entre les continents européens et américains, Telos est une excellente étude de cas pratique sur la question de la circulation des idées. Il nous permet de réfléchir concrètement à la possibilité de procéder à des emprunts et des réadaptations de concepts et théories allogènes dans un espace social et intellectuel qualitativement différent - un élément qui sera étudié pratiquement à travers le processus « d’américanisation » de la Théorie critique, i.e. de formalisation d’une Théorie critique spécifiquement nord-américaine.

3 A l’exception de la thèse d’Elisabeth Chaves, Journal Ecologies: Studying the Habitat of Intellectuals and

Political Thought, préparée sous la direction du telosien Timothy W. Luke et soutenue à l’Université Virginia Tech

(Etat de Virginie) en 2012. Chaves s’intéresse à la question de l’impact du format numérique sur le contenu du discours politique et a donc appréhendé l’étude de Telos sous l’angle des mutations de l’écologie numérique, en comparant sa trajectoire à celle de la revue Partisan Review.

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Enfin et surtout, l’étude de l’histoire de Telos nous permet de réfléchir à la question des tensions multiples qui traversent toute approche se réclamant de la méthode critique et dialectique : tension entre point de vue immanent et exercice de la raison transcendantale, entre conception autonome du sujet rationnel et hétéronomie d’un self essentiellement décentré, entre projection dans un au-délà (idéal d’émancipation) et un en-deça (ancrage dans une culture et une tradition intellectuelle particulières).

Définition et délimitation du sujet

Nous avons introduit Telos comme un organe de théorie critique du contemporain, une communauté d’idées fédérant autour d’elle une communauté de personnes. Ce Telos ainsi présenté est déjà partiellement altéré et transformé en notre sujet d’étude. Le sujet Telos (conceptualisé) n’est en effet déjà plus tout à fait l’objet Telos (réel). L’objet Telos est en effet bien plus que 1/ ce que nous en disons et 2/ ce que nous pourrions en dire, puisqu’il n’est pas possible d’appréhender la totalité du phénomène réel Telos dans des abstractions catégorielles. Nous ne prétendons donc pas à une histoire totale de Telos, mais à notre histoire, nécessairement non objective bien qu’absolument non partisane. Nous défendons ici l’idée que notre histoire de

Telos repose sur une grille d’analyse qui est de notre construction et à partir de laquelle nous

fondons notre interprétation. S’il nous semble être le plus pertinent, ce point de vue particulier est nécessairement partiel et de fait partial. Il serait possible d’écrire une histoire très différente de Telos que celle que nous vous présentons, par exemple en focalisant sur les différentes prises de position du cercle en matière de politique étrangère. Mais nous choisissons de l’appréhender comme un organe de théorie sociale critique en mettant en avant son rapport avec la « vieille » Théorie critique de l’Ecole de Francfort, ce qui nous semble être la démarche à la fois la plus à même de rendre compte de l’identité telosienne et la plus intéressante dans une perspective d’histoire et d’analyse des idées politiques. Notre travail doctoral met en outre en exergue certains thèmes et auteurs au détriment d’autres, ce qui suppose une sélection opérée en amont : ces différents choix se justifient autant par ce qu’ils fournissent comme éléments de réponse à la question centrale du rapport à la Théorie critique, fil rouge de notre thèse, que par notre propre intérêt vis-à-vis des problèmes abordés. C’est en ce sens que nous déclarons écrire notre histoire de Telos : sans jamais trahir les faits et en nous appuyant systématiquement sur ce qui a été

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publié dans la revue, nous défendons un certain point de vue, en fait une certaine lecture de l’évolution telosienne et c’est cette lecture qui guide notre écriture (ou plutôt notre ré-écriture) de l’histoire de Telos, en la resituant dans la ligne interprétative que nous avons tracée.

La problématique définition du sujet – qu’est-ce que Telos ?

Pour définir le sujet Telos, plusieurs éléments peuvent être avancés5. Au plan institutionnel, Telos se divise en trois organes : Telospress Publishing, la branche édition qui publie la revue Telos ; Telos Institute, organisation affiliée orientée vers la recherche, qui anime notamment des conférences internationales dans une approche de théorie sociale et de philosophie politique ; TelosScope Blog, qui est le blog de la branche édition et propose des forums de discussion en ligne sur les sujets publiés dans la revue (depuis 2006).

Au plan thématique, la diversité des thèmes abordés dans la revue et les orientations paradigmatiques successives rendent impossible de définir Telos par le seul champ des thèmes abordés. Il nous faut donc déplacer sa définition sur le problème que la publication/organisation cherche à résoudre : élaborer une théorie critique qui soit à la fois vraie épistémologiquement et

utile politiquement, c’est-à-dire à même de contribuer à l’avènement d’une société libre,

composée d’individus rationnels et émancipés. Autrement dit, le problème central qui définit

Telos est la question : « quelle théorie critique du contemporain » ?

Au plan de la démarche, c’est la théorie critique, entendue au sens large comme la

médiation entre le réel et notre conscience critique du réel, qui fournit à notre sens la meilleure

approche de l’identité telosienne.

Au plan de la méthode enfin, l’élément déterminant se révèle être le rapport dialogique. C’est en effet dans la discussion de théories passées (rapport diachronique) et présentes (rapport synchronique) que l’élaboration théorique telosienne se forme. Loin d’être figée, elle est vouée par sa méthode même à être un work in progress permanent.

En dernière instance, le tout étant plus que la somme des parties, Telos « étant tout cela, c’est plus que cela : [c’est] un phénomène idéologique »6.

5 Nous reprenons ici et adaptons la méthode empruntée par Paul-Laurent Assoun pour circonscrire son étude de

l’Ecole de Francfort, dans Que Sais-je ? L’Ecole de Francfort, Paris, PUF, 2001

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Notre recherche doctorale vise donc à saisir, analyser et mettre en perspective le phénomène idéologique Telos.

L’identité de Telos est-elle intellectuelle ou politique ?

En tant que phénomène idéologique, il nous semble que Telos est indistinctement intellectuel et politique. Il est intellectuel dans la mesure où sa vocation première est d’ordre idéel et épistémologique. C’est de plus une revue académique, fondée au sein d’une université par des universitaires et à destination d’un lectorat universitaire. Mais c’est tout autant un objet politique : l’avènement du projet telosien est indissociable des événements de la Nouvelle gauche et tout au long de son histoire, son épistémologie est sous-tendue par la volonté non seulement de connaître le monde mais de le transformer.

L’opposition intellectuel / politique pourra peut-être être dépassée si l’on mobilise la notion de « métapolitique ». Inspirée d’Antonio Gramsci, elle permet de penser un mode d’action politique, une praxis investissant le champ idéologique et culturel. La question de l’identité intellectuelle ou politique du groupe/revue pose en fait plus largement la question du rapport entre le monde des idées et la sphère politique. Comme le montre le sociologue américain Amitai Etzioni, les processus politiques et sociaux sont régis par des communautés d’idées comprises comme des systèmes de pensée et de valeurs permettant de hiérarchiser les principes d’action politique.7 Visions du monde partagées, elles fonctionnent comme des cadres conceptuels circonscrivant les discussions et prises de décision publiques. Lorsque les communautés d’idées sont en inadéquation avec la situation politique et sociale, alors il y a crise. Le rôle des intellectuels, par leur capacité à établir une distance critique, est de dénoncer quand il y a lieu l’obsolescence des systèmes de pensée dominants et d’en former de nouveaux. Ce n’est rien de moins que le projet de Telos qui cherche, par la médiation de la théorie critique, à forger de nouveaux paradigmes de pensée et d’action. Le moment précis de la fondation de Telos est justement celui de l’identification d’une crise de Weltanschauung, rendue inadéquate par les évolutions sociohistoriques et dont la reconstruction est en conséquence requise. La dimension politique est ainsi de facto inhérente au travail intellectuel telosien, même lorsqu’elle s’exprime

7 Amitai Etzioni, The Active Society: A Theory of Societal and Political Processes, New York, Free Press, 1968,

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de façon indirecte. C’est d’ailleurs là notre conviction plus générale : toute forme de travail théorique et intellectuel contient intrinsèquement une dimension politique par le fait même de construire et de s’inscrire dans un cadre conceptuel structurant la représentation du monde.

Délimitation du sujet

Puisque nous définissons Telos comme un phénomène idéologique, c’est en tant que « communauté d’idées » que nous l’appréhendons, délaissant ainsi la dimension « communauté de personnes ». Nous envisageons en effet notre thèse de doctorat comme un exercice d’histoire des idées politiques et non comme un travail sociologique de conditions de production des idées. Ceci n’est pas l’expression d’un jugement de valeur négatif porté sur la sociologie des idées, mais un choix épistémologique. Sauf quand cela nous semblera pertinent, nous tairons les éléments personnels, biographiques et prosopographiques, ainsi que le poids des conditions matérielles, financières et de production éditoriale plus générales pour privilégier l’articulation logique de l’évolution des idées.

Nous choisissons en fait d’aborder Telos comme un cheminement intellectuel particulier, cherchant à répondre à un problème politique, épistémologique et philosophique permanent dans un contexte lui-même mouvant. La comparaison avec d’autres démarches critiques contemporaines et la situation de Telos dans l’espace intellectuel américain pourront nous donner des marqueurs pour situer son positionnement et juger de la singularité de sa démarche.

Notre travail est donc celui de la reconstruction de l’itinéraire idiosyncrasique de Telos sur la période délimitée, en lui donnant un sens (une direction) et un sens (une signification, c’est-à-dire une interprétation). Il est évident que le sens donné à cet itinéraire dépend de la délimitation temporelle et de ce que nous savons de Telos aujourd’hui. C’est en effet à la lumière de sa fin que l’auteur et le lecteur donnent un sens à une histoire ; c’est la connaissance de l’aboutissement qui guide la relecture comme la réécriture. Pourtant, dans la lignée des enseignements légués par la méthode de l’histoire conceptuelle, notre tâche sera de présenter l’histoire de Telos « en train de se faire », dans l’ouverture des possibles qu’elle aurait pu être,

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sans préjuger d’une quelconque nécessité de l’évolution à venir qui n’est alors pas connue des acteurs historiques et en gardant à l’esprit l’idée que cela aurait pu être autrement.

Notre étude couvre la période qui s’étend de 1968 à 2001. Elle débute par la fondation de la revue et s’achève avec la publication du 121e numéro, c’est-à-dire : 1/ après le tournant idéologique que le cercle a connu au cours des années 1980, ce qui nous permet d’aller au-delà et d’explorer le paradigme néo-populiste et la théorie sociale traditionaliste-critique qui en résultent ; 2/ plus de dix ans avant l’écriture de notre travail, afin d’avoir un recul minimal sur notre objet et de nous limiter à un corpus de base déjà conséquent (121 numéros) ; 3/ peu de temps avant le décès par cancer du fondateur Paul Piccone, la figure historique et « âme » de la revue, mort en 2004, et dont l’influence décline en même temps que sa santé à partir du début des années 2000 ; 4/ au moment des attentats du 11 septembre 2001 qui marquent l’entrée dans une nouvelle ère historique et politique.

Cadre théorique

Notre travail s’inscrit au croisement de plusieurs approches théoriques, dont les deux principales sont l’histoire intellectuelle et la compréhension wébérienne.

Notre recherche puise d’abord dans la sociologie wébérienne, dans le sens où nous adoptons une démarche compréhensive plus qu’explicative. Notre travail est guidé par la volonté de com-prendre, c’est-à-dire de saisir avec l’auteur, d’en restituer les intentions le plus fidèlement possible afin de pouvoir en juger. Contre l’explication, par définition causale et externe, nous cherchons à rendre compte de la rationalité interne de l’œuvre, c’est-à-dire de l’adéquation entre les moyens (l’arsenal théorique) et les fins (les valeurs ultimes, l’horizon qui guide les actions). Nous empruntons également à Weber la méthode idéal-typique, notamment dans notre volonté de faire émerger des idéaux-types de pensée ou plutôt d’attitude de pensée. Les marqueurs « théorie critique nord-américaine », « habermassiens », « post-adorniens », « postmodernes » ou encore « néoconservateurs » sont présentés dans notre thèse comme des idéaux-types, des formes parfaites et définies, que l’on ne retrouve jamais dans la réalité mais qui nous permettent de situer les auteurs par rapport à eux et de baliser les chemins pris – ou non –

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par Telos. Notre entreprise théorique amène enfin à la construction de notre propre idéal-type pour conceptualiser au mieux et rendre intelligible l’attitude du dernier Telos : le traditionalisme critique.

Notre démarche est aussi celle de l’histoire intellectuelle. Elle nous amène à emprunter largement dans ce que Pierre Rosanvallon a appelé « l’histoire conceptuelle du politique »8, définie moins par sa matière que sa méthode, à la fois interactive et compréhensive. Il s’agit de « comprendre la formation et l’évolution des rationalités politiques, c’est-à-dire des systèmes de représentations qui commandent la façon dont une époque, un pays ou des groupes sociaux conduisent leur action et envisagent leur avenir »9. Considérant ces représentations comme le résultat d’un travail réflexif de la société sur elle-même, et non comme l’unique produit d’un contexte historique déterminant, cette approche a le mérite de laisser sa place à la liberté des acteurs et de dépasser l’écueil d’une simple « théorie du reflet » - c’est l’intérêt que nous lui trouvons par rapport à « l’histoire des mentalités », par définition extérieures aux acteurs. Dans son approche de l’histoire conceptuelle du politique, Rosanvallon reconnait sa dette envers les apports de l’Ecole de Cambridge emmenée par les historiens John G.A. Pocock et Quentin Skinner. Lors des débats particulièrement riches qui animent les départements d’histoire britanniques dans les années 1960, ces derniers articulent une nouvelle approche de l’histoire des idées permettant de sortir de l’opposition stricte entre tenants de « l’extériorité » des textes et ceux de « l’intériorité »10. La voie ouverte par l’Ecole de Cambridge est en effet celle du dépassement de cet antagonisme jugé stérile. Elle se refuse d’abord à considérer le texte comme une entité absolument autonome qui porterait intrinsèquement la seule clé de sa compréhension - en ce sens elle s’oppose à une approche purement interne. Mais elle conteste également le « tout decontextualisé » défendu par les apologues du tournant linguistique, qui focalisent pour les plus radicaux sur la seule réception du texte, prenant uniquement en compte ses interprétations par

8Pierre Rosanvallon, « Pour une histoire conceptuelle du politique (note de travail) », Revue de synthèse, IVe série,

n. 1-2, janvier 1986, p. 93-105

9Ibid., p.100

10 L’on trouve une présentation théorique et une application pratique de cette démarche dans la formidable étude de

John G.A. Pocock, Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, [1975], Paris, PUF, 1997, notamment dans l’introduction. Son comparse expose quelques années plus tôt sa démarche dans Quentin Skinner, “Meaning and Understanding in the History of Ideas”, History and Theory, n.8, 1969, p.3-53. Pour une présentation des positionnements de Pocock et Skinner et leur mise en perspective dans le débat épistémologique en histoire des idées, voir l’éclairant article de Peter L. Janssen, “Political Thought as Traditionary Action: The Critical Response to Skinner and Pocock”, History and Theory, Vol. 24, n. 2, Mai 1985, p.

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le(s) lecteur(s) indépendamment du contexte dans lequel il a été pensé et écrit et de l’intention qu’il avait d’être reçu. Le risque de l’approche externe, contextualiste, est en effet de considérer le contexte comme « cadre ultime » de l’analyse, comme un ensemble de conditions déterminantes dans lesquelles non seulement l’action s’inscrit – et la production d’idées est action -, mais s’explique. Or, la connaissance des causes d’une action n’est pas équivalente à sa compréhension. Pour parvenir à comprendre un texte, qui est pour Pocock et Skinner (et pour nous) le but de la recherche en histoire des idées, il faut prendre en compte non seulement l’intention de l’auteur, mais également son positionnement personnel par rapport à ceux qui sont adoptés par ses contemporains sur la même question. L’étude d’un texte n’a alors de sens que si on le replace dans la perspective des débats qui ont cours à l’époque de son écriture ; il faut nécessairement le resituer dans le cadre des questions auxquelles il cherche à répondre, des prises de position auxquelles il s’oppose, des arguments qu’il contre, des contre-arguments qu’il défend et des buts qu’il vise. Or, c’est dans le cadre des discussions qui ont cours sur la scène intellectuelle et dans lequel le texte s’inscrit que ces différents éléments sont le mieux saisis, com-pris.

A la suite des historiens de l’Ecole de Cambridge et de Pierre Rosanvallon, notre démarche est donc guidée par la volonté de replacer le texte dans son contexte de débats et de discussions afin de mieux saisir l’intention de l’auteur et la rationalité interne de ses écrits. C’est ce que nous avons à l’esprit lorsque nous cherchons à présenter systématiquement Telos dans son rapport dialogique avec les autres courants idéologiques qui lui sont contemporains, afin de situer ses arguments et leur donner une perspective.

Ne pas considérer le texte clos sur lui-même tout en accordant une grande importance à son contenu, considérer l’intention de son auteur au regard de son positionnement adopté dans le contexte idéologique large, tel est donc le défi d’une véritable histoire intellectuelle que nous espérons relever.

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Sources et matériaux d’analyse

Notre terrain d’analyse privilégié est bien entendu la revue Telos elle-même, à travers le dépouillement systématique des 121 numéros publiés sur la période considérée (1968-2001).

Nous nous fondons également sur les différents articles publiés sur Telos, qu’il soient édités par leurs auteurs à des fins académiques ou uniquement dans le but de léguer le témoignage de leur expérience et leur point de vue personnel sur l’aventure telosienne. Nous accordons une place particulière à l’ouvrage collectif dirigé par Timothy W. Luke et Ben Agger,

A journal of No Illusions, Paul Piccone, Telos, and the Americanization of Critical Theory, paru

aux éditions TelosPress en 2011 et qui réunit douze contributions de telosiens passés ou présents rendant hommage (parfois de manière très critique) à Paul Piccone et Telos.11

Nous exploitons également une partie des newsletters internes auxquelles nous avons eu la chance d’accéder par l’entremise de Robert Schwartz - doctorant en histoire - et du telosien David Pan - Professeur d’études germaniques à l’Université Irvine de Californie - qui ont eu l’amabilité de bien vouloir nous les faire parvenir via courriers électroniques.

Plusieurs échanges informels directs ou à distance ont également nourri notre réflexion ; avec certains membres passés ou présents du cercle (particulièrement Russell Berman, Professeur d’études germaniques à l’Université de Stanford et actuel rédacteur en chef de la revue, David Pan, et Timothy W. Luke, Professeur de science politique à Virginia Tech)12 ou avec certains universitaires travaillant sur Telos (Robert Schwartz, Elisabeth Chaves, Patricia Mooney Nickel) avec lesquels nous avons correspondu par mél.

A ces sources primaires et secondaires s’ajoute enfin la littérature théorique à laquelle

Telos renvoie, au premier rang de laquelle l’oeuvre monumentale et exigeante de l’Ecole de

Francfort.

11 Pour la liste exhaustive des travaux édités sur Telos, nous renvoyons à la bibliographie.

12 Ces rencontres ont eu lieu dans le cadre du colloque Telos qui s’est tenu les 7, 8 et 9 Septembre 2012 à L’Aquila

(Italie), ville de naissance du fondateur de Telos Paul Piccone. Nous avons eu la chance d’y assister et de rencontrer à cette occasion la nouvelle garde de l’équipe Telos : Adrian Bapst, Senior Lecturer en science politique à l’Université de Kent (GB) ou encore le philosophe Jay Gupta, en plus de quelques grands noms de la scène intellectuelle conservatrice anglo-saxonne affiliés à Telos (John Milbank (GB), Phillip Blond (GB), Marcia Pally

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Construction de la problématique

Enigme de recherche

Tout projet de recherche commence par l’identification d’un problème, qu’il se présente sous la forme d’une intuition qui interpelle ou d’un constat qui suscite l’interrogation. A l’origine de notre travail, c’est notre étonnement face à la surprenante évolution idéologique de Telos qui éveille notre intérêt et initie notre questionnement. Au fondement de notre recherche réside la volonté de comprendre comment une revue initialement ancrée dans la gauche radicale étasunienne en est venue à adopter moins de trente ans après sa fondation un positionnement politico-intellectuel proche de la droite traditionaliste américaine. Et surtout, pourquoi une telle involution ?

Notre démarche étant compréhensive plus qu’explicative, nous cherchons moins à identifier les causes de l’évolution qu’à en fournir une interprétation juste, à même d’éclairer le chemin parcouru en lui donnant un sens. L’on pourrait certes s’aventurer à avancer un certain nombre d’hypothèses structurelles pour expliquer comment et pourquoi Telos est passé d’un positionnement néo-marxiste à une forme de néo-traditionalisme : l’absence de structure politique ou sociale sur laquelle s’ancrer dans le monde réel (et particulièrement avec l’annihilation des mouvements de la Nouvelle gauche) ; un certain idéalisme corollaire, ou plutôt un attachement au monde des idées plus qu’au monde réel, qui laisse une certaine autonomie à la théorie (dépourvue de sujet historique pour l’incarner) – et donc une marge de fluctuation des idées ; un marginalisme assumé, voire revendiqué, qui consiste à penser que l’on a nécessairement raison parce que l’on pense hors des sentiers battus du discours politique dominant, « bien-pensant », et qui conduit à se rapprocher de courants ou de penseurs de droite radicale souvent marginalisés sur la scène politico-intellectuelle ; la forte dépendance de Telos envers son éditeur en chef Paul Piccone, un « leader charismatique », homme brillant mais caractériel, à qui sa misanthropie a valu de rester exclu du système universitaire américain13 ; un

13

Tous les témoignages de personnes ayant côtoyé Piccone convergent sur ce point : l’immigré italien avait une forte personnalité, un tempérament typiquement latin. Piccone était volcanique, fier, machiste, colérique, peu enclin à la complaisance et au compromis. Intransigeant et exigeant, il avait en horreur la médiocrité. Il tenait d’une main de maître le projet Telos tel un parrain qui règne sur Little Italy, au point que certains se référaient à lui comme du « Tony Soprano de l’édition » (selon les propos rapportés par Michael McConkey, “Paul Piccone as a Libertarian? A

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radicalisme antilibéral constant, érigé contre les mécanismes de régulation étatique juridiques et politiques, qui facilite la libre navigation entre gauche et droite antilibérales.

Pour autant, plus que l’identification de causes, il nous semble que le plus intéressant réside dans l’interprétation que nous pouvons donner de cette évolution idéologique.

Hypothèse de travail

Notre hypothèse de travail est que l’on peut développer une interprétation de l’évolution globale de Telos à travers l’étude du rapport particulier que la publication/organisation entretient avec la Théorie critique dans la tradition francfortoise. Nous supposons que ce rapport, qui oscille entre mouvements d’intégration et gestes de dépassement, fournit une clé pour comprendre adéquatement le projet telosien et son évolution. Puisqu’il nous faut bien un critère constant à l’aune duquel juger la théorie critique fluctuante développée par Telos, nous proposons de fonder notre grille d’analyse sur la base de la comparaison avec la trajectoire spécifique de l’Ecole de Francfort et l’héritage critique que les telosiens en font.

Une brève histoire de la Théorie critique de l’Ecole de Francfort

L’un des grands défis pour qui veut connaître l’Ecole de Francfort est d’appréhender ses travaux à la fois dans sa cohérence logique interne et dans la discontinuité de ses différents « moments ». L’histoire de la « vieille » Théorie critique peut alors se lire comme celle d’une perte de foi progressive en la possibilité même de la révolution et des capacités émancipatrices de la raison universelle.14

La « Théorie critique », au sens strict et avec majuscule, est l’ensemble de la production théorique développée à l’Institut de Recherches Sociales basé à Francfort – d’où son surnom

Canadian Proof and Rothbardian Critique”, The Independant Review, vol.16, n.4, Printemps 2012, p.502 - notre traduction).

14

Notre présentation ici succincte de l’Ecole de Francfort s’appuie en grande partie sur celle de Paul-Laurent Assoun, Que Sais-je ? L’Ecole de Francfort, Paris, PUF, 2001 et sur l’interprétation de Martin Jay, L’imagination

dialectique : l’Ecole de Francfort, 1923-1950 [1973], Paris, Payot, 1977. L’on trouvera dans la chapitre III

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tardif, « l’Ecole de Francfort » -, à partir de 1930, année de la prise de fonction de Max Horkheimer à sa direction. C’est lui qui donne l’impulsion théorique à l’Institut en définissant les grandes orientations de recherche et leur approche méthodologique, présentées dans son discours inaugural de 1931. Horkheimer y défend une approche matérialiste et pluridisciplinaire permettant l’élaboration d’une « philosophie sociale » d’inspiration néo-marxiste développée autour de trois grands axes : une analyse économique de la phase avancée du capitalisme, notamment de la forme de « capitalisme d’Etat » ; une recherche socio-psychologique permettant d’expliquer la soumission des individus aux forces autoritaires ; des études sur la culture et l’art où l’on cherche à analyser aussi bien les mécanismes de l’industrie de masse de la culture populaire que la capacité de résistance de l’avant-garde artistique. Outre Max Horkheimer, les principaux représentants de l’Ecole sont Theodor Adorno, Walter Benjamin, Leo Löwenthal, Herbert Marcuse et Erich Fromm.

Dans son texte de 1937 « Théorie traditionnelle et théorie critique »15 qui tient lieu a

posteriori de manifeste de la Théorie critique, Horkheimer oppose sa démarche, telle qu’elle a

été présentée dans son discours inaugural, à « la théorie traditionnelle ». Contrairement à cette dernière, dont l’objectif premier se limite à fournir une explication causale du fonctionnement des sociétés contemporaines, l’approche critique vise en dernière instance l’utilité sociale et la transformation de la société. Expliquer ou même comprendre la société n’a de sens pour les théoriciens critiques que dans la mesure où cela permet de faire progresser la société, c’est-à-dire de la faire avancer sur la voie de la raison authentique. Pour être un projet transformatif, la théorie critique doit permettre l’identification à la fois des dysfonctionnements sociaux, c’est-à-dire des manifestations de l’irrationalité du système et notamment des mécanismes d’oppression et de soumission des individus aux forces idéologiques, et des expressions de négativité, c’est-à-dire d’opposition à ces éléments coercitifs, à partir desquels le changement social pourrait être initié. L’hypothèse de travail de la Théorie critique, déplaçant sur ce point l’analyse du marxisme orthodoxe, est que l’étude de tous les phénomènes étudiés (économiques, culturels et psychologiques) révèle non pas seulement l’intérêt de la classe dominante, mais l’ensemble des contradictions de la totalité sociale, y compris de ses éléments d’opposition. La Théorie critique pose ainsi à son fondement la prise en compte dialectique de la totalité des médiations. Le

15 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » [1937], publié in Max Horkheimer, Théorie

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concept d’autorité tient une place privilégiée dans ses analyses, précisément parce qu’elle renvoie au processus de totalisation sociale, c’est-à-dire d’adhésion de l’individualité à la totalité culturelle (Assoun). L’autorité permet d’expliquer les mécanismes de soumission et d’adhésion au système, dans ses dimensions rationnelles et irrationnelles. L’enjeu est de comprendre les mécanismes de socialisation pour engager une « auto-transformation » de la société sur une base réflexive. Connaître les contradictions de la réalité est le préalable nécessaire pour les accroître et faire progresser la société sur le chemin d’un ordre social authentiquement rationnel.

La critique dialectique, qui joue ainsi un rôle fondamental au cœur de la philosophie sociale de l’Ecole dans les années 1930, se déplace et se radicalise après la Seconde Guerre mondiale. La Théorie critique formulée par ces intellectuels juifs condamnés à l’exil pendant la guerre ne peut faire l’économie d’une réflexion de fond sur ce qui a pu rendre possible Auschwitz. La Critique se fait alors critique de la raison dans l’Histoire (Assoun, Jay). Le moteur de l’Histoire, initialement identifié dans une approche néo-marxiste dans la contradiction portée par la lutte des classes, est finalement déplacé dans le conflit opposant l’homme et la nature.

Dans Dialektik der Aufklärung (1947)16, Adorno et Horkheimer posent en effet à l’origine du processus civilisationnel une domination de l’homme sur la nature. Au plan philosophique, celle-ci s’exprime pleinement dans la logique même de l’abstraction conceptuelle qui trouve son apogée dans le sujet pensant de l’idéalisme allemand. S’exprime ici la critique de la raison identitaire, c’est-à-dire du processus qui tend à assimiler l’objet réel avec son concept (on pose l’identité du mot et de la chose) et à oublier la différence pourtant impossible à éradiquer entre les deux. L’objet est en effet toujours plus que le signe qui le signifie, il existe indépendemment du concept qui le rend intelligible, alors que par définition le concept ne peut exister sans l’objet référent auquel il renvoie et qui est sa raison d’être. C’est là l’enseignement de la dialectique négative articulée plus tard par Adorno17, c’est-à-dire l’asymétrie fondamentale entre le signifié et le signifiant. Projection du sujet pensant sur l’objet qu’il cherche à saisir, le signe déforme cet objet en même temps qu’il lui donne une forme, en même temps donc qu’il le rend présent à sa conscience subjective. En fait, lorsqu’il élabore un concept, le sujet pensant

16 Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La dialectique de la Raison : Fragments philosophiques [1947], Paris,

Gallimard, 1974.

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révèle à sa conscience l’objet - il le saisit, il en prend conscience - et le trahit en même temps. En tant que médiation entre le réel et la conscience du réel, le concept a cette particularité de porter dans un même mouvement la vérité de l’objet et sa déformation idéologique/subjectiviste. En même temps que le sujet réalise que l’objet existe, qu’il prend conscience de son existence, il le

dé-réalise en le saisissant par le biais de l’abstraction de son idée. Toute la difficulté réside dans

le fait que ce processus de prise de conscience, de réalisation, ne peut se produire que par la voie de la déréalisation conceptuelle. Parce que le concept dévoile la chose en même temps qu’il la recouvre de son voile, dans un même mouvement dialectique. Tout l’enseignement de la dialectique négative réside donc en dernière instance dans la difficulté et la nécessité de maintenir à la conscience la tension permanente entre la part de vérité contenue dans l’objet pensé et sa part déformée, sachant que cette déformation est coextensive de sa formation, et donc de son existence à la conscience.

A contrario, l’aliénation vient lorsque l’on oublie complètement cette asymétrie entre les choses et leurs signes, en fait lorsque l’on oublie que le monde tel qu’on le pense n’est pas et ne peut être le monde tel qu’il est réellement. En somme, l’aliénation advient lorsque l’on confond le monde et la forme mathématique qu’on lui assigne.

De là s’articule la critique de la raison identitaire totalisante des Lumières par les francfortois. En projetant sur les choses réelles des concepts abstraits qui prétendent les saisir totalement, qui les dominent tout en étant extérieurs à elles, le sujet rationnel des Lumières confond la vie réelle et la vie idéelle, il les identifie totalement. Ce faisant, il accélère le processus de domination de l’homme sur la nature. Parce qu’il se pose comme totalement extérieur et supérieur à elle (c’est la vision dualiste portée par l’humanisme), il oublie que la nature est qualitativement différente de sa traduction mathématique - et traduire c’est trahir.

Or, l’homme n’est pas qu’un sujet pensant : il est aussi un être de nature, la nature fait partie de lui-même. La domination que l’homme opère sur la nature par le truchement de la domination du concept sur le monde se traduit in fine par une domination de l’homme sur l’homme lui-même. Le triste exemple historique du totalitarisme nazi, au cœur des préoccupations de ces intellectuels juifs contemporains de la Shoah, loin de trahir la logique des Lumières, se révèle être au contraire la pleine expression de sa dynamique intrinsèque.

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L’apparente contradiction entre la volonté émancipatrice de l’Aufklärung et la barbarie du XXe siècle n’est pour les théoriciens critiques que l’expression d’un même continuum logique : les prétentions totalisantes de la pensée identifiante résultent logiquement dans une réalité déréalisée, où la part naturelle de l’homme est niée et où règne la « fausse conscience » généralisée. Cette fausse conscience régulée par la logique identifiante a en horreur la différence, ce non-identitaire qui se manifeste parfois et vient en même temps lui rappeler la part fondamentale naturelle de l’homme qu’elle a oubliée. C’est pourquoi dans une optique totalitaire-totalisante, le Juif a dû « logiquement » à un moment de l’Histoire être exterminé : figure de l’Autre, essentiellement défini par son appartenance à une diaspora diffuse, il ne peut être assimilé, il ne peut être réduit à l’identité du Même. Son insupportable présence rend manifeste une contradiction inhérente à l’homme, étouffée lors du processus civilisationnel. Elle attise et réveille le caractère sauvage de la part naturelle captive de l’Homme, mise en sommeil par le combat permanent que sa part civilisée mène contre sa part naturelle. Une fois libérée, cette nature sauvage résulte dans la plus grande barbarie et conduit aux pires atrocités.

Ainsi la raison identifiante porte-t-elle en elle-même un germe totalitaire. Pour les francfortois, une même ligne logique conduisant des Lumières à Auschwitz peut donc être tracée. Le projet rationaliste qui cherche à émanciper l’homme en développant son plus haut potentiel, qui se traduit par l’ambition de faire advenir le monde à sa conscience, peut en effet résulter dans l’oubli de ce processus fondamental : pour éclairer le monde, la Raison le recouvre nécessairement d’un voile homogénéisant et déformant. Or la représentation de ce monde ainsi rationalisé, mathématisé et lissé, contredit parfois sa réalité concrète. Surtout, elle étouffe la contradiction essentielle de l’homme entre sa part naturelle et sauvage et sa part culturelle, qu’elle nie pour mieux le civiliser. Mais lorsque la contradiction est trop importante, cette nature sauvage contrainte au sommeil se réveille et peut alors revenir avec une puissance décuplée.

Mais alors, si tout processus de rationalisation est potentiellement un totalitarisme, est-il seulement possible de formuler une alternative théorico-politique qui soit à la fois émancipatrice et rationnelle ? La Théorie critique peut-elle aller au-delà de la simple « révélation » du germe totalitaire de la raison universelle et maintenir son projet politique transformatif ? N’est-ce pas là un projet aporétique ? Force est de constater que les derniers écrits de Horkheimer et Adorno,

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