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Le vêtement de travail entre l'uniforme et la parure

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Academic year: 2021

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Le vêtement de travail entre l’uniforme et la parure

Jean-Claude Soulages Professeur à l’ICOM Université Lumière Lyon 2 Centre Max Weber UMR 5283

SOULAGES Jean-Claude, Le vêtement de travail entre l’uniforme et la parure. In S’habiller pour travailler, Actes du colloque, Université de Lyon2, Institut de la mode, 30/31/ mars 2010, Lyon, éditions lyonnaises d’Art de

d’Histoire, pp 129-136.

Dans nos sociétés, le vêtement de travail apparaît caractérisé par une forme d’indistinction très éloignée de ce qu’il était au début du siècle dernier. Où sont donc passées la blouse grise du maître d’école ou bien celle du médecin ? Le port de l’uniforme s’est progressivement effacé pour laisser place à la simple tenue de travail. Cette « parure 1», pour citer Georg Simmel, repose pour de nombreuses activités salariées sur le seul libre-arbitre des individus— suivant le bon vouloir des employeurs. Cette relégation de la fonction d’apparat témoigne du fait que les normes vestimentaires traditionnelles semblent s’être considérablement délitées dans les espaces de travail contemporains au profit de la simple performance personnelle du salarié.

Le recul de l’uniforme

Compagnon obligé, le vêtement de travail a longtemps assumé la fonction de marquage typique du système pré-moderne d’assignation sociale de place dans les rapports sociaux. L’ordre social devait y être visible aux yeux de tous et chacun l’incarnait et l’exhibait selon la norme commune. Un tel marquage univoque survit encore dans des territoires spécifiques tel l’uniforme porté par les corps de maintien de l’ordre comme les policiers, les militaires, les vigiles ou dans les entreprises qui interviennent dans l’espace public ou bien encore dans les grandes surfaces de distribution ou de services. Sensibles à cette fonction ostentatoire, ces institutions affichent toujours cette exigence vis-à-vis du vêtement de travail lorsqu’elles vont à la rencontre de leurs usagers. Le travail posté en public (la caissière du supermarché) l’exige, alors que le travail posté à l’abri du public l’ignore (le guichet de la SNCF). Subsisterait donc une avant-scène communicationnelle de la vie de l’entreprise et des coulisses où se déliteraient les normes vestimentaires. Le salarié moderne serait assujetti constamment à ce pas de deux au cours de sa vie professionnelle entre des formes réglementaires externes et des contraintes disciplinaires intériorisées.

Des pans entiers du monde du travail s’agitent dans l’indistinction apparente alors que d’autres entérinent cette frontière : comme dans la restauration où les soutiers de la plonge sont dispensés de l’uniforme à l’opposé des travailleurs de la surface qui s’y conforment. Dans ces espaces normés, la tenue de travail subsiste comme une image publique de soi mais surtout comme celle du blason de l’entreprise. Parfois réduite à son strict minimum, comme c’est le cas pour le badge nominatif qui s’exhibe, dans certains espaces marchands, comme la marque résiduelle d’appartenance à l’institution et le seul prénom comme son condensé. Dans les coulisses de nombreuses entreprises, les marques vestimentaires spécifiques ont quasiment disparu. Elles ont abandonné ce type d’arraisonnement du salarié pour déléguer cette fonction d’apparat au libre-arbitre des individus. Le relais a été pris par ces derniers qui assument cette

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incorporation de l’éthos collectif de l’entreprise. Toutefois, ces relations ambiguës entre la parure et le pouvoir managérial connaissent dans la plupart des cas un durcissement avec l’ascension vers la hiérarchie de l’entreprise qui repousse le laisser-aller et le négligé et privilégie la tenue et la retenue vestimentaires. En dépit de ces tactiques d’hypercorrection, nous assistons à une banalisation irrémédiable de la tenue de travail et à la dissolution simultanée de l’identité professionnelle collective. Ce recul a manifestement plusieurs explications.

La première, d’ordre économique, serait symptomatique du mouvement général de virtualisation et d’indifférenciation du travail et de la montée en puissance de l’univers des services. Cette complexification immatérielle des moyens de production s’est accompagnée d’une moindre pénibilité des conditions de travail et l’activité salariée y a bénéficié simultanément d’une extension des libertés individuelles et d’un plus grand respect du salarié. Cette forme de desserrement des contraintes sociales constitue une seconde explication d’ordre sociétal qui trouverait ses racines dans cette individuation et cette mobilité du salariat, entraînant la dissolution apparente des classes et des corporations au profit de la banalisation et de l’individuation de l’emploi. Ces facteurs tout comme l’archaïsme de l’usage du terme même de travailleur au profit de celui de salarié sont aujourd’hui les symptômes patents de cette forme d’indistinction du paysage des métiers et, simultanément de ce recul du collectif au profit de l’individuel.

Le règne de la parure

C’est donc désormais la personne qui s’exhibe et non plus le salarié. Alors que l’appartenance professionnelle s’affichait naguère à travers des attributs ostentatoires dont le vêtement constituait la partie visible, aujourd’hui, le travail est radicalement détaché de la vie personnelle. L’individu contemporain semble assumer deux vies qui, sur le plan social, sont de plus en plus étanches, alors que son ancêtre était assigné à une place quasi-immuable attribuée par un classement social univoque. La vie privée et le loisir ont pris toute leur place et une pérennité certaine alors que la vie professionnelle est, pour beaucoup de salariés, vécue comme une série d’expériences plurielles et discontinues. La tenue de travail dans ce nouveau contexte s’estomperait, prise en charge par la parure qui subsisterait comme un révélateur individualisant des jeux de rôles et de préservation de la face qui structureraient les pratiques et les relations sociales.

Face à ce recul de l’uniforme, il convient d’interroger cette fonction de distinction individualisante qu’assure, aujourd’hui de façon massive, la tenue de travail dans les espaces professionnels non-coercitifs au cœur desquels le libre-arbitre des individus se trouve sollicité. Car, si le vêtement assume encore, ou a pu jouer dans le passé une fonction sociale de discrimination, il est porteur avant tout d’une dimension symbolique et cela dès son origine. Dans la Bible, l’apparition du vêtement est concomitante de la naissance de la civilisation et du travail. Elle accompagne la Chute de l’humanité à partir de laquelle le voilement des corps correspond à la sortie de l’Eden et à l’expulsion de l’être humain de la Nature pour entériner son entrée dans la Culture. Pour beaucoup, cette filiation biblique a entraîné le bannissement de l’oisiveté et de la nudité (réinvesties par le loisir) ou pour d’autres conduirait au salut puritain de l’humanité par le travail —Max Weber2 y voit le facteur déterminant de la réussite du capitalisme. Le travail, en s’opposant au loisir, justifierait cet attribut discriminant dont a été investi progressivement le vêtement. On pourrait ainsi établir dans l’habit du salarié une sorte de polarité entre la contrainte vestimentaire dans l’usage public et social donnant jour parfois à l’uniforme (la remémoration de la Chute) et le desserrement de cette même contrainte glissant progressivement vers l’espace du privé et l’espace du loisir (l’aspiration au Salut individuel).

Cette matrice fondatrice permet d’articuler cette première polarité à une seconde qu’elle recouvre, phénomène typique de nos sociétés où le pouvoir n’est plus lié seulement à la

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naissance, inscrit dans les titres et les héritages, mais dépendant de la sphère de l’économie marchande et de la place symbolique que le salarié en tant qu’acteur social y occupe dans la production de richesses. À ce titre, les cols blancs bénéficient, à tort ou à raison, d’un capital symbolique supérieur aux cols-bleus. La plupart des champs socioprofessionnels se distinguent par cette pression externe sur la parure selon un ordonnancement symbolique mais surtout financier, à commencer par les cadres. Et, plus on monte dans la hiérarchie et plus cet ordonnancement pyramidal est prégnant. Cet imaginaire saint-simonien du vêtement porté par les rescapés de la Chute s’opposerait à un imaginaire dionysiaque, celui du relâchement et de la détente. Le port de cette parure ostentatoire ne se limite pas au seul espace de travail, le costume du cadre (dynamique) s’exhibe sans vergogne dans l’espace public (contrairement à la blouse de la caissière). Paradoxalement, cet affichage public ne fait que réactiver la fonction élective des corporations typiques des sociétés traditionnelles. Ainsi, un premier jeu institutionnel de polarité s’exercerait sur la tenue au travail selon un axe vertical hiérarchique suivant des normes toujours dominantes : tenue-conforme-rigide vs tenue-décalée-décontractée.

Les mascarades

Un second jeu de polarité, horizontal cette fois-ci, s’inscrivant dans le corps biologique du salarié, renverrait à la personne et à son genre. Le vêtement, selon Erving Goffman, participe de la « théâtralisation » de la vie sociale, il est partie prenante des rituels de « parade 3» qui y structurent les interactions entre les sexes. Dans ce jeu de reconnaissance, force est donc de constater une dissymétrie des traitements esthétiques des deux sexes, visible dans ce que Judith Butler appelle un effet de « stylisation genrée des corps 4». Cet écart s’explique aisément ; comme le constate Georg Simmel, le monde objectif est avant tout masculin. Il n’est nul besoin pour l’homme de laisser une trace dans son paraître, car l’homme fait partie du paysage du travail et depuis le 19ème siècle, il s’est enfermé dans la sobriété puritaine du costume ; un non-uniforme non-uniforme hégémonique. Ce qui n’est en aucun cas le destin quotidien de la femme salariée qui, a contrario, n’a pas adopté (encore) cette panoplie vestimentaire univoque et attendue au travail. La femme, en se distinguant par sa tenue au travail, semble vouloir constamment dire « Je suis une femme, mais surtout je ne suis qu’une femme ! (dans un monde régenté par l’apparat homogène des hommes) », d’où le recours récurrent, contrairement à son homologue masculin à des stratégies idiosyncrasiques de « mascarades ». Sans vouloir, ici, rendre compte de la complexité de ce terme métaphorique introduit par Joan Rivière5, on peut s’en tenir à une définition provisoire qui ferait de la mascarade une (contre)parade performative du féminin face à une situation de subordination induite par la domination masculine. Nous sommes donc face à un phénomène de ritualisation de la féminité et à des tactiques opportunistes et plurielles puisqu’a-normées en opposition avec le tropisme vestimentaire univoque de l’homme qui lui permet de rester constamment identique à lui-même.

Des images symptômes

L’imagerie médiatico-publicitaire nous permet de scruter les trajectoires de ce phénomène dans l’univers des représentations contemporaines car ces discours du quotidien sont porteurs des traces de l’imaginaire social qui irrigue toute collectivité. Une publicité mettant en scène les hommes et les femmes au travail incarne nécessairement le précipité d’une longue chaîne de choix et de compromis (pré-tests, focus group, sondages, etc.) qui fait entrer la réalité dans un univers de significations circonscrit par une série d’attentes relatives à la personne et au genre typiques d’une société donnée. C’est pourquoi, loin de considérer de tels documents comme de

3 Goffman Erving, L’arrangement des sexes, Paris, La dispute, 2002.

4 Butler Judith, Trouble dans le genre, pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005, p. 36. 5 Rivière Joan, « La féminité en tant que mascarade » in Hamon Marie-Christine (éd.), Féminité mascarade, Paris, Seuil, 1994, p. 197-213.

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simples reflets de la réalité, il nous semble nécessaire de les envisager comme autant d’interprétations de cette dernière. L’imagerie publicitaire fonctionne sur le mode de la condensation et est le produit comme le souligne Erving Goffman d’un mécanisme d’« hyperritualisation ». Ces images parlent et du même coup c’est la société qui prend la parole. La tenue au travail y constitue alors un authentique révélateur du paysage clivé du monde du travail, d’un côté les hommes, de l’autre, les personnages féminins avec la persistance d’un jeu subtil et ambiguë de stigmatisation.

3 figures rhétoriques dominent aujourd’hui dans le décorum publicitaire : — L’hyperbole

La femme est mise en scène au travail dans un rôle dominant (non attendu). Systématiquement cette posture est sursignifiée, à travers des écarts chromatiques, posturaux, vestimentaires. A chaque fois, la scène est caricaturale et tout à fait improbable, les hommes sont presque au garde à vous. Cyniquement, il y est évidemment question de produits cosmétiques, shampoing, déodorants, etc. (visuel 1)

— La parodie

La femme se déguise en homme pour s’immiscer dans un univers de compétence accepté comme masculin (la voiture par exemple). Ainsi, BMW met en scène sa « femme cible », quasiment déguisée en homme (posture et costume masculins). (visuel 2)

— La dérision

Une femme blonde portant un casque de chantier, un doigt dans la bouche pose face au spectateur. La légende énonce : « Plus besoin d’être brune pour construire son site ! ». La femme emprunte ses attributs à l’homme, le rappel du casque comme objet très éloigné symboliquement de l’univers féminin témoigne d’évidence d’un procédé de dérision concernant « l’incompétence » (attendue) de la femme dans l’univers du travail. (visuel 3)

Dans ces trois cas, il y bien convocation d’un stéréotype et intention affichée de le réfuter. Mais l’énoncé débouche à chaque fois sur un effet de dénégation en dépit d’une amorce de défigement du stéréotype. Chaque scène convoque le stéréotype régressif de la femme décorative en jouant sur la parure, la vraie question est enfouie (celle de la parité dans le monde du travail), l’énonciateur se pare du masque du libérateur et du bienfaiteur, et ne remet jamais finalement en question le présupposé ou le noyau dur du stéréotype.

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L’imagerie publicitaire cristallise de fait ce clivage sexué qui se joue derrière cette gestion de la parure dans l’univers du travail. Il ne s’agit en aucun cas de faire porter la responsabilité aux seuls discours circulants car les acteurs sociaux eux-mêmes assument et perpétuent ces formes d’imposition. On perçoit bien alors dans ce jeu de distinction et de conformation le poids de cette « microphysique du pouvoir » que Michel Foucault met au jour dans son archéologie des technologies disciplinaires et de l’emprise d’un « biopouvoir ». « La discipline, déclare le philosophe, fabrique des individus ; elle est la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice. 6». Ainsi si l’uniforme relève encore du régime d’assujettissement à travers un protocole réglementaire, la parure relève de pratiques (auto)disciplinaires typiques des sociétés de la modernité. C’est donc bien un dimorphisme récurrent qui structure aujourd’hui les panoplies vestimentaires de l’espace de travail. Mais, ce spectacle clivé n’est peut-être qu’un intermède passager qui augure d’une sortie de l’ordre de la domination masculine. Car il est probable que ce jeu de mascarade se dissoudra de lui-même lorsqu’il ne sera plus l’apanage exclusif du féminin et lorsque les hommes seront aussi à même d’assumer leurs propres rituels de mascarades.

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