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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Découvrir et inventer

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DÉCOUVRIR ET INVENTER

Pour aider à se repérer dans les débats de société

où la science est impliquée

Jacques TREINER

Paris 6, Sciences-Po Paris et Espace des Sciences Pierre Gilles de Gennes

Mots-clefs : Ère anthropocène, Controverse climatique, Faits et Valeurs, Science et Technologie

Résumé : Plusieurs controverses récentes dans le champ social et médiatique sur des sujets

impliquant science et technologie conduisent certains courants de sociologie des sciences à abolir la distinction traditionnelle entre Faits et Valeurs. La grille de lecture « Découvrir et Inventer » permet de se repérer dans ces controverses, de débusquer les approches « relativistes » pour lesquelles la science est un discours comme un autre et d’aborder la question : quelle place pour la connaissance dans le débat public ?

Abstract: Different recent controversies in society and the media on topics implying science

and technology lead certain sociologists of science to abolish the classical distinction between Facts and Values. The filter “To discover and to Invent” may help disentangle those controversies, recognize “relativistic approaches” and to address the question : what room for knowledge in the public debate ?

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INTRODUCTION

Traiter le sujet des Journées, l’idée de nature, dans un environnement comme Chamonix peut sembler superflu, tant la nature y est présente. Mais justement, l’idée de nature, ce n’est pas la nature. Magritte a fait remarquer que la peinture d’une pipe n’est pas une pipe, et Spinoza que « le concept de chien n’aboie pas » (mot qui lui est attribué, tout au moins). La science, comme l’art, mais de façon différente, c’est cette tension entre le monde et ses représentations, et il faut pour y entrer mettre un instant à distance le pouvoir hypnotique de ces aiguilles rocheuses qui terminent ces masses si présentes.

Plutôt que de rester dans les généralités, je m’appuierai dans ce qui suit sur une question dont l’actualité ne faiblira pas dans les décennies à venir, à savoir la question climatique. Mais les conclusions que nous tirerons auront valeur plus générale.

La vallée de Chamonix au milieu du 19e siècle, lorsque la Mer de Glace descendait jusqu’au village des Bois Mon point de départ est le paradoxe suivant : il n’y a pas de controverse sur la question

climatique dans la communauté des climatologues, mais elle est bien présente dans la société et dans les media, et parfois de façon violente. En effet, le réchauffement climatique et son

origine anthropique sont des faits reconnus par les scientifiques du climat depuis au moins 30 ans, mais chacun se souvient des polémiques déclenchées contre le GIEC dans toute la presse internationale en décembre 2009, au moment de la réunion mondiale de Copenhague ; des sondages en France et aux Etats-Unis montrent qu’environ la moitié seulement de la population est convaincue de l’importance de la question pour le siècle qui vient et, en France, des scientifiques de renom ont mis en cause l’intégrité scientifique de toute la communauté des climatologues. Ce décalage entre débat scientifique et débat public sur une même question, que l’on retrouve dans d’autres contextes que celui du climat, constitue un paradoxe passionnant dont tout sociologue des sciences devrait s’emparer. Pourtant certains, qui privilégient les formes du débat public, résolvent le paradoxe en en supprimant l’un des termes : ils considèrent que la distinction classique entre Faits et Valeurs est devenue

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caduque, et que le retranchement de la science dans l’autonomie du laboratoire n’est plus qu’une chimère. Le rappel de quelques caractéristiques du processus de la Découverte et de celui de l’Invention permet de déjouer les pièges du langage qui parsèment la tentative d’abolition de la distinction Faits/Valeurs, laquelle a pour toile de fond la distinction Nature/Culture. C’est par là que nous allons commencer.

L’ÈRE ANTHROPOCÈNE Nature/Culture

La perception immédiate et intuitive du couple est la suivante : la Nature est une matrice offerte à tous, les cultures sont créées par les groupes humains et viennent se lover dans une Nature-réceptacle. Cette perception a été remise en cause récemment par Paul Crutzen qui propose de dénommer « ère anthropocène » l’ère entamée à partir des révolutions industrielles – disons depuis 150 ans. Par cette dénomination, Paul Crutzen, prix Nobel de chimie 1995 pour ses travaux sur l’origine du « trou d’ozone », veut marquer le fait – nouveau dans l’histoire de la Terre – que les conditions physico-chimiques dans lesquelles l’humanité, et plus généralement la vie, se développent, sont le résultat de l’activité humaine elle-même. Il n’est pas étonnant que ce soit la découverte du « trou d’ozone » qui l’ait conduit à cette proposition. On connait les dénominations par lesquelles les géologues périodisent les grands événements de l’histoire de la Terre et de la vie sur Terre (pour le Quaternaire : paléocène, éocène, oligocène, miocène, pliocène, pléistocène, holocène). La déplétion de la couche d’ozone a été la première manifestation d’un effet de l’activité humaine sur une propriété

globale de l’atmosphère.

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Mais est-ce vraiment nouveau ? Ce qui frappe déjà dans le tableau La Chute d’Icare, c’est d’abord une glorification de l’activité de l’homme : le paysan richement vêtu retournant une terre grasse, le berger rêveur, le pêcheur actif, les navires qui occupent fièrement la mer, une ville au loin garnissant le promontoire. Cependant ces transformations de la nature ne donnent pas le sentiment de la perturber globalement. Les transformations demeurent locales. Cette époque est révolue.

Et Icare ? Deux jambes qui disparaissent dans l’eau, sur la droite, événement sans plus d’importance.

« Le temps du monde fini »

Dans ses « Regards sur le monde » (1931), Paul Valéry exprime cette perception de la dimension globale de façon extraordinairement ciselée. Voici quelques phrases clefs de ce texte étonnant (nous sommes deux ans après le déclenchement de la Grande Crise) :

Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée entre des nations. L’ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l’ère de libre expansion, est close. Plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vides sur la carte ; plus de région hors des douanes et hors des lois ; […] Le

temps du monde fini commence. […] Les parties d’un monde fini et connu se relient

nécessairement entre elles de plus en plus. […] L’histoire était faite d’événements qui se pouvaient localiser. Chaque perturbation produite en un point du globe se développait comme dans un milieu illimité ; […] tout se passait à Tokyo comme si Berlin fût à l’infini. […] Ce temps touche à sa fin. […] Les effets des effets […] se font sentir presque instantanément à toute distance, reviennent aussitôt vers leurs causes, ne s’amortissent que dans l’imprévu. L’attente du calculateur est toujours trompée […] Aucun raisonnement économique n’est possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe règne […] dès que l’accident et le désordre dominent, le jeu savant ou inspiré devient indiscernable d’un jeu de hasard.

Dans l’histoire récente, le premier événement symbolique de cette dimension finie du monde fut sans doute la vision de notre Terre depuis l’extérieur : depuis les premières photos de satellites dans les années 1960, chaque soir, on voit lors du bulletin météorologique l’image finie de la Terre. Quoi de plus fort, pour l’imaginaire collectif, que de voir la Terre et la Lune depuis quelques millions de kilomètres ? Car c’est une chose de savoir que la Terre n’est pas infinie, c’en est une autre d’en avoir l’image directe. Les clichés envoyées par les sondes

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Voyager sont venus confirmer cette impression en l’accrochant à l’ensemble du système solaire.

Le système Terre-Lune vu depuis la sonde Voyager

Reconstitution du système solaire à partir des images obtenues par la sonde Voyager

Mais les preuves les plus fortes de la taille finie du système sont venues de la climatologie. Je vais me limiter ici à donner un argument et les résultats principaux.

En effet, à la question : comment se fait-il que l’humanité soit capable de perturber une donnée globale de l’atmosphère ?, la climatologie répond : les gaz à effet de serre se trouvent en très petite quantité dans l’atmosphère, qui est elle-même une enveloppe très ténue. Dès lors, l’utilisation massive des combustibles fossiles est susceptible d’augmenter significativement sa concentration (la vapeur d’eau est déjà naturellement en trop grande quantité pour être directement affectée par la combustion des fossiles ; sa concentration augmente, conséquence d’un réchauffement qu’elle amplifie à son tour).

La Terre vue de l’espace : l’atmosphère est cette fine couche bleuâtre que l’on voit par la tranche

Les résultats principaux. La figure de gauche montre les évolutions de température globale de surface pour plusieurs scénarios d’émission (bleu : vertueux ; rouge : laisser faire). Si l’on ne fait rien sur les rythmes d’émission (courbe rouge), il faut s’attendre à une augmentation

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moyenne de l’ordre de 2 à 5 K. Les figures de droite montrent que le climat à l’horizon 2030 est déjà joué (il dépend de ce que nous avons déjà émis dans l’atmosphère). Les conséquences d’actions énergiques aujourd’hui se feront sentir à la fin du siècle.

A gauche : projections de la température moyenne de surface selon le scénario d’émission de gaz à effet de serre. En bleu : limitation de la concentration globale à 450 ppm (valeur historique : 280 ppm ; valeur

actuelle : 380 ppm) ; en rouge : 560 ppm (doublement par rapport à la valeur historique). La courbe violette indique ce qui se passerait si l’on avait stoppé toute émission à partir de l’an 2000. A droite : projections régionales des températures de surface suivant les scénarios d’émission. Noter que le climat

de la décennie 2020-2030 est déjà joué, mais celui de la fon du siècle.

FAITS ET VALEURS

La distinction est-elle encore pertinente ?

Venons-en maintenant à notre interrogation initiale :

Si l’activité humaine est capable de changer la nature, la distinction entre Faits (la nature) et Valeurs (les choix qui président à nos actions) n’est-elle pas caduque ?

Cette interrogation est renforcée chez certains par la constatation que sur ces sujets d’incidence globale, les scientifiques semblent incapables de se mettre d’accord sur les Faits. Plutôt que de rester dans la généralité, autant poursuivre sur l’exemple concret de la « controverse médiatique » sur le climat.

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Bruno Latour, dans son dernier livre Cogitamus, cite Claude Allègre qui, dans une tribune du Figaro Magazine, le 29 novembre 2009, explique : « Faire croire sur la base de vaticinations

à un siècle de distance qu’il suffirait de réduire les émissions de gaz carbonique, c’est non seulement scandaleux, mais criminel. Ces gens ne sont scientifiquement pas sérieux ». B.

Latour commente : « Comment voulez-vous maintenir la Démarcation [entre Faits et Valeurs (JT)] si un ancien ministre de la recherche, chercheur lui-même, multiplie les accusations

contre d’autres scientifiques aussi calés que lui ? […] Tout cela fonctionnait tant qu’il n’y avait pas trop de dissidents chez les savants ».

Dans cette approche du débat, B. Latour prend donc le « débat public et médiatique » comme reflétant fidèlement le « débat scientifique ». Il ignore donc le paradoxe que je soulignais au début, à savoir qu’il n’y a pas de controverse dans le milieu scientifique sur l’origine anthropique du réchauffement climatique, alors que le débat fait rage dans les média. Ce tour de passe-passe, cette occultation, sont obtenus par une seule négligence : B. Latour fait comme si Claude Allègre, parce qu’il est scientifique, faisait partie de la communauté des climatologues. Or il n’en est rien.

Pourquoi est-ce important ?

« Débat » et « loi » : polymorphisme de la langue

Parce que les modalités de règlement des débats scientifiques sont très différents des modalités de règlement des débats de société où la science est impliquée.

Remarquons d’abord que les théories scientifiques n’ont quasiment pas d’incidence sociétale. La mécanique quantique est, semble-t-il, à l’origine d’un tiers du PNB, mais les concepts quantiques sont ignorés par 99,9…% de la population – et c’est normal. Pareil pour la relativité générale, qui est pourtant nécessaire au fonctionnement précis d’un GPS.

En revanche, la mise en œuvre des techniques a une grande incidence sociale : l’exemple le plus éclatant est sans doute Internet. On en a même vu récemment des effets politiques directes. C’est que la technique induit des changements de rapport entre les gens, ainsi que des changements de leurs rapports avec la nature.

Le débat scientifique se conclut par une stabilisation des connaissances, et par l’ouverture de questions de recherche nouvelles.

Le débat de société ne nécessite aucune stabilisation de principe, car l’implantation d’une technique relève de choix que l’on peut toujours remettre en cause.

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Validation des connaissances scientifiques

Rappelons brièvement comment cela fonctionne.

On présente souvent la science à partir des accomplissements de ses héros : Galilée, Newton, Maxwell, Boltzmann, Einstein, Heisenberg, Fermi, Dirac, Feynman…, pour ne citer que des physiciens. Mais je devrais nommer Pasteur, ce héros type. Les figures de héros sont toujours populaires, on a toujours des anecdotes à raconter à leur sujet.

Pourtant la science ne fonctionne pas ainsi. Elle fonctionne à partir d’institutions et de procédures de validation des énoncés scientifiques.

Les Académies ont été les premiers lieux que les scientifiques se sont donnés pour confronter leurs découvertes : l’Accademia dei Lincei (l’Académie des Lynx !) est créée en 1609, la Royal Academy en 1660, l’Académie des Sciences en 1666 etc.

Les procédures : la libre circulation des résultats des travaux (revues spécialisées, conférences, colloques, séminaires), et surtout l’évaluation par les pairs avant publication (peer review).

Une connaissance scientifique n’est reconnue comme telle que lorsqu’elle a passé avec succès les procédures de validation.

La conclusion est simple : il ne suffit pas qu’un scientifique reconnu s’exprime dans le Figaro Magazine pour que ce qu’il énonce soit reconnu comme ayant un statut scientifique. Claude Allègre n’a jamais publié un quelconque article de climatologie dans une revue scientifique à comité de lecture (peer review). Ce n’est pas plus compliqué que cela, et l’on s’étonne qu’un philosophe de formation, voire des journalistes, au lieu de rappeler ces règles simples, accroissent la confusion en prenant le débat médiatique pour un débat scientifique, ce qui est une façon de dissoudre le débat scientifique dans la sociologie.

DÉCOUVRIR ET INVENTER

Stabilisation des connaissances scientifiques

Prenons là aussi un exemple : celui de l’histoire des idées sur l’âge de la Terre, en Occident. Pendant longtemps, le récit biblique fut considéré comme historique. Plusieurs lettrés, jusques et y compris Kepler et Newton, proposèrent de dater l’apparition (la création ?) de la Terre en remontant les générations dont la Bible donne la succession avec précision. C’est ainsi que

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Kepler propose 3993 AJC, James Ussher, un évêque anglican : le 23 octobre 4004 AJC, et Newton : 3998 AJC (ce dernier se sert de la précession des équinoxes pour dater l’expédition des Argonautes à la conquête de la Toison d’Or). Mais peu à peu, partant de certaines contradictions internes au texte lui-même, certains, comme Spinoza ou Galilée, suggèrent d’interpréter le récit biblique dans un sens métaphorique. Ainsi Spinoza, dans son Traité

théologico-politique, est celui qui a exprimé avec le plus de clarté la nécessité d’interpréter le

texte religieux. Il prend l’exemple de ces paroles de Moïse, Dieu est un feu. Spinoza s’interroge : Moïse a-t-il vraiment cru que Dieu était un feu ? Et il poursuit : comme « Moïse,

en beaucoup d’endroits, enseigne très clairement que Dieu n’a aucune ressemblance avec les choses visibles qui sont dans les cieux, sur la terre ou dans l’eau, nous devons conclure que cette parole en particulier ou toutes celles du même genre doivent être entendues comme des métaphores », d’autant que le mot « feu » peut avoir un sens métaphorique. A propos des

miracles, il dit : « Si l’Ecriture racontait la ruine d’un Etat à la manière des historiens

politiques, cela ne remuerait en aucune façon la foule ; l’effet est très grand au contraire quand on dépeint ce qui est arrivé d’un style poétique… » Quel hommage à la poésie ! Bref,

Spinoza propose de considérer la Bible comme un texte littéraire, qui comme tous les textes littéraires parle de la vie de ceux qui l’ont écrit…

Cette critique libère l’imagination scientifique, en ce que les savants vont se mettre à chercher dans les phénomènes naturels des chronomètres objectifs. C’est un changement radical de la démarche, et qui va s’avérer très fructueux – même s’il faudra attendre le 20ème siècle pour parvenir à une stabilisation : la salinisation des océans, le refroidissement d’une Terre initialement chaude (Newton, Buffon, Fourier, Kelvin), le temps des dépôts sédimentaires, l’érosion des montagnes, l’évolution des espèces (Darwin, en conflit avec Kelvin), jusqu’à la datation par radioéléments (U-Pb, Rb-Sr, Pb-Pb) qui fournit dès 1955 un âge de 4,5 milliards d’années. L’âge des plus vieilles météorites, contemporaines de la formation du système solaire, est déterminé aujourd’hui à 4,5672 milliards d’années. Les travaux actuels portent sur la durée de la condensation du nuage initial (quelques dizaines de millions d’années). Le lecteur intéressé par le sujet peut se reporter au récent livre d’Hubert Krivine : La Terre, des

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Origine de la stabilisation des connaissances

Qu’est-ce qu’une question scientifique ?

Considérons la question : « Combien d’anges tiennent sur une tête d’épingle ? » On sait ce qu’est une épingle, et beaucoup d’œuvres d’art nous ont permis de nous familiariser avec les anges. Mais est-ce une question scientifique ? On a bien le sentiment que la réponse est « non », mais pouvons-nous dire de façon précise pourquoi ?

Second exemple. Si l’on verse un peu d’huile dans un verre contenant de l’eau, l’huile va former un film à sa surface. Si l’on verse un peu d’huile dans un verre contenant de l’alcool à brûler, elle va former un film au fond du verre. Partant de cette situation, imaginons qu’on rajoute de l’eau. Il est clair que si l’on rajoute au total beaucoup d’eau, on doit se retrouver dans la situation première, avec le film d’huile au dessus du liquide. Entre les deux, l’huile va donc remonter. Considérons alors la question : « Sous quelle forme l’huile va-t-elle remonter ? » Est-ce une question scientifique ? On a bien le sentiment que la réponse est « oui », mais pouvons-nous dire de façon précise pourquoi ?

Soyons pragmatiques. Dans le second cas, on peut tout simplement faire l’expérience. On verse lentement de l’eau dans le verre, et l’on observe ce qui se passe (faites-le, c’est très joli). Mais dans le premier cas, après avoir trouvé une aiguille, on aura du mal à trouver des anges pour faire l’expérience…

Nous avons là un critère : une question est scientifique si, pour y répondre, il est possible de

mettre en place un processus non verbal. En quoi une expérience est-elle un processus non

verbal ? La préparation de l’expérience nécessite la langue naturelle, l’interprétation de l’expérience également, mais entre les deux se situe cet instant crucial où la nature s’exprime

tandis que la parole humaine se tait. Une expérience est une question posée à la nature. Et

elle répond dans son langage, qui est un phénomène physique.

C’est là que se situe l’origine de la stabilisation des connaissances : la réponse de la nature à une question est unique. Ce n’est pas le cas dans le champ social : il n’est que de voir la disparité des systèmes éducatifs dans des sociétés à niveau de vie voisins pour se persuader que les réponses à une question donnée sont multiples.

Science et technique

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Cette distinction a même sa traduction muséographique. Lors de la création du Palais de la découverte, en 1937, Jean Perrin fixait sa mission ainsi : montrer des phénomènes, pas des

objets.

Les exemples sont légion : l’électromagnétisme et les réseaux électriques, la relativité générale et le GPS, la thermodynamique et le moteur à explosion, la théorie des nombres et les codes de carte bleu, la fission nucléaire, la bombe atomique et la centrale nucléaire.

Insistons sur ce dernier exemple, associé à des événements particulièrement dramatiques du 20ème siècle : la découverte de la fission nucléaire n’obéit qu’au désir irrépressible de connaissance. Il est clair qu’une bombe ou une centrale nucléaire obéissent à des cahiers des charges bien précis –et bien différents.

Découvrir, c’est chercher à comprendre les lois du monde, c’est recréer le monde par la pensée, c’est imaginer ce qui est.

Inventer, c’est répondre au cahier des charges d’une utilisation humaine, potentiellement changeante.

Le concept de techno-science, populaire chez certains sociologues, tend à abolir la distinction entre ces deux mouvements de la pensée et de l’action.

Il est vrai que certains domaines, où découvertes et applications sont rapprochées, tendent à fonder ce point de vue, notamment lorsqu’apparaissent des pratiques liées aux brevets : prendre un brevet sur une connaissance met en défaut les procédures de validation rappelées plus haut, puisqu’elles introduisent du secret. On pense évidemment aux biotechnologies. Mais il est essentiel de maintenir la distinction entre découverte et invention, plutôt que d’englober tout ce qui relève de la science en un bloc de techno-science.

Place de la connaissance dans le débat public

Revenons à notre question initiale concernant la distinction entre Faits et Valeurs, et à l’argument de B. Latour affirmant : « tout cela fonctionnait tant qu’il n’y avait pas trop de

dissidents chez les savants ».

Nous avons vu que, au sens des critères de validation des connaissances scientifiques, il n’y a

pas de dissidence chez les savants sur la question climatique. Tout simplement en vertu de ce

que l’on pourrait s’amuser à formuler comme un théorème : « le réchauffement climatique est indépendant de l’opinion qu’on en a ». Evidemment, tout n’est pas éclairci : certaines choses sont bien comprises, comme l’origine anthropique du réchauffement ; d’autres sont moins

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bien comprises, comme le rôle des nuages. Mais il s’agit du déroulement normal de la science, qui n’a rien à voir avec le « climato-scepticisme », qui est une opération à résonance politique.

Naomi Oreskès, historienne des sciences à l’Université de Californie à San Diego, a publié en 2010 avec Erik Conway un livre remarquable intitulé « Merchants of doubt » (Marchands de

doute, publication en français par les Editions du Pommier début 2012). Elle y analyse la

façon dont, aux Etats-Unis, certains secteurs industriels menacés de régulation par l’Etat Fédéral ont développé depuis les années 1960 une stratégie consistant, plutôt que d’affronter directement les travaux de recherche, à instiller un doute systématique sur leurs résultats. Les liens entre tabagisme et cancer, émissions de CFC et trou d’ozone, « guerre des étoiles » et hiver nucléaire, émissions de gaz à effet de serre et réchauffement climatique, ont été systématiquement remis en cause par des officines largement pourvues de moyens financiers, appuyant leurs argumentations sur les inévitables incertitudes propres à la recherche pour remettre en cause tout le savoir accumulé. Le moyen fut d’alimenter des controverses fictives, au sens où, comme en France, des personnalités scientifiques connues mais extérieures aux domaines considérés, s’exprimaient dans les media sur le mode : « les liens de causalité ne sont pas bien établis, il faut continuer à faire de la recherche, mais il est prématuré de prendre des mesures ». C’est ainsi, dit Naomi Oreskès, que les climatologues ont aujourd’hui gagné sur le plan scientifique, mais perdu sur le plan politique : l’Administration américaine, jusqu’à Obama, a refusé de reconnaitre le problème posé par le réchauffement climatique, et encore aujourd’hui peu de mesures concrètes sont prises. Stéphane Foucart, journaliste au Monde, a analysé le climato-scepticisme à la française dans un excellent ouvrage : Le populisme

climatique.

Il serait illusoire, pour qu’un débat public se déroule dans de bonnes conditions, d’espérer que la population puisse acquérir les éléments de compréhension scientifique lui permettant de juger en toute connaissance de cause : peu de scientifiques non climatologues connaissent même le fonctionnement précis de l’effet de serre. Mais il est essentiel de savoir identifier où se trouvent les sources scientifiques fiables. Ces sources sont celles qui fonctionnent suivant les procédures d’évaluation par les pairs. Celles qui s’occupent d’établir les Faits, indépendamment des Valeurs –autres que celles qui gouvernent le travail scientifique.

Pour autant, prendre connaissance de l’état des lieux de la connaissance scientifique dans un domaine qui peut avoir des implications sociales ne termine pas le débat de société : au contraire, c’est là qu’il commence, et les choix ne sont jamais dictés par la connaissance,

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même s’ils doivent en tenir compte. Ils sont dictés par les effets sociaux des techniques qui se rapportent à la connaissance en question. Prenons un dernier exemple, dans le domaine de l’énergie : l’éolien. Il est indispensable, dans le cadre d’un débat public sur l’implantation d’éoliennes, d’avoir une idée de la puissance récupérable par m2 au sol, de savoir ce qu’est l’intermittence du vent, de connaitre les régimes de vents à l’échelle d’un pays ou d’un groupe de pays, de connaitre les capacités des réseaux électriques actuels à absorber des sources fluctuantes etc. Mais cela ne dit pas de quelle manière développer l’éolien dans un contexte énergétique donné. L’impact des éoliennes sur les paysages, par exemple, est souvent dominant dans la réaction des populations à l’implantation des éoliennes.

CONCLUSION

Montrer comment les connaissances scientifiques parviennent à se stabiliser, c’est l’une des missions des enseignants, des médiateurs et des communicateurs de toute sorte. La culture scientifique, c’est peut-être cela : savoir reconnaitre les sources fiables, celle auxquelles nous pouvons décider d’accorder notre confiance. Cette confiance, comme on l’a vu, repose sur le respect d’un certain nombre de protocoles propres à la démarche scientifique, parmi lesquels la critique par les pairs est l’un des éléments essentiels. Cela ne garantit pas contre l’erreur, mais l’histoire des sciences a montré que ces protocoles parviennent toujours, et assez rapidement, à les corriger lorsqu’il y en a. Il est de bon ton dans certains cercles de mettre systématiquement en doute toute parole académique. Mais douter de tout ou tout croire, ainsi que le disait Poincaré, ce sont deux solutions également commodes, qui l'une et l'autre nous

dispensent de réfléchir.

BIBLIOGRAPHIE

Bruno Latour, Cogitamus, Ed. La Découverte, 2010

Naomi Oreskès et Erik Conway, Merchants of doubt, Boomsbury Press, 2010 Stéphane Foucart, Le populisme climatique, Ed. Denoël, 2010

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