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Antonin Artaud et la difficulte d'être.

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Academic year: 2021

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(1)

...

SEBAG, Ginette

ANTONIN ARTAUD ET LA "DIFFICULTE D'ETRE"

DEPARTMENT OF FRENCH LANGUAGE AND LI'l'ERATURE McGILL UNIVERSITY

MASTER OF ARTS

ABSTRAC'l'

SitSt qu'il commence à écrire, c'est pour se plaindre de ne pas pouvoir écrire: Antonin Artaud souffre d'une "effroyable maladie de l'esprit" qu.i se révélera être, par la suite, une maladie de

la personnalité toute entike.

Pour être mentale, sa maladie n'en était pas moins réelle et Antonin Artaud en a souffert, physiquement, toute sa vie. La

souffrance a été son expérience la plus intime, la plus quoti-dienne. C'est dans ce sens que Marthe Robert a pu écrire: "C'est le mouvement même de la vie d'Antonin Artaud, la seule source de son inspiration, le commencement et la fin de son oeuvre." (1) Le premier chapitre de cette étude a pour objet de décrire et d'analyser les différents caractères et les manifestations de cette "difficulté d'être".

(1) Robert, Marthe, Je suis cet insurgé du corps, Cahiers de la Canpagnie Renaud-Barrault, nO 22-23, Paris, Julliard, mai 1958.

(2)

Cependant Artaud a essayé d'échapper

à

cette fatalité et c'est avec l'acharnement du désespoir qu'il a tenté de trouver dans la drogue d'abord, puis dans l'Art en général, des palliatifs

à

son "mal-d'être". Un moment il crut trouver dans le Surréalisme un exutoire à ses révoltes et une raison de croire en l'avènement d'un nouveau type d'homme, de littérature et même de vie. Mais ce sont surtout ses recherches dans le domaine théâtr~l qui lui permirent le mieux d'actualiser ses idées. Il voulait pranou-voir un théâtre de "curation cruelle" qui permettrait à nos"re-foulements de prendre vie". En d'autres termes, Artaud voulait

appliquer à travers le théâtre ce procédé d'abréaction employé en psychanalyse et qui consiste à revivre un trouble ou une émo-tion dans la perspective de la crise infantile.

Malheureusement, toutes ces tentatives se soldèrent par des échecs et Artaud ne trouva plus refuge que dans la folie. Trans-posant ses possibilités théâtrales dans la vie, "il vécut authen-tiquement son personnage et se consuma avec lui" (1).

Cependant, alors que sa vie s'est achevée sur une faillite totale, le prestige d'Artaud ne cesse aujourd'hui de croltre dans le

monde du théâtre et des lettres. Jean-Louis Barrault n'hésite

(1) Barrault, Jean-lDuis, L'Homme-Théâtre, Cahiers de la Compa-gnie Renaud-Barrault, nO 22-23, page 46.

(3)

Ionesco, Brecht, Beckett, Tardieu, etc., etc.

N'a-t-on pas parlé du "naufrage prophétique" d'Antonin Artaud '1 (2)

(1) Idem, Ibidem, pages 47-48.

(2) Bonneton, Dr André, Le naufrage prophétique d'Antonin Artaud, Paris, Lefèvre, 1961.

(4)

SEBAG, Ginette

A thesis

sublittec:l to

the Faculty of Graduate Studies and Reseaxch McGi11 Uni versi ty

in partial fulfilment of the requirements for the degœe of

Master of Arts

Department of French Language and Literature .', August, 1970 ... ---_._-_ ..

_-,

®

Ginette Saba! 1971 _ . _ _ _ _ _ . _ _ _ _ _ • • _ _ _ o ·

(5)

INTRODUCTION ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 1

DESCRXPTXON ET ANAI;fSE DE LA D:Œ'FXCULTE D'ETRE

D'ANTONIN ARrAUD ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 2 A. Description par Artaud lui-même •••••••••••••••••••••••••• 2 B. Témoignages de ses contemporains •••••••••••••••••••••••••• 7

c.

Les origines de ce "mal-être"... 10 D. Analyse des différentes formes de sa difficulté

d'être: Quels en étaient les éléments '1 Les

caractères '1 Les manifestations? ••••••••••••••••••••••• 21 1. 2. 3. 4. 5. 6. Refus du corps ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• Refus de la sexualité •••••••••••••••••••••••••••••••• Refus de la mère - refus de la vie ••••••••••••••••••• Obsessions' ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• Simulation ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• Xdentification à autrui - Projections ••••••••••••••••

CHAPITRE XX

COMMENT ARTAUD A ESSAYE D'ECHAPPER A SA

22 25 27 31 33 35 DIFFlCULœE D'ErRE •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 42

A.

La drogue •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 42

B.

L'Art: le Surréalisme, le cinéma, le théâtre ••••••••••••• 48 1. 2. 3. Surréalisme •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• Cinéma ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• Le

théâtre •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••

i 51 63 66

(6)

A. B. C. D. L'échec sentimental • •••••••••••••••••••••••••••••••••••••• L'échec littéraire • ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 1. 2.

Rupture avec les surréalistes ••••••••••••••••••••••••• Echec du théâtre de la cruauté •••••••••••••••••••••••• Naufrage de la pensée ••••••••••••••••••••••••••••••••••••• La fin • •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••

CONCLUSION - ARTAUD PROPHErE ••••••••••••••••••••••••••••••••••

BIBLlOGRAPHIE ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• ii 88 94 94 99 102 112 120 128

(7)
(8)

Sitôt qu'il commence

à

écrire, c'est pour se plaindre de ne pas pouvoir écrire: Antonin Artaud souffre d'une "effroyable maladie de l'esprit" qui se œvêlera être, par la suite, une maladie de la personnalité toute entière.

Pour être mentale, sa maladie n'en était pas moins œelle et Antonin Artaud en a souffert, physiquement toute sa vie. La

souffrance a été son expérience la plus intime, la plus quoti-dienne. C'est dans ce sens que Marthe Robert a pu écrire: "C'est le mouvement même de la vie d'Antonin Artaud, la seule souxce de son inspiration, le camnencement et la fin de son oeuvre" (1)

Dans la pœsente étude, nous nous proposons:

l - de décrire et d'analyser cette difficulté d'être;

I I - d'étudier les différents moyens par lesquels Artaud a tenté d'y échapper, de se nomaliser et "d'entrer dans le rang";

III et J:V - de découvrir dans quelle mesure, son naufrage final

portai t en lui toutes les promesses d'un aboutissement. N'a-t-on pas parlé du naufrage prophétique (2) d'Antonin Artaud ?

(1) Robert, Marthe, Je suis cet insurgé du corps, Cahiers de la Canpagnie Renaud-Barrault, nO 22-23, Paris, Julliard mai 1958.

(2) Dr Bonneton, Andœ, Le naufrage prophétique d'Antonin Artaud, Paris, Lefèvre, 1961.

(9)

DESCRIPTION ET ANALYSE DE LA "DIFFICULTE D' ETRE"

(10)

Antonin Artaud est mort depuis vingt ans déjà et la simple men-tion de son nom continue'cependant à soulever de violentes con-troverses. Pour certains, il est ce prophète inspiré qui prédit la décadence, la ruine même de la culture et de la civilisation occidentales. D'autres ont w en lui un malade mentai qui passa la fin de son existence relativement brève à écrire des pages incompréhensibles dont les fureurs et les cris de révolte ne peuvent que dérouter un lecteur non averti.

Pourtant, Artaud a canmencé à. écrire pour expliquer les raisons de son désarroi et pour demander à ses contemporains de ne pas le juger, mais bien plutôt de l'accepter et de lui faire confiance au nom même de cette impuissance qui l'amputait d'une partie de lui-même. Ses premiers écrits que nous retrouvons aujourd 'hui dans le premier yolume des "Oeuvres complètes": La correspondance avec Jacques Rivière, L'ombilic des limbes, Le pèse-nerfs, L'art et la mort, retracent son expérience de la pensée poétique comme manque et comme douleur. Au nombre et à la sincérité de ces pages, nO'.1S voyons à quel point il a vécu cette paralysie de la pensée qu'il n'a d'ailleurs jamais cessé de dénoncer.

(11)

A Jacques Rivière, alors directeur de la N.R.F., i l écrit, en

1923:

IIJe souffre d'une' effroyable maladie de l'esprit.

Ma pensée m'abandonne à tous les degrés. Mots, for-mes de phrases, directions intérieures de la pensée, réaction simple de l'esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. tr (1)

Cette poursuite a fait de son existence une perpétuelle torture et toute son oeuvre n'est rien d'autre qu'une tentative désespé-rée d'analyser et d'expliquer pourquoi il se trouvait ainsi retranché des autres et de la vie, retranché de lui-même. En

véritable clinicien, il a analysé avec acharnement les diffé-rentes formes de ce IImal d'êtrell

Ce sont, tantôt des absences, une espèce de dissolution de la pensée et l'on retrouve sous sa plume des expressions telles que: IIdéminéralisation" , "vide intellectuel", tantôt des arrêts brusques dans le champ psychique: sa pensée "se coagule", son

agitation "se congèle", son imagination "se stupéfie". Enfin, c'est un mal généralisé qui a ses racines dans l'essence même de sa personnalité et dont il désespère de ne pouvoir jamais guérir:

''Un effondrement central de l'âme... Une espèce d'érosion essentielle à la fois et fugace de la pensée ••• Une maladie qui touche à l'essence de l'être et qui s'applique à toute une vie ... (2)

(1) Artaud, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1956, taRe l, page 20.

(12)

Mais ses difficultés n'étaient pas seulement d'ordre intellectuel. Il souffrait aussi physiquement d'intolérables maux de tête et de crises nerveuses:

"Je souffre, non pas seulement dans l'esprit, mais encore dans la chair et dans mon âme de tous les jours. Cette inapplication à l'objet qui caracté-rise toute la littérature est chez moi une inappli-cation à la vie." (1)

Ainsi, ce que d'autres ont découvert intellectuellement, par le raisonnement, la réflexion ou la littérature, Artaud l'a découvert d'une façon plus cruciale par la maladie et la souffrance. Il a découvert dans son corps l'inanité du verbe, la solitude de l 'homme, l'inexorable de la souffrance. Tchékov disait déjà qu'il Y a deux sortes d'hommes, ceux qui ont mal aux dents ••• et les autres, voulant exprimer par cette boutade canbien la dou-leur est incommunicable.

C'est sans doute une grande découverte que tout homme fait un jour ou l'autre dans sa chair et qui contribue à faire de l 'en-fant un adulte. Mais on a souvent l'impression, au contraire, qu'Artaud décrit ses malaises, ses états d'esprit, cette diffi-cul té d'être avec une certaine ccxnplaisance. Il analyse, étend,

\ .... détaille, et l'on s'aperçoit alors qu'il n'a aucune difficul té .... ~ à trouver le mot juste, à décrire parfaitement ses manques et ses angoisses, pour se plaindre justement de voir les mots le fuir et sa personnalité se dissoudre. Jacques Rivière le lui

(13)

avait fait remarquer non sans ironie:

"Mais comment y échappez-vous si bien quand vous tentez de définir votre mal '1 Faut-il croire que l'angoisse vous donne cette force et cette lucidité qui vous manquent quand vous n'êtes pas vous-même en cause '1 En tout cas, vous arrivez, dans l'ana-lyse de votre propre esprit à des réussites com-plètes, remarquables et qui doivent vous rendre

confi~ce dans cet esprit même puisqu'aussi bien, l'instrument qui vous le prouve, c'est encore lui." (1)

Le Dr Bonneton ém~t la même thèse dans son étude Le naufrage prophétique d'Antonin Artaud: "Antonin Artaud s'aimait, souf-frait, finissait par s'aimer malade et aimer sa souffrance jusqu'à la porter à l'étage expérimental".

Ce serait cependant faire une grave erreur que d'accuser Artaud de complaisance consciente envers lui-même et de cabotinage. S'il nous donne son état ccame unique, incomparable, c'est parce qu'il l'a vécu et ressenti catIlIle tel. C'est en ces temes qu'il a posé son existence, et nier cette singularité reviendrait à le nier lui-même, à le condamner à mort.

Il était réellement obsédé par les rapports de la pensée et de la poésie en général, et ses premiers textes "constituent la méditation la plus riche et la plus subtile sur l'essence de la pensée" (2). LUi-même, vingt ans plUS tard, jugera en ces ter-mes L'ombilic des limbes et le pèse-nerfs:

(1) Ibid., page 31.

(2) Blanchot, Maurice, La cruelle raison poétique, Cahiers de la Compagnie Renaud-Barrault, page 67.

(14)

"Sur le moment, ils m'ont paru pleins de lézardes, de failles, de platitudes, et comme farcis d'avor-tements spontanés, d'abandons et d'abdications de toutes sortes, voyageant toujours à

côté

de ce que je voulais dire d'essentiel et d'énorme et que je pensais que je ne dirais jamais. Mais, après vingt ans écoulés, ils m'apparaissent stupéfiants, non de réussite par rapport à moi mais par rapport à

l'inexprimable." (1)

Peut-on formuler plus clairement, et avec plus de poésie cette paralysie, ce sentiment de frustration et d'échec dont il a toujours souffert quand il s'est agi pour lui de passer à l'ac-tion, que ce soit dans le domaine littéraire, sentimental ou social? Et nous comprenons mieux son émouvant appel à la confiance: ''Et donc, faites moi crédit, ••• jusqu'à l'absurde, jusqu'à la lie ... (2).

(1) Artaud, Antonin, in La cruelle raison poétique, op.cit., pages 67-68.

(15)

Il est vrai que la personnalité d'Artaud était particulièrement insaisissable. Quand nous relisons les témoignages de ses con-temporains, nous samnes frappés par le caractère exceptionnel et fatal de sa personnalité. Artaud n'était certainement pas quel-qu'un de banal.

n

créait à lui seul une atmosphère trouble,

~où tout . était en suspens, où tout pouvait arriver. "Dès que j'eus frappé à la porte d'Antonin Artaud, dit Paule Thévenin (1), j'eus le sentiment que j'allais pénétrer dans un autre monde."

On a souyent parlé du magnétisme de Breton. Celui d'Artaud est moins connu et pourtant, il exerçait sur les autres une

attrac-tion tout aussi mystérieuse et que l'on sent plus authentique, d'après les impressions de ceux qui l'ont approché. Pour parler de lui, les mêmes mots se retrouvent sous la plume de ses amis:

''un caractère grandiose", "l'air impérial", "un ton à la

Bonaparte", " ••• il Y avait en lui quelque chose de royal ••• ", "Aristocratie fondamentale, Artaud était un prince". Au demeu-rant, "plus beau qu'un dieu ••• " (2). Tous s'accordaient donc à lui reconnaitre une allure certaine, une classe, une autorité qui en imposaient.

(1) Thévenin, Paule, Antonin Artaud dans la vie; . Rewe Tel Quel, hiver 1965, page 26.

(2) Barrault, Jean-Louis, L 'homme théâtre, Cahiers de la canpagnie Renaud-Barrault, pages 47-48.

(16)

Cette personnalité comportait cependant des aspects inquiétants. Artaud était un dieu mais un dieu traqué. :Il était rayonnant

"A la façon d'un soleil noir". Son abord n'était pas facile. Il avait. cet aspect sombre et farouche qui n'est pas particu-lièrement propre

A

faciliter les contacts.

Dans ses entretiens avec Parinaud, André Breton nous en parle ainsi: "Très beau, comme il était alors, en se déplaçant, il entraînait avec lui un paysage de roman noir tout transpercé d'éclairs." (1) Nous retrouvons avec cette description l' éton-nante figure de Lautréamont. Nous ne pouvons nous empêcher de penser aussi à Byron, BaUdelaire, Poe, au romantisme noir et A tous ces héros acharnés à se perdre. Il en avait la fatale indépendance, et son corollaire, la solitude, l'orgueil démesuré de son destin et la rage, la fureur, de le vivre jusqu'au bout. Artaud lui-même a admis avoir choisi "le domaine de la douleur et de l'ombre comme d'autres celui du rayonnement et de l ' entas-sement de la matière." (2)

Ses amis avaient conscience de sa difficulté d'être simplement. ''Il était toujours tendu ••• c'était un corps étranger partou~ ••• son problème c'était: comment habiter son corps et loger son esprit dans son corps." (3) et Breton a résumé toutes ces

impres-(1) Entretien André Breton-André Parinaud, cahiers de la Compagnie Renaud-Barraul t, page 6.

(2) Oeuvres complètes, I, page 113.

(3) Conversation avec André Masson, Cahiers de la Compagnie Renaud-Barrault, pages 11, 13.

(17)

sions en disant: "Peut-être était-il en plus grand conflit que nous tous avec la vie." (1)

Pour quelles raisons, Artaud qui semblait si doué par la nature

pour être un vainqueur a-t-il connu cette déroute intellectuelle et physique? En d'autres termes, quelle était l'origine de ce

"conflit avec la vie"? Sa biographie nous fournira peut-être des éléments de compréhension.

(18)

Antonin Artaud est né à Marseille le 4 septembre 1896 d'un père français appartenant à une grande famille d'amateurs et d'une mère grecque. Très jeune, il connut son premier drame et dût commencer sa lutte contre les assauts de la maladie. En effet, il était à peine âgé de cinq ans quand il fut atteint de ménin-gi te et c'est ainsi qu'il entra dans l 'univers absurde de la douleur. Trop jeune pour comprendre et accepter sa souffrance, il la' vécut comme une trahison. Des relations ambigu@s se développent alors entre sa mère et lui. Ils s'attachent déses-pérément l'un à l'autre mais sa solitude, pendant ses accès de migraine, le laisse d'autant plus désemparé. Il ne comprend pas

que l'amour maternel ne puisse le protéger davantage des méde-cins, de la douleur, des médicaments , de tout ce monde d'autant plus angoissant qu'il n'y a rien à expliquer et qu'à l'inévi-table question: ''Pourquoi moi 1" la réponse sera un non moins évident sentiment de culpabilité. Il interprétera l'attitude de sa mère comme une trahison, qui, en dépit de ses protestations d'amour, le livrait aux médecins ou lui faisait avaler avec

force sourires des cuillérées de confiture chargée de médicaments. L'enfant est alors dérouté, livré à un monde menaçant qu'il ne comprend pas et dont l'affection maladroite de sa mère elle-même

(19)

ne peut le protéger. Il se souviendra longtemps des médicaments mélangés à la confiture et durant sa folie, il reprendra le thème de la friandise empoisonnée. D'ailleurs, il gardera toute sa vie une incapacité à la confiance. Il développera même, avec l'âge, un franc canplexe de persécution, soupçonnant son entou-rage de vouloir voler ses idées, ses oeuvres, ses manuscrits, d'agir contre ses intérêts, pour aller jusqu'à parler d'envoûte-ments, de vol de personnalité, pendant ses manents les moins lucides. La seule personne auprès de qui il trouva refuge et chaleur fut sa grand 'mère de Smyrne qu'il appelait "Neneka" et avec qui il parlait constamment grec. Il a dit avec quelle pa-tience elle confectionnait pour lui de délicieuses pâtisseries au miel - sans médecines 1 - et Nénéka a dû représenter pour cet enfant hypersensible, le seul élément affectif stable et sans problèmes car, à Rodez où il s'était inventé des "filles de coeur à naltre" (1), il avait donné ce prénom à l'une d'elles tandis qu'elles avaient toutes le nom de famille de sa grand 'mère née Mariette Schiley ou Chilé.

De six à huit ans, il connaltra des périodes de bégaiement et d 'horrible contraction physique. Treize ans plus tard, dans

"Je n'ai rien étudié", il évoque les questions qu'il se posait et qui remettaient déjà en cause sa propre existence et celle

(1) Fragmentations, Les temps modernes, janv.-juin 1961,

(20)

de sa mère; c'est en face d'elle, à l'heure du goûter qu'il s'in-terrogeait:

"Je me demandais pourquoi j'étais là et ce que c'était que d'être là. Et en quoi la question se pose, et pourquoi se poser la question, oui, pourquoi se poser la question d'être ou de n'être pas lorsque l' on vit et qu'on est là." (1)

Enfant précoce donc, il se heurte déjà à des problènes physiques et métaphysiques qui le dépassent, et c'est ainsi qu'il se

révolte, tout jeune, contre tout ce qui consti'tue en général,

~

l'univers habituel d'un enfant:

"Les coups, les calottes, les réprimandes, les semonces sempiternelles à propos de tout et de rien, ••• c'est ainsi que je fus enfant, dans le scandale de mon moi." (2) Il ne faut pas oublier qu'Artaud était l'aîné, et que la position de l'aîné est particulièrement inconfortable. Tous les aînés ont connu l'intransigeance de leurs parents dont la vie et l'ex-périence n'ont pas encore eu le temps de calmer les prétentions. Pour Artaud, la situation était dramatiquement agravée du fait que deux de ses frères et soeurs moururent alors qu'il n'était encore qu'un enfant "incapable d'accepter de tels événements sans leur accorder une valeur magique. Il avait cinq ans, en effet, quand le petit Hubert mourut, pratiquement à la naissance

(3 jours exactement) et huit ans à la mort de sa soeur Germaine dont il reparlera VI'!rS la fin de sa vie:: "J'ai eu trois filles

un jour étranglées, Germaine Artaud étranglée à sept mois ••• " (3)

(2)

(3)

Je n'ai jamais rien étudié in Hahn, otto, Portrait d'Antonin Artaud, Les temps modernes, nO 192-193, mai-juin 1962,

page 1593.

in Portrait d'Antonin Artaud, op.cit., page 1594. Préambule aux Oeuvres complètes, I, page 12.

(21)

Comment ces décès furent-ils présentés au jeune Antonin souffrant déjà de maux de tête et de crises de nerfs '1 Ccmnent l'enfant réagit-il à ces disparitions '1 Seule une psychanalyse nous aurait permis de le savoir, à la condition qu'elle eut été rendue publique. Mais Artaud, parvenu à l'âge adulte, a toujours refusé le secours de la psychanalyse, bien qu'il ait eu l'occasion à diverses reprises d'en expérimenter les bienfaits:

"Du plus profond de ma vie, je persiste à fuir la psychanalyse. Je la fuirai toujours canme je fui-rai ·toute tentative pour enserrer ma conscience dans des préceptes ou des formules, une organisa-tion verbale quelconque." (1)

Nous pouvons raisonnablement supposer que les relations mère-fils entrèrent alors dans une phase conflictuelle aigu@. La mère a dû en effet reporter sur Antonin une affection d'autant plus étouffante et maladroite qu'elle était angoissée, tandis que le petit garçon, de son côté découvrait qu'il possédait, avec sa maladie, un moyen de pression et de chantage dont i l devait user toute sa vie. Tout au long de son oeuvre nous retrouvons en effet des remarques de ce genre: "Je suis un hCllllle qui a beau-coup souffert de l'esprit, et à ce titre, j'ai le droit de par-1er ••• " (2);

'~n tempérament, certaines souffrances physiques que j'ai dû endurer me désignent tout spécialement pour ces rôles, et me donnent, je crois, en we de leur obtention, des titres particuliers, etc ••• " (3)

(1) Lettre au Dr Allendy, Oeuvres complètes, 3:, page 297. (2) Ibid., page 28.

(3) Post-scriptum, sans indication du destinataire, tome III, page 196.

(22)

Il a donc appris très jeune à jouer de ses souffrances physiques pour en retirer un certain prestige, une certaine auréole. Sa

maladie lui deviendra même un sujet d'orgueU, lui donnant un sentiment de supériorité sur les autres: ''Les pauvres crétins métaphysiques qui m'entourent ne souffrent pas" répond-il à Madame Allendy (1) qui avait eu l'audace d'insinuer que peut-être ses douleurs étaient psychiques ou métaphysiques. Aussitôt il se câbre: ne croirait-on pas qu'il ne souffre pas vraiment mais qu'il s'imagine souffrir? Toute sa vie, et tout au long de son oeuvre il s'est accroché d'une façon émouvante à sa souffrance camte si elle constituait la seule justification de sa vie, ou la preuve de son existence. Il insiste sur ses misères physio-logiques d'une manière puérUe, il veut convaincre et être plaint (2). Il veut que l'on s'occupe de lui, attirer à lui l'attention des autres comme, enfant, il voulait capter l'at-tention de sa mère. Et la tentation est grande de se demander jusqu'à quel point la folie n'a pas été pour lui un moyen

sub-til de satisfaire ainsi cette tendance infansub-tile de sa person-nalité.

Fait intéressant, son père n'est pratiquement pas mentionné dans son oeuvre. Il est vrai que, retenu par ses affaires, il était souvent absent. Il n'a donc pu briser le cercle vicieux des relations émotionnelles mère-fils et apporter un élément

modé-(1) Oeuvres complètes, tome III, page 148.

(2) Presque toute sa correspondance avec J. Rivière tourne autour de ce thème.

(23)

rateur et masculin dans la vie du jeune Antonin. D'ailleurs, i l

est à remarquer que l'univers d'Artaud enfant a été un univers essentiellement féminin: mère, grand 'mère, gouvernante, soeur, et qu'il apparaît dans son nom même à n'être jamais qu'un dimi-nutif d 'homme, catine Antonin est le dimidimi-nutif d'Antoine - son père.

Dans une des conférences de Mexico, il dira:

"J'ai vécu jusqu'à vingt-sept ans avec la haine obs-cure du père, de mon père particulier. Jusqu'au jour

je l'ai w trépasser. Alors, cette rigueur inhu-maine, dont je l'accusais de m'opprimer a cédé. Un autre être est parti de ce corps. Et pour la première fois de la vie, ce père m'a tendu les bras. Et moi qui suis gêné dans mon corps je compris que toute la vie il avait été gêné par son corps et qu'il Y a un mensonge de l'être contre lequel nous sommes prêts pour protester ...

A tort ou à raison, il était intimidé par ce père auquel il n'osait se mesurer. :Il a donc recherché douceur et compréhension auprès de sa mère. :Il cherche auprès d'elle une réponse à ses questions et à ses doutes. :Il doute de l'intégrité de sa personnalité, de la réalité de son moi et c'est naturellement à sa mère qu'il deman-dera de le rassurer, de reconnaître en lui Antonin Artaud, l'être exceptionnel qu'il sent pouvoir être. Mais elle ne veut voir en lui que l'enfant malade, turbulent et capricieux, suivant en cela une attitude classique car, rares sont les parents qui acceptent de reconnaître en leur enfant un individu adulte, avec ses propres opinions et principes de vie, qui par là-même échappe à leur

(24)

et protectrice qui le met en rage. Il sent qu'il n'est pas pris au sérieux, et sa mère constituant en quelque sorte son premier public, il en gardera toujours un canplexe d'infériorité, un manque de confiance en soi que l'on sentira à maintes reprises dans son oèuvre: "Je vois de loin le sourire de dérision, le

haussement d'épaules que cette seule pensée provoque en vous~" (1)

A dix-neuf ans, il souffre à nouveau de troubles nerveux qui le forcent à interrompre ses études et le font probablement renon-cer à l'idée de jamais succéder à son père. D'ailleurs le jeune

Antonin avait toujours été attiré par la littérature et, à qua-torze ans déjà, il avait fondé une petite rewe publiée sous le nan de Louis des Attides. Quoiqu'il en soit, à la suite de ces nouvelles crises de maux de tête et de nerfs, i l fit un séjour dans une maison de santé, en Suisse, où il apprit à dessiner et à peindre. Son état s'étant amélioré, il est mobilisé en 1916 mais, est-ce grâce aux relations de son père ou à cause de son véritable état mental? neuf mois plus tard, i l est réformé pour "somnambulisme". C'est alors une sui te d'établissements:

Divonne-les-bains, Lafoux-les-bains, Neuchâtel, etc.

A cette époque, son divorce d'avec la société lui apparaît nette-ment. A l'extérieur, c'est la guerre, avec toute son absurdité, tandis que lui continue de mener l'existence ouatée de l'enfant

(25)

malade en proie à la sollicitude familiale. Afin d'échapper à cette infériorité physique et sociale, il veut parvenir à la maî-tri se de son esprit. Il lit énormément: Poe, BaUdelaire, Lao-Tseu. Sa culture sex:a d'ailleurs remarquable. Il peint, il dessine, il écrit. Il veut confondre son entourage, ses parents, ses médecins, leur montrer de quoi il est capable, les forcer à reconnaître son génie. Son désir de s'affirmer se transforme alors en volonté de puissance. Constamment le caractère d'Artaud oscillera entre ces deux pôles. Tantôt il fera preuve d'un

orgueil et d'une assurance absolus, ayant foi en son génie, en la nouveauté et la justesse de ses wes: à Louis Jouvet il dira, défendant sa conception du théâtre: "Il sera dans la ligne que je préconise. On y Viendra, avec ou sans moi." (1). Et à Abel Gance:

"Vous verrez que les plus hautes questions de l ' es-prit m'intéressent, les plus hautes et les plus reculées ••• Si je n'ai pas ce personnage dans la peau, personne au monde ne l'a ••• Je ne vous dirai pas que je me propose pour jouer ce rôle, je vous dirai que je le revendique ••• " (2 )

Tantôt il apparaîtra comme rongé par le doute, le manque de sécu-ri té jusqu'à développer un vésécu-ritable complexe de persécution, voyant partout des intrigues à ses dépends. A Jean Paulhan qui lui écri vai t: "Etonnez-vous d'avoir des amis et non des ennemis", Artaud répond:

(1) Ibid., III, page 220. (2) Ibid., page 134.

(26)

"Je m'en étonne et j'admire leur constance mais je sens aussi toute l'injustice (souligné dans le texte) de l'hostilité qui s'est élevée contre moi à un mo-ment donné et qui n'a jamais cessé depuis." (1)

Artaud est lui-même conscient de cette dualité et il écrira à Jacques Rivière: "Ma vie mentale est toute traversée de doutes mesquins et de certitudes péremptoires." Pour l'instant, sa seule façon de se "poser" est de s'opposer et, suivant un proces-sus psychologique classique, II s'opposera d'abord à sa famille et à son entourage immédiat. Or, sa famille représente l'ordre boUrgeois par excellence. :1:1 proclamera donc son indépendance par rapport à sa famille en dénonçant les traditions, 1

'hypocri-sie bourgeoises.

En effet, le bourgeois proclame l'égalité et la liberté carune des valeurs essentielles mais il maintient l'inégalité et il engage des guerres de colonisation. :1:1 vit dans le mensonge: ses valeurs sont fausses et Artaud, dans l'absolu de sa jeunesse, se révoltera contre cette ambiguité, même si quelquefois il a cherché à atté-nuer ses attaques:

''Nous vivons, nous naissons, nous mourons dans l' at-mosphère du mensonge. Nos éducateurs, ceux dont le sang nous faisait proches, furent, i l faut le dire, non pas consciemment mais inconsciemment, par habi-tude ancestrale, de mauvais conseillers." (2)

(1) Ibid., page 184.

(2) Préface aux Oeuvres du Dr Toulouse. Appendice au tome :1:, page 341.

(27)

Cette remarque n'est-elle pas l'écho. de la œponse de Mark 'l'wain à qui l'on demandait de œdiger une épitaphe pour un monument aux morts et qui proposa: "Nous sonmes ici parce que nos pères nous ont menti ft.

On cClllprend dès lors, qu'une fois à Paris, il adhèrera sp:mtané-ment aux contestations dada!stes et surœaUstes.

Artaud a vingt-quatre ans quand il arrive à Paris. Ses parents acceptent enfin qu'il vole de ses p.tOpres ailes.

n

veut essayer de donner sa pleine mesure. Si Artaud recheœhe la gloire, ce n'est pas dans un but social et mondain, mais, nous l'avons w,

pour des exigences intemes et psychologiques. C'est une façon pour lui de s'affranchir de la tutelle de ses parents, des méde-cins et de leur prouver qu'il n'est plus le petit malade à ména-ger, mais un esprit indépendant, capable de s'imposer et d'être reconnu par tous. Infiniment doué du point de vue artistique, dans quel domaine va-t-il solliciter cette gloire et tenter de œussir? La poésie? La peinture? Le théâtre? n a , nous l'avons vu, touché un peu à tout. Mais le théâtre et la mise en scène l'attirent plus particulièrement. n a le sens des

si tuations dramatiques; il a besoin des contacts de la foule et ce n'est pas étonnant car nous pouvons voir là un trait de

caractère spécifiquement infantile: l'enfant veut une jouissance immédiate.

n

ne peut s'imposer d'attente. Or un livre de

(28)

poésie ou une peinture ne donneraient pas à Artaud cette recon-naissance immédiate que des applaudissements procurent.

Cependant, c'est en se mesurant à la vie qu'il rencontrera ses premiers obstacles et ce sera pour lui l'occasion de prendre cons-cience de son impossibilité à s'adapter à toute forme de vie en société. Les premiers échecs révèleront donc ses manques, ses angoisses, ses inhibitions, suivant le processus classique de l'évolution des névroses: c'est toujours quand la pression sociale se fait plus forte, quand l'insatisfaction et l'échec deviennent insupportables, que le ''Moi'' craque et laisse les phantasmes du

"Ca" envahir le champ de la conscience.

Son oeuvre sera le reflet de cet itinéraire douloureux. Au début il a traité de problèmes généraux: études, lettres, chroniques, critiques littéraires et de peinture, adresses, tout occupé à faire le procès de la civilisation ou à exposer ses idées sur l'Art. Mais vers la fin, il semble enfermé dans l'unique affir-mation de lui-même. Il retourne le problème et revient imman-quablement se heurter aux mêmes tragiques impossibilités: impos-sibilité d'être lui-même, de réussir, d'être reconnu et accepté,

qui découlent toutes de cette impossibilité fondamentale qu t il a

(29)

Dans Artaud-le-Mêmo, Artaud a écrit ces phrases révélatrices:

"Du corps, par le corps, avec le corps, depuis le corps et jusqu'au corps.

La vie et l'âme ne naissent qu'après. Elles ne naîtront plus.

Entre le corps et le corps, i l n 'y a rien."

Il affirme donc l'importance capitale du corps, l'omnipotence du corps dans sa vie. On peut donc raisonnablement penser que le problème d'Antonin Artaud n'était pas tant intellectuel et que ses difficultés de pensée ne servaient qu'à masquer son véritable problème: son refus du corps. Ainsi, son impossibilité à se con-centrer et à s'exprimer, la coagulation de sa pensée dont il se plaint dans toute son oeuvre ne sont que la manifestation d'une névrose qui a son origine ailleurs, dans son canbat acharné contre son corps. Cette névrose prend chez lui des formes diverses et toutes aussi graves:

- refus du corps;

- refus de la mère ainsi que de toute filiation et de toute descendance;

- refus de la sexualité;

- refus de la vie et refuge dans la maladie d'abord et la folie ensuite.

(30)

1. Refus du corps

Antonin Artaud n'aimait pas son corps et son corps le lui rendait bien. Très nombreux sont les passages, dans son oeuvre, qui tra-hissent son dégoût du corps, son obsession d'être mutilé. Il a usé d'images maldororiennes pour décrire la lente décanposit1on de ses organes et de ses os, associant Dieu à ce travail de des-tJ:uction, conune le "Comte impensable" de Lautréamont lui-même.

"Ce qui veut dire qu'il Y a un os,

Dieu s'est mis sur le. poète

pour lui saccager l'ingestion de ses vers." (1)

Très souvent, l'image de son corps putréfié par la gangrène s'impose à lui: est-ce un hasard s'il est mort d'un cancer du rectum? Artaud qui savait qu'il n'y a pas d'esprit

''mais un corps

qui se refait conune l'engrenage

du cadavre à dents Dans la gangrène

du

fémur

dedans" (2)

Dans ses manents de délire, ses obsessions prennent des propor-tions épiques et il se voit la proie des para si tes qui le rongent et le violent:

(1) Artaud-le-Mâno, Editions Bordas, Paris, 1947, page 13. (2) Ci-git, précédé de la Culture indienne, Paris, K. éditeur,

(31)

"Violé, tondu, panpé à fond Par toute l'insolente racaille de tous les empafrés d'étrons

qui n'eurent pas d'autre boustifaille pour vivre

que de bouffer Artaud-Mômo ••• " (1)

Remarquons aussi cette démarche puérile qui le fait parler de lui à la troisième personne et se désigner par le vocable doublement enfantin de ''MÔlnO'': petit môme.

Une de ses grandes terreurs fut que les parasites vivant sur lui, le tuassent en se nourrissant de sa substance. Selon les croy-ances en vigueur dans la littérature fantastique, la victime meurt pour que les parasites ou les vampires puissent vivre.

"l'honune qui tette sa substance en moi

pour me prendre un papa-rnaman et se refaire une existence libre de moi

sur mon cadavre

ôté de vide même." (2)

Souvent ces para si tes prennent la forme répugnante et horrible d'insectes et de bêtes qui attaquent un corps qui ne peut plus rien pour se défendre lui-même:

''Le monde des larves invertébrées d'où se détache la nuit sans fin des insectes inutiles:

ne se produit pous puces punaises moustiques araignées que parce que le corps de tous les jours

a perdu sa faim sa cohésion première

et il perd par bouffées." (3)

(1) Artaud-le-Mômo, page 15.

(2) Ci-g1t.

(32)

La plupart du temps ces êtres sont d'essence sexuelle et il s'établit alors une horrible symbiose car Artaud a le sentiment qu'ils vivent en lui pour alimenter leur propre sexualité:

"Frottement de leurs couilles pleines sur le canal de leur anus

bien caressé et bien saisi afin de me pomper la vie" (1)

Nanbreuses sont les métaphores qui nous représentent un corps mutilé, violé, annihilé, déchu, jusqu'à n'être plus qu'un morceau de viande que la vie "cuisine" et brûle à plaisir:

''Nu pour naître et nu pour mourir, cet hanrne qu'on a cuit, étranglé, pendu, grillé et baptisé, fusillé et incarcéré, affamé et guillotiné sur l'échafaud de l'existence." (2)

Bien que le corps soit pour lui la seule réalité tangible, il ne cesse de l'abhorrer et, le ha!ssant, il a tendance à vouloir le détruire. Certains passages de Artaud-le-Môrno, Ci-gît, trahissent des pulsions sado-masochistes très nettes. Dans la préface à ses oeuvres complètes, il affinne que pour lui la question irnpor-tante entre toutes est de tout simplement "être". Mais la tor-ture endurée toute sa vie physiquement et intellectuellement a été si violente que dans ses pires moments de crise il ne peut s'empêcher d'être "en tant que viande", de se penser en terme de boucherie:

"Par quels mots je pourrai entrer dans le fil de cette viande tarie,

Viande à saigner sous le marteau qu'on extirpe à coup de couteau Il (3)

(1) Artaud-le~o, page 48.

(2) Fragmentations, op.cit., page 686.

(33)

Ces visions de viande saignée et lacérée révèlent évidenunent les propres obsessions d'Artaud et ses tendances sad~asochistes, tant il est vrai qu'on ne craint rien autant que ce que l'on souhaite.

Nous retrouvons cette hantise de la décomposition du corps chez Bataille notanunent. Mais, à la différence d'Artaud, celui-ci y parvient à travers l'érotisme. Chez Artaud, au contraire, cette boucherie obsédante est la marque d'un tourment intérieur qui ne s'accompagne S1lrement pas de jouissance sexuelle. Canme le remarque Ga8tan Picon, chacune de ses lignes trahit cette obses-sion de la chair qu'il ne peut ni accepter ni ignorer:

''Le lyrisme d'Artaud est étrangement physiologique: le poil y remplace l'herbe, la veine le ruisseau, l'os la pierre, le sang aveugle la .clairvoyante lu-mière." (1)

2. Refus de la sexualité

Il est d'ailleurs certain qu'Artaud avait un net prOblème sexuel. Est-ce son dégoût du corps qui l'a amené à refuser toute sexua-lité ou est-ce, au contraire, parce qu'il avait horreur ou peur de toute manifestation sexuelle qu'il a été amené à espérer, en même temps que craindre, une mutilation et à développer ainsi un

(1) Picon, Ga.tan, L'usage de la lecture,

n,

Paris, Mercure de France, 1961, page 193.

(34)

complexe de castration? On ne saurait dire lequel de ces sen-timents a pré-existé à l'autre et ils sont d'ailleurs en relation

si étroite qu'ils se confondent souvent.

Ce sont des raisons psychologiques qu'Artaud donne pour expli-quer son refus de la sexualité car, dit-il, "Je n'ai jamais voulu être un résigné canme les autres." (1)

Craignant l'échec et les rebuffades, se voulant total, exigeant et méprisant, il ne pouvait se résoudre à jouer le jeu qui lui aurait permis de "négocier une position horizontale" selon le mot de otto Hahn (2).

Il était pourtant inconsciemment convaincu qu'une vie sexuelle normale était la condition nécessaire, sinon suffisante à une vie qui ne serait pas seulement une existence:

"Pour exister il suffit de se laisser aller à l'être Mais pour vivre

il faut être quelqu'un il faut avoir lL"l OS" (3)

Point n'est besoin du Dr Freud pour comprendre que cet OS qu'il réclame pathétiquement pour être "quelqu'un" est le symbole de

sa virilité. Nous touchons là, à une des impossibilités d'être, majeure, d'Antonin Artaud: inhibé, ligoté, impuissant, "sans os"

(1) Artaud, Antonin, in Portrait d'Antonin Artaud de Hahn, otto, op.cit., page 1601.

(2) Ibid., page 1601.

(35)

cœaent il s'imposer en tant qu'homme, comment pourrait-11 être tout au moins quelqu'un, comment pourrait-il simplement ••• être?

n

recherche en lui des éléments fermes et masculins. Mais il ne voit que viande molle dont il souhaite la mutilation jusqu'à la folie:

"Cette langue entre quatre gencives cette viande entre deux genoux ce morceau de trou

pour les fous" (1)

3. Refus de la mère - refus de la vie

Dans son souci de négation, il va jusqu'à rejeter toute idée de f11iatiClll.

n

veut à tout prix marquer une rupture avec la géné-ration précédente, s'affranchir de tout lien physique et corpo-rel.

n

dira en parlant de sa mère: "Cette personne qui se prétend ma mère" et exigera de sa famille qu'on l'appelle ~n-sieur Artaud" durant ses courtes visites. Nous retrouvons ce même souci différeament exprimé dans son oeuvre:

"Ifoi, Mr A. Artaud, né le 4 septembre 1896 à

Mar-seille, 4 rue du Jardin des Plantes, d'un utérus où je n'avais que faire et dont je n'ai jamais rien eu ël faire, même avant, parce que ce n'est pas une façon de naître que d'être copulé et masturbé 9 mois par la membrane, 7.a membrane bâillante qui

dévore sans dents, comme disent les Upanishads et je sais que j'étais né autrement, de mes oeuvres, et llCIIl d'une mère, mais la mère a voulu me prendre,

et 'VOUS voyez le résultat dans ma vie - Je ne suis né que de ma douleur." (2)

(1) Artaud-le-llêmo, page 12.

(2) Lettres de Rodez à Henri Parisot, parues en ;évrier 1946

(36)

Ce passage, à lui seul, résume le drame d'Artaud. Tout d'abord, il n'accepte pas l'acte sexuel dont il est le résultat. Il refuse de croire qu'il doit la vie, le fait "d'être" à cette même sexualité qui lui fait tant horreur. Ensuite, i l dénonce ce "vampirisme familial", cette emprise maternelle dont 11 eut tant de mal à se défaire (la membrane bâillante qui dévore sans dents), enfin, conclusion logique de ces deux postulats, i l se veut né de ses oeuvres et de sa douleur. Sa douleur est donc à l'origine de sa vie et la raison de sa vie. C'est avec sa dou-leur que sa vie a commencé et c'est à travers sa douleur qu'elle se perpétue. On voit aisément le cercle vicieux et l'on canprend pourquoi

i l

était vital pour Artaud d'être reconnu en tant

qu'être souffrant. Comme dit Otto Hahn:

"La maladie n'est pas une action mais un fait brut qui n'a aucun sens, comme d'avoir les cheveux roux.

On peut en avoir honte ou en faire l'atout d'un charme singulier." (1)

On ne peut nier que cette maladie ait été très réelle et très douloureuse mais c'est Artaud qui lui. a donné une signification. Alors' que d'autres penseurs, d'autres artistes ont travaillé et

créé malgré leur handicap physique, Artaud se sert de sa maladie

pour se justifier, se définir, expliquer ses échecs, ses

diffi-cul tés et sa Correspondance avec Jacques Rivière est une oeuvre

(37)

saisissante jus:tement par ce qu'elle révèle du drame dans lequel 11 se débat. Je pense qu'il faut voir là l'origine de son maso-chisme, la raison de ses rappels constants à sa maladie. Son désir de mortification ira, nous le verrons jusqu'à l ' interdic-tion de toute vie sexuelle normale, jusqu'au refus de la vie.

"Je souffre affreusement de la vie, et très certai-nement je suis déjà mort depuis longtemps. Je ne sens pas l'appétit de la mort, je sens l'appétit du

"ne pas être". (1)

Il exprimera encore plus clairement son complexe de culpabilité et ses pulsions auto-destructrices dans ce poème où il se veut et se manifeste comme feu:

"Feu méchant qui monte

Projection parfaite et symbole de la volonté irritée et qui se rebelle - :lJnage unique (2) de la rébellion -le feu sépare et se sépare

n

disjoint et brûle lui-même ,Ce qu'il brûle c'est lui-même

Il se punit" (3)

"J:mage unique de la rébellion", Artaud se veut l'unique principe de sa vie. A plusieurs reprises il exprime sa conviction que nul autre que lui n'est responsable de sa naissance. Son désir de pureté l'amène à rejeter la condition humaine et à se soustraire des humains:

(1) Oeuvres complètes, tome I, page 246. (2) Soulign~ dans le texte.

(3) Artaud in La cruelle raison poétique de Maurice Blanchot. op.cit., page 72.

(38)

"Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi

niveleur du périple imbécile où s'enferre l'engendrement le périple papa-maman

et l'enfant." (1)

Puisqu'il se recrée, Artaud choisit de se recréer pur et sans organes. De cette manière il pourra prétendre à l' immortalité car il n 'y aura rien en lui de périssable ou de mortel.

:Il

sera pur esprit. Poussant plus loin son raisonnement, il hait qui-conque refuse de prendre la responsabilité de sa propre création et il condamne ceux qui acceptent l'idée d'un Dieu créateur tout-puissant:

"Je hais et abjecte en lâche tout être qui accepte d'avoir été fait et ne veut pas s'être refait. C'est-à-dire qui accepte l'idée d'un Dieu créateur aux origines de son être canme à celle de sa pen-sée." (2)

D'après Maurice Nadeau, se recréer serait pour Antonin Artaud un moyen de présider enfin à ses destinées, de contrôler son esprit, de se posséder. Il veut se recréer:

"pour que le visage humain trouve enfin Sd face et

qu'au lieu d'assister à Antonin Artaud, il soit effectivement Antonin Artaud, né de lui-même, libéré des entraves de toutes les contingences." (3)

(1) Ci-gît.

(2) Je hais et abjecte en lâche ••• , Revue 84, nO 8-9, page 280. (3) Nadeau, Maurice, De l'impossibilité de parler d'Artaud,

(39)

4. Obsessions

Nous avons vu canbien les poèmes d'Artaud étaient marqués par la présence de vampires et de parasites qui le dépouillent de son être. Souvent il s'imagine déjà mort, tandis que les goules se repaissent de son cadavre: "Je suis ce mort dont on mange la poudre: extrait thyro!dique ou ovarien de fini" (1).

De plus, il est obsédé par l'idée que les vampires l'attaquent surtout quand il dort et profitent de ce complet abandon pour

lui voler ses pensées: l'essence même de sa personnalité. Son sommeil se résoud alors en cauchemars:

"Un cauchemar n'est jamais un accident, mais.un mal à nous appliqué... par la bouche d'une goule de pute qui nous trouve trop riches en vie, et crée par sucées précises des interférences dans nos pensées, des vides catastrophiques dans les trajets des souf-fles de notre corps endormi et qui se pense hors de souci." (2)

Artaud a toujours été attiré par tout ce qui était magie, envoû-tement. Même dans ses meilleurs moments de détente, alors qu'il feignait d'en rire, il ne pouvait s'empêcher d'être fasciné par ce monde surnaturel. Le vol de la personnalité en particulier, l'investissement d'un esprit par un autre esprit ne cessait de le tourmenter: témoin ce souvenir de Jean-Louis Barrault:

(1) Lettre à Peter Watson, Critique, octobre 1948, page 874. (2) Chiote à l'esprit, Tel Quel, nO 3, automne 1960, page 6.

(40)

"Artaud s'amusait même beaucoup lorsque je faisais pour lui une imitation de lui-même et je me rap-pelle qu'un jour, lors d'une de ces imitations, il se sauva canplètement exalté, en hurlant dans les rues: 'on m'a volé ma personnalité, on m'a volé ma personnalité' ••• Je ne le revis pas de 3 jours. Mais quand nous nous saumes retrouvés, nous avons ri franchement." (1)

Non seulement ces parasites dépouillent Artaud de son moi, mais encore subit-il une sorte de dichotomie qui le condamne à être éternellement étranger à lui-même. Toute sa vie Artaud a souffert de cette sensation de dédoublement, d'aliénation de son moi. Le

mot aliénation doit être pris ici dans son sens propre car Artaud a maintes fois exprimé cette notion de distance. Dans une lettre à Jacques Rivière, 11 a dit: "J'aj, pour me guérir du jugement des autres, toute la distance qui me sépare de moi." (2)

Il a nettement analysé cette impuissance à agir "camne un seul homme", ce manque paralysant de cohésion:

"Car le propre de 1 'un et du moi est de ne pas se regarder lui-même, jamais et d'agir.

Le propre du double, le deux, de toujours regar-der agir.

On m'a pris pendant que je dormais." (3)

C'est exactement cette même idée qu'André Masson exprime dans ce jugement à propos d'Artaud: "il y avait en même temps en lui l'acteur et le spectateur: 11 se regardait." (4)

(1) Barrault, Jean-Louis, L'hanme-'théâtre, op.cit., page 46. (2) Oeuvres canplètes, I, page 24.

(3) Histoire entre la Groume et Dieu, Fontaine,nO 57, décembre 1946-janvier 1947, page 677.

(41)

5. Simulation

Evidenunent, la tentation est grande de se demander si ce n'était pas seulement une attitude et tous ceux qui l'ont approché se

sont posé la question: oui ou non, Artaud jouait-il la folie, l'égarement, la torture '1

Dans son article En compagnie d'Antonin Artaud (1), Jacques Prével nous donne l'avis de ses amis à ce sujet:

"Au fond, me dit Marthe, je me demande dans quelle mesure il bluffe. En tout cas, il ne tient pas à ses obsessions. Et puis, il ne faut pas oublier qu'il est du Midi ••• "

Le jugement d'André Masson parait, au contraire, plus nuancé: "Cette attitude c'était sa nature même. Sa propre

souffrance existait mais 11 se la jouait. Il cher-chai t la plénitude de sa souffrance. Artaud s'est dit: 'C'est moi qui jouerai Artaud.'" (2)

Ce n'est cependant pas un hasard si André Masson lui-même appelle Artaud "notre Hamlet" (3) et le compare ainsi à ce personnage tragique par excellence, que les plus éminents critiques n'ont pu définitivement classer dans la catégorie des fous ou dans celle des simulateurs.

Cœime Hamlet, Artaud est beau, non caume le jour, mais camne la nuit. Comme Hamlet, il pourrait dire à son confident: "quoique

(1) La Nouvelle Revue Fran<jaise, nO 110, février 1962, page 383. (2) Conversation avec Andre Masson, op.cit., page 13.

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je ne sois pas Wl bcwwe eaIpQt"1:é ni violent, il y a quelque chose en moi de dangereux ••• • Caœae Hamlet, enfin, ce "quelque chose" qu'il se sent incapable de llidtriser le fera sanbrer progressi-vement dans la fo1ie. Dans la mesure où Artaud a voulu justifier ses désordres et ses iDaptitudes â vivre et à penser, nous

pouvons croire qu'il a

été,

non pas un simulateur mais un ~ volontaire. N'est-ce pas lui d'ailleurs qui a employé cette expression révélatrice â propos de Van Gogh, auquel il s'est lar-gement identifié, parlant des représailles de la société "contre ceux qui se choisissent fous 1".

D'autre part, en même telps qu'il décrivait et proclamait avec la complaisance que nous avons décelée sa "difficulté d'être", peut-être souffrait-il c:œae d'une tare de cette diminution phy-sique et intellectuelle et voulut-il cacher sa honte sous des attitudes qui l 'cot ëDDeIlé à simuler ... le simulateur. C'était l'opinion de Gilbert Lecœate qui a inventé pour Artaud le qua-lificatif: "sursimulateur· (1).

Cependant, avec les moyens dont nous disposons, sur la foi de témoignages et d'écrits, je pense qu'il serait vain d'essayer de se prononcer sur l'authenticité de la folie d'Artaud. ~l y a dans tout homme Wle part qui échappe à la raison et la canplexité

(1) in Jones, Henri, Le Surréalisme ignoré, Montréal, Centre éducatif et culturel, 1969, page 97.

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de chaque personnalité vient d'un double mouvement "de consen-tement à soi et de non consentement à soi" (1). Cette double tendance est particulièrement sensible chez Artaud à travers son oeuvre: consentement à soi, et c'est la description canp1aisante de ses malaises, les lettres à Jacques Rivière, toute la carres-pondance qui constitue le talle :ID: des Oeuvres canp1ètes, la simulation, dans une certaine mesure; non consentement à soi et c'est la révolte contre la société, Van Gogh le suicidé de la société entre autres écrits, contre Dieu, Pour en finir avec le jugement de Dieu; c'est la folie volontaire enfin, et Les 1et-tres de Rodez.

De toute façon, la facilité avec laquelle Artaud s'identifiait à autrui et projetait ses propres pensées ~t émotions sur d'au-tres personnages est une des fOlllles et des manifestations les plus frappantes de sa difficulté d'être. Nous allons essayer d'analyser le processus psychologique et par suite, les raisons inconscientes de ces projections.

6. Identification à autrui - Projections

Dans son article sur Uccello i l écrit: "J'ai tenté la fusion avec le mythe de Paolo Uccello" (2). Ainsi Artaud s'identifie avec

(1) Wahl, Jean, Antonin Artaud? Personne, cahiers de la

CcIIl-pagnie Barrault-Renaud, 22e et 23e cahiers, page 64. (2) Oeuvres canplètes, talle l, page 209.

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ce qu'il appelle le "mythe" d'une autre personne. Ce "mythe" est canposé de tous les attributs et qualités que 1 'histoire ou la légende assignent à cet haume. Dans ce sens, le mythe est aussi un ensemble de traits de caractère nettement établis et définis.

En s'identifiant à UccellO, il assume la personnalité du peintre, mais est cependant conscient de lui-même, expérimentant ainsi cette sensation de dédoublement dont nous avons déjà parlé.

n

est en même temps le sujet et l'objet, le créateur et le créé:

"Je suis coume un personnage de théâtre qui aurait le pouvoir de se considérer lui-même et d'être tantôt abstraction pure et simple de l'e~it et tantôt inventeur et animateur de cette créature d'esprit." (1)

Par cette démarche, il concrétise en quelque sorte son "moi". sa personnalité lui semble plus cohérente, plus objective car la personnalité des autres, we de l'extérieur, nous semble tou-jours plus unifiée, plus solide, plus définie que la nôtre dont nous suivons de "l'intérieur" les différents mouvements souvent contradictoires, les luttes, les faiblesses. En se mettant à la "place d'un autre", Artaud satisfait ce constant besoin d'être à la fois sujet et objet et de s'offrir en quelque sorte une identité cohérente. Cette démarche lui permet alors de dire: "Je suis tel que je me suis vu" (2) •

(1) Ibid., page 209.

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Ga@tan Picon a aussi remarqué chez Artaud cette tendance :f.récpente à se projeter sur autrui, mais, pour lui, les raisons de ce pilé-nomène sont ailleurs. D'après M. Picon, si Artaud étudie et interprète le comportement des autres avec tant de sympathie,

c'est pour essayer de résoudre ses problèmes personnels qui scot autant d'obstacles à ses efforts créateurs. Mais ces tentatives sont vouées à l'échec car ses propres obsessions le rendent iDca-pable de s'intéresser profondément à personne d'autre cpe lui-même. Et c'est malgré lui qu'il s'identifie aux autres:

"On reconna1t les tentatives de création littéraire à une certaine attitude par laquelle il essaie d'interposer entre cette expérience de la ruine intérieure et le langage des distances et des mé-diations. Le symbolisme d'un personnage, d'un mythe - cette page blanche qui doit être non plus l'aveu mais l'appel d'images assez mu! tiples pour, transcendant l'instant personnel, déboucher dans l'impersonnalité, celle d'un personnage ou d'un instant fictif. De cette tentative d'ouverture objective, Artaud retombe toujours à l'instant et à la vérité tragique du subj ectif. ft (1)

Ainsi, c'est à travers ses réflexions sur Abélard que nous pou-vons suivre l'évolution d'Artaud par rapport à la vie sexuelle. En effet, suivant le même processus, Artaud s'est identifié aussi. à Abélard à qui 11 a consacré deux articles: Hélo!se et Abél.ard et Le clair Abélard (2).

(1) Picon, Gaetan, L'usage de la lecture, pages 191-192. (2) Oeuvres canplètes, taae 1:, pages 129 à 137.

(46)

Projetant sur Abélard ses émotions et ses pensées, parlant par sa bouche, 11 s'est fait Abélard et c'est ainsi qu'il révèle ses propres complexes et inhibitions. Naturellement, le seul fait qu'il ait choisi de s'identifier à un pritre, dont nous connais-sons la tragique histoire, révèle déjà l'orientation de ses pensées secrètes. Pour un moine "le sexe est un péché, un de ces péchés qui chargent la conscience des prêtres, un vrai péché théologal". C'est donc dans l'angoisse et la culpabilité

qu'Artaud abordera l'amour.

En premier lieu, Artaud a toujours douté de sa virilité. Ce manque d'assurance se changera bientôt en obsession de ne pouvoir résister à des pulsions féminines envahissantes. Cette impos-sibili té d'équilibrer en lui les tendances masculines et fémi-nines l'a mené à une crainte maladive de la sodanie. Dans Ci-g!t, il décrit un guerrier (probablement lui-même) qui mourut

"pour n'avoir pas voulu passer par le périple du serpent

qui se mord la queue par-devant cependant que papa-maman

lui mettent le derrière en sang"

Artaud traduit par là sa crainte de devoir jouer le rôle de la femme qui est sexuellement envahie et violée. Mais peut-être aussi se défend-il de vouloir inconsciemment le jouer ?

L'obsession de ces tendances féminines qu'il sent en lui est remarquablement présente dans son article intitulé Une note sur

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la peinture surréaliste, où il se décrit en femme. Les images des peintres surréalistes surgissent alors du fond de sa sexua-lité cachée:

"et cOllllle une musique de fil, comme la cillation tétanisante d'un fil sous la langue, ou dans les mamelles de ma sexualité enterrée, je vois main-tenant les vieux schistes de Max Ernst ou d'Yves Tanguy." (1)

Le fait qu'il a toujours porté en lui ce conflit entre l'aspect mâle et femelle de lui-même est encore exprimé dans cette lettre à Pierre Watson, dans laquelle il suppose qu'avant sa naissance il se demandait s'11 deviendrait ou non femme:

"Irais-je à la mère ou resterai-je père, le père et cOlllllle éternel que j'étais '1 Il faut croire que j'ai dû choisir d'être père pour l'éternité puisque voilà cinquante ans que je suis homme." (2)

Sa conclusion ne semble pas très convaincue (il faut croire) et dans Abélard il se laisse encore aller à cette hantise. Mais cette fois-ci il démissionne. Ne pouvant imposer sa virilité, il se laisse envahir par la femme et décrit un monde où les sexes ont changé de caractère:

"Je n 'y peux rien si je suis un SOIlIIllet où les plus hautes mâtures prennent des seins en guise de voi-les, pendant que les femmes sentent leurs sexes devenir durs camne des galets. Il (3)

(1) Une note sur la peinture surréaliste, Rewe 'l'el Quel, nO 15, autcmne 1963, page 77.

(2) Lettre à Watson, op.cit., page 869. (3) Oeuvres complètes, tane I, page 129.

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Ainsi les femmes apparaissent dures et masculines ce qui accentue encore sa propre faiblesse et sa douceur. La sexualité d'Hélo!se

.

semble menaçante et curieusement magique. Dans une phrase où

Artaud semble jouer sur les mots "sexe/sextant", il la décrit ainsi: "Elle a aussi cette chose en sextant de marine autour de laquelle toute magie tourne et broute, cette chose comme un glaive couché." (1)

Elle prend non seulement possession de son corps mais elle enva-bit aussi le champ de sa conscience qui commence à lui appartenir. Cependant Abélard-Artaud souhaite cette danination: il renonce à être un sujet pensant et n'est plus maintenant qu'un objet par rapport à autrui. En tant qu'objet, il ne doit plus lutter contre ses pensées. Il se trouve, au contraire, fixé de toute éternité, toujours semblable à lui-même, défini et immuable; il est devenu un objet dans l'esprit d'un tiers:

"Dans sa pensée, je suis l'aiguille qui court et c'est son âme qui accepte l'aiguille et l'admet et je suis mieux, moi, dans mon aiguille que tous les autres dans leur lit, car dans mon lit je roule la pensée et l'aiguille dans les sinuosités de son cocon endormi." (2 )

Un autre être l'a donc pris totalement en charge, le libérant de ses doutes et de ses peurs. otto Hahn remarque que "... il se laisse faire parce qu'Hélo!se se charge du corps, n'exige aucune

(1) Ibid., page 130. (2) Ibid., page 131.

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