• Aucun résultat trouvé

Junie, Auguste et le feu de Vesta: étude intertextuelle du dénouement de Britannicus

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Junie, Auguste et le feu de Vesta: étude intertextuelle du dénouement de Britannicus"

Copied!
26
0
0

Texte intégral

(1)

Texte paru dans:

Papers on French Seventeenth Century Literature XXIII, 45 (1996), p. 575–599 Volker Schröder

Junie, Auguste et le feu de Vesta:

étude intertextuelle du dénouement de Britannicus

«Je tâche d’expliquer le sens mistérieux qu’on a caché sous ces figures, et faire voir comme dans ce Tableau le Peintre se sert de l’Elément du Feu, pour signifier les principales actions du Roy.»1

«El panteísta que declara que la pluralidad de los autores es ilusoria encuentra inesperado apoyo en el clasicista, según el cual esa pluralidad importa muy poco. Para las mentes clásicas, la literatura es lo esencial, no los individuos.»2

Une catastrophe étonnante

«Que dire du dénouement? de Junie réfugiée aux Vestales, et placée sous la protection du peuple, comme si le peuple protégeait quelqu’un sous Néron?»3 A l’instar de Sainte-Beuve, la critique racinienne semble parfois

vouloir donner raison à ces «censeurs» pour lesquels «la pièce est finie au récit de la mort de Britannicus, et l’on ne devrait point écouter le reste» (P 1, p. 255)4. Tout récemment encore, René Pommier, estimant que les

1 André Félibien, Recueil de descriptions de peintures et d’autres ouvrages faits

pour le Roy (éd. de 1689); cité par Bernard Teyssèdre, Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, Paris: Bibliothèque des Arts, 1965, p. 64.

2 Jorge Luis Borges, «La flor de Coleridge», Otras Inquisiciones (1952), in: Prosa

completa 3, Barcelona: Bruguera, 1985, p. 23.

3 Sainte-Beuve, «Racine», Portraits littéraires, in: Œuvres, éd. Maxime Leroy, t. I,

Paris: Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1956, p. 735.

4 Les textes de Racine seront cités d’après l’édition du Théâtre complet par Jacques

Morel et Alain Viala, Paris: Dunod, 1995 (Classiques Garnier; cette mise à jour corrige la numérotation des vers de Britannicus, erronée dans les tirages précédents). La pré-face de 1670 sera désignée par le sigle «P 1», celle des éditions ultérieures par «P 2».

(2)

derniers vers de cette tragédie «ne sont pas de ceux qui laissent au specta-teur ou au lecspecta-teur un souvenir impérissable», a repris la remarque «perspi-cace» de Francisque Sarcey selon qui Junie «se jette dans un couvent pour les nécessités du dénouement»: si elle devient Vestale, c’est «d’abord et surtout» pour permettre à Racine de se débarrasser de Narcisse5.

En fait, la perplexité devant la «retraite de Junie» (P 1, p. 256) ne date pas du XIXe siècle, mais du 13 décembre 1669. Car cette entreprise

«étrange et soudaine» (v. 1079) qui prend de court Néron avait aussi dé-concerté une partie du public contemporain. C’est du moins ce que suggère Boursault, qui rapporte la réaction des spectateurs de la première:

D’autres, qui pour les trente sous crurent avoir la permission de dire ce qu’ils en pensaient, trouvèrent la nouveauté de la catastrophe si étonnante, et furent si touchés de voir Junie, après l’empoisonnement de Britannicus, s’aller rendre religieuse dans l’ordre de Vesta qu’ils auraient nommé cet ouvrage une tragédie chrétienne, si l’on ne les eût assurés que Vesta ne l’était pas6.

Certes, Boursault ironise; essayons pourtant, pour un instant, de le croire et imaginons cette scène. Certains spectateurs du parterre, émus par la fuite de Junie mais ignorants de ce que c’est que cet «ordre de Vesta», se réfu-gient donc dans l’anachronisme, en interprétant cette retraite en termes chrétiens; d’autres, se sentant plus instruits (ou moins émus), leur répon-dent sèchement que Vesta est une déesse romaine, et que décidément il ne faut pas tout mélanger.

Dans cet article, je me permettrai de jouer le rôle de ces cuistres rabat-joie qui rappellent que Vesta n’est pas le Dieu chrétien, que la maison des Vestales n’est pas un couvent, et que jusqu’au bout Britannicus est une tragédie, non pas chrétienne, mais romaine et politique.

Pour le public de l’époque comme pour la critique moderne, il est certes séduisant d’assimiler Junie à ces femmes malheureuses qui autrefois se trouvaient réduites à devenir religieuses pour éviter ou expier une mésaventure amoureuse; on pourrait aussi la comparer avec la Chimène du

Cid, prête à pleurer son amant mort en un cloître sacré, ou encore avec la

princesse de Clèves, qui cherchera son repos dans une maison religieuse. Cela permet (surtout au public féminin) de mieux s’identifier à l’amante de Britannicus, sans avoir à se soucier du caractère romain et politique de la tragédie – réaction sans doute prévue, voire «calculée» par Racine pour

5 René Pommier, Etudes sur «Britannicus», Paris: SEDES, 1995, pp. 149, 156-157. 6 Edme Boursault, Artémise et Poliante (1670); cité par Georges Forestier dans son

(3)

augmenter les chances de succès de sa pièce.

Cependant, toute commode qu’elle soit pour une partie du public, cette christianisation anachronique ne saurait épuiser la signification de la scène. Ce serait négliger que Junie est une descendante d’Auguste, et que son «couvent» se trouve être le sanctuaire de Vesta, consacré au feu éternel de Rome; ce ne sont pas là, à mon avis, des détails sans importance ou de simples traits de «couleur locale». Pourtant, l’explication chrétienne est devenue quasi canonique et a été reprise même par les exégètes les plus pénétrants: «Au dénouement, quand Junie se réfugie chez les Vestales, on a l’impression qu’elle va prendre le voile»7; il s’agirait d’«une entrée au

couvent à peine déguisée»8. Chacun connaît la radicalisation janséniste de

cette interprétation par Lucien Goldmann: en entrant chez les Vestales, Junie (qui serait la véritable protagoniste de la pièce) survit «dans le monde des dieux», voire même «l’Univers de Dieu»; son départ achève la rupture radicale entre le «monde» et le «personnage tragique» qui vit «sous le regard du Dieu caché»9. Cette interprétation a le mérite de chercher un

véritable sens à la fuite de Junie, au lieu de s’en débarrasser au nom de banales «nécessités du dénouement»; elle empêche en revanche d’aperce-voir sa portée politique, en établissant une opposition absolue entre la pureté de l’«être humain» et de l’«Univers de Dieu», d’un côté, et «le monde barbare et sauvage des fauves de la politique et de l’amour» de l’autre. Mais l’indéniable dimension morale et religieuse de l’entrée de Junie chez les Vestales n’exclut pas une dimension politique – bien au contraire. Nous sommes peut-être trop persuadés de la sécularisation (ou rationalisation) moderne du politique pour pouvoir accepter la sacralisation de l’Etat qui caractérise aussi bien la Rome impériale que la France abso-lutiste. Or, dans Britannicus, tragédie politique, le sacré est entièrement lié à l’Etat; il n’y a d’autre éternité que celle de l’imperium, de Roma aeterna.

Dans un récent fascicule des PFSCL, Constant Venesoen a opportuné-ment rappelé le sens politique du récit d’Albine, révélateur d’une triple «déchéance du prince»: en voyant partir Junie, l’empereur comprend qu’il a perdu le soutien d’Auguste, celui du peuple et celui des dieux; c’est cela,

7 Judd D. Hubert, Essai d’exégèse racinienne: les secrets témoins, Paris: Nizet,

1956, p. 113.

8 Marcel Gutwirth, «Britannicus, tragédie de qui?», in: Racine – mythes et réalités,

éd. Constant Venesoen, Société d’Etude du XVIIe siècle / Université de Western

Ontario, 1976, p. 58.

(4)

plutôt que quelque désespoir amoureux, qui explique son désarroi final10.

Je ne veux pas ici refaire cette analyse, centrée sur l’évolution psychique de Néron, mais essayer de la compléter et de la préciser, non pas par une lecture purement intratextuelle, mais en ayant recours à d’autres textes, ap-paremment extérieurs à Britannicus mais susceptibles de jeter une lumière nouvelle sur cette scène aussi célèbre que méconnue.

Que l’on me pardonne un premier renvoi intertextuel tout narcissique, mais utile à la compréhension de ce qui suit: dans une communication pré-sentée au dernier congrès de Monopoli11, j’ai tenté de souligner, à l’aide

d’une analyse du couple Junie–Britannicus, la dimension politique, souvent négligée, des couples d’amoureux chez Racine, en précisant la place res-pective des deux amants dans la constellation dynastique de la tragédie: la «nièced’Auguste»,seuledescendantepure(car«pur-sang»)dufondateurde l’empire, apporte la caution décisive à la légitimité contestée et ambiguë du «fils de Claudius». Leur amour idyllique et pastoral, en apparence apoliti-que, coïncide avec l’utopie politique d’une réunion des deux «branches» de la dynastie julio-claudienne; leur alliance rétablirait une légitimité entière et délivrerait l’Etat de l’usurpation tyrannique et des cabales sanglantes, rendues possibles par les pratiques successorales de la Rome impériale.

Quant au feu éternel de Vesta, je l’avais alors considéré, naïvement, comme un simple symbole de cette continuité dynastique augustéenne incarnée par Junie (comparable à celui du phénix, symbole de la perpétuité dynastique des Bourbons12), sans être en mesure d’en saisir la valeur et

l’arrière-plan romains. Depuis, nullement latiniste mais piqué au jeu, je me suis livré à une enquête sur les significations historiques et les repré-sentations littéraires de Vesta et des Vestales, dans l’espoir de pouvoir préciser davantage le symbolisme politique du dénouement de Britannicus. Les pages qui suivent présentent les résultats de cette enquête, moyennant

10 Constant Venesoen, «Le dénouement de Britannicus: le sens du récit d’Albine»,

PFSCL XXI (1994), pp. 113-120. L’auteur a-t-il raison d’affirmer que «tout ce qui s’y passe se passe sous les yeux de Néron» (p. 116)? Si l’empereur «les voit partir» (= Junie et le peuple; v. 1747), rien ne prouve qu’il avait déjà vu Junie implorer la statue d’Auguste; et il n’a certainement pas assisté au début de la fuite de Junie, que seule Albine a pu observer.

11 «Politique du couple: amour réciproque et légitimité dynastique dans

Britanni-cus», in: Politica e letteratura in Francia nel Cinquecento e nel Seicento. Atti del Con-vegno internazionale, Monopoli, 28 settembre – 1 ottobre 1995. A cura di Giovanni Do-toli. Bari-Paris: Adriatica-Nizet, 1996 (Quaderni del Seicento francese, 12). A paraître.

12 Voir p.ex. Ralph E. Giesey, The Royal Funeral Ceremony in Renaissance

France, Genève: Droz, 1960, p. 192; Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris: Minuit, 1981, pp. 123-124.

(5)

beaucoup de citations, quelques italiques et – horribile dictu – un certain pédantisme bien teuton. Mon objectif est double: proposer une interpré-tation neuve, plus riche et plus satisfaisante, de la scène finale; et faire apparaître, pour une séquence textuelle restreinte mais capitale, le lien étroit entre imitation et invention dans l’écriture racinienne.

En effet, dans la grande édition Mesnard13, qui abonde pourtant en

notes identifiant les «sources» antiques des vers raciniens, pas une seule source n’est signalée pour la dernière scène de Britannicus, comme si elle était sortie tout armée de l’imagination de l’auteur. Mais en réalité le dénouement est, lui aussi, le lieu d’un extraordinaire travail d’imitatio (ou de «réécriture»), plus subtil et moins visible que dans les passages bien connus où Racine «copie» Tacite. L’effrayant génie créateur du poète s’exerce ici dans l’intégration (par assimilation, transposition, condensa-tion, contaminacondensa-tion, etc.) d’une multitude de références latines, dont je tâcherai de retracer quelques-unes. Une dernière clarification préliminaire s’impose: la question, pour moi, n’est pas de savoir si l’écrivain était lui-même pleinement conscient de tous ces rapports intertextuels et s’il voulait que ces rapports fussent perçus (reconnus en tant que citations, allusions, emprunts…) par les spectateurs ou par les lecteurs, par le grand public ou par les «connaisseurs» (P 2, p. 257), ce «petit nombre de gens sages auxquels [il s’] efforce de plaire» (P 1, p. 256). L’essentiel est de voir que le dénouement, dans sa «conception» structurale aussi bien que dans son «exécution» textuelle, semble fabriqué (forgé) à partir d’éléments divers provenant d’auteurs latins14. En fait, à travers les possibles emprunts

ponctuels à différentes œuvres individuelles, il s’agit du réemploi cohérent d’un seul «texte» (ou «discours») plus large: du mythe d’Auguste élaboré par les poètes augustéens eux-mêmes. Ce mythe d’Auguste, figure du monarque idéal, est omniprésent au XVIIe siècle15; ainsi, même un public

13 Paul Mesnard (éd.), Œuvres de Jean Racine, Paris: Hachette, 1865-1873 (Les

Grands Ecrivains de la France).

14 Les œuvres de Virgile, d’Ovide ou de Tacite dont est «rempli» Racine jouent

ainsi pour lui un rôle comparable à celui des florilèges qui, selon Bernard Beugnot, «proposent à l’écrivain une mémoire textuelle qui est, elle, décisive pour l’invention. Toute une population de formes, tout un bruissement de formulations et de thèmes vient habiter la mémoire et l’imaginaire de l’écrivain, offertes à la variation et à l’amplifi-cation, à la réécriture et à la recontextualisation» («Des Muses ouvrières: considérations sur les instruments de l’invention», in: Les Lieux de mémoire et la fabrique de l’œuvre, Actes de Kiel, éd. Volker Kapp, Tübingen: PFSCL, 1993 [Biblio 17, vol. 80], p. 31).

15 Omniprésence renforcée par l’intégration de ce mythe dans l’idéologie

absolu-tiste de Louis XIV, «plus auguste qu’Auguste»: cf. Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine, Paris: Minuit, 1981, pp. 67-68; Peter Burke, Louis XIV, Paris: Seuil, 1995, pp.

(6)

qui n’aurait fréquenté (au mieux) que Coëffeteau et Corneille, et non Ovide et Virgile, pouvait sans doute se reconnaître dans le dénouement de

Britannicus – à condition cependant d’être ouvert à sa portée politique et

de ne pas prendre une Vestale pour une simple religieuse.

Vesta et Auguste: d’Ovide à Racine

On me pouvait faire une difficulté qu’on ne m’a point faite. Mais ce qui est échappé aux spectateurs pourra être remarqué par les lecteurs. C’est que je fais entrer Junie dans les vestales, où, selon Aulu-Gelle, on ne recevait personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection, et j’ai cru qu’en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l’âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l’âge pour le consulat tant de grands hommes qui avaient mérité ce privilège. (P 1, pp. 256-257)

Dans ce passage de la première préface, Racine reconnaît lui-même que la réception de Junie parmi les Vestales implique une entorse à la vérité historique. Aussi l’abbé Dubos, cet inexorable censeur de tout péché contre l’Histoire, avait-il beau jeu de critiquer l’invraisemblance du dénouement et de dénoncer la «dispense d’âge» imaginée par l’auteur comme un «événement ridicule par rapport à ce tems-là, où le peuple ne faisoit plus les loix»16.

Pourquoi Racine, dans une pièce par laquelle il tentait de s’imposer, face à Corneille, comme dramaturge historique et peintre fidèle de l’Anti-quité romaine, s’est-il donc délibérément exposé aux critiques par une telle inexactitude historique – autrement dit: pourquoi faut-il absolument que Junie devienne Vestale?

Un premier élément de réponse vient aussitôt à l’esprit: on sait que les prêtresses de Vesta sont des «vierges» (v. 1744) obligées de rester chastes pendant les trente années de leur office, sous peine d’être enterrées vi-vantes. Dès le XVIIe siècle en effet, le mot «Vestale» pouvait désigner, par

192-194. – En raccourci, je propose le parallèle suivant: comme Racine l’écrivain imite, littérairement, Virgile et Ovide, Louis XIV le monarque imite (et surpasse), politique-ment, Auguste; c’est cette double imitatio qui fonde la «lisibilité» (à la fois littéraire et politique, antique et moderne, romaine et française) du texte racinien, indépendamment de la perception des rapports intertextuels précis.

16 Réflexions critiques sur la poësie et sur la peinture, 7e édition, Paris: Pissot,

(7)

antonomase, une «Fille fort-sage & fort-retirée»17. La maison des Vestales

semble donc un refuge convenable pour cette «Vierge Consolatrice»18,

l’amante chaste et vertueuse de Britannicus. Cette explication est certaine-ment suffisante à un premier niveau, si l’on considère le destin de Junie comme l’histoire individuelle et privée d’une jeune fille malheureuse.

Mais il y a bien plus. Si Racine a choisi de vouer Junie à Vesta, c’est parce qu’il savait (mieux que les critiques chicaneurs et une partie des spectateurs) l’importance des Vestales pour l’Etat romain et qu’il tenait à manifester, dans le dénouement de sa pièce, une foncière fidélité à la Rome d’Auguste et d’Ovide.

Jouons les «connaisseurs». Au XVIIe siècle, les sources d’informations

sur le culte de Vesta ne manquaient point. Le seul auteur que Racine nomme dans ses préfaces est Aulu-Gelle, dont les Nuits attiques (I, 12) donnent des précisions sur le mode de sélection (la «prise») et le statut juridique des vierges vestales. Mais il suffisait de consulter les Antiquités

romaines (II, 64-69) de Denys d’Halicarnasse pour trouver de plus amples

renseignements sur ce culte. En 1603, Juste Lipse, le célèbre humaniste flamand (dont Racine a sûrement consulté l’édition des œuvres de Tacite), avait même publié un traité de 50 pages De Vesta et Vestalibus, rassem-blant en quinze chapitres les nombreuses mentions de Vesta éparpillées dans les textes antiques et examinant les points qui prêtent à discussion19.

17 Pierre Richelet, Dictionnaire françois (1680), s.v. Vestale. – Dans le dictionnaire

de Cotgrave (1611) figurent uniquement le nom propre et la comparaison avec les reli-gieuses chrétiennes: «Vestales: The Vestall virgines, the Nunnes of the Heathenish Romans». Comment s’est fait l’élargissement du sens au cours du XVIIe siècle? Une

recherche par Internet dans le vaste corpus de l’ARTFL (merci à Christian Allègre et Max Vernet!) permet d’avancer du moins quelques hypothèses. Les Vestales ont appa-remment été popularisées par l’Astrée, car dans la religion mixte du Forez du Ve siècle

les vierges druides avoisinent les vierges vestales: le roman de d’Urfé contient en effet 43 occurrences de «vestale(s)», sur un total de 86 pour la période 1600–1670 (dont 13 chez Coëffeteau). C’est sans doute par référence à l’Astrée qu’il faut comprendre les vers de Dorise dans le Clitandre de Corneille, tragi-comédie pastorale: «Souffrez que pour pleurer mes actions brutales, / Je fasse ma retraite avecque les Vestales» (vv. 1569-1570). Le sens figuré apparaît le plus nettement chez les satiriques, dans un contexte misogyne et anti-pastoral: ainsi, chez d’Esternod, en 1619: «Cependant cette putain sale / Faisait de sa vierge vestale»; chez Du Lorens, en 1646: «Je supporte aisé-ment que cette putain sale / Soit la sainte n’y touche et fasse la vestale». Le mot «vestale(s)» n’est guère attesté pour les années 1650–1674: quatre occurrences seule-ment, dont celle que contient Britannicus.

18 Roland Barthes, Sur Racine, Paris: Seuil, 1963, p. 87.

19 Iusti Lipsi De Vesta et Vestalibus Syntagma, Antverpiae: Ex Officina

(8)

Sans entrer dans les controverses érudites, voici, in nuce, l’essentiel20:

Vesta est la déesse non pas du foyer domestique, mais du foyer du peuple romain; elle apparaît comme une déesse tutélaire de l’Etat. L’entretien de la flamme sacrée est une tâche pour ainsi dire «nationale», accomplie

pro populo Romano Quiritibus, pro salute civitatis; l’extinction de la

flamme est considérée comme le pire des présages, annonçant la destruc-tion de la Cité. Cette extrême importance du feu de Vesta explique les règles de conduite rigoureuses imposées aux Vestales; celles-ci ne sont pas des religieuses cloîtrées dans un couvent, mais des prêtresses qui exercent une influence considérable dans les affaires publiques. Elles possèdent des privilèges spéciaux et jouissent d’un statut éminent: au théâtre, elles oc-cupent des places d’honneur; dans les rues, un licteur porte devant elles les faisceaux21.

Vesta et les Vestales remontent aux origines mythiques de Rome. Selon certaines légendes, Romulus et Remus seraient les fils de la Vestale Rhea Silvia (que Virgile appelle Ilia: Enéide, I, 273-274), violée par Mars pen-dant qu’elle dormait. D’autres auteurs rapportent que c’est le deuxième roi, Numa, souverain pacifique et législateur, qui aurait institué le culte et édifié sur le Forum, à côté de sa Regia, le sanctuaire rond de la déesse.

Vesta et ses prêtresses apparaissent aussi dans l’Agrippina (1665) de Daniel Casper von Lohenstein, le «Sénèque allemand» (qui, à la différence de Racine, étale son éru-dition dans des notes copieuses), dans laquelle figure un chœur de vierges vestales: la flamme sacrée s’éteint parce que Néron a violé la Vestale Rubria (comme le rapporte Suétone), puis se rallume quand Rubria offre de se sacrifier pour sauver Rome. Comme chez Racine, la piété des Vestales, dévouées au salut public, contraste avec la «Geilheit» de Néron; en profanant le sanctuaire de Vesta qu’Enée avait sauvée de l’incendie de Troie, l’empereur fait revenir à Rome «Trojens Graus’ und Flamme».

On connaît par ailleurs la fortune postérieure de la figure pathétique de la Vestale, amoureuse et menacée d’être enterrée vivante, dans l’opéra, avec notamment La Vestale de Gaspare Spontini (1807; paroles de Victor-Joseph Etienne de Jouy).

20 Pour des synthèses modernes sur le culte de Vesta, voir Angelo Brelich, Vesta,

Zürich: Rhein-Verlag, 1949, et Carl Koch, «Vesta», in: RE (Paulys Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft), t. VIII (1958), col. 1717-1776.

21 «Leurs fêtes étoient autant de jours de triomphe. Elles vivoient d’ailleurs dans le

grand monde avec magnificence. Elles étoient placées avec la premiere distinction, à toutes les especes de jeux publics […] Aucune d’elles ne montoit au capitole qu’en une litiere, & avec un nombreux cortege de leurs femmes & de leurs esclaves. Rien ne toucha davantage Agrippine que la permission qu’elle obtint de Néron, de jouir de la même grace. En un mot, nos religieuses n’ont aucun des honneurs mondains dont les vestales étoient comblées.» Jaucourt, «Vestale», in: Encyclopédie, t. XVII (1765), pp. 216-217 (sur Agrippine usurpant les honneurs dûs aux Vestales, cf. Brit., vv. 85-86).

«La Vestale était la fille de l’Etat. La vierge chrétienne est la fille de Dieu.» Abbé Elisée Lazaire, Etude sur les Vestales (1890), rééd. Puiseaux: Pardès, 1986, p. 337.

(9)

Dans celui-ci sont conservés, à côté de la flamme éternelle, des objets sacrés et secrets (dont le palladium troyen) que l’on tient pour les pignora

imperii, gages de la souveraineté romaine, garants de la survie de l’Etat. Le

temple de Vesta constitue ainsi un lieu fondateur, un «lieu de mémoire» par excellence, le foyer de l’identité collective de la res publica. S’il faut à tout prix lui trouver un équivalent français et chrétien, oublions le «couvent»: le sanctuaire de Vesta ressemble bien plutôt – mutatis mutandis et cum grano salis! – à ce que signifie pour la monarchie française l’abbaye de Saint-Denis, nécropole des rois et entrepôt des insignes sacrés du pouvoir royal, c’est-à-dire «le centre mystique du royaume»22.

On comprend dès lors qu’Auguste, pour masquer la rupture que repré-sente de facto le «nouveau régime» du principat et pour enraciner celui-ci dans le passé républicain, se montre soucieux de se réclamer de cette déesse qui symbolise la perpétuité des traditions romaines. Dans la poli-tique religieuse du princeps, destinée à légitimer et sacraliser sa puissance quasi-monarchique, le culte de Vesta joue en effet un rôle important23. En

rétablissant les mores maiorum et les cultes traditionnels, Auguste accorde un soin tout particulier aux Vestales; Suétone lui-même le souligne:

Il accrut le nombre, le prestige, mais aussi les prérogatives des prêtres, particulièrement des Vestales; comme le décès de l’une d’entre elles imposait le choix d’une remplaçante, voyant beaucoup de citoyens faire des démarches pour ne point soumettre leurs filles au tirage, il jura que, «si l’une ou l’autre de ses petites-filles avait eu l’âge conve-nable, lui-même l’aurait offerte»24.

Bien que Junie, fille d’une arrière-petite-fille d’Auguste, n’ait pas non plus «l’âge convenable», Racine, au prix d’une petite entorse à la vérité histo-rique, la dispense de cette condition pour pouvoir «offrir» son personnage à Vesta: grâce à la liberté de la poésie, Junie réalise le souhait de son trisaïeul et va «remplir le nombre des vestales» (v. 1076).

Mieux que la prose des historiens, une œuvre poétique exprime cette importance de Vesta pour le régime d’Auguste: les Fasti d’Ovide. Georges

22 Colette Beaune, «Les sanctuaires royaux», in: Les Lieux de mémoire, sous la

direction de Pierre Nora, II: La Nation, t. 1, Paris: Gallimard, 1986, p. 85.

23 Voir p.ex. Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, München: Beck,

1987, p. 210.

24 Suétone, Divus Augustus, XXXI; in: Vies des douze Césars, texte établi et traduit

par Henri Ailloud, t. I, Paris: Les Belles Lettres, 1967, p. 89. – Suétone signale aussi que le testament d’Auguste «avait été déposé chez les Vestales» (Divus Augustus, CI, éd. citée, t. I, p. 148; cf. Tacite, Annales, I, 8).

(10)

May a jadis étudié les affinités entre Ovide et Racine, en se limitant à leur représentation de la passion amoureuse25. Rappelons quelques faits

biogra-phiques bien connus: le jeune Jean Racine, qui se plaisait à comparer son «exil» d’Uzès à celui d’Ovide chez les Scythes, avait auparavant projeté une pièce consacrée aux Amours d’Ovide; à cette occasion, il s’était do-cumenté avec son perfectionnisme habituel: «j’ai lu et marqué tous les ouvrages de mon héros»26.

Ovide n’est pas seulement le poète de l’amour, de l’exil et des méta-morphoses: avec les Fasti, il a écrit un grand poème didactique, expliquant et illustrant de façon poétique les nombreuses fêtes religieuses et publiques que comprend le calendrier romain. Quelles que soient les intentions pro-fondes du poète lui-même27, son œuvre reflète de façon ostentatoire la

politique religieuse d’Auguste: «A d’autres de chanter les armes de César, mon rôle est de chanter les autels de César» (I, 13)28. Ainsi, le poème est

«an important contemporary witness to late Augustan ideology and dynastic politics [...] It is the Fasti which contains the essential features, hitherto obscured, that were at the heart of the transformation, in religious terms, from Republic to Monarchy.»29

Vesta figure à plusieurs reprises dans les Fasti, non seulement à l’occa-sion du 9 juin, jour des Vestalia, qui donne lieu à un long développement (VI, 249-472). Les nombreuses références à la déesse montrent que la «new mythology» augustéenne cherche à établir entre Vesta et Auguste un

25 D’Ovide à Racine, Paris-New Haven: PUF-Yale University Press, 1949.

26 Racine, Œuvres complètes, éd. Raymond Picard, t. II, Paris: Gallimard, 1966

(Bibliothèque de la Pléiade), p. 397 (ici comme partout ailleurs, c’est moi qui souligne).

27 Les latinistes modernes semblent divisés sur la question du sens «augustéen» ou

«anti-augustéen» des Fasti, et sur celle, corollaire, du rôle que joue cette œuvre dans l’énigmatique relégation du poète par Auguste; selon certains, le style ironique et irrévérencieux de nombreux passages trahirait une distanciation, voire une critique implicite du régime d’Auguste. Cf. A.W.J. Holleman: «Heute ist man nicht mehr so schnell bereit, dieses Werk als Äußerung einer “Bekehrung” zur Linie der auguste-ischen Ordnung aufzufassen, wie dies lange Zeit der Fall war» («Zum Konflikt zwi-schen Ovid und Augustus», in: Saeculum Augustum, éd. Gerhard Binder, t. II: Religion und Literatur, Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988, p. 386).

28 Ovide, Les Fastes, texte établi, traduit et commenté par Robert Schilling, Paris:

Les Belles Lettres, 1992-93. – «César» désigne ici Auguste.

29 Geraldine Herbert-Brown, Ovid and the «Fasti». An Historical Study, Oxford:

Clarendon Press, 1994, pp. VIII et 214. – «Die Fasten ordnen sich also ihrem Sujet nach zwanglos in die augusteische Kulturpolitik ein und sind wohl auf allerhöchste Anregung entstanden» (Dietmar Kienast, Augustus: Prinzeps und Monarch, Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1982, p. 249).

(11)

rapport intime et sacré, une véritable relation de parenté associant la nouvelle dynastie de la gens Julia au feu éternel qui remonte aux origines de Rome30. Ce rapport apparaît le plus clairement dans les vers consacrés

au 6 mars, jour qui commémore la désignation d’Auguste comme pontifex

maximus et sacerdos Vestae:

La divinité éternelle de César préside au feu éternel: tu vois ainsi associés les deux gages de notre souveraineté. [...] Vesta, protège la tête de ton parent. Feux qu’il anime de sa main consacrée, votre vie fait notre bonheur. Restez en vie sans jamais vous éteindre, flammes et prince: telle est ma prière. (III, 421-428)

Ignibus aeternis aeterni numina praesunt Caesaris: imperii pignora iuncta vides. [...] cognatum, Vesta, tuere caput!

Quos sancta fovet ille manu, bene vivitis, ignes. Vivite inextincti, flammaque duxque, precor.

Cette association entre Auguste et Vesta en tant que pignora imperii, ga-rants du bonheur perpétuel de Rome, élucide la logique symbolique qui sous-tend le chemin de Junie, passant de la statue de l’aïeul au sanctuaire de Vesta: la «nièce d’Auguste» (v. 244), le «reste de [sa] race» (v. 1732), survit, protégée par la déesse, pour garder désormais «le dépôt précieux / Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux» (vv. 1745-1746). La dépositaire du sang d’Auguste devient la gardienne fidèle du foyer du peuple romain, la continuatrice de cette tradition immémoriale cultivée «depuis tant d’années» (v. 1743). Le dénouement de Britannicus répond non seulement au souhait d’Auguste transmis par Suétone, mais encore à la prière d’Ovide exprimée dans les Fasti.

Avant de suivre de plus près le parcours de Junie, oserai-je aller un peu plus loin dans l’exégèse symbolique à laquelle nous convie ce passage? Si Ovide présente Auguste et Vesta comme des «parents», c’est en vertu de leur origine troyenne: sur «le foyer iliaque» veille «un prêtre de la lignée d’Enée» (III, 418-425). Ovide reprend ici la légende inventée, une généra-tion auparavant, par Virgile dans son Enéide: tout comme Auguste est censé descendre de Julus/Ascanius (fils d’Enée), Vesta elle-même viendrait en effet de Troie. «On reconnaît là une volonté d’enraciner dans le plus lointain passé une déesse à qui les Romains rattachaient leur continuité

(12)

nationale et pour qui Auguste avait une vénération particulière»31. Pendant

cette nuit cruelle qui décide du destin du peuple troyen, l’ombre d’Hector apparaît en songe à Enée et lui enjoint de se sauver:

«Troie te confie ses choses saintes et ses Pénates, prend-les comme compagnons de tes destins, pour eux cherche une ville qu’au terme, après de longues erreurs sur toutes les mers, tu instaureras, grande.» Ainsi dit-il et des profondeurs du sanctuaire il apporte dans ses mains les bandelettes, la puissante Vesta et le feu éternel. (Enéide, II, 293-297)

Comment ne pas penser ici à la manière dont Hector confie Astyanax à Andromaque: «ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage» (v. 1017), à la manière dont Andromaque elle-même remet son fils à Céphise: «Je confie à tes soins mon unique trésor [...] l’espoir des Troyens» (vv. 1103-1105)? Vesta et Astyanax apparaissent tous les deux comme les «gages» d’une perpétuité nationale et dynastique, reliant le passé troyen à un avenir glorieux. Si l’Enéide rattache Rome à Troie, Andromaque fait appel à la variante française de cette légende troyenne: alors qu’Enée et Vesta se trouveraient à l’origine de la grandeur de Rome sous Auguste, descendant d’Enée, c’est Astyanax qui serait le «fondateur de notre monarchie»: «qui ne sait que l’on fait descendre nos anciens rois de ce fils d’Hector?»32

Astyanax, Vesta et Auguste font tous partie de la préhistoire mythique de la monarchie française, qui se voudrait à la fois l’héritière de Troie et celle de Rome. Entre le monde mythologique d’Andromaque et l’univers historique de Britannicus, la rupture est moins grande qu’il ne semble: à Buthrot comme à Rome, Racine met en scène les menaces qui pèsent sur la survie de l’héritage troyen; il poursuit ainsi son exploration dramatique de

31 Jacques Perret, «Notes complémentaires», Enéide, Livres I-IV, Paris: Les Belles

Lettres, 1992, p. 160. Pour une étude comparative du thème troyen chez Virgile et chez Ovide, voir Robert Schilling, «Introduction» à son édition des Fastes, pp. XXVIII-XLI.

32 Seconde préface d’Andromaque, p. 132. Depuis quelques années, la critique se

montre plus attentive à la dimension dynastique, voire «nationale» de cette pièce; voir p.ex. Georges Couton, «Pour sauver Astyanax», in: L’Art du théâtre, Mélanges en hommage à Robert Garapon, Paris: PUF, 1992, pp. 263-275, et Patrick Dandrey, «Le dénouement d’Andromaque ou l’éloge de la régence», in: «Diversité, c’est ma devise», Mélanges pour Jürgen Grimm, Tübingen: PFSCL, 1994 (Biblio 17, vol. 86), pp. 135-145. Dandrey, tout en présentant Andromaque, métaphoriquement, comme «la vestale d’un culte funèbre [qui se mue] en prêtresse et prophétesse de la résurrection dynastique des lignées d’Hector et de Pyrrhus» (p. 139; je souligne), n’établit pas de lien avec le dénouement de Britannicus. – Sur le rapport entre Troie, Buthrot et Rome, cf. Enéide III, 500-505; on sait que, selon Racine, «tout le sujet» d’Andromaque vient de ce troisième chant de l’Enéide (préfaces d’Andromaque).

(13)

la «mythistoire» de Louis-Auguste33, commencée dès Alexandre le Grand.

Le récit d’Albine

Suivons maintenant le récit d’Albine et faisons jouer les textes entre eux, sous l’impulsion du démon de l’analogie et du rapprochement34. Mon

intention n’est pas de répertorier les «sources» antiques de cette scène, ni d’analyser de façon systématique les différents types de relation inter-textuelle qui s’y trouvent, mais de mettre à contribution les auteurs latins pour réactiver le potentiel sémantique (culturel, historique, politique) contenu dans les vers raciniens. Je n’hésiterai pas à entrer parfois dans les détails textuels, car cette scène mérite en effet qu’«on l’écoute […] avec autant d’attention qu’aucune fin de tragédie» (P 1, p. 255).

Le récit d’Albine commence par la négation du suicide. «Quoi? Junie elle-même a terminé sa vie?», demande Agrippine (v. 1720) – non, ce n’est pas par la mort que Junie s’est dérobée à Néron: «Pour accabler César d’un éternel ennui, / Madame, sans mourir elle est morte pour lui» (vv. 1721-1722). Et pourtant, Agrippine – et le public – étaient en droit de s’attendre au suicide de Junie, issue tragique et romaine par excellence: à l’annonce de la mort de Britannicus, son amante avait quitté la scène en disant qu’elle allait «le secourir, si je puis, ou le suivre» (v. 1615). En plus, les exempla dans sa famille ne manquent pas: «éloigné de l’hymen d’Octavie / Le frère de Junie abandonna la vie» (vv. 63-64); ce Silanus-là «marqua de son sang ce jour infortuné» (v. 1142), et les autres n’avaient pas été plus heureux35.

Pour mieux apprécier le sort de Junie, il convient de le comparer avec celui de deux héroïnes précédentes de Racine. Dans la Thébaïde, Antigone, après la mort d’Hémon, choisit le suicide pour rester fidèle à son amant et pour fuir Créon, cet «amant odieux» (v. 1479) qui l’invite à régner avec lui – situation analogue à celle de Junie, issue différente36. Dans Andromaque,

33 Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine, pp. 66-92.

34 Libre à chacun, bien entendu, de juger de la validité et de la pertinence de ces

rapprochements, et de spéculer sur ce qui s’est passé «réellement», au XVIIe siècle,

«entre» ces textes, dans la «conscience» de l’auteur ou dans celle du public.

35 Sur le destin des Junii Silani, exterminés par Agrippine et Néron pour des raisons

dynastiques, voir ma «Politique du couple» (citée ci-dessus, note 11): n’oublions pas que Racine, fidèle à Tacite, présente Junie comme le «seul reste du débris d’une illustre famille» (v. 556) et qu’elle «vit presque en naissant éteindre sa famille» (v. 612).

36 L’analogie est encore plus frappante si l’on considère la première version de

Britannicus: dans celle-ci, la scène V, 6 montre Néron poursuivant Junie de «tous les soins que la tendresse inspire», à l’instar de Créon courtisant Antigone après la mort d’Hémon (La Thébaïde, vv. 1391-1421). Si Créon n’est certes pas lui-même l’auteur de

(14)

la veuve d’Hector avait annoncé qu’elle se suiciderait pour sauver sa vertu et rester fidèle à son époux (vv. 1077-1100) – or, au dénouement on apprend qu’au lieu de se tuer, elle prend la succession de Pyrrhus, est traitée «en reine» par «tout le peuple assemblé» et semble vouloir venger à la fois Hector et Pyrrhus (vv. 1586-1592).

Si Racine, contre toute attente, sauve Junie du suicide choisi par Anti-gone, c’est pour qu’elle puisse, comme Andromaque, assumer avec éclat un rôle politique. Ces deux femmes doivent sacrifier, si j’ose dire, la com-modité d’une glorieuse mort privée à l’illustre charge d’une fonction pu-blique nécessaire à l’Etat. Le parallèle que le dramaturge établit dans ses préfaces entre le sacerdoce des Vestales et le consulat n’est peut-être pas tout à fait gratuit: alors que «tant de grands hommes» (P 1, p. 257; P 2, p. 259) peuvent être élus consuls, pour une femme romaine, à moins d’être l’épouse ou la mère de l’empereur, devenir prêtresse de Vesta est en effet le seul moyen d’être élevée à une dignité officielle dans la res publica. La descendante d’Auguste était destinée à devenir impératrice aux côtés de Britannicus (vv. 643-644); l’usurpation et le meurtre l’amènent à devenir Vestale. Junie ne meurt ni ne «meurt au monde»37: elle meurt pour Néron,

mais elle vit pour Rome, pour entretenir le feu éternel. Vivite inextincti. Pour arriver au temple, il reste du chemin à faire; en voici le début:

Vous savez de ces lieux comme elle s’est ravie:

Elle a feint de passer chez la triste Octavie (vv. 1723-1724).

Ces vers rappellent les toutes premières paroles de Junie dans la pièce: «Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur: / J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur» (vv. 529-530). Entre-temps, pendant cette journée passée au palais, elle a dû apprendre, douloureusement, que pour survivre à la cour il faut sacrifier la «sincérité» et s’exercer en «l’art de feindre» (vv. 639-642); afin de se dérober à ce «séjour étranger» qu’est la cour de Néron, elle doit utiliser les moyens de cette cour, c’est-à-dire dissimuler

la mort d’Hémon, il en est néanmoins co-responsable, puisqu’il a provoqué le combat fatal à son fils; la comparaison Créon–Néron me semble intéressante à maints égards.

37 «Junie entre en religion, c’est-à-dire qu’elle meurt au monde» (Georges Couton,

«Britannicus, tragédie des cabales», in: Mélanges d’histoire littéraire [XVIe-XVIIe

siècle] offerts à Raymond Lebègue, Paris: Nizet, 1969, p. 275). – Cf. Michael Edwards: «Bien qu’elle survive à la crise tragique elle sort en quelque sorte de l’existence, à l’en-contre d’Andromaque qui triomphe en reine» (La Tragédie racinienne, Paris: La Pensée universelle, 1972, p. 152); à Rome, Junie ne peut triompher en reine: elle triomphe en Vestale. – Pour Junie, entrer chez les Vestales ne revient surtout pas à «s’enterrer vivante» (René Pommier, Etudes sur «Britannicus», p. 156), à moins qu’on ne suppose que son vœu de chasteté ne fera pas long feu…

(15)

(cf. vv. 1521-1526).

Junie n’est pas seule à faire cet apprentissage de la dissimulation: «Octavie, elle aussi, bien qu’elle fût encore jeune et sans expérience, avait appris à cacher douleur, affection, et tous ses sentiments.»38 Le personnage

qui sort du palais impérial, ce n’est pas Junie, mais Junie-Octavie: en pas-sant, le personnage de Junie a endossé celui de la triste Octavie, comme pour l’emporter dans sa fuite et la sauver de son destin futur. Plus précisé-ment, la mention incidente du nom de l’épouse de Néron fonctionne comme un marker intertextuel subtil: avec ce passage feint de Junie chez Octavie, l’auteur nous signale que son texte va réellement faire un petit détour par Octavia – cette tragédie pseudo-sénéquienne qui met en scène la mort de la sœur de Britannicus, répudiée par Néron au profit de Poppée. Léon Herrmann et Ronald Tobin ont mis en évidence les rapports, nom-breux et importants, qui relient Britannicus à Octavia, parmi lesquels les ressemblances entre la Junie de Racine et l’héroïne de la pièce latine39.

Octavie, comme Junie, quitte le palais; sa répudiation provoque une sédi-tion de la foule vite réprimée par les soldats de Néron.

Avant d’examiner les circonstances et l’issue de cette intervention du peuple dans Britannicus, différentes de celles dans Octavia, suivons avec Albine le parcours de Junie, pas à pas, mot pour mot:

Mais bientôt elle a pris des chemins écartés, Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.

Des portes du palais elle sort éperdue. (vv. 1725-1727)

La protagoniste d’Octavia parle ainsi: «Hâte-toi de porter loin de cette demeure tes pas: quitte le sanglant palais du prince!»40 Cette sortie

préci-pitée d’Octavie répète elle-même une autre fuite retracée dans un passage

38 Tacite, Annales, XIII, 16; texte présenté, traduit et annoté par Pierre Grimal,

Paris: Gallimard (folio), 1990, p. 312 – il s’agit précisément des réactions à l’empoi-sonnement de Britannicus (cf. Brit., vv. 1633-1636), auquel assistait Octavie.

39 Léon Herrmann, «Octavie source de Britannicus», Bulletin de l’Association

Guillaume Budé 7 (avril 1925), pp. 15-28; Ronald W. Tobin, Racine and Seneca, Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 1971, pp. 102-104, 152-155. Pour Tobin, les «verse reminiscences» s’arrêtent au vers 1690; Herrmann ne signale pas non plus les vv. 1726-1727 de Britannicus, mais souligne que la scène finale contient «quel-ques réminiscences d’Octavie dans le récit de la sédition où périt Narcisse» (p. 27). – N’en déplaise à Sainte-Beuve, ce soulèvement du peuple en faveur d’Octavie est d’ailleurs attesté par Tacite: Annales, XIV, 59-61.

40 vv. 667-668: «Propera tectis efferre gradus, / linque cruentam principis aulam»

(Pseudo-Sénèque, Octavie, in: Sénèque, Tragédies, t. II, texte établi et traduit par Léon Herrmann, Paris: Les Belles Lettres, 1967, p. 241).

(16)

antérieur de la pièce: après les intrigues meurtrières d’Agrippine entraînant la mort de Silanus pour permettre le mariage entre Néron et Octavie, c’est

Pietas qui abandonne le palais: «C’est alors que la sainte et pieuse

Affec-tion porta hors de ce palais ses pas tremblants en laissant la place libre à la sauvage Erinys qui y entra avec le malheur.»41 Pietas – la soumission

reli-gieuse et affectueuse à l’égard des parents, de la patrie et des dieux – est la vertu augustéenne par excellence, incarnée par le pius Aeneas de Virgile. Junie-Octavie sortant du palais personnifie cette pietas Augusta qui, après la mort de Britannicus, se sépare définitivement du tyran, dorénavant livré à un avenir sauvage et funeste, poursuivi par les «furies» (v. 1683).

Il est donc logique qu’aussitôt sortie de la cour, Junie retrouve son aïeul: «D’abord elle a d’Auguste aperçu la statue» (v. 1728). Statue de marbre, évidemment, car on connaît la fameuse boutade d’Auguste qui, fier d’avoir embelli Rome, se vanta «de la laisser en marbre, après l’avoir reçue en briques»42 – allusion incorporée dans un alexandrin magnifique, d’une

poésie et d’un pathétique tout raciniens: «Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds» (v. 1729). Pour un valet de comédie, «ce serait être fou que d’aller parler à une statue»43; mais Junie est une héroïne tragique:

41 vv. 160-162: «Tunc sancta Pietas extulit trepidos gradus / vacuamque Erinys

saeva funesto pede / intravit aulam» (éd. citée, p. 221). – Il me semble que Racine s’emploie ici à «traduire» moins le sens que les sonorités des expressions latines: propera – précipités; trepidos – éperdue. L’allitération prononcée en p (et pr) des vv. 1726-1727 paraît comme produite par le modèle romain et se prolonge en effet dans chacun des vers suivants («aperçu, pleurs, pieds, pressants, prince, par, protège, palais, pût, après, parjure, pour, pure, prince, partager, peuple, cependant, parts, presse, pleurs, plaignant, prend, appui» etc.).

42 Suétone, Divus Augustus, XXVIII (éd. citée, t. I, p. 86). On se souvient que Guez

de Balzac, dans sa célèbre lettre à Corneille, s’inspira de cette phrase pour louer l’auteur de Cinna: «Aux endroits où Rome est de brique, vous la rebâtissez de marbre.»

43 Molière, Dom Juan, III, 5; la statue du Commandeur est en marbre (Sganarelle:

«Ah!quecelaestbeau!Lesbellesstatues!lebeaumarbre!»),cequifaitdireàDomJuan: «Parbleu!levoilàbon,avecsonhabitd’empereurromain!».Curieuseanalogie:en1665, l’impie Dom Juan, après avoir provoqué la statue du Commandeur, meurt («un feu invi-sible me brûle»; V, 6); en 1669, la pieuse Junie, après avoir imploré la statue d’Au-guste, est sauvée (vouée au «feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux»); dans les deux cas, parler à une statue amène un dénouement de feu, caractérisé par une certaine justice poétique. Simple coïncidence, due à la reprise de motifs traditionnels (la statue comme figure du destin ou instrument de la justice divine) – ou indice d’un rapport plus substantiel entre Dom Juan et Britannicus? Au fait, Néron n’essaie-t-il pas de jouer le rôle du séducteur, n’est-il pas lui aussi un «grand seigneur méchant homme» qui, jaloux du bonheur d’un «couple d’amants», trouve «un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence» (I, 2), qui feint de se rendre aux remontrances de sa mère comme Dom Juan à celles de son père (V, 2)? Et l’honnête Burrhus ne réincarnerait-il pas, transposé

(17)

pour elle, c’est agir pieusement et raisonnablement que d’aller embrasser la statue et, les yeux mouillés de larmes, implorer Auguste. Ses paroles, pleines de tristesse majestueuse, sont une véritable prière, non aux dieux en général, mais à Divus Augustus, en qui fusionnent le politique et le sacré: «Prince, […] Protège en ce moment le reste de ta race» (vv. 1731-1732), prière terminée par un vœu: «Prince, je me dévoue à ces dieux immortels / Dont ta vertu t’a fait partager les autels» (vv. 1737-1738). Junie se voue aux dieux pour ne pas être «parjure» à Britannicus, «pour lui conserver une foi toujours pure» (vv. 1735-1736) – fidélité à la fois amoureuse et politi-que, qui concerne l’amant aussi bien que le prétendant légitime à l’empire, le seul qui aurait pu «ressembler» (v. 1734) à Auguste et continuer son hé-ritage. La fidélité de Junie à son amant se double d’une fidélité à son aïeul. C’est pendant que Junie prononce ces vers, aux pieds de la statue du Prince-Dieu où elle fait station, qu’accourt le peuple romain:

Le peuple cependant, que ce spectacle étonne, Vole de toutes parts, se presse, l’environne, S’attendrit à ses pleurs […] (vv. 1739-1741)

Quelle est donc la relation exacte entre la prière de Junie et l’apparition du peuple? Soucieux de garantir la vraisemblance de l’action, Racine rend possible une explication en termes purement humains, affectifs: ainsi, les Romains viennent protéger Junie parce que ses pleurs les «étonnent» et les «attendrissent» (je reviendrai sur l’aspect proprement théâtral de cette scène), comme dans Octavia la foule révoltée manifeste spontanément son affection pour Octavie. Mais on peut expliquer autrement cette miraculeuse intervention du peuple: entre les paroles de Junie et le surgissement de la foule, le lien causal n’est pas direct; il passe par Auguste, qui exauce la prière de sa descendante et inspire le peuple pour qu’il la protège. Une constellation actantielle presque identique se retrouve dans le dénouement de Phèdre: le récit de Théramène ne dit pas explicitement que le monstre marin a été envoyé par un dieu, et pourtant nous savons que son apparition est due à Neptune exauçant la prière de Thésée: «Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux père» (v. 1073). Hippolyte, à peine sorti des «portes de Trézène», meurt, près du «temple voisin», à cause de l’apparition sou-daine d’un «monstre furieux» envoyé par le «dieu vengeur» qu’avait im-ploré Thésée (Phèdre, vv. 1498, 1526, 1516, 1160). Junie, à peine sortie des «portes du palais», est sauvée pour survivre dans le «temple» (Brit., vv. 1727, 1743), grâce à l’apparition soudaine du peuple – envoyé par le dieu

dans le registre sérieux et tragique, ce raisonneur naïf qu’est Sganarelle, importunant de ses «sottes moralités» cet «abominable maître» qu’il est «obligé de servir» (IV, 1; I, 3)?

(18)

protecteur qu’elle vient d’implorer. Indomptable et impétueux comme un monstre, le peuple44 ne saurait former lui-même une volonté unie; il n’agit

pas spontanément, mais obéit aux inspirations d’une force transcendante, pour le meilleur ou pour le pire. Dans Britannicus, cette force transcen-dante n’est pas quelque dieu caché accordant une grâce imméritée et im-prévisible; cette force est Divus Augustus, dont la statue est constamment présente au milieu de Rome, et qui répond à la prière de la vertueuse Junie.

Je ne me risquerai pas à une classification théologique de cette scène et me borne à constater qu’ici encore, Racine suit Ovide. Nul ne niera que l’auteur des Plaideurs a lu «dans la… dans la… Métamorphose»45; à la fin

des Métamorphoses, le poète s’adresse aux dieux (parmi lesquels «la Vesta des Césars») pour les invoquer ainsi:

retardez, reculez au delà des limites de ma vie le jour où Auguste, ayant quitté le monde qu’il gouverne, montera au ciel et exaucera de loin les prières des mortels46.

Dans Britannicus, Auguste est mort depuis longtemps; monté au ciel, par-tageant les autels des dieux invoqués par Ovide, il exauce en effet la prière de Junie. Le dramaturge français a accompli la vision du poète romain.

Inspiré par Auguste et attendri par Junie, le peuple, «plaignant son ennui / D’une commune voix la prend sous son appui» (vv. 1741-1742) – belle illustration de cette «stylisation vocale du corps politique»47

caracté-44 «Un “étrange monstre”: le “Peuple”» (Pierre Ronzeaud, Peuple et

représenta-tions sous le règne de Louis XIV, Aix-en-Provence: Université de Provence, 1988, p. 19; cf. chap. II, 1 sur «la représentation zoomorphique» du peuple).

45 Les Plaideurs, v. 699. Si dans la tragédie classique l’intertextualité est

nécessai-rement implicite, la comédie peut l’afficher en imaginant que les personnages citent, en les estropiant ou non, des textes latins ou même grecs (du grec, ô Ciel; du grec!).

46 Ovide, Les Métamorphoses, XV, 868-870; texte établi et traduit par Georges

Lafaye, t. III, Paris: Les Belles Lettres, 1962, p. 149.

47 Philippe-Joseph Salazar, Le Culte de la voix au XVIIe siècle, Paris: Honoré

Champion, 1995, p. 325; cf. notamment la description par le Père Machault de l’entrée triomphale de Louis XIII en 1628: la voix du prince suscite la symphonia civile (le Vivat Rex de la vox populi); «aux vertus royales réplique la seule vertu populaire, l’Amour qu’inspire – le terme doit être pris au pied de la lettre – le monarque» (p. 308).

Mon analyse paraît s’harmoniser avec celle de Pierre Ronzeaud, qui propose une semblable contextualisation historique de cette scène: «Il semblerait donc que, malgré les aléas de l’intrigue, Racine n’ait pas perdu de vue, dans le dédale des ombres du palais, que vertu impériale et suffrage populaire doivent s’allier pour le bonheur public, comme la force protectrice du roi et l’amour des sujets se confortent dans l’idéologie royale-nationale du XVIIe siècle» («Présentation», Racine/Britannicus, éd. Pierre

(19)

s’appa-ristique du XVIIe siècle français, et réfutation de la propagande néronienne

qui, tout au long de la pièce, avait tenté de se réclamer de la vox populi. Si «Rome [...] donne son suffrage» à Junie (v. 596), c’est parce qu’elle a ré-sisté aux tentations de l’empereur et refusé de «consentir à sa flamme» (v. 571); c’est Junie, et non Néron, que Rome loue «d’une commune voix» (v. 726). La tirade caustique de Narcisse (vv. 1432-1454) essayant de per-suader son maître que le peuple adorera la tyrannie, est démentie textuel-lement: loin de se montrer «toujours ardents à vous complaire» (v. 1443), les Romains s’avèrent dévoués au «feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux» (v. 1746). Le flatteur paiera de sa vie ces calomnies flagrantes.

La «commune voix» qui protège Junie évoque le consensus qu’Auguste avait jadis établi à Rome:

Le surnom de «Père de la Patrie» lui fut décerné par tous, d’un soudain et parfait accord (repentino maximoque consensu) [...] Alors Auguste, versant des larmes (lacrimans), lui répondit en ces termes [...]: «que puis-je désormais demander aux dieux immortels (deos

immortales), sinon de voir cet accord se maintenir entre vous jusqu’au

dernier jour de ma vie?»48

Par ses «pleurs» (vv. 1729 et 1741), par sa dévotion aux «dieux immortels» (v. 1737), Junie re-présente Auguste dans la Rome de Néron et ressuscite sa vertu unificatrice: celle-ci rassemble le peuple, qui «vole de toutes parts» (v. 1740; cf. v. 1364), et le transforme en une collectivité unie dans un culte commun («nos vierges», «nos dieux»; vv. 1744, 1746). La fuite de Junie, par laquelle elle tentait d’abord de réconcilier les frères ennemis pour empêcher la mort de Britannicus (vv. 1073-1078), devient, après le fratricide, une entreprise de réunification nationale rétablissant à Rome la

concordia: «Ma fuite arrêtera vos discordes fatales» (v. 1075).

Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices (cf. v. 1623), les Romains, sous les auspices d’Auguste, assurent le passage de la statue au temple et réalisent ainsi concrètement, topographiquement, cette associa-tion symbolique entre Auguste et Vesta exprimée dans les Fasti d’Ovide:

Ils la mènent au temple, où depuis tant d’années Au culte des autels nos vierges destinées

Gardent fidèlement le dépôt précieux

Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux. (vv. 1743-1746)

C’est un cortège triomphal, plus précisément, une ovatio: acclamée par le

rente bien plutôt à un lieu central originaire, pôle de légitimité impériale déplacé hors d’un palais investi d’usurpations, qu’à un au-delà étranger lointain» (p. 12).

(20)

peuple, Junie fait son entrée dans le temple en ovation. Cette cérémonie nécessite le sacrifice d’une brebis – or, voici que s’offre un bouc émissaire:

César les voit partir sans oser les distraire. Narcisse, plus hardi, s’empresse pour lui plaire: Il vole vers Junie, et sans s’épouvanter,

D’une profane main commence à l’arrêter. De mille coups mortels, son audace est punie;

Son infidèle sang rejaillit sur Junie. (vv. 1747-1752)

Devant le temple sacré, le perfide reçoit un châtiment soudain. On sait que «les circonstances de la mort de Narcisse sont entièrement de l’invention de Racine»49. Pour les inventer, Racine imite Ovide (encore lui). Arrivé

aux Ides de mars, l’auteur des Fasti voudrait passer sous silence l’assas-sinat de Jules César, mais, «de son chaste foyer», Vesta (toujours elle) lui parle en ces termes:

«N’hésite pas à le rappeler; César a été mon prêtre; c’est moi que des mains sacrilèges ont frappée de leurs armes (Sacrilegae telis me

petiere manus). Mais sa personne, je l’avais soustraite moi-même et

ne leur avais laissé qu’un simulacre sans consistance [...] Mais tous ceux qui eurent l’audace criminelle de braver la volonté des dieux en profanant la tête d’un pontife ont subi une mort méritée (At

quicumque nefas ausi, prohibente deorum / Numine, polluerant pontificale caput, / Morte iacent merita)» (III, 699-707).

La comparaison entre ce passage et les vers raciniens montre non seule-ment des coïncidences textuelles, mais surtout une structure actantielle analogue. Racine réécrit le texte d’Ovide en redistribuant les rôles: Junie, qui s’apprête à devenir prêtresse de Vesta, remplace le sacerdos César50;

au lieu de la déesse elle-même, c’est le peuple qui sauve Junie; aux «mains sacrilèges» et à l’«audace criminelle» des assassins subissant une «mort méritée» est substituée la «profane main» et l’«audace» du «hardi» Nar-cisse «punie» de mille coups «mortels». Comme la tête du pontife est profanée, «polluée» par les assassins, la future Vestale est souillée par l’«infidèle sang [qui] rejaillit sur Junie».

Si l’attaque de Narcisse contre Junie répète l’assassinat de César, elle

49 Note de Georges Forestier dans son édition (déjà citée) de Britannicus, p. 180. 50 Quoique pontifex maximus, Jules César ne fut pas vraiment sacerdos Vestae;

Ovide lui confère ici ce titre pour mieux justifier «le pieux devoir» d’Octave: «venger son père avec des armes légitimes» (Fasti, III, 709-10; cf. V, 573-574); voir Herbert-Brown, Ovid, p. 70.

(21)

annonce aussi un des crimes futurs de Néron: «Outre ses débauches avec des jeunes gens libres et son commerce avec des femmes mariées, il fit violence à la Vestale Rubria (Vestali virgini Rubriae vim intulit)»51. Même

le refuge dans le temple et le statut de Vestale ne suffisent donc pas pour mettre Junie définitivement à l’abri de l’empereur; celui-ci était d’ailleurs, en tant que pontifex maximus, le seul homme autorisé à pénétrer dans le sanctuaire même pendant la nuit. La sûreté de Junie dépend de la pro-tection du peuple.

Voilà donc Junie sauvée, Narcisse puni, le peuple uni; reste Néron. Il rentre. Chacun fuit son silence farouche.

Le seul nom de Junie échappe de sa bouche. Il marche sans dessein, ses yeux mal assurés N’osent lever au ciel leurs regards égarés, Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude,

Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours,

Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours. (vv. 1755-1762)

Cette description ne renvoie pas seulement (comme on l’a souvent noté) au portrait de Néron épris de Junie: «inquiet, étonné», «ces sombres regards errant à l’aventure», «ma voix s’est perdue», «je l’ai laissé passer» (vv. 377, 380, 396, 398)52. En sus de cette référence intratextuelle, elle

pré-figure déjà la détresse qui le frappera après l’assassinat d’Agrippine: Pendant le reste de la nuit, tantôt silencieux, immobile, tantôt se dressant, effrayé, l’esprit égaré, il attendait le jour, comme s’il allait lui apporter la mort. Alors, sur l’initiative de Burrus, les centurions et les tribuns qui, les premiers, vinrent lui faire leur cour, lui rendirent l’espoir. (Annales, XIV, 10)53

Un rapport intertextuel peut en cacher un autre: un passage postérieur des

Annales me semble intéressant parce qu’il établit un lien entre Néron,

Vesta et Junie. Après avoir poussé à la mort le dernier frère de Junie, Néron monte au Capitole:

51 Suétone, Nero, XXVIII (éd. citée, t. II, pp. 172-173).

52 Cf. Serge Doubrovsky, «L’arrivée de Junie dans Britannicus: la tragédie d’une

scène à l’autre», Littérature 32 (1978), pp. 27-54; Jane Alison Hale, «La perspective et le pouvoir: l’échec de Néron et le triomphe du spectateur», PFSCL XIII (1986), p. 326.

53 Rapprochement déjà fait, dans une perspective différente de la mienne, par

Antoine Soare, «Antiochus, Héraclius, Britannicus», in: Actes de Columbus, éd. Charles G.S. Williams, Tübingen: PFSCL, 1990 (Biblio 17, vol. 59), p. 128.

(22)

Il y adore les dieux, puis, comme il était entré aussi dans le temple de Vesta, subitement, il se met à trembler de tous ses membres, soit que la déesse l’eût terrifié, soit que le souvenir de ses crimes ne le laissât jamais entièrement exempt de crainte. (Annales, XV, 36)

Cet épisode de mauvais augure, qui semble symboliser la rupture définitive entre l’empereur et la déesse tutélaire de Rome (peu après, la ville sera en flammes), est relaté également, de façon plus concrète, par Suétone:

En effet, comme après sa visite des temples il s’était assis dans celui de Vesta, lorsqu’il voulut se lever, il fut d’abord retenu par le pan de sa toge, puis il s’éleva une brume si dense qu’il ne pouvait rien distinguer54.

Terrifié par le départ de Junie vers le temple de Vesta, le Néron de Racine qui «marche sans dessein, ses yeux mal assurés […]» (v. 1757), fait ses premiers pas de tyran, trébuchant et aveuglé.

Revenons aux poètes, pour un dernier rapprochement, qui démontre de nouveau que Racine ne craint pas d’écrire sur les traces de Virgile, son maître et modèle. La scène finale de Britannicus dans son ensemble m’ap-paraît comme l’accomplissement de la prophétie de Jupiter, au premier livre de l’Enéide: cette prophétie annonce l’avenir glorieux de Rome, pro-mise à un «empire sans fin», et culmine dans la vision de la pax Augusta mettant fin aux guerres civiles:

«Alors, renonçant aux guerres, les générations farouches s’adouciront; la blanche Foi et Vesta, Quirinus et Rémus son frère donneront des lois; les portes affreuses de la guerre, barrées de fer et d’étroites jointures, seront fermées. Au dedans, l’esprit de fureur, l’impie, assis sur les armes cruelles et lié derrière le dos par cent nœuds d’airain, frémira, hérissé, et la gueule sanglante.» (I, 291-296)

Fides, Vesta, Furor: après la rivalité fratricide entre Néron et Britannicus

(qui a ravivé celle, originelle, entre Romulus et Remus), ce sont la «foi toujours pure» (v. 1736) de Junie et le «feu toujours ardent» (v. 1746) de Vesta, garants de l’éternité de Rome, qui font la loi. Le fils d’Ahenobarbus «rentre» (v. 1755) dans son palais, livré à «sa propre fureur» (v. 1718; cf.: «ta fureur», v. 1685; «sa fureur nouvelle», v. 1704). Si Néron et Junie sont certes des personnages individualisés, ils se prêtent néanmoins aussi à une lecture allégorique: au début du récit d’Albine, Junie-Pietas sort des portes du palais; à la fin, ces portes se referment sur Néron-Furor, abandonné et sans secours. Furor impius intus fremet horridus ore cruento: à ces

(23)

farouches «frémissements» (mugissements, grondements…) de la fureur impie, Racine s’est contenté d’ajouter un complément d’objet, le nom de cet objet du désir qui seul «échappe de sa bouche» (v. 1756) – Junie.

Un équilibre précaire

Ainsi, le triomphe de Junie est une victoire à la fois morale et politique; son entrée chez les Vestales représente moins une action individuelle qu’une cérémonie collective55, un culte que le peuple romain célèbre pour

Auguste et Vesta, ses dieux tutélaires. Solennelle et pathétique, la scène finale de Britannicus dévoile pour quelques instants le tableau fastueux d’une monarchie idéale qui serait gouvernée par un souverain légitime et vertueux, respectueux de la religion et des traditions nationales, garant de la perpétuité de l’Etat, soutenu par l’amour du peuple. Ce dénouement non seulement achève et clôture l’action de la tragédie, il supplée aussi un contrepoint en ouvrant sur une autre scène, rêvée mais inespérée jusque-là: après nous avoir enfermés pendant cinq actes dans l’atmosphère étouffante du palais impérial, Racine nous offre une échappée sur le Forum, pour faire entrevoir ce que Rome pourrait être si Néron savait continuer sur les traces d’Auguste. Car cette Rome idéale n’est rien d’autre que la résurgence précaire du saeculum Augustum tel que l’ont chanté les poètes; la trans-cendance qui fait irruption dans le monde présent n’est pas celle d’un au-delà intemporel, mais celle d’un passé exemplaire, désormais défini-tivement révolu. Ayant mis à nu la naissance monstrueuse de la tyrannie,

Britannicus se termine par le chant du cygne de la Rome d’Auguste.

Si la prière de Junie ressuscite ce passé dans la Rome de Néron, la magie du théâtre le représente dans le Paris de Louis XIV. Face au «spectacle» offert par Junie, les Romains se comportent en effet comme les spectateurs d’une tragédie: «étonnés» (c’est-à-dire effrayés, bouleversés), «attendris», pleins de pitié (vv. 1739-1741): phobos kai eleos. Cette réac-tion affective du peuple romain (personnage de la pièce) me paraît destinée à solliciter une réaction semblable de la part du public français (spectateur de la pièce); grâce à la représentation théâtrale, le même effet public qui se serait produit sur le Forum romain est censé se reproduire dans les théâtres parisiens (et le récit de Boursault montre que les spectateurs furent en effet «étonnés» et «touchés» par la fuite de Junie, même si la signification

ro-55 «Andromaque’s triumph is a political victory, Junie’s a moral one. Moral order

is restored at the end of Britannicus» (Odette de Mourgues, Racine or the Triumph of Relevance, Cambridge University Press, 1967, pp. 126-127). – Pour la notion de «céré-monie», cf. Jacques Scherer, Racine et/ou la cérémonie, Paris: PUF, 1982, pp. 11-17.

Références

Documents relatifs

The smoothed emissivity spectra of Vesta obtained by Subaru observations in the bottom of the image (blue and green, 2017 campaign; red and light brown, 2016 campaign ) are

Although Ceres and Vesta have precession frequencies close to the secular orbital frequencies of the inner planets, their long-term rotations are relatively stable.. The

c The values indicated are the minimum offset between the predicted density of the bulk- silicate mantle derived from the core size and density calculated by mass balance, and

Fig. Backscattered electron images of the broken impact spherule found in NWA 1664 that contains a felsic glass. A) Chains of skeletal olivine crystals (Ol) and dendritic pyroxene

Cette forte température à environ 50 cm du sol explique ce que nous avons pu observer dans nos parcelles expérimentales: lors d'un feu trop précoce pour éliminer la totalité

Food, nutrition and the prevention of cancer: a global perspective: World Cancer Research Fund / American Institute for Cancer Research. [56] Equipe vitamine du Centre

Apport en fipronil vers le milieu naturel d'après les voies connues de transfert suite à une application vétérinaire adapté de (Sadaria et al., 2017) (1 :

The liquid water then slowly freezes from the surface layer, downward, with perhaps some liquid water remaining today at the core boundary.. From these images, Thomas