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De l'identité du son. Notes croisées sur Jonathan Harvey et Gérard Grisey

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Academic year: 2021

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Résonances n°13, Paris, IRCAM, 1998, p. 12-15

"En réalité, l'étant, nous le laissons tel quel, tel que, aussi bien dans la vie quotidienne qu'aux heures et aux instants décisifs, il nous assiège et nous assaille, nous donne des ailes et nous accable. Nous laissons tout l'étant être comme il est. Mais c'est précisément lorsque nous nous tenons ainsi dans le courant de notre être-le-là proventuel, tout naturellement et sans nous creuser l'esprit, c'est précisément lorsque nous laissons l'étant être chaque fois l'étant qu'il est, qu'il s'impose que nous sachions ce que cela veut dire, “est” et “être”".

Heidegger, Introduction à la métaphysique1.

Les œuvres de Jonathan Harvey et de Gérard Grisey ont un point commun important : elles explorent toutes deux le modèle du son. Le premier a réussi de la sorte à créer — parallèlement à une œuvre instrumentale importante — un répertoire électroacoustique ou mixte original, qui dépasse la coupure effrayante entre les univers sonores acoustique et électrique. Le second, parti du même modèle, a initié l'école dite spectrale, qui transfère à l'échelle de l'instrument les micro-phénomènes du son.

Cette petite étude voudrait creuser davantage la comparaison entre ces deux compositeurs. En effet, de par sa nature, le modèle du son pose à quiconque tente de l'explorer une question qui n'est pas sans résonances d'ordre général : qu'est-ce-que l'identité (sonore) ? Or, poser cette question, revient, on l'aura compris, à jeter le doute sur une notion qui, dans la musique du passé, semblait aller de soi. C'est ce que font nos deux compositeurs : ce sera un premier axe de comparaison. Un second portera sur le discours qui accompagne leur œuvre musicale et qui, partant de ce qui n'est pas vécu comme une crise identitaire — il est toujours question du son, que le lecteur se rassure ! — mais comme une ouverture, nous mène vers un "tournant" qu'on tâchera de définir.

LE MIROIR DE L'AMBIGUÏTE

Dès sa trilogie Inner Light (1973-77), Jonathan Harvey montre son intérêt pour le modèle du son. Comme l'écrit Pamela Smith (1989: 11), cette trilogie "est dédiée à l'exploration du timbre dans sa relation avec la structure". Harvey y déploie encore une écriture sérielle rigoureuse, mais il explore simultanément la composition spectrale du son. Ainsi, dans Inner Light 1 (1973, pour sept instruments et bande), il établit une continuité entre les sons instrumentaux et l'harmonie : les agrégats de hauteurs dérivent des analyses spectrales de ces premiers. A plusieurs endroits, l'harmonie se mue en timbre et vice versa. Ou encore, Inner Light 3 (1976, pour orchestre et bande), bien que fondé aussi sur une série, utilise l'électroacoustique pour jeter le doute sur l'identité d'un instrument, c'est-à-dire sur son timbre. Ainsi, le son d'un cor, entendu à l'orchestre, peut être "repris" (il est en fait préenregistré) par la bande, qui le transforme progressivement en son de flûte, pour le "réinjecter" ensuite à

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l'orchestre (flûte réelle). Comme on le constate, dans Inner Light, Harvey est déjà sur la voie d'une écriture "liminale" comme dirait Gérard Grisey (cf. infra) : son intérêt porte sur les techniques spectrales qui permettent de modifier à notre insu, d'une manière quasi illusionniste, le timbre. Le modèle du son, où l'œuvre est conçue comme un organisme vivant se métamorphosant ou croissant progressivement, est déjà en place.

L'œuvre où Jonathan Harvey pousse encore plus loin ce travail est Mortuos

Plango, Vivos Voco, pour sons concrets traités par ordinateur. Achevée en

1980, cette pièce est sa première réalisation à l'IRCAM et constitue jusqu'à aujourd'hui encore, l'un des succès de cette institution. Harvey est parti de deux sources sonores : la voix d'un jeune choriste, son fils (Harvey lui-même fut choriste durant son adolescence), et le son de la grande cloche ténor de la cathédrale de Winchester. Ces deux sources sont traitées par ordinateur ; dans la composition finale, elles sont associées à des sons synthétiques produits selon des modèles acoustiques "déduits de leur propre nature" (Jonathan Harvey, Denis Lorrain, etc., 1984: 117), c'est-à-dire à partir de leur analyse spectrale. Mortuos Plango, Vivos Voco possède une forme très claire, en huit sections, chacune étant fondée sur la domination d'un des partiels de la cloche ; le passage d'une section à une autre s'opère par des glissements. Les sons les plus fascinants de la pièce nous plongent dans l'esthétique de l'hybridation qui, durant le début des années 1980, semble une voie prometteuse : en de multiples occasions, le son de la cloche et celui du jeune garçon sont croisés — par exemple, on peut avoir un agrégat fondé sur les partiels de la cloche (on entend donc globalement un son de cloche) où ces derniers sont chantés par le choriste.

Dans sa seconde réalisation à l'IRCAM, Bhakti (1982, pour quinze instruments et bande), Jonathan Harvey poursuit l'exploration du modèle du son toujours selon une esthétique de l'"ambiguïté". La partition instrumentale fut réalisée en premier et la bande reprend les sons instrumentaux en les transformant. Selon Harvey lui-même2, cette dernière possède plusieurs fonctions : dialogue, transformation, mémoire, anticipation, "traduction simultanée", "passage de l'échelle instrumentale à une dimension plus universelle". Mais l'essentiel est que les manipulations sont de telle sorte que les sons de la bande diffèrent peu des sons instrumentaux. Ils sonnent comme leur prolongement ou comme leur doublure. Aussi, "l'ambiguïté est constamment présente, car l'oreille a souvent du mal à savoir si ce qu'elle entend correspond à la bande ou aux sons instrumentaux" (Jonathan Harvey, 1991: 461).

Un exemple plus récent de l'exploration du modèle du son et des transformations identitaires du timbre est une autre réalisation de Harvey à l'IRCAM, Ritual Melodies (1989-90, pour bande), où le compositeur s'approprie une nouvelle technique compositionnelle fondée sur des chaînes circulaires de mélodies. Ici aussi les hauteurs sont issues d'une série harmonique. Par ailleurs, la pièce, qui utilise des techniques de synthèse à base spectrale (synthèse additive, soustractive ou formantique, avec les programmes CHANT et FORMES), pousse très loin l'hybridation de modèles instrumentaux et

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vocaux — Harvey est parti de l'analyse spectrale des sons d'instruments orientaux (shakuhashi hautbois indien, koto, cloche de temple), de voix tibétaines et de plain-chant occidental.

UNE ECRITURE LIMINALE

De son côté, Gérard Grisey a défini son écriture à l'aide de l'adjectif "liminal" (de limen : seuil). Il entend par là cet espace sonore flou, transitionnel, à l'identité fluctuante, qui naît du fait de la disruption des échelles temporelles. Comme chez Harvey, le modèle du son et son transfert à l'échelle instrumentale crée des ambiguïtés multiples, la plus courante étant celle du passage continu de l'agrégat harmonique vers le timbre et vice versa. A la différence de Harvey, il a plus théorisé sa technique, d'où sans doute le fait que, avec ses compagnons de l'Itinéraire, il a fondé une école, l'école dite "spectrale". Ainsi, alors que Harvey s'est le plus souvent contenté de la composition spectrale d'un son en vue de son transfert à l'échelle instrumentale, Grisey a poussé plus loin le transfert. Le modèle pourra être plus complexe que la simple composition spectrale du son ; par exemple, Grisey "compose" des transitoires d'attaque et d'extinction, des sons résultants, des filtrages, des réverbérations ou des battements. Il est facile de suivre, avec le compositeur lui-même (cf. Grisey, 1989 et Grisey, 1991), la naissance progressive de cette écriture liminale dans son vaste cycle Les Espaces

Acoustiques (1974-1985), composé des pièces suivantes : Prologue (1976,

pour alto seul), Périodes (1974, pour sept musiciens), Partiels (1975, pour seize ou dix huit musiciens), Modulations (1976-77, pour trente trois musiciens),

Transitoires (1980-81, pour grand orchestre), Epilogue (1985, pour grand

orchestre et quatre cors solo) et Dérives (1973-74, pour deux groupes orchestraux).

Les cinq dernières minutes de Dérives, premier échantillon de l'idiome liminal, sont fondées sur un spectre sur mib (référence au Prélude de L'Or du

Rhin ?) avec des fréquences non tempérées (approximées au quart ou au

huitième de ton) et selon une distribution de volumes et d'intensités qui "suggèrent un spectre synthétique qui n'est autre que la projection dans un

espace dilaté et artificiel de la structure naturelle des sons (Grisey, 1991: 356 ;

c'est Grisey qui souligne). Voilà, dès le début, l'ambiguïté installée : sommes-nous face à un accord ou à un timbre ? La même œuvre, aux chiffres 11-21 de la partition, établit une continuité entre des états sonores. Ceux-ci sont définis par un ensemble de variables (telles que la courbe des registres, les hauteurs, les timbres instrumentaux, les intensités, les durées ou les tempi) qui reçoivent une échelle continue de valeurs : le passage progressif d'une valeur à une autre jette le doute sur l'identité d'un état sonore, l'essentiel étant désormais la notion de processus, d'instabilité identitaire permanente, si l'on préfère. La fin de Périodes travaille à nouveau sur un spectre (un spectre sur mi), mais cette fois établi à l'aide d'un sonagramme. Le début de Partiels reprend la même idée en l'enrichissant. Cette œuvre fut pendant longtemps considérée comme le manifeste de la musique spectrale (on se reportera à l'analyse détaillée de Peter Niklas Wilson, 1989). Tout le début de l'œuvre est issu d'un spectre sur

mi d'une contrebasse et d'un trombone : les instruments reprennent à leur

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vers le grave et tendant vers l'inharmonicité — la transformation identitaire évoque ici un processus entropique.

Avec Modulations, l'écriture liminale s'enrichit et s'affine davantage. Grisey y emploie des miroirs de spectre (c'est-à-dire des spectres composés de sous-harmoniques), notamment aux chiffres 44-54 de la partition. Il s'intéresse aussi à ce qu'il nomme l'"aura" des sons : aux chiffres 23-31, des sons générateurs sont confiés à l'orgue électrique et aux cuivres, les autres instruments de l'orchestre jouant des sons groupés et orchestrés d'une manière particulière en vue de créer une sensation de profondeur, "une aura engendrée par les sons principaux" (Grisey, 1991: 370). L'illusionnisme liminal rejoint ici l'illusionnisme de l'architecture baroque, qui travaille, elle aussi, les espaces virtuels.

Transitoires, comme son nom l'indique, met en œuvre l'aspect du son qui a

donné le plus de soucis aux acousticiens : l'attaque ou l'extinction du son, qui font que deux sons avec une même composition spectrale peuvent constituer des timbres totalement différents, l'essentiel résidant dans la manière avec laquelle naissent et disparaissent les partiels et non dans leur zone de stabilité. Les chiffres 17-43 de cette partition constituent sans doute le passage le plus saisissant quant la transposition du modèle du son à l'échelle instrumentale ; comme le note Grisey, il s'agit "d'un passage brutal du modèle instrumental, en l'occurrence la contrebasse [à nouveau un spectre sur mi, mais avec différents modes de jeu, qui changent sa composition spectrale ainsi que ses transitoires], à une projection spectrale dans l'orchestre. De la microphonie à la macrophonie, nous avons affaire ici à un véritable changement d'échelle temporelle et de perception acoustique. Imaginons-nous munis d'un zoom acoustique qui nous projetterait brutalement, comme à l'aide d'un déclencheur, de l'extérieur (distant) à l'intérieur (proche) du son de la contrebasse" (Grisey, 1991: 363).

Citons une dernière œuvre de Grisey, postérieure au cycle des Espaces

Acoustiques, afin d'établir une filiation historique quant à l'esthétique du liminal.

Il s'agit de Vortex temporum (1995-96, pour six musiciens, analysé en détail par Jean-Luc Hervé, 1998). Cette pièce, en trois mouvements, est basée sur une formule d'arpège, métamorphosée d'une manière dramatique, pour servir de modèle rythmique, processuel et formel. Pour prendre un exemple, le premier mouvement assimile cet arpège à une onde sinusoïdale (l'orchestre joue des double-croches continues), puis à une onde carrée (rythmes pointés à l'orchestre) et enfin à une onde en dents de scie (solo de piano marqué par de grandes ruptures). Or, cette formule d'arpège est empruntée à Daphnis et

Chloé de Ravel. Clin d'œil aux "équivoques ou […] malices de l'univers

ravélien"3 ?

LA SPLENDEUR DU "ON"

Une écriture "liminale", des sonorités "hybrides" (accords/timbres, sons de synthèse/sons instrumentaux, etc.), des "ombres" et "auras" d'un son, ou encore, une définition du timbre comme "un ensemble corrélé d'énergies" (Grisey, 1991: 385). On le constate, la composition spectrale, telle qu'elle est mise en jeu par Gérard Grisey, nous conduit vers une terminologie qui n'est pas

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exempte d'une volonté de se démarquer du discours positiviste antérieur. Certes, dans ses textes, Grisey reste très circonspect : ce sont les analyses techniques qui prévalent, la terminologie en question ne faisant qu'émerger très passagèrement. Mais il y a chez lui, d'une manière sous-jacente, un credo philosophique qui culmine dans sa définition — unique en son genre, et exposée une seule fois — de la composition processuelle comme équivalente à "la splendeur du ON" : "La composition de processus sort du geste quotidien et par cela même nous effraie. Elle est inhumaine, cosmique et provoque la fascination du Sacré et de l'Inconnu, rejoignant ce que Gilles Deleuze définit comme la splendeur du ON : un mode d'individuations impersonnelles et de singularités préindividuelles".

Par-delà la référence à Deleuze, s'ouvre ici un monde spirituel particulier. En effet, le doute jeté en permanence sur l'identité des êtres sonores par l'écriture liminale peut conduire à la recherche d'une identité plus vaste. Ce penchant est confirmé par la conception biomorphe du son qu'entretient Grisey : "Le son, avec sa naissance, sa vie et sa mort, ressemble à un être vivant", nous dit le compositeur liminal (Grisey, 1984: 21), qui pose à son propos les questions classiques de l'ontologie : "D'où vient le son ? Où va-t-il ? Quel est son chemin ? Quelles sont ses bifurcations ? Dans quelle direction s'éloigne-t-il, ici, là ?" (Grisey, cité par Peter Niklas Wilson, 1989: 80). Il est aussi impliqué dans la fusion matériau/forme qu'implique la composition spectrale, où tout se passe en apparence comme si l'on avait affaire à une désobjectivisation, voire une spiritualisation du premier — une "sublimation" selon les termes du compositeur : "Dans Modulations le matériau n'existe plus en soi, il est sublimé en un pur devenir sonore sans cesse en mutation et insaisissable dans l'instant ; tout est en mouvement"4.

En ce sens — à un niveau par conséquent "symbolique" —, une des œuvres les plus fascinantes de Gérard Grisey est Le Noir de l'Etoile, commentée par l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet dans un numéro des Cahiers de l'IRCAM dédié précisément aux Utopies (cf. Jean-Pierre Luminet, 1993). Au début des années 1980, Grisey enseignait la composition à l'Université de Berkeley (Californie), où il rencontra un astronome qui lui fit écouter des sons cosmiques, dont ceux issus de "pulsars", qui sont des résidus d'étoiles très compacts (résultant d'explosions de supernovæ) émettant des signaux périodiques recueillis et amplifiés par des radiotélescopes, dont certains ont une fréquence de rotation suffisamment élevée (au dessus de 50Hz) pour être transformée, au moyen d'un haut-parleur, en onde sonore. De retour en France, Grisey collabore avec l'observatoire de Meudon, qui lui fournit une liste de pulsars et écrit une œuvre pour six percussionnistes, bande et pulsars. Deux pulsars sont utilisés. Le premier, enregistré sur bande, est nommé "Véla". Le second, baptisé "0329+54" par les astronomes, fut retransmis en direct pendant la création de l'œuvre à Bruxelles, le 16 mars 1991, ce qui obligea à une surveillance particulièrement attentive de l'horaire du concert, "les signaux du pulsar 0329+54 arrivant à 17h46 précises" (Luminet, 1993 : 140). Cette œuvre, qu'on aimerait entendre plus souvent, oppose un démenti formel à Aristote le

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positiviste, qui n'ajoutait aucun crédit à la foi des pythagoriciens en l'harmonie céleste…

L'ABIME DU SON

Voici donc un tournant, disons spirituel, mais qui ne peut être qu'hypothétique si l'on se réfère à Gérard Grisey — répétons-le, le compositeur français ne s'est pas véritablement exprimé sur ce sujet. Par contre, Jonathan Harvey, l'incarne depuis longtemps. Comme on l'aura compris, avec lui, c'est un même état des forces de production musicales qui y mène, à savoir : le jeu du doute identitaire jeté sur l'être sonore. "“L'expérience du timbre” est avant tout celle d'un changement d'identité, et elle résulte d'une confusion qui, fût-ce pour un instant, nous fait prendre un objet pour un autre", écrit-il (Harvey, 1991: 457). Partant de cette expérience, le compositeur britannique généralise et nous demande de franchir le pas : de quitter notre moi étroit pour nous immerger dans un nouveau monde empreint de spiritualité : "Le sérialisme et la musique électronique, avec sa capacité à entrer dans des sons de nature inconnue, suggèrent tous deux un nouveau monde qui pourrait être nommé spirituel ; on pourrait aussi évoquer une plus grande conscience de ce qui est. Il est question de l'expansion de notre moi étroit. […] La fonction de l'art consiste à étendre notre conscience, de sorte que disparaisse le moi étroit, anxieux et individuel et que s'ouvre à la conscience un moi plus large, un moi absolu (Jonathan Harvey, cité par Pamela Smith, 1989: 11).

Pour comprendre ce tournant, nous ne pourrons que renvoyer à un petit texte de Harvey au titre anodin "Réflexions sur la composition" (Harvey, 1984). Le compositeur constate deux révolutions dans la musique du XXème siècle. La première est l'abandon de la basse fondamentale : depuis Webern au moins, les agrégats ne s'écrivent plus du grave vers l'aigu (principe de la basse chiffrée), mais à partir d'un centre souvent virtuel. Se développe de sorte une "omnidirectionnalité" harmonique, qui va de pair avec une musique "flottante" — sur ce point, Harvey établit un parallélisme étonnant entre le sérialisme et le paradis (le paradis de Swedenborg décrit par Balzac dans Seraphita et qui avait éveillé l'intérêt de Schönberg). La seconde révolution concerne l'ouverture du son, qui selon un texte déjà ancien (1923) de Rudolf Steiner que cite Harvey, permet de "passer de l'élément naturel à l'élément spirituel". En effet, l'"émancipation du son" (pour reprendre l'expression de Varèse) peut sonner comme une ouverture spirituelle. Délesté de ses rapports avec les autres (sons), le son peut être appréhendé comme un univers en soi, un univers à ausculter dans sa profondeur, son abîme. Tout se passe alors comme si l'on glissait de l'extériorité à l'intériorité, selon la métaphore qui prévaut aujourd'hui encore pour dénommer un tournant spirituel. C'est pourquoi Harvey conclut : "Que la musique s'écarte des téléologies frénétiques et du dynamisme obsessionnel, peut refléter la fin du capitalisme en Occident, le réveil de l'intérêt porté à l'espace intérieur et la prise de conscience d'états transcendantaux" (Harvey, 1984: 91).

Avec Bhakti — dont le titre signifie en sanscrit "dévotion à un dieu, comme un chemin vers le Salut" —, Harvey indique clairement la voie. Chacun des

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douze mouvements de la pièce possède en exergue un verset du Rig Veda5, qu'il convient de lire avant d'écouter l'œuvre. Pour le neuvième, qui en constitue le "centre spirituel"6, le verset nous dit : "Les quartiers du ciel vivent sur les océans qui s'écoulent d'elle dans toutes les directions. L'univers entier existe grâce à la syllabe immortelle qu'elle émet" (Rig Veda, 1.164). La traduction musicale en est, selon Harvey lui-même : "Dans le neuvième mouvement, ce même sol statique [la note sol génère l'essentiel des harmonies et des traitements spectraux de Bhakti] revient sous la forme d'un solo joué par la bande qui exploite toutes les possibilités de timbre. Il s'agit là, bien entendu, d'explorer le fonctionnement interne d'un son statique, d'un retour sur soi spirituel qui est au cœur de la notion de Bhakti. […] Ainsi, le neuvième mouvement de Bhakti […] renferme des manipulations sonores qui ne suscitent aucune image mentale. La perception se concentre sur les mouvements entre partiels fusionnés et partiels mobiles" (Harvey, 1991: 461-462).

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Ces versets sont donnés sur la partition à la fin de chaque mouvement. L'auditeur qui ne possède pas la partition pourra les retrouver dans la pochette du CD Jonathan Harvey 2.

Bhakti, AUVIDIS, MO 782086, 1996.

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