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Une continuité sans rupture entre instinct et sagesse

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Une continuité sans rupture entre instinct et sagesse

Véronique Alexandre Journeau

To cite this version:

Véronique Alexandre Journeau. Une continuité sans rupture entre instinct et sagesse. OMF. Musique et sciences cognitives, pp.41-54, 2010. �halshs-01987176�

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IIIes RENCONTRES INTERARTISTIQUES DE L’OMF

20-22 Mars 2006, Université de Paris Sorbonne

Observatoire Musical Français

Thème « Musique et sciences cognitives »

21 mars 2006

Véronique Alexandre J

OURNEAU

(v.alexandre@wanadoo.fr)

« Une continuité sans rupture entre instinct et sagesse »

Résumé

En amont du processus qui transforme la pensée en langage, ou les principes conceptuels en règles et méthodes pratiques, intervient un espace mental qui abrite la transformation de ‘pré-notions’ issues de la perception sensible en ‘notions’ résultant de leur discernement par l’intellect. Ce cheminement des images sensibles aux représentations compréhensives - à l’inverse du parcours plus fréquent de l’intellect théorétique à l’intellect pratique -, prend sa source, au moins pour les philosophes stoïciens en Grèce et taoïstes en Chine, dans l’observation des phénomènes et des ‘ainsités animées’ de la nature. L’appropriation mentale, capacité à mémoriser une représentation interne de la chose, engendre une trace durable comme l’« empreinte (tupôsis) dans l’âme à la manière des marques laissées par un sceau dans la cire » par laquelle Zénon illustrait la phantasia, ou comme la pédagogie non verbalisée - si ce n’est par l’appréciation métaphorique - dont la Chine a le secret pour guider le geste ‘idéal’ et en apprécier l’intentionnalité et les effets. Notre communication est ici centrée sur les moments et les traces du va-et-vient entre geste musical et pensée, et montre que la maîtrise de la sensation, tierce composante, est le facteur clé d’une continuité sans rupture entre instinct et sagesse.

« A continuity without break off between instinct and wisdom »

Abstract

A mental space plays a part upstream from the process which converts thought into language, or conceptual principles into rules and practical methods. Inside occurs the transformation of ‘pre-conceptions’ (ennoiai) derived from sensitive perception into ‘‘pre-conceptions’ (prolepseis) resulting from their discernment by intellect. Such a course from sensitive images to ‘comprehensive representation’ (kataleptike phantasia) - contrary to the more frequent course which goes from the theoretical intellect to the practical one -, has its source, at least for Stoics philosophers in Greece and Daoists philosophers in China, in Nature, in the observation of natural phenomena and ‘animated things in themselves’. The mental appropriation (oikeiôsis), ability to memorize an inner representation of the thing, generates a durable track like the impression (tupôsis) made on the soul in the way of marks left by a seal in wax as it is said by Zenon to exemplify phantasia, or like the non-verbalised pedagogy, excepted through metaphorical appreciation, which is the secret in China to guide the ‘right’ gesture and to appreciate its intentionnality and effects. Our presentation focus on moments and tracks of the ‘va-et-vient’ between musical gesture and thought, and shows that the mastery of sensation, third component, is the key-factor of a continuity without break off between instinct and wisdom.

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Véronique Alexandre JOURNEAU (v.alexandre@wanadoo.fr) « Une continuité sans rupture entre instinct et sagesse »

« La sagesse confucianiste s’acquiert par l’imitation du Sage, la maîtrise taoïste par l’imitation de la nature. Dans l’une comme dans l’autre, seules comptent en définitive les qualités qui se manifestent dans l’activité spontanée de l’être entier. Il en va de même en musique, en peinture et en calligraphie. »1

« La théorie stoïcienne de la connaissance permet d’établir l’existence d’une sensation artistique par rapport à la sensation ordinaire […] Selon le paradoxe stoïcien, le sage seul est artiste. »2

Plusieurs arguments et exemples concrets, tous différents et complémentaires, sont à votre disposition à partir d’autres communications faites dans des séminaires d’une part sur la correspondance entre les arts et d’autre part entre le geste technique et la pensée esthétique (musique et arts plastiques à Paris IV, commande du professeur Michèle Barbe, dialogue des arts à Lille III, commande du professeur Joëlle Caullier, philosophie de l’art à Paris I, commande du professeur Anne Moeglin-Delcroix, métaphore et esthétique à Paris VII, commande du professeur Cécile Sakai). L’approche phénoménologique dans la pensée chinoise de l’art, l’élaboration de métaphores et leur constitution en images mentales support de l’intention du geste, et des schémas de relations cognitives élargissant en triade la dualité théorie-pratique avec un pôle relatif à l’appréciation sensible, y sont présentés.

Mon propos se situe dans le prolongement de cette réflexion sur la pensée du geste à partir de l’art chinois en analysant, à rebours, la relation cognitive qui remonte du geste à la pensée, dans un comparatisme élargi par un retour aux racines de notre propre civilisation occidentale. Ceci provient du fait de similitudes observées, notamment en musique, entre la Grèce et la Chine de l’Antiquité, et plus précisément entre les Stoïciens et les Taoïstes, des penseurs pour qui l’art est un accomplissement, une source d’élévation de l’esprit, en lien avec une philosophie de la nature. Grâce à ce détour par la Chine, j’ai pu ‘oublier’ mon savoir accumulé dans le contexte occidental (très prégnant en musique et très demandeur d’explicitations), ‘ne pas imiter’ mais me positionner en observateur extérieur pour déchiffrer nos propres sources. J’ai constaté que les penseurs stoïciens, en caractérisant le processus mental spécifique à l’être humain, qui conduit de la pré-notion πρόληψις (instinct) à la notion εννοια (idée), décrivent un phénomène d’appropriation (οικειωσις) qui est aussi au cœur de la démarche d’apprentissage artistique chinoise sans que celle-ci ne soit explicitée, et que leur représentation compréhensive (καταλεπτική φαντασία) occupe le même espace mental et remplit le même rôle que les métaphores pour les Chinois.

Je développe ce comparatisme sur la relation cognitive indiquée par des flèches épaisses sur le schéma ci-après. C’est cet espace d’un langage intérieur non verbalisé, au moins non rationnellement formulé, celui de la sensation, qu’il s’agisse d’une sensation neuve ou d’une sensation remémorée, qui nous intéresse. Dans cet article, nous nous y plaçerons du point de vue de l’actant, c’est-à-dire du fonctionnement cognitif de celui qui produit le geste artistique.

1 L’Art chinois de l’écriture, Jean-François BILLETER, Genève, Skira, 1989, p. 201 (note75).

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Illustration 1 : schéma cognitif

PENSÉE

GESTE

SENSATION

I–DE LA PERCEPTION SENSIBLE AU DISCERNEMENT INTELLECTUEL

En effet, en amont du processus qui transforme la pensée en langage, ou les principes conceptuels en règles et méthodes pratiques, intervient un espace mental qui abrite la transformation de ‘pré-notions’ issues de la perception sensible en ‘notions’ résultant de leur discernement par l’intellect. Voici le fondement de l’apprentissage taoïste tel que le cite, dans un exemple d’apprentissage fondamental en Asie, Soun-Gui Kim3 :

« A la veille de la première leçon, j’étais excitée à l’idée de pouvoir enfin manoeuvrer le gros pinceau avec sa longue et grosse tête blanche, je voulais tellement préparer l’encre parfumée sur la pierre d’encre noire et écrire les quelques caractères chinois que j’avais appris avec mon grand-père qui, avant de me les apprendre, me demandait d’observer la montagne et la rivière pour mieux les mémoriser. [...] Le jour de la première fut, à vrai dire, plutôt catastrophique. Quand l’encre était prête à l’emploi4, nous étions déjà trop fatigués pour dessiner correctement un trait : il fallait tenir

le bras en l’air, perpendiculairement au papier et saisir fermement le pinceau avec le poignet vide. Le deuxième jour fut pire et, à la fin de la classe, Monsieur Kim nous demanda de venir la prochaine fois avec un balai, ce qui nous sembla fort étrange pour une leçon de calligraphie. Le jour de la troisième leçon, chacun avait un balai [...] Monsieur Kim nous pria de sortir, de nous mettre en ligne dans la cour, l’un à côté de l’autre, et de balayer la cour. [...] Monsieur Kim, de temps en temps venait nous rendre visite, observait les traces des balais et nous demandait de continuer encore et encore jusqu’à ce que nous soyions capables, disait-il, de balayer la cour d’un souffle, à la manière d’un trait de pinceau "fait de sans trace". Quelle phrase bien mystérieuse ! »

Cette phrase semble hermétique pour le commun des mortels (un pinceau n’est-il pas fait pour tracer ?), mais c’est un aphorisme typique de l’enseignement chinois, où la fréquentation des maîtres qui montrent par l’exemple, sans expliciter les secrets de leur art et sans aucune indication technique, suscite un apprentissage par imitation qui n’a d’autre critère d’évaluation que sa propre perception. Dans cette perception se conjugent l’inconscient et le conscient, et sans doute la prise de conscience d’un certain pouvoir de l’inconscient.

3 Montagne, c’est la mer, Tchouang-tseu et Wittgenstein, La Souterraine, La Main courante, 2003,

p. 19-21.

4 Préparer l’encre en frottant un bâton dans l’eau d’un encrier prend un certain temps, celui de la

concentration. Mouvement

Processus Posture

Résultat ‘ écouter - voir ’

Formulation : ‘ donner à réfléchir ’ Intuition : ‘ penser - comprendre?

Boucles de rétroaction

Conceptualisation

‘ donner à entendre donner à regarder’

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Ma propre réflexion sur le caractère générique de la relation cognitive dans l’activité artistique est née, avant même cette recherche sur la pensée du geste artistique, d’un instant vécu de façon totalement identique dans sa perception et son appréciation entre la pratique musicale occidentale, en l’occurrence le violon, et la pratique picturale asiatique, en l’occurrence la calligraphie au pinceau. Ce fut sur un geste qui, au milieu de tant de gestes habituels, sus, répétés selon les règles, me procura une sensation rare : le ‘tirer’, un excellent ‘tirer’, un tirer l’archet, tirer le pinceau en sorte que la qualité de la prise de corde pour l’un et de prise de papier pour l’autre, le poids et la vitesse pour l’un et l’autre, des composantes techniques en quelque sorte, produisent le meilleur son, le plus beau trait.

Le plaisir éprouvé et le constat de qualité me firent revenir sur les conditions de réalisation. La sensation avait été celle d’un geste quasi-idéal, accompli à un moment où l’emprise de mon esprit s’était relâchée, celle qui habituellement veille sur les composantes concourrant à une réalisation maîtrisée du geste. C’était donc un geste intuitif, guidé par l’inconscient. Simultanément, ou plutôt avec un infime décalage, j’avais été consciente, selon des caractères objectifs d’analyse technique, d’avoir non seulement atteint mais dépassé l’adéquation du résultat à l’objectif visé, d’avoir obtenu un plus, en quelque sorte une plénitude, plénitude de la réalisation sonore, visuelle, extérieurement audible, visible, et plénitude du sentiment intérieur. Immédiatement surgit le désir de maîtriser cette sensation par l’esprit, d’intellectualiser ce geste réalisé d’instinct, bref de repenser les règles, théorique ou technique, pour y insérer un contrôle par la sensation.

Cette relation d’expérience montre que la voie de l’apprentissage passe par la perception d’une sensation juste, par une appropriation de la bonne sensation, par un discernement qui incite à penser que le Juste rejoint le Bon, ou le Bien, tel que l’ont décrit les penseurs Stoicïens.

L’apprentissage stoïcien est présenté par Matt Jackson-McCabe5 à partir d’Aetius :

« “La première méthode d’inscription se fait par les sens. Car en percevant quelque chose, par exemple du blanc, ils en ont une mémoire quand il a disparu. Et quand plusieurs mémoires de type similaire ont eu lieu, nous disons alors en avoir fait l’expérience”. Le terme εννοια (notion) était utilisé par les Stoicïens dans deux sens différents : à la fois comme le genre dont πρόληψις (pré-notion) est une espèce, et comme une espèce particulière d’idée qui contraste avec la pré-notion en ce qu’elle est acquise par un effort intellectuel conscient. »

Le contraste relevé pourrait laisser poindre une opposition d’états entre l’inné et l’acquis, alors qu’il est, d’un point de vue dynamique, l’étape-clé dans l’acquisition de la connaissance. Cet auteur poursuit en citant cette fois Cicéron :

« Or, les notions de choses sont produites dans l’esprit quand quelque chose est devenu connu soit par expérience soit par combinaison d’idées ou analogie ou déduction logique. La quatrième et dernière méthode de la liste est celle qui nous a donné l’idée du Bon. L’esprit remonte par inférence depuis les choses concordant avec la nature jusqu’à ce qu’il arrive finalement à la notion du Bon ». 6

L’auteur mentionne judicieusement que « les idées relatives à quelque chose de juste et bon sont dites être acquises ‘naturellement’, ce qui en fait par définition des préconceptions ». Le

5 « The Stoic Theory of Implanted Preconceptions », Phronesis, XLIX/4 (Assen, Van Gorcum), 2004,

p. 328. Le texte anglais est : “"The first method of inscription is through the senses. For by perceiving something, e.g. white, they have a memory of it when it has departed. And when many memories of a similar kind have occurred, we then say we have experience". The term εννοια was used by the Stoics in two different senses : both as the genus of which πρόληψις is a species, and as a particular species of conception that contrasts with preconception in that it is acquired by conscious intellectual effort.”.

6 Ibid., p. 330. Texte anglais : “Now, notions of things are produced in the mind when something has

become known either by experience or combination of ideas or analogy or logical inference. The fourth and last method in this list is the one that has given us the conception of the Good. The mind ascends by inference from the things in accordance with nature till finally it arrives at the notion of the Good”.

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5

parallèle s’impose, naturellement, avec l’approche taoïste7 qui prône d’ "éprouver la perception

des principes à l’œuvre dans la Nature" (c’est-à-dire une réceptivité au donné par nature). C’est un détachement qui favorise la non-emprise et un geste ‘juste’ qui relève alors d’une intuition éprouvante (c’est une expression de Husserl), d’une harmonie entre l’homme et la nature. Cette sensation est accompagnée d’un plaisir esthétique (résultat du discernement intellectuel) a posteriori, mais aussi d’un plaisir corporel qu’on peut qualifier d’irrationnel a priori : irrationnel parce que reçu comme un don de la nature, parce que sans raison si ce n’est celle qu’on va chercher, de la conséquence à la cause, et élaborer pour être en mesure de l’expliquer, de l’extérioriser, et de la retrouver, pour, enfin, se l’approprier vraiment. N’est-ce pas la sensation savante (⁄πιστηµονικ↓ α◊σθησις) de Diogène de Babylone ? Celle-ci est fort bien présentée par Mary-Anne Zagdoun dans La Philosophie stoicienne de l’art, bien qu’elle trouve « surprenante l’existence d’une sensation irrationnelle chez Diogène, et aussi très curieux et contraire au stoïcisme d’assimiler le naturel et l’irrationnel. »8 C’est un des points-clés de notre

raisonnement ici (irrationnel peut être entendu au sens mathématique). Mary-Anne Zagdoun fait d’ailleurs fort justement remarquer que « sans entrer dans le détail de leur fonctionnement, il faut sans doute recourir aux (εννοιαι) notions pour comprendre le fonctionnement de la sensation savante ». En effet, c’est non seulement « ces notions, formées grâce à l’étude par la rencontre avec le sensible ou par des opérations mentales, [qui] forment une sorte de ‘réserve’ dans laquelle l’esprit puise lors de différentes opérations qu’il effectue », mais aussi alternativement la première (rencontre du monde sensible) et la seconde (élaboration d’idées), avec la réserve comme espace mental de représentations compréhensives (

καταλεπτική

φαντασια),

dont les métaphores.

La sensation est par nature subjective alors que le discernement est en principe objectif. L’appréciation est donc double, ce que Mary-Anne Zagdoun a habilement formulé ainsi9 : « L’

οικειωσις constitue [cf. G. Romeyer Dherbey] une forme de subjectivité. Ne pourrait-on opposer à une οικειωσις subjective une οικειωσις objective qui se forme lorsque la raison s’empare et façonne cette première conscience de soi, cette appropriation de soi-même ? ». La perception du geste se fait ainsi en deux composantes dont l’une est une appropriation d’ordre personnel (de nature plutôt passive), et l’autre un assentiment d’ordre général (de nature plutôt active), c’est-à-dire un jugement d’adéquation, de qualité, à travers des critères esthétiques. Dans la réitération du geste, l’acquis de cette expérience d’une réussite instinctive se transforme généralement en Occident, à la suite de la remontée par le jugement esthétique au niveau de la pensée rationnelle, en une formulation de principes et méthodes à appliquer dans la réalisation pratique, selon un processus relevé chez les penseurs grecs par Gilbert Romeyer Dherbey10 :

« Le livre III [du De Anima d’Aristote] présente en effet une composition ascendante : l’enquête passe de l’imagination à la mémoire, puis à l’intellect, l’étude de la motricité étant rendue nécessaire par la distinction à opérer entre intellect théorétique et intellect pratique ».

Le parcours en Occident privilégie ainsi la formulation parce que sa voie d’expression est le logos, alors que c’est l’intuition qui a la faveur en Chine où l’esprit va chercher à capter ce qui est en amont des mots, et faire un retour vers le geste par remémoration de l’image mentale enregistrée, voire à l’aide d’un langage mental associé (métaphore ‘montagne et eaux’).

7 La démarche de "non-agir" ne signifie pas "ne rien faire" mais au contraire "être dans le cours des

choses" (c’est-à-dire ne pas forcer le cours des choses.

8 La philosophie stoïcienne de l’art, op. cit., pp. 140 puis 143.

9 « Problèmes concernant l’Oikeiôsis stoïcienne », Les Stoïciens, G. Romeyer Dherbey (dir.), J-B.

Gourinat (éd.), Paris : Librairie Vrin, 2005, p. 326.

10 Gilbert ROMEYER DHERBEY, Les choses mêmes, la pensée du réel chez Aristote, Lausanne,

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6

Un article relativement récent de John F. Kihlstrom11 a fait prendre conscience de la

co-existence de trois inconscients, c’est-à-dire d’un inconscient cognitif à côté de ceux familiers que sont le freudien pour les pulsions sexuelles et le darwinien pour l’instinct12. Il indique :

« Dans ce modèle, l’information en provenance de l’environnement, transcodée dans un schéma d’impulsions neurales par les récepteurs sensoriels, est brièvement maintenue dans les registres sensoriels, un pour chaque modalité. L’information des registres sensoriels est alors analysée par des processus connus comme la détection de caractéristiques et la reconnaissance de modèle. Au moyen de l’attention, l’information qui a été identifiée comme signifiante et en rapport avec les objectifs en cours est alors transférée dans une structure connue comme primaire ou mémoire à court terme où elle fait l’objet d’une analyse supplémentaire. A ce stade l’information perceptive est combinée avec l’information extraite de la mémoire secondaire ou à long terme. »

C’est la nature de ce qui est stocké dans la mémoire secondaire et qui peut être remémoré qui nous intéresse ici, de l’ordre du ‘dit’ en Occident (logos, définitions et argumentations), du ‘non-dit’ en Chine (images, gestes, aphorismes poétiques). Or les Stoïciens, qui attachent une grande importance au signe, partagent avec les lettrés taoïstes une philosophie de la nature qui relève d’une approche phénoménologique du monde.

II- DE L’OBSERVATION DES PHENOMENES A LA REPRESENTATION CREATRICE D’IMAGES MENTALES

Ce cheminement des images sensibles aux représentations compréhensives - à l’inverse du parcours plus fréquent de l’intellect théorétique à l’intellect pratique -, prend ainsi sa source (au moins pour les philosophes stoïciens en Grèce et taoïstes en Chine), dans l’observation des ‘ainsités animées’ de la nature.

« C’est la représentation (φαντασία) qui est au centre de ce chapitre et plus précisément le λεκτόν (l’exprimable) qui occupe dans sa relation avec la représentation une fonction de signifié (τo σηµαινόµενον). La théorie du λεκτόν s’inscrit à l’intérieur d’un système plus vaste qui est celui de la théorie des signes [comme le ‘文 wen’ chinois, écrit qui s’inscrit dans le système plus vaste de la trace]. De cette théorie très complexe, dont l’invention n’est peut-être pas à attribuer aux seuls Stoïciens, il ne faut retenir pour le moment que la définition même du signe (σηµειον) : d’après les Stoïciens, le signe (σηµαινον ou σηµειον) est une vérité évidente grâce à laquelle une vérité qui n’est pas évidente se trouve révélée. »13

Cette capacité du signe à porter plus que sa simple représentation, notamment à être une partie signifiante du tout de l’univers, est caractéristique de la raison d’être des métaphores chinoises qui sont à plusieurs niveaux de signification depuis le niveau mimétique jusqu’au niveau symbolique, voire allégorique (cf. Doctorat Paris VII, conclusions du chapitre I). Bipin Indurkhya discute sous plusieurs angles de la métaphore et de la principale thèse en cours14 :

11 « The cognitive incouscious », Science, vol. CCXXXVII (18 septembre 1987), p. 1445. Le texte

anglais est : “In this model, information from the environment, transduced into a pattern of neural impulses by the sensory receptors, is briefly held in the sensory registers, one for each modality. Information in the sensory registers is then analyzed by processes known as feature detection and pattern recognition. By means of attention, information that has been identified as meaningful and relevant to current goals is then transferred to a structure known as primary or short-terme memory where it is subject to further analysis. At this stage perceptual information is combined with information retrieved from secondary or long-term memory”.

12 Jean-François DORTIER, « Dossier “Nos trois inconscients” », Sciences humaines, 166 (décembre

2005), p. 30-33.

13 La philosophie stoïcienne de l’art, op. cit., p. 147.

14 Metaphor and cognition, Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers, 1992, p.

287-288. Le texte anglais est : “The first version ‘All knowledge is projective’ [attribuée à Cassirer] starts out by emphasizing the creative role played by the human mind in any conceptualization – or, which is the same, in forming systems of symbols. It is argued that there are no pre-existing mind-independent and objectives structures to which our concepts must conform. […] Then it is pointed out that metaphor is the

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7

« La première version ‘Toute connaissance est projective’ [attribuée à Cassirer] débute par une mise en relief du rôle créatif joué par l’esprit humain dans toute conceptualisation – ou, ce qui revient au même, en formant des systèmes de symboles –. Il y est soutenu qu’il n’y a pas de structures préexistantes indépendantes de l’esprit et objectives auxquelles nos concepts doivent se conformer. […] Il est ensuite signalé que la métaphore est le processus primaire par lequel les structures sont créées dans le monde extérieur. Autrement dit, c’est la métaphore qui établit une correspondance entre les symboles et des parties du monde, créant de ce fait une structure dans le monde que l’agent cognitif voit. Ainsi, la métaphore devient la clé de la connaissance. […] De mon point de vue sur la connaissance humaine, la vue sur le monde d’un agent cognitif est d’abord déterminée par son appareil perceptif en interaction avec la réalité (les choses en elles-mêmes de Kant), débouchant sur un ensemble de données sensorimotrices. »

Or justement, l’approche par la voie métaphorique en Chine montre que c’est non

seulement l’un ou l’autre mais les deux à la fois dans un mouvement de type alternatif

comme le yin et le yang : elle transforme la perception sensible d’instants particuliers

dans le monde réel en une expression poétique au niveau du monde imaginaire qui

remonte naturellement

du fait du discernement qui a permis cette création

dans la

pensée, où elle est travaillée au niveau conceptuel et interprétée dans ses principes,

avant de retourner dans le monde imaginaire pour être stockée comme image mentale

intemporelle et générique représentative du monde réel et des phénomènes qui s’y

passent. On peut effectivement se demander ce qui est premier entre l’observation d’un

phénomène dont existe une vision déjà intériorisée dans un langage mental qui procède

alors par analogie et établit la relation de correspondance

de l’intérieur vers l’extérieur

, ou de l’observation d’un phénomène dont la structuration par discernement dans la

pensée permet de l’établir – de l’extérieur vers l’intérieur - comme source d’une

inspiration ultérieure ? De même le geste résulte-t-il d’une intention suscitée par une

pure réflexion conceptuelle, ou bien précède-t-il l’élaboration d’une intention

appropriée à partir de la perception sensible issue d’un vécu antérieur ?

Illustration 2 : « Fengxuan xuanpin風宣玄品 Mystère que nous dit le vent »15

primary process by which structures are created in the external world. In other words, it is metaphor that makes a correspondance between the symbols and parts of the world, thereby creating structure in the world that the cognitive agent sees. Thus, metaphor become the key to cognition. […] In my account of human cognition, the world view of a cognitive agent is first determined but its perceptual apparatus interacting with reality (the Kantian things-in-themselves), resulting in the sensorimotor data set.”

15 Qinqu jicheng琴曲集成 (Ouvrage de référence sur la musique de qin), compilé parZHA Fuxi 查阜西 ,

Zhonghua shuju chubanshe 中华书局出版社 (Editions du livre chinois), Beijing北京, 1963, p. 408 dans la

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8

Métaphore Geste

Hirondelle chassant un insecte dans son vol L’hirondelle festoie en vol ;

ailes inclinées, elle pourchasse les insectes volants, brusques allées et venues, montées et descentes ; Chercher à adopter ces postures du musicien mettant en pratique la métaphore.

abrégé en : 印

Signifie ‘appuyer le doigt en contrôlant sa montée et sa descente’.

(main gauche : pouce, majeur, annulaire)

Une réponse en quelque sorte y est donnée par l’approche chinoise de la musique comme le montre cette métaphore pour les mouvements de la main gauche à la cithare qin, quand il s’agit d’ornementer la note, non pas par une ondulation souple de type vibrato qui crée un halo plein autour de la note, mais en vue d’atteindre des sons précis à un certaine distance de la note initiale par des déplacements rapides. Cela s’apparente au travail du démanché pour un violoniste puisqu’il s’agit de se déplacer d’un point à un autre avec une grande précision mais sans glissando ni saut (en particulier pour deux notes appartenant au même motif mélodique), dans une continuité sans appuis visibles, c’est-à-dire audibles (même si dans le travail de détail on fait justement entendre ces appuis dans le cas de déplacements relativement grands, afin d’assurer le trajet et de les faire oublier ensuite). Un peu trop loin, un peu trop près, le chemin est le même mais le but est raté. Ainsi, cette métaphore ne met pas l’accent sur la cible car pour atteindre à coup sûr son but, comme pour le tir à l’arc, c’est le mouvement-guide qui doit être maîtrisé, être réussi : la direction, l’impulsion, la vitesse. Cette comparaison traditionnelle en Chine avec le tir à l’arc qui est l’un des arts du lettré se retrouve chez Richard Barney à propos des Stoïciens :

« Le tir à l’arc est le plus suggestif ici : le point de vue stoïcien de la relation des indifférents avec le τέλος [accomplissement, réalisation, achèvement] est soutenu par la comparaison avec un archer dont le but n’est pas de toucher la cible (une rafale de vent soudaine pourrait le rendre impossible, même si il exécute le tir de façon impeccable), bien que tous ses efforts soient dirigés vers ce point de référence, mais simplement l’exercice correct de son art. »16

Cette image a pu aussi bien être créée parce qu’en observant ce mouvement naturel, cette ainsité, de l’hirondelle pour se nourrir, un cithariste a fait l’analogie avec ce mouvement qu’il doit faire et, par suite, cette image a été utilisée pour faire comprendre le mouvement à un autre, puis est devenue parlante pour les citharistes dans leur ensemble, appartenant dès lors à un patrimoine commun d’images mentales support de l’intention du geste.

Un ouvrage sur l’esthétique de la cithare 琴 qin par un professeur et concertiste réputé 李祥莛Li

Xiangting17 commence par l’énoncé de 13 images ( xiang) du son du qin. Ce sont des

images en poésie qui contribuent à la perception des qualités du jeu, et font appel à des poèmes célèbres de la dynastie 唐 Tang. L’instrumentiste les a cherchées pour affiner sa propre

perception et il les communique dans un ouvrage sans aucune indication technique, donc pour le grand public, afin de susciter cette ‘compréhension’ chez l’auditeur par la création de repères dans un univers, la poésie, qu’il connaît davantage. Voici la 9ème image (et l’exemple en poésie

de Li Xiangting est ici, notamment, le vers ⎡清音從內而發⎦ « un son limpide vient du coeur et se

déploie » du poème ‘Eloge des cordes cinq couleurs du qin’ de Zhong Ziling) :

16 Rachel BARNEY, « A Puzzle in Stoic Ethics », Oxford studies in ancient philosophy, XXIV, Oxford

university press, 2003, p. 315. Le texte anglais est : “[Archery] is the most suggestive here : the Stoic account of the relation of the indifferents to the telos is supported by comparison with an archer whose goal is not to hit the target (a sudden gust of wind might make that impossible, even if he executes the shot impeccably), though all his efforts are directed towards that reference point, but simply the correct exercise of his craft”.

17

唐代古琴 演奏美学及音乐思想研究 Tangdai guqin yanzou meixue ji yinyue sixiang yanjiu (Etude de la

pensée musicale et de l’esthétique du jeu de la cithare qin sous la dynastie Tang), 台北 Taipei, 1994, 135 pages (cf. ma thèse, La Pensée du geste dans les arts du lettré, Paris VII – Denis Diderot, 2005).

(10)

9

« ‘Limpidité’ ⎡清⎦ est une des beautés dont on parle le plus au sujet de l’attrait du qin. Au dire du

modèle esthétique des intrumentistes, cela repose sur la sonorité, la couleur du son, un mode selon le sentiment, le clair lointain d’un air de qualité, une pureté sans mélange, claire et sonore. Cela indique aussi bien la limpidité du son du qin que la limpidité du coeur de l’homme : à certains moments c’est la limpidité du coeur qui impulse la limpidité du son, à d’autres c’est l’inverse. »

Or par la suite, Bipin Indurkhya commente l’énoncé d’une autre version de la thèse étudiée18 :

« Une autre version de la puissante thèse : “La pensée est métaphorique, et procède par comparaison, et les métaphores du langage en dérivent” (Johnson, [1981a], p. 51). La suggestion est ici que la métaphore est fondamentale pour le processus de pensée, et l’aspect comparatif de la métaphore souligne toute cognition, avec le terme ‘comparatif’ faisant référence non seulement au similarités pré-existantes connues mais aussi à la création de similarités. »

C’est exactement le point de convergence recherché : le « montagne et eaux » de l’anecdote sur l’apprentissage de la calligraphie est probablement la métaphore la plus connue et la plus puissante de Chine. Elle dit notamment la pérennité et l’éternel renouvellement, l’interaction du statique et du dynamique, c’est-à-dire pour ce qui nous intéresse ici, la circulation d’un état à l’autre en boucle, ou plutôt en spirale (si on ne boit pas jamais deux fois dans la même eau, c’est cependant un cycle où la seconde expérience a conscience de la première, …, à moins que l’on ne souhaiter retrouver toute la saveur de la nouveauté).

« D’après Diogène de Babylone, chef de l’école stoïcienne au deuxième siècle avant JC, le τέλος [accomplissement, réalisation, achèvement] était ‘bien raisonner dans la sélection (εκλογή) et désélection des choses en concordance avec la nature (των κατα φύσιν). »19

Le discernement est à deux niveaux, et par là nous rejoignons les Stoïciens : percevoir le phénomène comme juste-vrai-bon, et être capable de le mémoriser, par un moyen ou un autre, c’est toute la question du choix des modalités d’apprentissage. Nous verrons que le juste discernement est une qualité reconnue au Sage ; quant à la capacité à mémoriser, elle pourrait bien relever aussi d’une appropriation à deux niveaux, physique et mental, de la sensation pour que leur mise en correspondance intervienne dans l’un ou l’autre cas de réactualisation. La métaphore est une voie de perfectionnement de l’intention. L’image mentale associée à la pensée du geste est créée grâce à la représentation des idées par perception dans la nature de leurs principes. Ce n’est pas seulement la posture qu’il faut imiter (état, position) mais ce qu’elle nous permet de saisir du monde (mouvement, énergie) qu’il faut comprendre.

III-

L’

APPROPRIATION MENTALE

:

IMITER

-

NON IMITER ET SAVOIR

OUBLIER SON

SAVOIR

L’appropriation mentale, capacité à mémoriser une représentation interne de la chose, engendre une trace durable comme cette « empreinte (τ∨πωσις) dans l’âme à la manière des marques laissées par un sceau dans la cire » par laquelle Zénon illustrait la φαντασία, ou comme la pédagogie non verbalisée - si ce n’est par l’appréciation métaphorique - dont la Chine a le secret pour guider le geste ‘juste’ et en apprécier l’intentionnalité et les effets. La métaphore crée une empreinte dans l’âme similaire à celle suggérée par Zénon au sens où elle façonne une image de la sensation, voire du sentiment, à un stade et sous une forme qui relève d’un langage mental, qui n’est pas forcément verbalisé, un langage intérieur.

18 Metaphor and cognition, op. cit. p . 289. Le texte anglais est : “Another version of the strong thesis:

“Thought is metaphoric, and proceeds by comparison, and the metaphors of language derive therefrom” (Johnson, [1981a], p. 51). The suggestion here is that metaphor is fundamental to thought processes, and the comparative aspect of metaphor underlies all cognition, with the term ‘comparative’ not merely refering to noticing pre-existing similarities, but also to the creation of similarities.”

19 « A Puzzle in Stoic Ethics », op. cit., p. 305. Le texte anglais est : “ According to Diogenes of

Babylon, head of the Stoic school in the second century BC, the telos [accomplissement, réalisation, achèvement] was ‘reasoning well in the selection (εκλογη) and disselection of the things in accordance with nature (των κατα φυσιν)”.

(11)

10

Il semble bien que la problématique de l’inné et de l’acquis soit plus complexe que la dichotomie traditionnelle, que dans l’un on cherche à acquérir l’autre mais que dans l’autre on cherche à retrouver l’un. Si la perception de la qualité du geste se décompose en une appréciation sensible accompagnée d’un jugement, on peut dire également que l’acte artistique se décompose en un geste technique accompagné d’un sentiment, que le geste technique met en pratique les principes décrétés au niveau théorique, et que le sentiment est relié à la fois à une sensation passée et à une intention à venir.

Ce qui n’est pas transmissible, il faut se l’approprier personnellement. Dans un pays comme la Chine, qui est pourtant une grande civilisation de l’écrit, l’apprentissage de la musique se fait de maître à disciple et la tradition raconte qu’un grand maître cithariste de l’Antiquité disait à son disciple : "je peux te transmettre la mélodie, mais je ne peux pas te transmettre le sentiment" ; on dit aussi qu’il emmena son disciple sur des îles lointaines où il l’abandonna et que celui-ci, désespéré au milieu du vent et des vagues, ayant tout oublié, n’ayant personne à imiter, joua soudain merveilleusement.

Ces traditions si anciennes sont étayées par les analyses modernes sur l’inconscient cognitif, comme le montre l’introduction de l’article de John F. Kihlstrom20 :

« La recherche contemporaine en psychologie cognitive révèle l’impact de structure et processus mentaux non conscients sur l’expérience consciente, la pensée et l’action de l’individu. La recherche sur les capacités perceptivo-cognitives et motrices montre qu’elles sont automatisées par l’expérience, et rendues ainsi inconscientes. »

Que le geste puisse être rendu inconscient peut laisser craindre une automatisation par répétition, une routine (« les compétences qui ne sont pas innées peuvent devenir routinières par la pratique, et leurs opérations alors rendues inconscientes » continue-t-il) alors que notre point de départ est plutôt inverse : de l’acte spontané au discernement qui conduit à sélectionner le geste juste principalement en raison de son effet, et à percevoir comment le répéter, c’est-à-dire à décoder son fonctionnement, au point il est vrai de le rendre quasi-inconscient.

Kihlstrom indique aussi que finalement une ‘trace’ de l’événement est encodé de façon permanente dans la mémoire secondaire. Il indique l’importance d’activer les représentations mentales pertinentes déjà stockées en mémoire, c’est-à-dire qu’il faut avoir intégré le geste au point de pouvoir oublier comment il s’effectue, s’être approprié le mouvement comme naturel. Il est hélas possible de répéter mille fois un ‘tirer l’archet’, un ‘tirer le pinceau’ sans que jamais cela ne soit le geste ‘juste’ (idéalement adéquat), d’engranger alors de mauvaises sensations dont il sera difficile de se défaire quand arrivera un moment de blocage ou de non-dépassement qui dira que ce n’était pas le bon geste. Il est certain qu’une pratique sans discernement est un danger, que la répétition mécanique (robotisée) n’est pas plaisir, voire qu’elle annihile toute sensation, que l’accumulation de connaissances est un frein à la découverte, l’ensemble constituant néanmoins un préalable et sans doute l’ordinaire de la pratique.

Une perception associant le corporel et l’imaginaire, voilà sans doute une caractéristique du véritable artiste dont les Stoïciens et les Taoïstes pensent que c’est un Sage. Richard Sorabji21

précise d’ailleurs que « notions (⁄ννο αι) et pré-notions (πρόληψεις) pour les Stoïciens sont acquises seulement à un stade ultérieur, non seulement après la perception, mais encore après que mémoire et expérience (⁄µπειρ α) aient été acquises. »

20 Science, op. cit., p. 1445-1447. Le texte anglais est : “Contemporary research in cognitive

psychology reveals the impact of nonconscious mental structures and processses on the individual’s conscious experience, thought, and action. Research on perceptual-cognitive and motoric skills indicates that they are automatized through experience, and thus rendered unconscious”.

21 « Perceptual contant in the Stoïcs », Phronesis, XXXV, (Assen, Van Gorcum), 1990, p. 308.

“Conceptions (ennoiai) and preconceptions (prolêpseis) for the Stoics are acquired only at a late stage, not only after perception, but after memory and experience (empeiria) has been acquired”.

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11

« Le but [de l’apprentissage] est bien d’atteindre une sagesse qui s’exprime dans l’activité unifiée du corps entier. […] Parce qu’elle n’est pas verbale, cette sagesse ne peut être transmise à la manière d’un savoir. Le Sage ne peut que la manifester et susciter chez d’autres le désir d’imitation. »22

Joël Thoraval précise dans son introduction à Spécificités de la philosophie chinoise (du philosophe contemporain chinois Mou Zongsan)23, ouvrage où est abordée la question du

« devenir-sage », que « la séparation radicale postulée par le philosophe européen Kant entre l’ordre phénoménal et l’ordre nouménal n’existe pas dans la pensée chinoise : il y a continuité entre les deux plans de l’expérience ». Cette continuité est aussi le signe d’une harmonie entre l’homme et l’univers recherchée des Stoïciens comme le rappelle Mary-Anne Zagdoun24 :

« Cette assimilation de l’art à la nature, du dieu à la nature conduit à développer un goût pour la contemplation dont Cicéron et Sénèque se font l’écho et que l’on trouvera aussi chez Marc Aurèle : l’homme est né pour l’infini, pour la contemplation de la nature dont il doit chercher à comprendre l’ordre et le processus, afin de vivre en accord avec la nature et de se maîtriser lui-même. »

« C’est une conception toute différente de l’art qui va remplacer la mimésis chez les Stoïciens. Elle se fonde sur le déchiffrement par l’homme d’un monde de signes, qu’il s’agisse du monde physique, oeuvre d’art du démiurge, ou du monde de l’art créé par l’homme. Dans les deux cas, le système de représentations de l’homme apparaît comme une interprétation du monde extérieur »

C’est aussi la conception taoïste du sage, pour qui la pratique artistique est un moyen de comprendre le monde et de révéler son ordonnancement. Nous proposons d’en donner ci-après l’illustration, pour conclure notre propos en musique dans la tradition chinoise de l’enseignement par l’exemple.

CONCLUSION

Notre communication était ici centrée sur les moments et les traces du va-et-vient entre geste musical et pensée. Nous avons voulu montrer que la maîtrise de la sensation, tierce composante, était le facteur clé d’une continuité sans rupture entre instinct et sagesse, parce que le summum en art consiste à retrouver des conditions ‘célestes’, celles du dépassement de la simple maîtrise par l’esprit ‘terrestre’. Cette continuité entre instinct et sagesse est illustrée de façon similaire pour les Stoïciens grecs et les Taoïstes chinois comme le montrent aussi Jean-Baptiste Gourinat25 pour les premiers et François Jullien26 pour les seconds :

« Le papyrus d’Herculanum tire en effet toute une série de conséquences "de ce que le sage n’a pas d’opinions" (Frgm. In = OxLa). […] le sage "ne voit pas de travers, n’entend pas de travers, d’une façon générale n’a aucun sens défectueux " (PHerc. 1020, Frgm. In = OxLb) car les Stoïciens pensent que les défauts de perception "sont dus à de faux assentiments" (SVF III548 = FDS 89). »

« Car si le sage est "sans idée", comme il est dit de Confucius, c'est que toute idée avancée est déjà un parti pris sur la réalité. Aussi, en partant sur les traces estompées de la sagesse, ai-je souhaité revenir sur ce qui a pu échapper à la philosophie ; comme redonner consistance à son autre enfoui, expliciter sa cohérence. »

Le Sage est clairvoyant, il relativise le donné à voir, donné à entendre, et perçoit l’invisible derrière le visible. Mary-Anne Zagdoun rappelle dans ses propres conclusions27 que pour les

Stoïciens « seul le sage peut transformer l’art en vertu grâce à sa disposition d’esprit », ce qui correspond tout à fait à l’attitude du lettré taoïste qui y ajoute le détachement mais ne renie pas le plaisir. En témoigne cet hommage, parmi les sages vénérés de la Chine ancienne, aux poètes musiciens de la forêt de bambous (Ji Kang et Ruan Ji notamment), dont la légende est reprise

22 L’Art chinois de l’écriture, op. cit., p. 201 (note75).

23 MOU Zongsan, Spécificités de la philosophie chinoise, Introduction de Joël Thoraval, traduit du

chinois par Ivan P. Kamenarovic et Jean-Claude Pastor, Paris, Cerf, 2003, pp. 31 et 40.

24 La philosophie stoïcienne de l’art, op. cit., pp. 36 puis 160.

25 La Dialectique de Stoïciens, Jean-Baptiste GOURINAT, Paris, Vrin, 2000, p. 78. 26 Un sage est sans idée ou l’autre de la philosophie, Paris, Seuil, 1998.

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12

dans 人鏡陽秋 Renjing yangqiu Annales pour servir de mémoire aux hommes (chapitre 12,

f28v-29r).28 La gravure est celle d’un poète musicien retiré dans une grotte jouant de la cithare

qin, assis sur un tapis de feuillages, les cheveux répandus sur ses épaules, elles-mêmes

recouvertes d’une collerette de feuillages. Un lettré gravit un sentier taillé dans le roc à sa rencontre.

L

’anecdote à visée morale associée à cette représentation relate l’histoire de Sun Deng (dynastie Jin, 265-316) qui « dans la pure tranquillité du non-agir, aimait lire le Yijing [易 經 Livre des mutations], jouer de la cithare 琴 qin, se conformer à sa nature […] ». Un

commentaire prolonge cette histoire ainsi : « Les échanges de Ji [Kang] et Ruan [Ji] [deux célèbres poètes-musiciens] dans la forêt de bambous, s’accomplissent dans l’amitié de la coupe vertueuse, ce qu’on appelle se nourrir et suivre le cours de choses, préserver son authenticité originelle (nature foncière). »

Anthony A. Long dit de son côté que les philosophes stoïciens soutiennent que le bonheur consiste en une vie harmonieuse ou en vivant en harmonie avec la nature.29

Ne peut-on alors terminer justement par un poème de 阮籍Ruan Ji, écrit au IIIe siècle de notre

ère, célébrant une inspiration musicale née de la contemplation de la nature :

« 夜中不能寐 Yè zhong bù néng mèi Dans la nuit ne pas pouvoir dormir » 30 起坐彈鳴琴 qĭ zuò tán míng qín Se lever pour s’asseoir et faire résonner le qin,

薄帷鑒明月 bó wéi jiàn míng yùe le rideau de dense forêt est éclairé par la lune,

清風吹我襟 qing feng chui wŏ jin un vent frais souffle dans ma robe,

孤鴻號外野 gù hóng háo wài yĕ une oie sauvage crie dans les campagnes.

Et voici la fin d’une mélodie (5 airs)31 qu’il a pu jouer, composée par 蔡邕Cai Yong (132-192),

haut fonctionnaire musicien et calligraphe de la dynastie Han, un siècle plus tôt :

Illustration 3

28 Renjing yangqiu 人鏡陽秋 (明) 王廷納撰, 王耕繪圖, 黃應祖鐫 (Annales pour servir de miroir aux

hommes), rédigé par WANG Tingna (dynastie Ming), illustré par WANG Geng, gravé par HUANG Yingzu

(parution en 1600, date de la dernière préface, pagination multiple).

29 « The harmonics of Stoic virtue », Stoic Studies, Cambridge university Press, 1999, pp. 202. 30 Traduit dans le cadre de ma thèse de doctorat Paris VII - Denis Diderot, La Pensée du geste dans les

arts du lettré, p. 432.

31 C’est une cadence typique des mélodies dont l’histoire remonte à l’Antiquité. Voir ma thèse de

doctorat à la Sorbonne Paris IV (2003), La Cithare qin : Texte-Image-Musique, p. 356-365 puis 455-458.

Le 5ème et dernier des airs de Cai Yong est titré

« Air joyeux du séjour solitaire ».

La fin du morceau, qui clôt donc le cycle, est en notes harmoniques, effleurement de la corde aux blasons (ici le 7ème), et sur le jun chinois de trois

notes (avec redoublement à l’octave), présenté en symétrie {FaÊSolÊDo}, {SolÌFaÌDo}, avec Fa =

gong, note de référence du système pentatonique.

Figure

Illustration 2 : « Fengxuan xuanpin 風宣玄品  Mystère que nous dit le vent » 15

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