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La Naissance de la tragédie : une interprétation à partir du corps

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Academic year: 2021

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© Félix St-Germain, 2019

La Naissance de la tragédie : une interprétation à partir

du corps

Mémoire

Félix St-Germain

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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La Naissance de la tragédie : une interprétation à

partir du corps

Mémoire

Félix St-Germain

Sous la direction de :

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III

Résumé

Ce mémoire propose une interprétation de La Naissance de la tragédie à partir du fil conducteur de la pensée nietzschéenne du corps. Il s’agit de mettre au jour le lien intime entre la sagesse tragique et le corps vivant dans le premier ouvrage de Nietzsche à travers l’élaboration de sa « métaphysique d’artiste ». Nous tenterons de montrer que dès La Naissance de la tragédie, Nietzsche formule une critique interne de la métaphysique idéaliste, qui domine selon lui la culture occidentale depuis Socrate. Il faudra d’abord dégager le problème central du livre, à savoir le rapport entre le pessimisme et la connaissance. Ensuite, nous exposerons la métaphysique que Nietzsche forge en s’inspirant de l’esthétique physiologique propre à la vision tragique du monde, animée des pulsions apolliniennes et dionysiaques. Ce faisant, nous verrons comment cette vision permet à Nietzsche de surmonter le nihilisme auquel aboutit la philosophie de son maître à penser, Schopenhauer. En déployant sa philosophie du point de vue du corps, Nietzsche s’aperçoit que l’avènement de la métaphysique idéaliste correspond au refus socratique de la sagesse tragique et au refoulement corollaire des pulsions dionysiaques. Notre dernier chapitre sera alors consacré à l’analyse nietzschéenne de la mort de la tragédie, qui signe le coup d’envoi de la métaphysique et de la destination nihiliste de la civilisation. Nous terminerons en abordant la redétermination de la philosophie qu’opère Nietzsche en fonction de sa réappropriation d’une pensée du corps.

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V

Table des matières

Table des matières

Résumé ... III Table des matières ... V Remarques bibliographiques ... VII Abréviations ... VIII Remerciements ... IX

INTRODUCTION. LE PLUS LOINTAIN, LE PLUS PROCHE ... 1

Le retour dans la caverne des ombres... 1

La métaphysique d’artiste contre la métaphysique idéaliste ... 6

CHAPITRE 1. L’APPROCHE CHARNELLE DE LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE ... 11

SECTION 1 – Le corps comme fil conducteur : éclairage mutuel du corps et de l’esthétique ... 12

1.1 L’approche du corps par le dionysiaque ... 13

1.2 L’approche du dionysiaque par le corps ... 16

SECTION 2 – « Un livre impossible » ... 17

2.1 Le défaut philologique à l’endroit du style de vie grec ... 17

2.2 Une philologie poétique ... 19

2.3 L’écueil du romantisme ... 20

SECTION 3 – Les intuitions directrices de La Naissance de la tragédie ... 25

3.1 L’intution poétique ... 25

3.2 L’anti-classicisme ... 27

3.1 Le retour à la période archaïque ... 29

CHAPITRE 2. LA MÉTAPHYSIQUE D’ARTISTE DU CORPS DIONYSIAQUE ... 32

SECTION 1 – L’interprétation schopenhauerienne de la volonté comme manque ... 34

1.1 Le corps à corps avec la vie : la découverte de la volonté à partir du corps vivant ... 38

1.2 Le désir comme manque et l’art comme sédatif de la volonté ... 41

SECTION 2 – La métaphysique (d’)artiste à partir de la physiologie de l’art ... 47

2.1 Esthétique et physiologie ... 49

2.2 L’ivresse dionysiaque et la vérité tragique ... 53

2.3 La volonté comme grundlos et comme Abgrunde ... 58

SECTION 3 – La sagesse tragique ... 64

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VI

3.3 La fonction thérapeutique d’Apollon ... 69

3.3 Le pathos dionysiaque et l’interprétation nietzschéenne de la volonté comme excès ... 72

3.4 L’émancipation de la métaphysique par la volonté (de puissance) ... 76

CHAPITRE 3. MORT DE LA TRAGÉDIE ET AVÈNEMENT DE LA MÉTAPHYSIQUE ... 81

SECTION 1 – « Le grand Pan est mort » : le suicide de la tragédie ... 83

1.1 La transformation de la tragédie à travers la révocation euripidienne du chœur dionysiaque .. 84

1.2 L’hypertrophie de la pulsion théorique et son interprétation morale du monde ... 87

SECTION 2 – L’essence nihiliste de la métaphysique ... 94

2.1 « Socrate voulut mourir » ... 95

2.2 La redétermination nietzschéenne de la philosophie ... 99

CONCLUSION. LE PATHOS DE LA DISTANCE ... 104

Après La Naissance de la tragédie ... 104

Quel corps aujourd’hui ? ... 106

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VII

Remarques bibliographiques

Les citations françaises des Fragments posthumes se rapportent aux volumes consacrés des

Œuvres philosophiques complètes (14 tomes), Colli/Montinari (éd.), Paris, Gallimard, 1968 sq.

Les citations du texte allemand s’appuient sur l’édition de référence élaborée par G. Colli et M. Montinari : Nietzsche, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe (KSA), Colli/Montinari (éd.), 15 Bde, München/Berlin/New-York, Walter de Gruyter, 1980 sq. De même pour la correspondance en allemand : Nietzsche, Briefe. Kritische Gesamtausgabe (KGB), Colli/Montinari (éd.), 7 Bde, München/Berlin/New-York, Walter de Gruyter, 1981 sq.

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VIII

Abréviations

A : Aurore AC : L’Antéchrist

APZ : Ainsi parlait Zarathoustra Co : Correspondance (de I à IV) CH : Le cas Homère

CId : Crépuscule des Idoles

CIn : Considérations inactuelles (de I à IV) CW : Le cas Wagner

D : Sur Démocrite EH : Ecce Homo ÉP : Écrits posthumes

FP : Fragments posthumes, suivi du numéro de cahier correspondant et de celui du fragment

d’après le classement établi par G. Colli et M. Montinari dans les Œuvres complètes publiées chez Gallimard.

GM : Généalogie de la morale GS : Le Gai Savoir

HTH : Humain, trop humain (I et II)

IDP : Introduction à l’étude des dialogues de Platon

ILS : Introduction aux leçons sur l’Œdipe-Roi de Sophocle IEPC : Introduction aux études de philologie classique

KSA : Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe (pour les citations allemandes) Monde : Le Monde comme volonté et représentation (I et II)

NcW : Nietzsvhe contre Wagner NT : La Naissance de la tragédie NP : Nous autres philologues PBM : Par-delà bien et mal PH : Sur la personnalité d’Homère PP : Les philosophes préplatoniciens

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IX

Remerciements

Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidé, de près ou de loin, à accomplir ce mémoire. Je remercie particulièrement :

Stéphane Delisle, Jean-François Perrier, Félix Audet-Robitaille et Marilie Rhéaume, de m’avoir entretenu de la passion pour la philosophie, mais surtout de votre précieuse amitié.

Béatrice, mon amoureuse, pour ta présence et ton soutien constant, sans lesquels ce travail n’aurait peut-être pas abouti.

Denis et Patricia, pour nos dimanches, qui à chaque fois m’ont apporté un répit bienfaisant. À mes parents, à qui je dois tout, et à qui je dois surtout le meilleur de moi-même. Merci pour votre confiance intarissable, votre soutien et vos encouragements, qui ne datent pas d’hier. Vous êtes les personnes les plus importantes dans ma vie.

À ma directrice, Marie-Andrée Ricard, d’avoir compris ma sensibilité philosophique dès le début et de m’avoir aidé à la questionner et à la cultiver. Merci aussi de votre patience et de votre générosité.

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Nous ne savons même pas où vit à présent ce qui est vivant, quelle est son essence, et comment l'appeler. Laissez-nous seuls, sans livres, et aussitôt nous nous embrouillerons, nous nous égarerons, nous ne saurons à quoi adhérer, à quoi nous attacher; nous ignorerons ce qu'il faut aimer ou haïr, respecter ou mépriser ! Il nous est même à charge d'être des hommes, – des hommes avec un vrai corps, de la chair et du sang bien à eux ; nous en avons honte, nous considérons cela comme un opprobre, et nous nous efforçons de ressembler à un type commun d'humanité, qui n'a jamais existé. Nous sommes mort-nés depuis longtemps, nous naissons de pères qui ne sont pas vivants ; et cela nous plaît de plus en plus. Nous y prenons goût. Bientôt, nous imaginerons de naître d'une idée.

Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol

Méditer un philosophe, ce n’est point lui faire dire ce qu’on a envie de dire soi-même sans en avoir l’audace ou la force. C’est reconstruire les problèmes de ce philosophe, afin d’y apporter, ensuite, des solutions nouvelles. Ni création pure, donc, ni répétition érudite. Plutôt interprétation qui se cherche à travers une écoute scrupuleuse protégée par la discipline des méthodes.

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1

INTRODUCTION. LE PLUS LOINTAIN, LE PLUS PROCHE

« J’ai toujours écrit mes œuvres avec tout mon corps et ma vie : j’ignore ce que sont des problèmes “purement spirituels”1. »

Le retour dans la caverne des ombres

En vertu d’un étrange rapport de proximité, il arrive que les choses les plus proches et les choses les plus lointaines se rencontrent pour un instant, s’éclairant mutuellement d’une lumière nouvelle et réclamant ainsi un regard nouveau. Une telle expérience est mise en scène par Nietzsche dans Le voyageur et son ombre, second appendice à Humain, trop humain ajouté en 1879. Les 350 aphorismes qui composent celui-ci sont encadrés par deux dialogues dans lesquels un voyageur est interpellé par son ombre, figure des choses les plus proches, mais aussi des plus éloignées; de même qu’on ne peut saisir son ombre, de même ce qui nous est au plus près est hors de notre portée. Leur entretien se déroule sur fond de la séparation préconceptuelle la plus ancienne de l’humanité, celle qui sépare la lumière de l’ombre, le jour de la nuit, l’être du non-être, puis chemin faisant le vrai des apparences et le bien du mal.

Les deux récits fondateurs de notre civilisation, la Genèse et l’allégorie de la caverne, y sont co-impliqués. À la cosmogonie judéo-chrétienne, selon laquelle le chaos et l’abîme sont chassés par la lumière, s’ajoute la cosmo-logie platonicienne, laquelle consacre la séparation (χωρισμός) entre le monde sensible et proche du non-être (μὴ ὄν), et le monde intelligible et lointain de l’être (οὐσια). S’opère alors le déclassement de la vision perceptive et de la doxa des sens en faveur de la vision théorique de l’esprit. L’ascension de l’âme vers la lumière du Bien, qui culmine avec la contemplation (θεωρία) des idées pures par la raison, est envisagée aussitôt comme fuite en dehors de la caverne des ombres. Comme on sait, cette fuite vers les idées obtient le nom méthodologique de dialectique et le nom général de philosophie. Socrate exhorte en effet à l’abandon de « cette chose insensée qu’est le corps2 » via l’activité philosophique. Étant

1 FP A, 4 [285], p. 436.

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2

rapportée à la mort, celle-ci vise à « fuir d’ici là-bas le plus vite possible3 », car « ceux qui

philosophent droitement s’exercent à mourir4 ».

Au cours de leur discussion, le voyageur promet à son ombre que les hommes vont désormais « redevenir bons voisins des choses les plus proches5 », de leurs perceptions, de leurs

sentiments, de leur corps. Ce bon voisinage ne veut pas dire supprimer tout écart entre soi et les choses, mais bien plutôt regagner la bonne distance avec elles, pour mieux les voir. Par rapport à l’horizon de la rationalité scientifique fixé par Platon et qui s’étend jusqu’aux Lumières et au-delà, l’originalité de Nietzsche ne réside pas selon nous dans la récusation du jugement condamnant la proximité corporelle au domaine des illusions et des apparences, mais à l’inverse dans la revendication entière de ce domaine d’apparences et d’illusions. En un mot, la philosophie fait avec Nietzsche un pas en arrière et séjourne de nouveau dans la pénombre hors de laquelle elle s’est précipitée dès son inauguration platonicienne : celle de la sensualité, du corps et de l’affectivité.

Ce n’est qu’en 1886 que ce « retour aux apparences6 » s’effectue explicitement chez

Nietzsche à titre d’explication et de rupture avec l’ensemble de la tradition de pensée occidentale, dont l’entreprise fut d’exposer le monde sous la lumière ardente du Vrai, du Beau et du Bien grâce à l’unique force de la raison désincarnée7. C’est à l’époque de cette prise de conscience

(Selbstbesinnung) que Nietzsche conçoit explicitement sa tâche philosophique « dans ce qu’elle a d’historico-mondial8 », autrement dit dans ce qu’elle a de séismique et de révolutionnaire eu égard

au destin de l’humanité. Or, si le retournement (Umkehrung) nietzschéen s’annonce seulement dans les années 1880, la réalisation que la philosophie est née du refoulement des choses les plus proches et l’intuition qui commande le retour originaire vers celles-ci remontent en fait au tout début de sa pensée : dans La Naissance de la tragédie. Dans cet ouvrage, Nietzsche se propose de

3 Théétèe, 176 a, trad. M. Narcy, Ibid. (nous soulignons). Passage est cité par Nietzsche dans IDP, § 33, p. 130. 4 Phédon 67 e, p. 1183.

5 HTH II, « Le voyageur et son ombre », §§ 16 et 350, et p. 295.

6 GS, « Préface à la seconde édition », § 4, p. 33 : « Il est nécessaire de s’arrêter au pli, à la peau, d’adorer

l’apparence. » On retrouve à peu près les mêmes mots dans NcW, « Épilogue », § 2, p. 206.

7 Bien qu’on ne doit pas oublier spectre de la « divine mania » dans le Phèdre. Ce délire enivrant se rapporte

aux forces du désir et à la quête philosophique, nouant, à l’encontre du dualisme retors de Platon, l’âme au corps. De même la peur et l’étonnement qui transissent le corps comme double origine pathique de la philosophie dans le Théétète, ou encore la proclamation de l’essence érotique de la philosophie dans le discours de Diotime. Nous verrons dans notre troisième chapitre que la raison, malgré ce qu’en disent ses protecteurs idéalistes, est loin d’être désincarnée.

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3

retracer l’origine de la tragédie attique à partir de « l’esprit de la musique » et de fournir les conditions esthétiques en faveur d’une renaissance de l’art allemand. Mais à vrai dire, il y fait à la fois bien autre chose et beaucoup plus.

La Naissance de la tragédie n’explore rien de moins que le problème de la valeur de

l’existence, posé à nouveaux frais via l’opposition morale entre la vérité et les apparences. Approfondissant cette dichotomie classique, Nietzsche pense déjà la crise qui affecte notre époque, désignée plus tard sous le nom de « nihilisme ». En gros, on peut dire que cette crise repose sur le sentiment que s’il n’y a rien qui transcende positivement et absolument le monde, alors celui-ci ne vaut rien. La vie dans un monde qui ne serait que monde d’apparences ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche découvre que les racines de ce pessimisme face aux apparences plongent jusqu’aux tréfonds de la caverne, là où Platon a relégué les phénomènes les plus dégradés de la vérité, les « imitations des apparences9 »,

à savoir jusqu’au phénomène de l’art.

Pour Platon, les productions artistiques sont au mieux purement illusoires, au pire moralement dangereuses. Le diagnostic de Nietzsche consiste à identifier le rejet platonicien de l’art au nom de la vérité comme étant le coup d’envoi irrévocable de la philosophie occidentale, qui culmine au tournant du XXe siècle dans le nihilisme. Assimilant l’art au mensonge, comme

étant un simulacre des ombres des apparences, Platon combat l’ensorcellement de la passion artistique qui entraverait l’intelligibilité de la vérité. La condamnation emblématique des poètes dans le livre X de La République présuppose la dépréciation morale des sens, des émotions et du corps, ceux-ci devant être sacrifiés sur l’autel des Idées.

L’art et le corps sont les deux principaux objets du mépris idéaliste à l’égard des apparences. Tandis que celui-ci est le symbole même de l’apparence, celui-là est le tombeau qui enchaîne l’âme aux apparences10. L’histoire raconte qu’après avoir rencontré Socrate, Platon

brûla aussitôt ses tragédies11; l’adoration de la raison est incompatible avec le culte des simulacres.

Nietzsche estime toutefois que l’âme et le corps entretiennent une relation intime. C’est, écrit-il,

9 La République, livre X, 598 b, trad. G. Leroux, Op. Cit., p. 1767.

10 Association découlant du cratylisme σῶμα-σῆμα dans Cratyle, 400 c, dans Gorgias, 493 a et dans Phèdre,

250 c.

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4

« en combattant farouchement sa propre chair12 » que Platon s’est fait philosophe. Et depuis, « la

division tout à fait erronée entre l’“âme” et le “corps” […] pèse comme une malédiction sur la philosophie.13 »

Du point de vue nietzschéen, il y a donc un nœud extrêmement serré au commencement de la philosophie, lequel procède de l’enchevêtrement conflictuel de la rationalité, de l’affectivité corporelle et de l’art. Aux yeux de Nietzsche, le refus passionnel des passions artistiques et charnelles par Socrate et Platon s’avère des plus suspect. L’enthousiasme aveugle de la philosophie pour la « froide » raison et pour la vérité à tout prix serait-il, tant que tel, non philosophique ? Parallèlement, l’optimisme scientifique qui détermine la vision théorique du monde cacherait-il une détresse inavouée ? Ce sont ces doutes que Nietzsche situe à la genèse de son ouvrage de jeunesse. Comme il l’indique dans l’Essai d’autocritique annexé à la seconde édition de La Naissance de la tragédie, il avait pour la première fois saisi l’opposition entre la vérité et les apparences comme étant un phénomène d’ordre moral. Cette opposition apparaît comme le signe d’une « hostilité à l’égard de la vie, une antipathie rageuse et vindicative à l’égard de la vie elle-même : car toute vie repose sur l’apparence, l’art, l’illusion, l’optique, la nécessité de la perspective et de l’erreur.14 » Comme on va le voir, l’optimisme qui aiguillonne la configuration

platonicienne de la rationalité trahit en vérité « la haine du “monde”, l’anathème jeté sur les affects, la crainte de la beauté et de la sensualité, un au-delà inventé pour mieux calomnier l’ici-bas.15 » Ainsi se définit ce que Nietzsche nomme « nihilisme », soit la volonté de néant qui

s’empare de la vie pour nier la vie elle-même

L’iconoclasme et le déni du corps, que Nietzsche comprend comme des symptômes du dégoût de la vie terrestre, traversent tel un fil rouge l’histoire de la pensée occidentale. En ce qui concerne le corps, qui sera ici notre principal objet, celui-ci profite rarement d’un statut positif dans la méditation philosophique. Il se voit le plus souvent confiné au rang d’instrument

12 ÉP, « Socrate et la tragédie », p. 41.

13 ÉP, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », § 10, p. 247-248. Le même avis est exprimé plus

allusivement dans NT, § 21, p. 220. Dans ses cours à l’Université de Bâle (1972-1976), Nietzsche précise que cette division entre l’âme et le corps dérive d’abord chez Parménide d’un problème gnoséologique, puis devient un enjeu moral chez Platon. Dans PP, § 10, p. 175-176.

14 NT, « Essai d’autocritique » § 5, p. 91. 15 Idem (l’auteur souligne).

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gnoséologique (empirisme sensualiste) ou d’intermédiaire du plaisir (hédonisme)16. Il n’est

mobilisé que pour servir de terme négatif dans les oppositions classiques qui structurent en creux la pensée occidentale (être/devenir, être/apparence, pensée/affectivité, etc.). Aristote, par exemple, est d’avis que le corps n’obtient sa signification que par l’âme qui l’habite. Sans elle, il n’est « corps » que par homonymie17. La plupart du temps, ce qui est refusé au corps par les

philosophes est attribué à l’humanité de l’homme sous les costumes de l’âme, de la liberté, de la raison. Sans cesse réactivées au cours de la tradition, les différences entre le psycho-somatique et l’anthropozoologique reflètent les efforts soutenus pour distinguer l’incorporel du corporel, l’âme du corps et par extension l’humanité de la bestialité. Le corps est l’autre – de l’esprit, de la raison, du « propre » de l’homme18.

En ce qui concerne l’art, les symptômes sont moins univoques, ou en tout cas plus subtils. Les échos de sa disqualification platonicienne se font entendre emblématiquement chez un Pascal, qui déplore la mimétique artistique pour mieux mettre en évidence l’inanité du monde lui-même : « quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux.19 » Mais c’est avec Schopenhauer que le caractère paradoxal

de l’art atteint son comble, puisque l’art reçoit dans sa philosophie un rôle métaphysique insigne,

en tant qu’il mène à la négation de la vie. À travers la philosophie de Schopenhauer, la

métaphysique se révèle pathologique. Nietzsche conçoit dès lors le destin de l’idéalisme métaphysique, de Platon à Schopenhauer, comme nihilisme. Le retournement de la vie contre elle-même, signalé par le dénigrement de l’art et du corps, procède ultimement de la dévalorisation initiale des apparences.

Les questions de la corporéité et de l’art, telles qu’inscrites sous le signe de l’apparence, ne sont pas exogènes à la philosophie. Elles lui sont au contraire étroitement liées, tant par son origine que par les interrogations qu’elle soulève en regard de la finitude de l’existence. En fait, le désaveu des apparences constitue pour Nietzsche la condition de possibilité du projet même

16 Certains se démarquent du lot, comme Montaigne : « c’est tousjours à l’homme que nous avons affaire,

duquel la condition est merveilleusement corporelle. » Les Essais, Villey-Saulnier (éd.), Paris, Puf, « Quadrige », 2004, Livre III, Chapitre VIII, « De l’art de conférer » p. 930.

17 De l’âme, II, 1, 412 b 5-10. Ce qu’illustre le transfert du latin corpus à l’anglais corpse (cadavre).

18 Voire l’autre de moi-même : pour Descartes, mon propre corps n’est en effet appelé « mien » qu’en vertu

d’un « droit particulier ». Cf. Méditations métaphysiques, « Méditation sixième », trad. M. et J.-M. Beyssade, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 183 [75-76].

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de la philosophie comme contemplation théorique du Vrai. Il va de pair avec une mise à distance démesurée de la proximité corporelle qui installe celle-ci dans le point aveugle de la pensée. Tout l’enjeu de La Naissance de la tragédie orbite déjà autour de la résolution de cette pathologie qui hante désormais la modernité. Nietzsche repense la philosophie à partir de la vie affective du corps afin de revaloriser les apparences, et donc la vie.

La métaphysique d’artiste contre la métaphysique idéaliste

Le nihilisme qui contamine la philosophie et notre temps peut être surmonté, car il l’a déjà été. Nietzsche se tourne en effet vers les Grecs de l’époque tragique en posant les questions suivantes : pourquoi « l’espèce d’hommes jusqu’ici la plus réussie, la plus belle, la plus enviée, la plus capable de séduire en faveur de la vie », avaient-ils besoin de la tragédie, spectacle des horreurs de l’existence, art pessimiste par excellence ? Et donc : « le pessimisme est-il nécessairement le signe du déclin, de la décadence, de ce qui est mal venu, d’instincts fatigués et affaiblis ? » Enfin : « y a-t-il un pessimisme de la force ?20 » La thèse de Nietzsche est précisément que l’art tragique et la

vision du monde qui le soutient offrent un modèle de victoire sur le pessimisme lié aux apparences. À son encontre, le modèle tragique mise sur l’amour des apparences et l’expression de l’affectivité corporelle. Au début des années 1880, Nietzsche note : « j’ai considéré la moralité grecque comme étant jusqu’à présent la plus haute; ce qui me semblait démontré par le fait qu’elle a placé au plus haut jusque-là l’expression corporelle.21 »

La problématique de l’origine de la tragédie n’a donc rien de théorique, elle est morale et affective à la fois. C’est pourquoi La Naissance de la tragédie n’a au fond nullement pour objectif l’établissement philologique d’événements artistiques et de conjectures esthétiques. Sa question centrale est effectivement « pour quoi l’art ?22 » La piste d’interprétation que Nietzsche emprunte

est celle du problème de l’existence. Comment peut-on justifier l’existence ? Dans l’orbe de la vision du monde qu’il exhume de la tragédie attique, Nietzsche répond, dans la préface de La

Naissance dédiée à Richard Wagner, à cette question comme suit : « l’art est la tâche la plus haute

et la véritable activité métaphysique de cette vie.23 » La sagesse tragique est à vrai dire un

20 NT, « Essai d’autocritique », § 1, p. 84 (l’auteur souligne). 21 FP IX, 7 [44] (l’auteur souligne).

22 NT, « Essai d’autocritique », § 1, p. 84 (nous soulignons). 23 NT, « Préface à Richard Wagner », p. 100.

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panesthétisme : « ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que l’existence du monde se trouve justifiée.24 »

Qu’est-ce que l’art ? Et que signifie l’idée que l’art soit non seulement une « tâche », mais de surcroît « la véritable activité métaphysique de cette vie » ? Au croisement entre la métaphysique, l’art, et le corps, ce mémoire tentera de répondre à ces questions, en se tournant vers la philosophie tragique que Nietzsche élabore dans La Naissance de la tragédie. Notre objectif consistera à interroger le sens profond de cette philosophie et à dégager la critique de la métaphysique idéaliste qui déjà en 1872 s’opère en force à travers la mise au jour de l’hypertrophie de la pulsion théorique au détriment de la pulsion dionysiaque. Nous essaierons de montrer que la « métaphysique d’artiste » de Nietzsche constitue une critique et un remède contre la métaphysique idéaliste qui découle du triomphe du socratisme sur la vision tragique du monde. La « métaphysique d’artiste » signifie avant tout une physiologie de l’art, c’est-à-dire une pensée esthétique du corps. Nous l’aborderons ici sous le signe du « corps dionysiaque ».

La Naissance de la tragédie instaure la philosophie de Nietzsche comme étant une

philosophie du corps, comme une philosophie qui trouve son origine et son terme dans la vie incarnée. Bien que Nietzsche ne thématise explicitement le corps qu’à partir d’Aurore, soit neuf ans après La Naissance, nous croyons que la pensée nietzschéenne du corps est déjà à l’œuvre dans ce texte inaugural. Avant d’exposer le plan de notre travail, il importe de justifier l’interprétation « métaphysique » de Nietzsche que nous choisissons ici d’effectuer.

Ces dernières années, en France à tout le moins, les études nietzschéennes sur le corps ont tendu à situer le projet de Nietzsche dans le problème de la culture. En assignant à la culture le rôle de préoccupation centrale et organisationnelle de la pensée de Nietzsche, Éric Blondel et Patrick Wotling ont émancipé cette dernière de l’interprétation hégémonique qu’en a donnée Heidegger. Selon eux, la clé de compréhension de la pensée de Nietzsche réside dans l’application de la notion de Versuch (tentative, expérimentation, essai) à celle de culture25.

Nietzsche ne disserte pas sur des idées ni ne propose une « conception du monde », il se borne à effectuer une réforme (une « transvaluation ») de la philosophie, de la connaissance, et vise ultimement par là à modifier la marche la civilisation. Selon Blondel :

24 NT, « Essai d’autocritique », § 5, p. 89 (l’auteur souligne).

25 Nietzsche, le corps et la culture. La philosophie comme généalogie philologique, Paris, L’Harmattan, « La

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Le sens de l’entreprise philosophique de Nietzsche, c’est, d’un bout de son œuvre à l’autre, de contester une culture – le “christianisme-platonisme” aboutissant à la “modernité” – c’est-à-dire un ensemble d’évaluations, à la fois théoriques (“idéologiques”) et pratiques dont la structure commune est déterminée comme morale et métaphysique engendrées par la faiblesse et la décadence et produisant en fin de compte le nihilisme26.

En poursuivant cette lecture, Wotling insiste corollairement sur la profonde unité de la réflexion nietzschéenne. Toutes ses intuitions sont présentes à chaque étape de son itinéraire philosophique et ne sauraient être désolidarisées de son attention principale pour la culture27.

Cette unité fondamentale, évolutive mais jamais discontinue, autorise donc l’éclairage des premiers textes de Nietzsche par ses textes « de maturité », comme il le fait en outre lui-même dans ses préfaces et dans Ecce Homo. Mais aussi, cette unité fait en sorte que la sélection partielle et partisane de certaines locutions du corpus nietzschéen (volonté de puissance, Éternel Retour, surhomme, etc.28) s’avère complètement arbitraire, lorsque celles-ci ne sont pas mises en relation

avec l’entreprise globale de Nietzsche.

Se centrant sur la notion de culture et soulignant avec force sa réélaboration de la philosophie, ces études situent d’emblée la pensée de Nietzsche à l’extérieur de la métaphysique. S’il est désormais de bon ton d’exclure Nietzsche de l’histoire de la métaphysique – à juste titre selon nous –, il ne faut cependant pas perdre de vue que sa critique est interne à celle-ci. À l’époque de La Naissance de la tragédie, Nietzsche se revendique explicitement d’une métaphysique, en l’occurrence d’une métaphysique d’artiste. Qui plus est, il invoque les dieux Apollon et Dionysos, faisant de ce dernier « l’un-originel « (Ur-Einen) en deçà du monde des apparences phénoménales. Bien que Nietzsche modifie son lexique par la suite, il n’abandonne jamais le nom de Dionysos, qui ouvre et referme son œuvre entière. Doit-on dès lors oublier la métaphysique de La Naissance, sous peine de courir le risque que Nietzsche demeure prisonnier de l’onto-théo-logie29 ? Dionysos remplace-t-il simplement la raison divine des philosophes, au

sens où le corps y remplace la raison et les apparences la vérité ? Selon nous, aucunement. Pour

26 Ibid., p. 32.

27 P. Wotling, « La culture comme problème », dans “Oui, l’homme fut un essai”. La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, Paris, Puf, 2016, pp. 38-42.

28 Comme le fait Heidegger, notamment dans Achèvement de la métaphysique et poésie, G.A. 50, trad. A.

Froidecourt, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2005, p. 13.

29 Terme désignant, depuis Heidegger, le projet bimillénaire de soumission de la totalité de l’étant à la

souveraineté du logos (τό ὄν = λόγος), hypostasié dans la figure de Dieu, elle-même régie en retour par le principe de raison. M. Heidegger, dans Question I et II, « Identité et différence », GA 11, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, « Tel », p. 289-290.

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le montrer, nous devons mettre la métaphysique d’artiste à l’épreuve de la métaphysique traditionnelle et voir comment Nietzsche se déprend de cette dernière à l’intérieur même de ses prémisses. Ainsi, avant d’ancrer La Naissance de la tragédie dans le problème de la culture – objet de notre dernier chapitre – nous verrons qu’en prenant le parti des apparences artistiques et en refermant la dichotomie traditionnelle entre l’être et les phénomènes, la métaphysique d’artiste s’avère déjà radicalement anti-idéaliste.

Il faut donc prendre au sérieux la métaphysique d’artiste de Nietzsche et La Naissance de

la tragédie. Loin d’être simplement les traces d’une période d’immaturité philosophique, il s’agit

du commencement décisif d’un geste de pensée jusqu’alors inédit. Pour appréhender ce geste, nous analyserons d’abord en détail le débat dissimulé que Nietzsche mène contre Schopenhauer sur le problème de l’opposition de la vie et de la connaissance. Cela va permettre de mettre au jour le dépassement de la métaphysique nihiliste par la sagesse tragique de Dionysos, sagesse libérée par la physiologie de l’art. L’avènement de la métaphysique idéaliste s’attestera alors comme la conséquence du refus socratique de cette sagesse. Au terme de ce mémoire, la sagesse tragique, incarnée dans le corps dionysiaque, sera déterminée comme volonté des apparences, comme panesthétisme, en d’autres termes comme métaphysique d’artiste. Cette formule programmatique de 1871 prendra alors tout son sens : « ma philosophie, platonisme inversé : plus on est loin de l’étant véritable, plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but.30 » Nous procéderons en trois chapitres.

1 — L’enjeu philosophique de La Naissance est de saisir la tragédie dans son esprit hellénique sans l’édulcorer par les idées modernes, soit d’éprouver le tragique de l’existence sur un mode antérieur à sa rationalisation par l’institution socratique de la philosophie. Afin de retracer les pas de Nietzsche, les intuitions directrices de la Naissance seront tirées des difficultés qui encombrent son originalité et ses intuitions fondatrices. Dans notre premier chapitre, intitulé « l’approche charnelle de La Naissance de la tragédie », il s’agit d’aménager une lecture vers ce livre que Nietzsche qualifie lui-même d’« impossible31 ». Cela implique en premier lieu d’expliquer son statut

d’« impossible », puis d’extirper en deuxième lieu ses prémisses véritables hors de la principale entrave à leur compréhension : le romantisme. Par ce terme, Nietzsche désigne un type de vie qui dérive de la souffrance suscitée par le manque de vie. Nous nous appuierons sur l’Essai

30 NT FP, 7 [156], p. 308 (l’auteur souligne).

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d’autocritique qui accompagne la seconde édition de La Naissance, dans lequel Nietzsche revient

sur les « idées modernes » inspirées de Wagner et de Schopenhauer qui grèvent son texte de jeunesse. L’élément le plus important à ressortir de l’approche contextuelle de l’ouvrage est que malgré ses inspirations idéalistes et romantiques, Nietzsche résiste à celles-ci, et qu’il est déjà lui-même dans La Naissance.

2 — Sur la base des intuitions cardinales de La Naissance précédemment relevées, la découverte anti-classiciste de la sensibilité du Grec tragique à la souffrance et aux horreurs de l’existence conduira vers la physiologie de l’art. La double dimension métaphysique et artiste du corps dionysiaque sera libérée de la métaphysique schopenhauerienne de la volonté, qui elle aussi place le corps et la souffrance en son centre. Il faudra comparer les deux conceptions du corps désirant qui s’affrontent, soit comme expression du manque chez Schopenhauer et comme expression de l’excès chez Nietzsche. Nous découvrirons dans la signification de l’individuation apollinienne de Dionysos le sens nietzschéen de l’apparence comme étant non un défaut d’être, mais une pure apparence qui se vit dans son auto-engendrement artistique. La sagesse du corps dionysiaque sera donc éclairée au terme de ce chapitre, à l’aune de la métaphysique d’artiste, comme pathos de l’excès vital où les souffrances de Dionysos sont interprétées comme le désir des apparences apolliniennes.

3 — En dernier lieu, nous nous pencherons sur la critique nietzschéenne de la métaphysique idéaliste. La pensée nietzschéenne du corps et sa métaphysique d’artiste sont effectivement indissociables de sa critique de la métaphysique, car cette dernière, depuis Socrate, se fonde sur le refoulement de l’« irrationnel » et, conséquemment, sur la mortification ascétique du corps au nom des arrière-mondes de la raison. À la lumière de l’interprétation physiologico-artistique du corps dionysiaque explorée précédemment, nous analyserons la mort de la tragédie. Selon Nietzsche, la physiologie socratique représente la décadence de l’hellénisme, période où l’instinct grec se désincarne dans la raison pure, délaissant la sagesse tragique pour la dialectique, le corps pour les Idées et le pessimisme tragique pour l’optimisme théorique. Nous terminerons ce mémoire sur le diagnostic nietzschéen du nihilisme, pathologie qui se déclare dans l’événement de la mort de Dieu. Face à cette crise et à l’échec de la philosophie, Nietzsche redétermine la philosophie comme une médecine qui considère la culture comme un corps à soigner.

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CHAPITRE 1. L’APPROCHE CHARNELLE DE LA NAISSANCE

DE LA TRAGÉDIE

« Il a guidé vers la sagesse les hommes en leur posant pour règle de s’instruire par la souffrance32. »

« Comprendre le monde à partir de la souffrance, c’est ce qu’il y a de tragique dans la tragédie33. »

Si certains lecteurs excluent La Naissance de la tragédie de la « vraie » philosophie de Nietzsche sous prétexte d’immaturité philosophique, il faut au contraire selon nous insister sur son importance capitale quant à l’évolution et l’unité de sa pensée. Karl Schlechta, par exemple, estime que la philosophie « proprement dite » de Nietzsche ne débute qu’avec Humain, trop

humain, signant la rupture avec le wagnérisme et le début officiel de la pensée de l’esprit libre34.

Heidegger va de son côté beaucoup plus loin et affirme que l’œuvre publiée de Nietzsche n’est qu’un « hors-d’œuvre » relativement aux fragments posthumes, et que sa philosophie ne prend conscience d’elle-même qu’au tournant des années 188035. À l’opposé de telles positions

dépréciatives sur ses premiers travaux, Nietzsche affirme lui-même à Franz Overbeck, le 13 juillet 1885, que sa méditation des « problèmes principiels » le ramène invariablement « aux mêmes décisions [qui] se trouvent déjà, de manière aussi voilée et obscurcie que possible, dans [sa] “Naissance de la tragédie”. » À quoi il ajoute immédiatement : « tout ce que j’ai appris depuis s’y est agrégé et en est devenu une partie.36 » Tout est déjà en puissance dans l’interprétation

nietzschéenne de la tragédie grecque. Ce qui explique d’ailleurs l’extrême densité et la redoutable difficulté de La Naissance de la tragédie. On ne saurait donc approcher ce texte à l’aveugle.

Ce chapitre a pour but de situer la pensée nietzschéenne du corps dans La Naissance de la

tragédie en contextualisant en retour ce texte par la corporéité. L’adoption de l’interprétation du

corps afin d’interroger la tragédie et de dégager la vision tragique qu’elle sous-tend, répond à une

32 Eschyle, Tragiques grecs. Eschyle. Sophocle, « Agamemnon », trad. J. Grosjean, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque de la Pléiade », 1967, v. 169-170, p. 269 (traduction modifiée).

33 FP CIn III-IV, 6 [ 20], p. 343 (l’auteur souligne).

34 K. Schlechta, Le cas Nietzsche, trad. A. Cœuroy, Paris, Gallimard, « Tel », 1960, p. 90. 35 M. Heidegger, Nietzsche I, G.A. 6.1, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 17.

36 KGB, III, p. 67 (l’auteur souligne). Cité par P. Wotling, « La culture comme problème », dans “Oui, l’homme fut un essai” : La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, Paris, PUF, 2016, p. 41-42.

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injonction méthodologique que Nietzsche fait sienne au tournant des années 1880 : celle de penser « au fil conducteur du corps. 37 » L’expression est ici à prendre au double sens du génitif :

l’interprétation est indissociable du corps, tandis que le corps s’interprète toujours. Cette directive implique qu’une philosophie qui tente de penser la vie doit s’ancrer dans le vécu lui-même. Elle doit partir du ressenti corporel. Dans la première section, l’approche corporelle de la tragédie nous permettra de tracer les contours de ce que Nietzsche entend par « corps » et par « dionysiaque ». Dans la seconde section, il s’agira d’aménager l’étude approfondie de La

Naissance en identifiant les obstacles qui recouvrent la pensée du corps qui y voit le jour. En 1886,

Nietzsche dit de cet ouvrage qu’il est « un livre impossible38 ». Ses intuitions ont été, selon son

propre aveu, dissimulées par des influences étrangères et détournées de leur cible. En prenant appui sur son Essai d’autocritique, nous appréhenderons alors les trois principales difficultés de La

Naissance. Il s’agira ensuite, dans la troisième section, d’exposer les thèses maîtresses de

Nietzsche. Au terme de ce chapitre, les intuitions directrices de Nietzsche convergeront vers l’affect fondamental de la tragédie : la souffrance.

SECTION 1 – Le corps comme fil conducteur : éclairage mutuel du corps et de

l’esthétique

L’ouverture de La Naissance de la tragédie annonce d’entrée de jeu qu’une compréhension profonde de l’art doit advenir « non certes au travers de concepts39 », mais par l’intuition des

manifestations physiologiques des pulsions apolliniennes et dionysiaques. On voit déjà par là que la perspective corporelle revendiquée par Nietzsche n’est pas un ajout tardif dans sa pensée. Au contraire, il est remarquable que les toutes premières lignes publiées par le philosophe présentent le mot « pulsions » (Triebe), lequel renvoie à l’élément corporel par excellence de l’énergie vitale, et qui appartiendra à son lexique jusqu’à la fin. Si le mot « corps » n’apparaît qu’à quelques reprises dans La Naissance de la tragédie, les domaines d’expérience charnels de la pulsionnalité, de l’ivresse, de l’instinct, de la souffrance, du désir et de la passion, saturent néanmoins le texte comme autant de modalités charnelles du corps vivant. En fait, on pourrait aller jusqu’à dire que

37 « Am Leitfaden des Leibes ». Directive réitérée dans divers fragments à partir de 1884. FP XI, 26 [374], FP X,

26 [432], FP XII, 2 [91], FP XII, 5 [56], entre autres.

38 NT, « Essai d’autocritique », § 2, p. 85 (l’auteur souligne). 39 NT, § 1, p. 101.

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l’absence nominale du corps dans cet ouvrage signale en négatif la présence effective de la chair qui compose sa toile de fond, la chair étant conçue comme le corps vivant ressenti, comme immanence affective du ressenti corporel. Nietzsche ne fait pas encore à cette époque la distinction terminologique entre corps (Körper) et chair (Leib), employant indifféremment l’une et l’autre de ces expressions, comme le fait remarquer Barbara Stiegler40. Mais cela n’oblitère

nullement le sens de l’expérience qu’il a en vue à ce moment, à savoir le corps en tant que vie et vivant.

1.1 L’approche du corps par le dionysiaque

Le « corps » n’est pas, sous la plume de Nietzsche, un concept univoque qui renverrait à la matière inerte, à une représentation unitaire ou à tout autre objet chosal fixé en face d’un sujet contemplatif en tant que corps-objet de la res extensa. C’est pourquoi chercherait-on en vain une définition de ce « concept » chez lui, à tout le moins une définition fixe. Comme esquissé ci-dessus, le mot « corps » rassemble de manière plurivoque les expériences affectives, instinctuelles, perceptives et émotives qu’éprouve continuellement le vivant. Le corps s’identifie parfois directement à la vie, se rapproche du mot « terre » (Erde), évoque la matérialité des nerfs, les mouvements gastro-entérologiques et musculaires, la légèreté de la danse, et pointe enfin vers les termes « esprit », « volonté(s) », voire « âme(s) ». Dans tous les cas, il renvoie à la pure activité, à l’insaisissable mouvement de la vitalité. Une recension exhaustive des usages et des tournures du mot « corps » ne serait par conséquent que de peu d’utilité. La raison principale est en qu’aucune locution simple ne peut rendre le vécu de la corporéité sensible, le ressenti, sans scléroser le flux de ce dernier, sans réifier la vie du corps.

De manière générale, toute pensée, a fortiori lorsqu’elle est écrite, ne saisit que ce qui se laisse saisir. À ce sujet, Nietzsche se récrie : « quel genre de choses écrivons-nous et dépeignons-nous donc, dépeignons-nous mandarins aux pinceaux chinois, dépeignons-nous éterniseurs de choses qui peuvent s’écrire […] ? Hélas, jamais rien d’autre que des oiseaux las de voler qui se sont égarés, et que la main –

40 B. Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos, Ariane, le Christ, Paris, Puf, « Épiméthée », 2011,

p. 54, note 2. Ce n’est qu’au début des années 1880 que Nietzsche distingue explicitement Körper et Leib : « Que les mondes nous sont encore étrangers et froids, ceux que la science a découverts ! Quelle différence entre le corps que nous éprouvons, voyons, sentons, redoutons, admirons et le “corps” que nous enseigne l’anatomiste ! » FP GS, 14 [2], p. 493.

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notre main – peut désormais saisir au vol !41 » Tout au long de son itinéraire philosophique,

Nietzsche fait varier sa réflexion sur le corps selon des mosaïques de réseaux conceptuels, de métaphores et de symboliques qui siéent à la perspective qu’il adopte chaque fois pour contourner cet écueil de la discursivité. S’il est pourtant une expression qui fait résonner de manière fondamentale et transversale le mot « corps » dans son œuvre, c’est bien celle de « Dionysos ».

Le rapprochement entre le corps et ce dieu n’est pas arbitraire. Il est suggéré par Nietzsche lui-même dans ses écrits de jeunesse, puis confirmé seize ans plus tard notamment dans le Crépuscule des idoles. Ainsi peut-on lire dans La Naissance de la tragédie que Nietzsche envisage les deux divinités de l’art chez les Grecs, Apollon et Dionysos, dans une optique physiologique en tant que pulsions, c’est-à-dire, comme mentionné plus haut, en tant que poussées vitales du corps vivant42. En 1888, cette fois, l’état dionysiaque est directement relié à

l’intensification du système d’affects, à la métamorphose de l’homme qui répond alors inconditionnellement aux sollicitations de la nature par une imitation corporelle de ses forces43.

Dans ces deux situations, le dionysiaque nomme un état où le corps réclame sa primauté sur le discours, où ce ne sont plus les concepts qui s’expriment, mais le ressenti du corps en vie. Emporté par la passion dionysiaque, le vivant est enivré par les sortilèges du monde, il ne peut s’empêcher de se métamorphoser et de danser. En essayant d’accorder sa pensée au diapason de cette hypersensibilité, Nietzsche pressent donc le corps à travers sa voix la plus archaïque et sauvage : l’ivresse dionysiaque.

La pensée du corps vivant qui se forme sur le phénomène du dionysiaque est la prémisse de l’esthétique de Nietzsche, et, par extension, la clé de son interprétation de la tragédie. Malgré ce qui vient d’être dit, la liaison entre les réflexions qu’effectue Nietzsche sur Dionysos – dieu de la vigne et de la folie – et sur le corps ne va pas de soi. Cette liaison peut être articulée de deux points de vue complémentaires.

Leur unité réside d’abord dans la connexion établie entre les cultes en l’honneur de Dionysos et l’hyper-sensibilité des Grecs. La vision tragique du monde que Nietzsche débusque

41 PBM, § 296, p. 280-281 (l’auteur souligne). 42 NT, § 1, p. 101.

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de l’esthétique des Grecs est ancrée dans la physiologie des affects dionysiaques, où l’ivresse, l’extase, la volupté, de pair avec les épreuves de la douleur et du terrible, engendrent une « sagesse de la souffrance44 ». Dans son Essai d’autocritique, Nietzsche retrace ainsi le point d’interrogation

qui sollicita son inquiétude pour le reste de sa vie : « Qu’est-ce que le dionysiaque ? » Cette question directrice le mena à cette autre question fondamentale qu’il fut amené à défricher : celle de la relation du Grec à la douleur45. Cette disposition insigne se révèle en effet selon Nietzsche

de façon exceptionnelle dans la tragédie, qu’il interprète comme « culte des souffrances de Dionysos46 ». Comme nous le verrons, la souffrance du savoir se transfigure chez le Grec

tragique en savoir souffrir, autrement dit, en une célébration incorporée du terrible à travers le

pathos dionysiaque. On peut donc en conclure pour l’instant que la question du corps vivant

constitue le point nodal de la vision dionysiaque du monde et de l’art tragique.

L’unité du corps et du dionysiaque émane ensuite indirectement de la découverte de l’institution socratique de la philosophie en tant que refus radical de cette sagesse tragique et donc du vécu dionysiaque qui l’accompagne. L’expansion prodigieuse de la pulsion socratique, catalysée par la passion inconditionnelle de vérité, revêt pour condition de possibilité l’ascèse du corps vivant. Ce n’est qu’en 1886 que Nietzsche prend pleinement acte de la dimension corporelle de la nouvelle opposition entre « le dionysiaque et le socratique47 » qu’il exhuma dans

son premier livre. Dans la préface à la seconde édition du Gai savoir, Nietzsche confie s’être « souvent demandé si, somme toute, la philosophie jusqu’à aujourd’hui n’a pas été seulement une interprétation du corps et une mécompréhension du corps48. » Indépendamment des diverses

écoles de pensée et des dissensions qu’ont entretenues par la suite les philosophes entre eux, leur mécompréhension unanime du corps résorbe leurs différends dans une homogénéité fondamentale.

44 ÉP, « La vision dionysiaque du monde », § 2, p. 56. 45 NT, « Essai d’autocritique », § 4, p. 87.

46 ÉP, « Le drame musical grec », p. 27, IEPC, § 1, p. 36, NT, § 10, p. 149. 47 NT, § 12, p. 162.

48 « Nur eine Auslegung des Leibes und ein Missverständniss des Leibes gewesen ist. » Dans GS, « Préface à la

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1.2 L’approche du dionysiaque par le corps

Ces deux points de vue lient donc chacun à leur manière le corps au dionysiaque. Mais de même que la pulsionnalité du corps est le fil conducteur qui mène à l’art tragique, de même l’interprétation de la tragédie permet à Nietzsche de pressentir le corps sous un nouveau jour. En un mot, la corporéité se trouve éclairée en retour par la perspective tragique. Le privilège thématique de la tragédie et de la vision tragique du monde qui la supporte, en ce qui concerne l’approche de la pensée nietzschéenne du corps, nous apparaît comme étant double. D’une part, le tragique est directement vécu dans l’élément du pathos corporel. Les paroles de la sagesse tragique sont chantées, projetées par la musicalité du chœur dithyrambique. L’attention au culte tragique, plus qu’aux mots proférés dans la tragédie, permet ainsi à Nietzsche de déchiffrer les affects et la dynamique d’instincts qui habitent le corps dionysiaque de l’homme tragique. D’autre part, cette sagesse tragique précède la dichotomie du rationnel et de l’irrationnel, de la raison et de la sensibilité, qui condamnera le corps, les émotions et la sensualité à l’irrationalité bestiale. La tragédie est antérieure à l’avènement de la philosophie, qui s’est donnée les moyens, sans les questionner, de faire du corps sensible le contraire de la pensée.

Pour Nietzsche, le corps n’est pas l’autre de la pensée. Néanmoins, il a été impensé, conformément à la « mécompréhension du corps » relevée précédemment. Repenser la vie du corps par-delà la tradition philosophique requiert pour Nietzsche de retrouver une pensée habitée des affects originaires du vivant, une pensée qui, au lieu de recouvrir les douleurs du monde à l’aide de consolations métaphysiques et de théodicées, se tient dans le frisson prélogique du monde. Il puise alors auprès de l’origine affective de la tragédie, où la puissance créatrice de la vie et la mise en forme artistique se réunissent dans la physiologie de l’artiste dionysiaque. Remarquons pour clore ce point que l’homogénéité fondamentale de la tradition philosophique explique et justifie l’identification progressive des termes « métaphysique », « idéalisme » et « philosophie » dans l’œuvre de Nietzsche, comme l’indique Patrick Wotling49. La filiation

philosophique qui rend le plus manifeste cette triple équivalence est pour Nietzsche celle qui s’établit entre Platon et Schopenhauer.

49 La philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2007, p.

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Chez ce dernier, l’idéalisme métaphysique se solde en effet par la doctrine de l’extirpation du vouloir-vivre, c’est-à-dire dans le processus d’annihilation de la corporéité pulsionnelle. Ainsi, la pensée du corps dans La Naissance deviendra saillante par le biais de la critique nietzschéenne de l’idéalisme anti-dionysiaque. Maintenant que nous avons relié le corps et dionysiaque et justifié notre approche corporelle de La Naissance, il faut considérer les obstacles qui rendent la pensée du corps « aussi voilée et obscurcie que possible50 » dans ce texte.

SECTION 2 – « Un livre impossible »

Directrice, la pensée du corps qui est en train de se former dans La Naissance est cependant cachée, notamment par un cadre conceptuel impropre à sa communication. En effet, bien que Nietzsche renverse dans son premier ouvrage le primat de la représentation sur l’inconscient corporel, de la raison logique sur la raison artistique, de l’ontologie sur le devenir et de l’âme sur le corps, certaines locutions semblent laisser intacts les piliers de la métaphysique idéaliste d’inspiration schopenhauerienne (« volonté », « pur connaître », « un-originaire »). Mais il n’en est rien. La Naissance de la tragédie : un « livre impossible51 ». Cela signifie, pour paraphraser

Nietzsche, que les intuitions directrices qui commandent le propos de l’œuvre sont réfrénées par un vocabulaire leur étant étranger, que les ambitions qui motivent l’auteur font éclater les cadres méthodologiques lui étant alloués par la philologie institutionnelle, et enfin que la tâche dont il s’est chargé est corrompue par son admiration envers la musique de Wagner. Il importe d’expliciter ces trois difficultés afin de faire émerger ensuite les thèses de La Naissance.

2.1 Le défaut philologique à l’endroit du style de vie grec

Sur le premier point, il ne suffit pas de dire que le geste de pensée de Nietzsche est réprimé dans sa radicalité par une terminologie idéaliste, plus précisément schopenhauerienne et kantienne, qui alourdit ou brouille son style. Selon l’aveu de Nietzsche, l’erreur en cause n’est pas stylistique au sens ornemental du terme, mais au sens où elle travestit le style de vie grec par une langue moderne et donc par une approche inappropriée à son objet. Dans l’Essai

50 Voir la lettre à F. Overbeck citée en supra p. 11.

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d’autocritique, Nietzsche écrit à cet effet : « il y a dans ce livre quelque chose […] que je regrette à

présent encore plus que d’avoir obscurci et gâché des intuitions dionysiaques avec des formules schopenhaueriennes : c’est d’avoir somme toute gâché le grandiose problème grec, tel qu’il s’était présenté à moi, en y mêlant les questions les plus modernes !52 » Principalement, Nietzsche

s’attribue rétrospectivement le défaut philologique qu’il imputait alors à ses pairs universitaires. Plus grave qu’un simple anachronisme, ce défaut consiste à appréhender les Grecs à partir des perspectives modernes et à contaminer la vie de ceux-ci par les critères, les valeurs et les attentes de celles-là. Si Nietzsche combat sans relâche la compréhension modernisante de l’hellénisme, toute sa conception de la philologie repose en revanche sur l’idée que l’on peut juger de la modernité à partir l’Antiquité, et que c’est précisément la tâche de l’éducation classique que d’améliorer notre sort à la lumière de culture antique. Tâche impossible, qui fait aux yeux de Nietzsche le paradoxe fécond de la philologie : « on a toujours saisi l’Antiquité à partir du présent – et maintenant il faudrait comprendre le présent à partir de l’Antiquité ?53 »

Mais pour ce faire, il faut assumer et respecter l’étrangeté de l’artéfact à l’étude, en l’occurrence les textes. Or la langue que Nietzsche mobilise dans La Naissance, curieux mélange de lyrisme romantique et d’esthétique transcendantale, confond le texte et l’interprétation, remplace l’étrangeté du phénomène tragique par la familiarité du jargon philosophique moderne. Tandis qu’il dénonçait lui-même le fétichisme du texte chez les philologues encyclopédistes et plaidait en faveur de l’oralité et de la musicalité originaires du poème grec, Nietzsche a refoulé sa réhabilitation du style de vie grec par des compromis philosophiques. Il n’était pas sans savoir que « pendant longtemps l’art grec a été profondément hostile à la chose écrite, et n’a pas voulu être lu.54 » Il voyait aussi le gouffre qui sépare les historiens de leur objet d’étude, à savoir la façon

non grecque avec laquelle ceux-ci s’employaient à interroger les anciens Hellènes : « reconnaître qu’Homère a été transmis par la tradition orale, ce qui s’oppose des habitudes d’une époque très livresque.55 » Faute d’avoir pris acte du défaut philologique qu’il a détecté dans son époque,

Nietzsche a contenu le style inédit qui l’animait : « elle aurait dû chanter, cette “âme nouvelle” – et non parler !56 », écrit-il. En bref, Nietzsche ne parvient pas tout à fait à prémunir son premier

52 NT, « Essai d’auto-critique », § 6, p. 92 (l’auteur souligne).

53 NP, p. 47 (l’auteur souligne). Cf. James I. Porter, Nietzsche and the Philology of the Future, Standford,

Standford University Press, 2000, pp. 230 et 240.

54 FP Cin III-IV, 5 [114], p. 310. 55 PH, p. 22.

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livre de certains préjugés conceptuels, entachant son interprétation de la tragédie par l’idée d’un « pur connaître » héritée de Schopenhauer, par exemple, ou en associant la renaissance des mythes germaniques à la tragédie grecque.

2.2 Une philologie poétique

Ce qui mène à la deuxième facette de l’impossibilité du livre. La réception désastreuse de

La Naissance témoigne de l’hétérodoxie scientifique dont Nietzsche fait preuve. Dans une

recension de l’œuvre, le philologue UlrichVon Willamowitz-Möllendorff va jusqu’à suggérer à son auteur de résigner sa chaire de professeur s’il ne veut pas se conformer aux réquisits méthodologiques de la science historique57. En effet, Nietzsche se dissocie catégoriquement du

mode savant de la philologie et particulièrement de l’attitude positiviste des historiens, qui s’enlisent selon lui dans un formalisme trahissant l’idéologie objectiviste, dogmatique et techniciste de la science. Ce mode et cette attitude instrumentalisent l’Antiquité pour servir « l’usine du savoir58 ». En effet, les principales caractéristiques méthodologiques de La Naissance

sont sa liberté spéculative et esthétique; la vision de l’histoire qu’elle défend est loin de se conformer au mode d’exposition « factuel » de la philologie d’école. Nietzsche déplore dès ses cours de l’été 1871 la crise qui affecte sa discipline et partage aux étudiants sa crainte que celle-ci ne devienne qu’une linguistique analytique59.

Paraphrasant Sénèque, il enjoint les apprentis philologues à faire de la philologie une philosophie : « Philosophia facta est quae philologia fuit60 ». Une philologie devenue philosophie, cela

implique une optique particulière sur l’histoire et sur la manière de faire de l’histoire qui tient lieu de noyau méthodologique à La Naissance. La seconde Inactuelle éclaire cette démarche, réclamant une science historique créatrice, gouvernée par le souci d’une interprétation du passé adaptée aux forces et aux faiblesses du peuple qui s’enquiert de son histoire. Contrairement à ce que prescrivent les sciences « objectives », Nietzsche revendique le pouvoir de l’imagination et de

57 « Philologie de l’avenir », dans Querelle autour de « La Naissance de la tragédie », Paris, Vrin, 1995, p. 126. 58 « Dans l’ensemble, la philologie d’aujourd’hui a perdu tout fil conducteur. » FP Cin III-IV, 5 [49], p. 294, et :

« Croyez-moi : si les hommes doivent travailler et produire dans l’usine de la science avant de parvenir à maturité, la science sera bientôt ruinée, de même que les esclaves trop tôt employés dans cette usine » CIn

II, § 7, p. 140.

59 ILS, § 13, p. 112-113. 60 CH, p. 71.

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l’intuition en sciences : « ce qui s’est fait de mieux en philologie, on le doit à la force poétique et à la pulsion créatrice61. » Rien n’est plus nocif et erroné pour Nietzsche que l’idée du « savoir

pour le savoir » qui domine la méthode scientifique. Le philologue, en tant que spécialiste des langues anciennes et interprète des textes, doit être viscéralement intéressé par son objet d’étude, c’est-à-dire qu’il doit s’impliquer dans son interprétation, à défaut de pouvoir conjurer les « biais » de sa subjectivité. C’est sa matière qui l’exige, car les textes qu’il déchiffre sont les produits d’un intérêt pratique d’individus incarnés, non pas les réflexions théoriques d’individus désengagés. Le vice du philhellénisme du XIXe siècle, nourri de l’idéal de scientificité, est de valoriser

l’indifférence envers son objet, confondant la rigueur avec la neutralité62. Pour Nietzsche, un

savoir qui ne se convertit pas en chair et en sang ruine autant la science que la vie63.

Dès lors, il s’agit moins pour Nietzsche de démontrer les circonstances « factuelles » entourant l’origine temporelle et conjoncturelle de la tragédie, par exemple, que d’interpréter les conditions d’existence et les besoins desquels proviennent la tragédie à titre d’expérience culturelle et de faire valoir la façon dont cette expérience pourrait éclairer l’Allemagne contemporaine. La difficulté méthodologique de La Naissance tient donc à son incommensurabilité avec les méthodes du discours officiel de sa discipline. À la croisée des chemins entre philologie, morale, esthétique, histoire et politique, cet écrit n’a vraisemblablement aucune identité fixe et n’offre aucun repère familier à ses lecteurs. Il est polarisé entre trois axes de recherche habituellement isolés par la spécialisation universitaire : « À présent science, art et philosophie croissent en moi simultanément, au point que, de toute manière, j’engendrerai quelque jour un centaure64 », anticipe Nietzsche deux ans avant la publication du livre.

2.3 L’écueil du romantisme

En dernier lieu, Nietzsche reconnaît que son livre est affecté par le romantisme, une disposition affective et culturelle qu’il dissocie par la suite des intuitions et des conclusions authentiques de La Naissance de la tragédie. L’impossibilité la plus endogène et la plus paradoxale de ce livre impossible réside dans l’imbrication de sa fascination pour le romantisme et de sa

61 D, p. 50 :

62 Cf. P. Wotling, « La philologie au service de l’avenir ? », “Oui, l’homme fut un essai”. La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, p. 206.

63 IEPC, § 14, p. 117-118.

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posture tragique. C’est justement en vertu de ce combat interne contre lui-même que Nietzsche n’a, selon nous, jamais renié son premier livre.

Au § 370 du Gai savoir, intitulé « Qu’est-ce que romantisme ? », Nietzsche revient sur ce combat contre lui-même. Il inscrit ses premiers pas philosophiques sous le double signe de l’errance et de l’espoir : « j’ai commencé par me jeter sur ce monde moderne avec quelques lourdes erreurs et surestimations, en tout cas en homme qui a une espérance.65 » Il interprète son

espérance d’autrefois comme l’indice d’un état psychologique, comme la réponse à une souffrance face à laquelle il a trouvé refuge dans la métaphysique de Schopenhauer et dans l’opéra de Wagner. Or ce que partagent ces deux phénomènes allemands du XIXe siècle est

justement ce que Nietzsche appelle, à partir d’Humain, trop humain, le romantisme, et qu’il assimile à un genre particulier de pessimisme. Les « lourdes erreurs et surestimations » du jeune Nietzsche découlent de son envoûtement pour le romantisme, qu’il voyait alors comme une heureuse configuration de scepticisme profond et de pessimisme supérieur. Le scepticisme du romantisme lui semblait jadis relever d’une vive passion pour la connaissance, et son ascèse d’une moralité grandiose.

Les découvertes de La Naissance¸ au premier rang ses interprétations nouvelles du pessimisme grec et du dionysiaque, sont dès lors contaminées par l’esprit du pessimisme romantique qui anime la volonté schopenhauerienne et le pangermanisme wagnérien. L’Essai

d’auto-critique est clair : l’intuition du dionysiaque qui travaille Nietzsche dès 1870 n’a rien à voir

avec le romantisme, démasqué comme pessimisme moralisant, ascétique et nihiliste. Cette intuition désigne au contraire un « pessimisme par-delà bien et mal » qui assimile la tragédie inhérente à la vie non pour l’éradiquer, mais pour la transfigurer dans une vision esthétique du monde66. C’est pourquoi Nietzsche peut dire que « déjà dans La Naissance de la tragédie et sa théorie

du dionysiaque, le pessimisme schopenhauerien apparaît surmonté.67 »

Une fois dégrisé du romantisme – « et alors je retrouvai la voie de ce pessimisme vaillant qui est lui aussi le contraire de tout le mensonge romantique68 » –, Nietzsche a pu identifier la

source de son erreur et le véritable visage de l’affectivité romantique. À vrai dire, le scepticisme

65 GS, § 370, p. 332 (l’auteur souligne). Repris dans NcW, « Nous autres antipodes », p. 190. 66 NT, « Essai d’auto-critique », § 5, p. 89-90.

67 FP XII, 6 [4], p. 232 (l’auteur souligne). 68 HTH II, « Préface », § 4, p. 12.

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