LES DIFFÉRENCES HOMMES-FEMMES :
L’ARGUMENT “ GROSSES TÊTES ” EST PLUS UTILISÉ
EN TUNISIE ET AU LIBAN QU’EN FRANCE
Mohamed KOCHKAR, Lassaad MOUELHI*,**, Paula ABOU-TAYEH*,***, Pierre CLÉMENT*
*LIRDHIST, Uni. Lyon 1, **ISEFC, Tunis, ***Fac. Pédagogie, Uni. Liban., Beyrouth
MOTSCLÉS : CRANIOLOGIE DIDACTIQUE DE LA BIOLOGIE CONCEPTIONS
CERVEAU - SEXISME - SCIENCE ET IDÉOLOGIE
RÉSUMÉ : On sait que l’intelligence humaine n’a aucun rapport avec le volume ou le poids du
cerveau humain. Cependant, le succès de craniologie reste tenace, pour des raisons idéologiques. Ce travail montre qu’un argument craniologique est spontanément citée par plus de 40 % d’enseignants et futurs enseignants en Tunisie et au Liban, quand ils parlent de différences entre les cerveaux d’hommes et de femmes, alors qu’en France la craniologie semble désormais moins influente.
ABSTRACT : There is no correlation between human intelligence and human brain’s volume or
weight. Nevertheless, the success of the craniology argument is still actual. Our work shows that this argument is used by more than 40 % of teachers and future teachers in Tunisia and Lebanon, when they speak about brain’ differences. In France, craniology seems now to be less influent.
1. INTRODUCTION : LA CRANIOLOGIE DE BROCA
En 1861, Broca, éminent neurobiologiste et chef de file de la craniologie, mesura le poids des cerveaux d’hommes et de femmes : ces derniers étant nettement moins lourds, Broca mit en relation cette “ infériorité physique ” avec ce qui était admis à cette époque : “ l’infériorité intellectuelle ” des femmes. Cent vingt ans après, S. J.Gould (1981, traduit en français en 1983) a re-analysé les mesures originales de Broca et montré que les différences de poids de ces cerveaux étaient d’abord liées à la taille des individus, puis à leur âge, puis à la présence ou absence de méninges, etc. : le paramètre sexe n’intervient pas ! Par ailleurs, d’autres travaux ont prouvé que, dans l’espèce humaine, il n’existe aucune relation entre le poids du cerveau et l’intelligence ou toute autre performance intellectuelle (cf. synthèse de Vidal, 2001). Mais plus d’un siècle de croyances craniologiques a marqué des générations d’enseignants et d’élèves, et s’est inscrit dans notre langage quotidien (“ grosses têtes ”, etc.). Il n’est pas si facile de s’en sortir, et de faire passer le message que les performances cérébrales résultent de processus d’épigenèse au cours desquels se configurent et reconfigurent nos réseaux neuronaux.
Nous avons mené une enquête, dans plusieurs pays, sur les conceptions d’enseignants et d’étudiants / futurs enseignants sur leurs conceptions relatives au cerveau humain et à ses performances, et notamment sur les différences entre femmes et hommes.
2. MÉTHODOLOGIE
Le même questionnaire a été utilisé dans le cadre d’une collaboration de recherche entre le LIRDHIST (Université Lyon 1) et d’une part l’ISEFC de Tunis, d’autre part la Faculté de Pédagogie de l’Université Libanaise à Beyrouth. Ce questionnaire de 4 pages comporte diverses questions sur le cerveau et les déterminismes génétiques et épigénétiques de ses performances. Seuls les résultats de la question 2 sont analysés ici : voici le libellé précis de cette question :
Question 2 :
“ Existe-t-il OUI ou NON des différences entre les cerveaux des hommes et des femmes ? Précisez la nature de ces différences ou non - différences et indiquez leurs origines, leurs causes.
Les conditions de passation du questionnaire : Le questionnaire est anonyme, rempli par écrit,
individuellement, à l’occasion ou à l’issue d’un enseignement - le plus souvent un stage de formation d’enseignants ou de futurs enseignants et est immédiatement ramassé par celui d’entre nous qui l’a distribué.
Les échantillons interrogés : Il s’agit dans tous les cas d’enseignants et d’étudiants / futurs
enseignants, biologistes ou spécialisés dans d’autres disciplines scientifiques. - TUNISIE : total : n = 275 (enquête en 2000)
• professeurs de SVT (surtout 21-60 ans, surtout 31-50 ans) : n = 74
• futurs professeurs de SVT = 4ème année SN4 (maîtrise Sciences de la Nature) : n = 60, et 3ème année SN3 (licence de Sciences de la Nature) : n = 98 (total : n = 158 : tous 21-30 ans)
professeurs d’autres disciplines (21-60 ans) : n = 43 Pratiquement tous sont musulmans.
- LIBAN : total : n = 506 (enquête en 2000)
• Enseignants : n = 150. Dont 67 biologistes ou autres scientifiques (physique, chimie, maths), et 83 en sciences humaines et sociales ou art. Entre 21 et 60 ans. Deux tiers sont des femmes. 48 % sont chrétiens, 51 % musulmans, 1 % sans confession.
• Étudiants : n = 356. Dont 141 biologistes, 74 autres sciences, et 141 sciences humaines et sociales ou art. Là aussi 2/3 de femmes. Âge inférieur à 30 ans. 68 % sont chrétiens, 30 % musulmans, 2 % sans confession.
- FRANCE : total : n = 38 (enquête début 2002)
• Étudiants scientifique (premier cycle) se destinant à l’enseignement : n= 23 (dont plus de la moitié sont biologistes)
• Doctorants scientifiques (Bac + 6 ou +7) : n = 15 (dont plus de la moitié sont biologistes)
Traitement des données
Dans le présent travail, nous nous limitons à comptabiliser, parmi les réponses à la partie ouverte de la question 2, celles qui évoquent explicitement un argument craniologique. Il s’agit parfois de la simple mention de la taille ou du poids du cerveau. Parfois l’explicitation est plus argumentée, précisant que le cerveau des hommes est plus lourd, ou plus gros, que celui des femmes ; ou que celui des femmes est plus léger, ou plus petit, que celui des hommes. La relation causale entre ces différences et des différences de comportements ou de performances entre hommes et femmes est rarement indiquée. A contrario, certaines réponses argumentent que cette différence entre cerveaux d’hommes et de femmes n’est pas, ou peut-être pas, liée à des différences de performances (ou “ de fonctionnement des cerveaux ”).
3. RÉSULTATS TUNISIE : tableau 1 Public Effectif total Prof SVT tunisiens n = 74 Futurs prof SVT tunisiens n = 158 Prof. Tunisiens autres disciplines n = 43 Total N = 275 Arguments Craniologiques 15 20 % 63 40 % 14 33 % 92 33 %
La prégnance de ces thèses reste importante, et est plus forte chez les futurs enseignants biologistes (40 %) que chez les enseignants biologistes (20 %).
LIBAN : tableau 2 Public Effectif total Enseignants libanais n = 150 Étudiants libanais n = 356 Total N = 506 Effectif de ceux qui ont donné des
arguments 91 (100 %) 271 (100 %) 362 (100 %) Arguments Craniologiques 47 52 % 161 59 % 208 57 %
Tableau 2 : Liban : Fréquence des arguments de type craniologique
Le pourcentage est plus élevé encore qu’en Tunisie : plus de la moitié des enseignants et
étudiants qui ont proposé des arguments ont mentionné l’argument craniologique ! 57 % au total ! Et ceci quelle que soit leur discipline ou leur confession
FRANCE : tableau 3
Public
Effectif total
Étudiants premier cycle scientifique (Univ. Montpellier 2) : futurs
enseignants n = 23 Doctorants scientifiques (Univ. Lyon 1) n = 15 Total N = 38 Arguments Craniologiques 0 0 % 1 (*) 7 % 1 3 %
Tableau 3 : France : Fréquence des arguments de type craniologique
(*) Cet étudiant précise que le poids du cerveau n’a pas d’incidence sur le fonctionnement cérébral
Par ailleurs, deux autres questions sur la craniologie avaient été posées aux 23 étudiants de premier cycle : question 3 : “ Vous avez peut-être entendu dire que les hommes auraient un plus gros
cerveau que les femmes : pensez vous que c’est vrai ? ”
• 16 étudiants ont répondu “ NON ” (dont 2 “ NON ? ”) • 3 ont répondu “ ? ”, et 4 ont répondu “ OUI ”
Question 4 : “ Au cas où cela serait vrai, pensez-vous que ça pourrait expliquer que les hommes
soient plus intelligents que les femmes ? ”
Les réponses sont ici plus nettes : 21 “ NON ” ; 1 “ ? ” ; et 1 non réponse. Donc aucun “ OUI ” ! Ces résultats, ainsi que la discussion qui a suivi avec ces étudiants, montrent clairement que, pour eux, d’une part les hommes ne sont pas plus intelligents que les femmes ; d’autre part, l’intelligence n’a rien à voir avec la taille ou le poids du cerveau.
Notre hypothèse est donc que la différence très nette entre ces échantillons français et les échantillons tunisiens et libanais traduit une influence sur les français d’idéologies féministes, ou du
moins antisexistes. Ces idéologies sont devenues dominantes en France, ce qui ne semble pas être le cas en Tunisie ou au Liban. L’information scientifique sur l’absence de fondements scientifiques des thèses craniologiques est donc bien passée en France, mais pas en Tunisie ni au Liban.
4. COMPARAISON AVEC DES RÉSULTATS DÉJÀ PUBLIÉS
Ces recherches ont toutes utilisé le même début de questionnaire que dans le présent travail, avec la même question 2 (cf ci-dessus). Le tableau 4 montre un pourcentage assez fort (29 %) pour les étudiants libanais de Paris, et le pourcentage le plus faible (0 %) chez des futurs enseignants de biologie sénégalais. Ce pourcentage varie de 7 à 26 % dans des échantillons européens ou maghrébins, traduisant une variabilité de la fréquence d’idéologies déterministes / fatalistes. Un quart des futurs enseignants de Versailles utilise un argument craniologique : ce qui montre que les résultats présentés ci-dessus pour deux échantillons d’étudiants français sont loin d’être généralisables à tous les étudiants et enseignants français !
Cependant, aucun des résultats de ce tableau 4 n’atteint les pourcentages de 40 à 59 % que nous avons présentés ci dessus pour les échantillons tunisiens et libanais (tableaux 1 et 2). Ces très forts pourcentages demeurent les résultats les plus significatifs, et les plus inquiétants, de notre travail.
Caractéristiques de l’échantillon Effectif Arguments craniologiques
n %
Référence
Alger : étudiants algériens en licence ou maîtrise, biologie / biochimie
44 3 7 % Savy et al 2001
Paris : étudiants libanais en maîtrise ou 3ème cycle, biologie, médecine, sciences
31 9 29 % AbouTayeh & Clément 1999
Versailles : étudiants IUFM, futurs enseignants, licence ou plus ; biologie, santé, sciences
85 22 26 % Savy et al 2001
Alger : enseignants secondaire et universitaires de divers pays, biologie et autres sciences
36 6 17 % Clément & Savy 2001
École d’été européenne pour doctorants didactique sciences de tous les pays européens
34 5 14 % Clément 1999
Dakar : futurs enseignants sénégalais (ENS Dakar, licence ou plus), en biologie
27 0 0 % Ndiaye & Clément 1998
Tableau 4 : Comparaison avec d’autres échantillons (travaux déjà publiés)
BIBLIOGRAPHIE
ABOU TAYEH P., CLÉMENT P., La Biologie entre opinions et connaissances : les conceptions d’étudiants libanais sur le cerveau, in Actes Premières Rencontres scientifiques de l’ARDIST, ENS
Cachan, 1999, 81-87.
CLÉMENT P., Situated conceptions. Theory and methodology. From the collection of data (on the brain) to the analyse of conceptions, in M. Méheut & G.Rebmann, Fourth ESERA Summerschool, Uni. Paris 7, 1999, 298-315.
CLÉMENT P., SAVY C., Le cerveau des hommes et des femmes : conceptions d’universitaires algériens, in Didactique de la Biologie. Recherches, innovations, formations, Alger : ANEP, 2001, 151-163.
GOULD S. J., La mal -mesure de l’homme, Paris : Ramsay, 1983.
NDIAYE V., CLÉMENT P., Analyse des conceptions d’élèves professeurs au Sénégal, sur le cerveau : prégnance du dualisme cartésien ?, Liens, 1998, 1, 1-15, Dakar.
SAVY C., ABOU TAYEH P., CLÉMENT P., Conceptions d’étudiants algériens, libanais et français sur le cerveau et les comportements humains, in Didactique de la Biologie. Recherches,
innovations, formations, Alger : ANEP, 2001, 127-149.
VIDAL C., Quand l’idéologie envahit la science du cerveau, La Recherche, 2001, hors-série n°6, 75-79.