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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Nous, on ne mange pas de la vache, on mange du boeuf Étude des conceptions sur la gestion de l'incertitude : le cas de l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB)

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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"NOUS, ON NE MANGE PAS DE LA VACHE, ON MANGE

DU BŒUF." ÉTUDE DES CONCEPTIONS SUR LA GESTION

DE L'INCERTITUDE: LE CAS DE L'ENCÉPHALOPATHIE

SPONGIFORME BOVINE (E.S.B.)

André GIORDAN

L.D.E.S., Université de Genève

MOTS·CLÉS : GESTION DE L'INCERTITUDE CONCEPTIONS RAISONNEMENTS -PRISES DE DECISIONS

RÉSUMÉ: Comment décider en situation d'incertitude? Les individus en particulier, la société en général doivent prendre des décisions sans maîtriser toutes les données d'un problème. Comment gérer la dualité des expertises et des peurs? Une enquête auprès du grand public et de professionnels de' la santé et de l'environnement (par questionnaire et entretien) sur l'épidémie de "vache folle" met en évidence des façons de faire très disparates, plus ou moins adéquates.

Une stratégie englobant une politique de prudence et des actions de formation sont ébauchées.

SUMMARY : What to decide in an uncertain situation? Every person and society in general must make decisions, sometimes without ail the elements of a problem. How to deal with the duality of «expertise» and «fear» ? An investigation conducted with the general public and with persons in health and environ mental professions (through questionnaires and interviews) on «dead cow disease» reveals different ways of dealing with this epidemy, more or less adequate. We suggest a global strategy of prudent policies and some training actions.

A, GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XIX, 1997

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1. INTRODUCTION

L'histoire de la désonnais célèbre épidémie de la "vache folle" aurait toutes les caractéristiques pour nous séduire sur le plan épistémologique, s'il n'y avait déjà eu 15 cadavres, et entre 100 et 85 000 morts à terme suivant les fourchettes prévisionnelles optimistes ou pessimistes, C'est une vrai saga: un cas d'école sur les plans symbolique, social, scientifique et de la communication.

En tant que phénomène social, l'encéphalopathie spongiforme bovine (E.S.B.) n'apparaît pas au hasard; elle dépeint une époque. Après le S.I.D.A. qui touchait le sexe, la vache folle atteint la nourriture. Et pas n'impone laquelle. Celle qui fut considérée de tout temps comme la plus noble, la viande de bœuf. Elle illustre aussi une cenaine rationalité économique, notamment celle de l'agriculture dont le slogan est: nourrir en abondance et à bas prix. La décision fatale a été d'introduire dans la nourriture des animaux des carcasses contaminées et, pour des raisons de rentabilité, d'autoriser la production de farines moins chauffées. La loi du marché et l'impératif de produire à coût réduitl'emponent sur les règles élémentaires de sécurité en matière nutritionnelle.La prise de risque va jusqu'à braver certaines barrières éthiques: "ces braves vaches qu'on croyait nourries de bonne herbe; elles mangent des carcasses infestées". Voilà ce qui a sans doute le plus choqué le grand public.

Sur les plans scientifique et médical, l'E.S.B. reste une énigme. Elle rompt deux grands dogmes biologiques. D'une part, on sait que le microbe est une molécule inerte, sans code génétique. D'autre pan, ce supposé germe franchit la barrière de l'espèce1 En fait, le prion infectieux ("proteinaceus infectious particle") apparaît n'être qu'une protéine. Elle réside normalement dans le cerveau de toutes les espèces animales, sous une forme inoffensive. On ignore du reste totalement quelle fonction elle peut y remplir. Or, lorsqu'une protéine "anormale", vecteur de maladie, pénètre dans un organisme, elle transmettraitàses semblables un message chimique les transformant en "quasi-virus", capables de réplication. La science en dit suffisamment pour nous inquiéter, pas assez pour permettre de comprendre les risques et les moyens d'y remédier. Par ailleurs, l'incubation peut être longue, de l'ordre de quinze à vingt ans, et il n'existeàce jour aucun test de dépistage.

En matière de communication, la maladie est dénoncée dès 1986. Or, ce n'est que le 20 mars 1996 que le grand public se sent subitement concerné. Un Secrétaire d'état britanniqueàla Santé évoque publiquement cette hypothèse à la Chambre des Communes. En quelques jours, l'impact médiatique devient considérable. L'existence d'une possible et terrible maladie se répand comme une traînée de poudre,àl'échelle de l'Europe. Hier curiosité de laboratoire, le prion devient l'ennemi public numéro un. Marginale il y a dix ans, la recherche sur ces panicules infectieuses est considérée aujourd'hui comme une priorité, voire une urgence! La consommation de viande baisse considérablement au point qu'il faille soutenir le marché.

Dans ce contexte: cet anicle tente de clarifier les questions de médiation, en liaison avec la citoyenneté. Comme celles-ci sont multiples, il n'envisage que deux aspects seulement.Lepremier

1 Les bactéries, comme les virus etlaplupan des parasites habituels. sont spécialement "adaptés"à une espèce animale unique.

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est centré sur l'appropriation du savoir: comment le grand public s'est-il forgé une opinion et quels types d'arguments l'ont influencé dans ses choix?Lesecond concerne plus directement les choix en démocratie. Que peut-on faire en matière de prévention de risques? En paniculier, quelles stratégies de décision mettre en place lorsque les experts n'arrivent pas à dégager des certitudes ou quand leurs opinions divergent fortement ?

2. LA COMMUNICATION SOCIALE

Comment les consommateurs se sont-ils appropriés les informations? Qu'en ont-ils fait dans la vie quotidienne? Notre pré-enquête2est de type qualitatif. Elle comporte à la fois des questionnaires et des interviews. Elle s'est déroulée en Suisse et en France3, d'octobre à décembre 1996, soit de 7 à 9 mois après le "grand battage" médiatique.

Le point de départ était la question: ... "Avez-vous modifié vos pratiques alimentaires en matière de viande4? OUI/NON. Si oui, pourquoi? Quels sont les arguments qui vous ont convaincu? Si non, pourquoi? Quels sont les arguments qui vous ont convaincu de ne pas changer ?". D'autres questions portaient sur : "Avez-vous modifié d'autres pratiques alimentaires ?", "Comment avez-vous été informé ?", "Continuez-vous à vous informer1","Votre comportement alimentaire a-t-il évolué depuis?"

Cette enquête confirme que l'impact informationnel a été très grand. La totalité des personnes interrogées, y compris les plus jeunes, ont entendu parler de "vaches folles" ou dmE.S.B." Pour la moitié, depuis six mois, un tiers depuis trois ans, le reste depuis plus longtemps. Deux sources principales d'information sont citées en premier: la télévision et les journaux. Viennent ensuite l'entourage, la radio, le médecin, le vétérinaire, le pharmacien. Toutefois, le changement de comportement alimentaire a été très limité. Six mois après:

- moins de 8 % des personnes interrogées ont changé d'habitude: c'est-à-dire "ne mange plus de viande". Parmi ces personnes, certaines tolèrent que "leurs enfants mangent de tempsàautre au MacDonald".

- plus de 70 % ont modifié leur pratique durant 2, 3 ou 4 semaines ("le temps du choc"), puis sont revenuesàleurs "habitudes antérieures".

- environ 12%ont augmenté leur consommation, car la viande est devenue "meilleur marché". Parmi les individus qui ont maintenu ou augmenté la consommation de viande, les arguments les plus souvent avancés5sont:

2 L'enquête porte sur 186 personnes dont 53 onl été interviewées et 133 ont réponduà un questionnaire. 3 2/3 des réponses ont été obtenues dans les divers cantons de Suisse romande et 1f3 en Savoie et Côte d'Azur. 4 Parmi les réponses, nous avons constaté qu'un peu moins de 10% des personnes interviewées étaienl végétariennes ou végétaliennes au préalable. Elles ne sont donc pas traitées ici.

5 Un type d'argument est avancé uniquement en Suisse: la confiance envers les professionnels. En Suisse, de nombreux individus expriment une cenaine confiance au "vétérinaire cantonal" el "aux bouchers". pas en France.

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- 1. le plaisir: "parce que j'aime ça",

- 2. l'équilibre alimentaire, "parce que je ne peux faire autrement, c'est une question d'équilibre alimentaire",

- 3. le manque d'arguments convaincants "pour changer" : "il n'y a pas de preuves tangibles", "relation dangereuse non établie", "tout cela reste flou",

- 4. une faible probabilité du risque: "la probabilité (de la maladie), le risque est faible",

- 5. un cenain fatalisme: "de toute façon toute la nourriture est contaminée", "bien d'autres choses sont nocives", "s'il fallait tout éviter, on ne mangerait plus rien", "parce que de toute façon j'en ai déjà mangé... et comme cette maladie a un temps de latence de 15-20 ans c'est trop tard".

6. les économies : "parce ce que les prix ont diminué".

À travers les interviews, il se confirme encore que le bœuf est profondément ancré dans la culture européenne: "nos goûts, nos habitudes tournent autour de la viande, difficile de s'en passer". Par ailleurs, un rapport plaisir-risque est souvent mis en avant: "je prends le risque parce que j'aime le bœuf, c'est une question de rapport risque-plaisir". Au mieux, un cenain nombre de précautions peuvent être introduites:

- suppression des abats: "je mange de la viande

à

condition que ce ne soit pas les abats6",

- suppression de la viande crue : "plus de steak tartare",

- diminution des quantités ou de la fréquence: "j'en mange moins", "j'en mange moins souvent" - surveillance des origines: "si je suis sûr de la provenance", "je. n'en mange plus au restaurant". Cenaines personnes substituent d'autres types de viande à la viande de boeuf: "je ne mange plus que de la viande blanche", "de poulet". Personne cependant n'a supprimé le lait et les produits laitiers? Pour ceux qui ont changé leur pratique alimentaire, les arguments avancés sont:

1. le principe de précaution : "je ne veux prendre aucun risque", "dès qu'il y a un doute je m'abstiens", "je ne veux pas me faire avoir une fois de plus"

2. le dégoût: "quand on apprend ce que mangent les vaches", ou encore

3. des raison éthiques: "pour des raisons éthiques: je ne veux pas cautionner ce type de production". 4. de plus, nombre d'individus sont abstinents dans l'attente d'infonnations supplémentaires ou d'informations fiables: "j'attends des certitudes", "je n'ai aucun élément de contrôle sur les informations",

D'une manière générale, l'information est jugée "peu claire" ("risques pas clairs") sur ce qu'il faut faire. Une cenaine angoisse émerge même du fait que les scientifiques et les politiques avancent des propos contradictoires8 Leurs annonces ne "permettent pas de comprendre tous les tenants et

Des décisions sont prises après qu'on ait nié cenains faits ou éléments. Les repères en la matière sont la catastrophe de Tchernobyl ("encore tout faux comme pour Tchernobyl") et l'affaire

6 On consUlte une confusion fréquente enlIe la moelle épinière et la moelle osseuse.

7 La viande hachée, les hamburgers et les produilS dérivés (lasagnes, sauce bolognaise) ne som pas toujours considérés comme de la viande ou contenant de la viande.

8 L'angoisse ne vient pas, comme on le croiL communément, de la connaissance des effets désastreux possibles. mais de la parodie des mesures ou demi-mesures adoptées pour la contrôler.

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du sang contaminé ("c'est comme pour le sang contaminé, ils disent qu'ils font, et puis ce n'est pas vrai").

Enfin leurs propos sont empreints d'un certain fatalisme: "le mal est déjà fait", "ce n'est que le début d'une catastrophe". Beaucoup de scepticisme ressort des mesures prises: "on ne nous dit pas tout". Ces dernières sont parfois trouvées trop brutales: "abattre les vaches sans discernement, en relation avec la date de naissance". Quelques uns avancent l'idée de gesticulation: "il faut bien faire croire que l'on maîtrise quelque chose", "il faut faire passer la pilule aux consommateurs", "il faut rassurer le consommateur".

3.

LA GESTION DU RISQUE

Ces réactions individuelles face à de telles questions controversées nous interpellent. Comment un ensemble d'informations peut-il influencer une prise de décision? Que peut faire l'école pour favoriser ce processus? Quelle décision prendre en situation d'incertitude totale? En définitive que peut être la réaction adéquate d'un citoyen confronté à de telles situations?

En matière de gestion de risque, plusieurs stratégies sont en concurrence: faire confiance aux industriels ou aux marchés, s'en remettre aux décideurs politiques ou souhaiter la mise en place de commissions d'experts. La première alternative n'est plus défendable. L'économie impose des décisionsàcourt terme, quelques en soient les conséquences. Les politiques sont tout autant dépassés que les simples citoyens. Ils oscillent entre une politique de l'autruche et une application stricte du principe de précaution9 .Les Commissions d'experts n'ont pas trouvé un fonctionnement satisfaisant à ce jour\o.

Pour pallier ces dysfonctionnements, la solution que nous ébauchons ne repose pas sur une mesure, mais sur une stratégie de régulation.

1.Plutôt qu'une application stricte d'un principe de précaution, une politique "de prudence" lui est sans aucun doute préférable. Celle-ci ne signifie pas l'arrêt pUT et simple de toute innovation. Elle doit allier une transparence des décisions basée sur une discussion publique et un réseau en interaction comportant:

- une alerte (où se situent les risques potentiels ?) : agences d'alerte technologique, de sécurité sanitaire,

- une expertise (où se situent les risques réels ?) : étude d'impacts,

- une décision politique (qui décide ?) : politiques ou Assisesde citoyensIlet

- un contrôle (les lois, les règlements, les directives sont-ils appliqués ?) : agences de contrôle.

9 Quand on regarde de près, on constate que ce principe n'csl pas un principe de simplc prudence. mais un arrêl pur el simplc de toule action, nouveauté ou innovation. Les politiques le mellent cn avanl, plus pour montrer qu'ils réagissent que pour initier une élude d'impact

10 Voir André Giordan,Qui doit décider: l'expert ou le citoyen? Slalom l, 1997. Il VoirAndré Giordan. Annexe, lexte introductif.

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2. Des actions de médiation sont toujoursàinitier en complément. Elles ont pour but d'éclairer les citoyens de façon contradictoire, de leur permettre d'exprimer leurs doutes, leurs questionnements et de poser toutes les questions aux expetts et aux politiques. Dans ce cadre, les médias devraient organiser des débats et mettre en scène des enquêtes contradictoires qui permettent d'accéderà une compréhension des décisions.Àtravers ses objectifs éducatifs, l'école devrait favoriser en prioritéle jugement, la capacité de discernement et l'intuition. Dans le même temps, elle devrait fournir des outils pour approcher la pensée complexe et de l'action.

Une telle approche implique quelques changements dans les pratiques habituelles. L'école ne peut continueràn'aborder que les thèmes pour lesquels on possède des cenitudes - le plus souvent sans lien avec l'actualité - ou les questions sans controverse. À travers ses activités, 1'élève devrait pouvoir préciser les points connus, les limites, les interrogations, les enjeux, les liens entre biologie et économie, entre biologie et éthique. Les incertitudes demandentàêtre clarifiées en même temps que les valeurs en jeu. Des solutions alternatives devraient être formulées.

Références

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