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Adultérins et orphelins : les joies de l’adoption selon le théâtre de la Révolution

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Academic year: 2021

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Adultérins et orphelins : les joies de l’adoption selon le

théâtre de la Révolution

Philippe Bourdin

To cite this version:

Philippe Bourdin. Adultérins et orphelins : les joies de l’adoption selon le théâtre de la Révolution . Relations familiales entre générations sur les scènes européennes (1750-1850), Célis UCA, Jun 2011, Clermont-Ferrand, France. pp.75-94. �hal-01762476�

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Adultérins et orphelins :

les joies de l’adoption selon le théâtre de la Révolution

Source : Françoise LE BORGNE et Fanny PLATELLE, Relations familiales entre générations sur les scènes européennes (1750-1850), actes du colloque de Clermont-Ferrand

(16-17 juin 2011), Presses universitaires Blaise-Pascal, 2014, p. 75-94.

Résumé : La politique familiale révolutionnaire, qui statue tant sur la structure du

couple (avec notamment l’instauration du divorce) que sur les liens de parentalité, trouve son expression sur les scènes théâtrales. Alors que l’Église, les pouvoirs publics, l’opinion même réprouvent l’adultère, il n’est aucunement un sujet tabou pour les dramaturges, d’autant que plusieurs y ont goûté et en font une source d’inspiration ou de règlement de comptes. Si la paternité n’était juridiquement possible que dans le mariage, la scène en offre une acception plus large et généreuse, encore qu’elle renvoie le plus souvent la femme au péché d’Ève – à elle la tromperie, à l’homme la mansuétude. Elle valorise la nation, alma mater de tous les enfants de la République, bouleversant, en l’an II particulièrement, le schéma traditionnel qui voudrait que le bonheur de la société, cette grande famille de citoyens, soit la somme de celui des familles particulières.

Mots clés : enfant adultérin, orphelin, adoption, patrie, nation, Révolution

Parce qu’elles ne renient pas la confusion entre ordre familial et ordre politique qui caractérisait la France d’Ancien Régime, les Assemblées révolutionnaires successives, promouvant un État nouveau, ne restent pas inertes dans le domaine des droits familiaux. La famille conjugale devient, aux yeux des représentants ou dans leur inconscient, une « force naturelle » favorisant l’unité sociale et la complémentarité entre hommes et femmes, mais l’appartenance nationale prévaut sur les liens de la sphère domestique, la nation incarnant l’unité d’une famille suprême, politique, et justifiant le dévouement de chacun à la chose publique. Pour faire de la cellule familiale une association civile contractuelle régie comme le corps politique, les Constituants créent des « tribunaux de famille », et soulagent de l’autorité paternelle les enfants majeurs1. La Constitution de 1791 fait du mariage un « contrat civil ». L’adultère n’est pas réprimé par le Code pénal de 1791 ; il n’est pas mentionné parmi les causes du divorce, dont le droit est prononcé le 20 septembre 1792 - avec l’idée, d’ailleurs, que cette liberté nouvelle moraliserait suffisamment la société pour le faire disparaître. L’article 4 se contente d’évoquer « un dérèglement de mœurs notoires ». Un pas significatif est franchi vers l’éradication du « despotisme marital » dont se libèrent plusieurs conjointes de sans-culottes – près de 3 000 divorces par an sont prononcés à Paris jusqu’en l’an III, un taux exceptionnel, des actes justifiés pour l’essentiel pour « incompatibilité d’humeur », motif qui en recouvrait d’autres plus violents. L’adoption est rendue possible en janvier 1792, par expresse volonté commune des intéressés (parents adoptifs – célibataires compris, voire nation toute entière –, adopté et même parents naturels s’ils existent)2. Le 12 brumaire an II (2

novembre 1793) est instituée l’égalité de partage des héritages entre les enfants, et les rejetons adultérins ou incestueux non reconnus peuvent disposer du tiers de la part réservée aux légitimes – encore cette mesure est-elle surtout symbolique puisque toute recherche en paternité est interdite. Autant d’avancées remises progressivement en cause à partir de 1794 :

1 Anne Verjus, Le bon mari. Une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire, Paris,

Fayard, 2010.

2 Françoise Fortunet, « De l’égalité dans la différence : les enfants dans le droit révolutionnaire », in

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le motif de l’adultère est réintroduit dans le divorce, au profit de l’homme, la notion de consentement mutuel revue et corrigée, le pater familias peu à peu rétabli dans ses droits par les législateurs du Directoire, et définitivement par le Code civil de 1804 – sanctifiant le mariage solennel, il en fait un élément déterminant de la désignation du père, laissant à la mère l’enfant illégitime parce que, hors union, seule la maternité semble certaine… Comment le théâtre, chambre d’écho des bouleversements politiques, sociaux et moraux, en partie héritier des théories de Diderot, rend-il compte de ces évolutions du droit familial, dont les conséquences sont majeures en matière d’adoption, et avec quelle chronologie ?

Le temps de l’émancipation et de la mixité sociale

Les premières années de la Révolution sont empreintes des codes et des traditions littéraires qui, à l’instar de la bibliothèque bleue ou d’une longue tradition orale, mettent en scène la rencontre des ordres de l’Ancien Régime – du prince et de Cendrillon, du noble et de la paysanne, etc. – portant un rêve de promotion que contredisent les logiques matrimoniales et familiales. Ce rêve est d’autant plus oppressant et prend un tout autre sens à l’heure où l’abolition des privilèges est proclamée. Les leçons faites au second ordre n’en sont que plus nombreuses, et les mystères comme les ressorts de l’adoption volontiers utilisés. Lorsque Marsollier des Vivetières fait interpréter le 14 janvier 1789, par les Comédiens-Italiens, Les

deux petits Savoyards, comédie en un acte mêlée d’ariettes3, il essaie ainsi d’émouvoir le

public par une improbable intrigue sociale. Ramoneurs, montreurs de marmottes, prostitués d’occasion n’ont guère de chance de séduire quelque grand seigneur que ce soit, sinon pour le commerce d’un instant. L’adoption ne révèle qu’exceptionnellement à terme un, a fortiori deux, enfants oubliés. Mais le théâtre rend possible un conte sans morale excessive, qui cependant renseigne en filigrane sur les dures séparations guettant les orphelins d’une même famille. L’Almanach des Muses, qui en souligne le succès public, résume ainsi l’intrigue :

Deux petits Savoyards paroissent à une foire, & inspirent de l’intérêt au seigneur qui est fort bienfaisant, & qui ordonne au bailli de les conduire au château. Il les fait appeler ensuite, & propose à chacun d’eux séparément de le garder & de le rendre heureux, à condition qu’il sera éloigné de son frère ou de sa mère. Tous deux, sans s’être consultés, rejettent ces offres séduisantes. On feint d’employer la menace ; on les enferme dans deux pavillons en face l’un de l’autre. Ils usent de leur savoir-faire, montent tous deux dans la cheminée, y chantent à leur manière, descendent & tâchent d’enfoncer la porte : le bailli arrive, les arrête et saisit sur eux un portrait qui ressemble au seigneur. C’est son portrait effectivement. Enfin, ces deux enfans sont reconnus pour les neveux du seigneur. Joie des neveux et de l’oncle qui ordonne qu’on aille chercher leur mère.4

L’adoption première relevait donc du bon vouloir d’un aristocrate ne sachant que faire de sa fortune et de son temps, prétendant ainsi « chasser l’ennui de [sa] solitude » (scène 7) ; elle entérine au final une solidarité familiale et des liens de fraternité plus éloquents et forts que la hiérarchie sociale. « Le rang, le nom ne sont rien, / […] Le cœur seul est quelque chose », chante-t-on en chœur pour conclure.

Au-delà du conte, demeure cependant l’incertitude de l’identification, un autre des jeux permis par le thème de l’adoption. Grimm mentionne dans sa correspondance littéraire l’opéra de Bedeno Dejaure et de Jean-Pierre Solié, L’Incertitude maternelle ou le choix

impossible, représenté au Théâtre-Italien le 5 juin 1790, qui joue sur l’échange de

nouveaux-nés, et encore sur la puissance de l’argent. Il permet, dans la circonstance, d’acheter des corps encore anonymes, d’aliéner des liens maternels et familiaux. L’auteur n’hésite pas, non plus, à présenter l’inceste comme un possible stratagème à l’heure de disputer des héritages :

3 Marsollier des Vivetières, Les deux petits Savoyards, Imprimé en Avignon, Bonnet, 1793. 4 Almanach des Muses pour 1790, Paris, Delalain, 1790, p. 326.

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Le sujet du nouveau drame est tiré des Causes célèbres. Une femme, obligée par une réunion de circonstances particulières à s’arrêter dans une hôtellerie pour y faire ses couches, est délivrée par une sage-femme qui, au même instant, venait de secourir une pauvre femme accouchée dans la même maison. Les deux enfants sont déposés par hasard sur le même lit, et dans le trouble des soins qu’exige la situation des deux mères, on oublie de les distinguer. La femme riche obtient sans peine qu’on les lui cède tous deux, et pour ne pas rejeter son fils en croyant renvoyer un étranger, elle les adopte l’un et l’autre. Dix-sept ans après, et c’est ici que commence la pièce, un beau-frère, financier très riche, mais plus avare encore, intente un procès pour ôter à l’un des deux enfants le droit d’hérédité. Des substitutions importantes l’engagent à mettre un grand intérêt à cette discussion. Il résiste à toutes les considérations que lui présente un avocat plein d’honneur et de sensibilité. Les pénibles combats de la tendresse maternelle, ses larmes, ses prières, celles des enfants qui ne peuvent se résoudre à se séparer, rien ne saurait fléchir la dureté de ce parent trop avide ; enfin, dans son désespoir, la mère ne craint pas de déclarer que, si les juges prononcent, elle épousera celui que l’on aura rejeté. Ce moyen qui tromperait les projets de cet homme intéressé est le seul qui triomphe de son obstination ; convaincu que, dans une pareille circonstance, le choix est impossible, il renonce à l’exiger.5

Les relations incestueuses avaient, après tout, permis de solides intrigues dans la tragédie classique. Elles ne pouvaient déplaire au libertin Pigault-Lebrun (1753-1835), ex-Antoine Guillaume Pigault de l’Épinoy, autrefois emprisonné à deux reprises par lettres de cachet, à la demande de son père (qui combattait ainsi ses frasques amoureuses). Dans

L’Orpheline, comédie en 3 actes inaugurée au Théâtre du Palais-Royal, le 4 août 17896, il va

même plus loin, imaginant l’enlèvement et, partant, le viol ou le mariage forcé. Ces activités violentes, auxquelles s’adonnait une partie de la noblesse française au XVIIe siècle7, avaient

quasiment disparu dans la France contemporaine – même si Beaumarchais devra aller libérer une de ses sœurs à la cour d’Espagne. Or, de celui-ci, Pigault-Lebrun est lecteur et héritier, agitant dans un décor d’abord champêtre, emblématique du bonheur de vivre, puis urbain (Paris devient l’enfer du vice), deux familles nobles : la comtesse d’Elmont et son fils, le comte de Valbourg, l’orpheline Julie, Picard, valet du comte d’Elmont et ancien domestique du marquis de Verville et ledit marquis, un manipulateur libertin réputé pour son âme noire. Picard veut épouser Louison, femme de chambre de la comtesse. Elle le tempère dans ses stratagèmes pour s’enrichir au détriment de ses maîtres – un processus de « colonisation » des oisifs cher à Figaro. Si la comtesse d’Elmont et le comte de Valbourg sont unis par une amitié ancienne, on prête injustement au second un béguin pour la jeune Julie. Depuis quatorze ans élevée par la comtesse, alors endeuillée de son mari, elle est considérée comme une sœur par le fils de celle-ci (« Il chérit sa mère et regarde sa protégée comme une sœur adoptive qu’il aime de tout son cœur »8). Beauté, talents et qualités la distinguent et lui confèrent sa noblesse

selon des topiques idéologiques bien établis, qui rattachent clairement la pièce au répertoire d’Ancien Régime. Elle va s’avérer être la fille du comte, qui craint pour sa vertu, sachant combien la proximité de Verville peut s’avérer dangereuse :

VALBOURG, seul : Cœur sensible d’un père, cœur si longtemps agité, n’auras-tu jamais de repos ? Julie, enfant infortuné, que je vais voir peut-être marqué du sceau de l’infamie, ô ma fille, me pardonneras-tu ta naissance si les lois te condamnent à l’oubli ? Et toi, amie fidèle, qui élevas, sans le connoître, le fruit malheureux de l’amour le plus tendre, tu ne soupçonnes pas les alarmes qui me poursuivent. C’est aujourd’hui le jour. La mémoire de ma femme, mon sort, celui de ma fille, tout va, dans peu d’instant, être irrévocablement fixé. L’incertitude de mon avenir me tourmente.9

5 Friedrich Melchior Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, Paris, Quantin, 1882,

tome 16, p. 31.

6 BnF, Yf 11 247. Pigault-Lebrun, L’Orpheline, Avignon, Jacques Garrigan s.d.

7 Danielle Haase-Dubosc, Ravie et enlevée. De l’enlèvement des femmes comme stratégie matrimoniale au XVIIe

siècle, Paris, Albin Michel, 1999.

8 L’Orpheline, I, 1, op. cit., p. 6. 9 Ibid., I, 3, p. 8.

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Valbourg avoue à la comtesse qu’il avait aimé en secret il y a quinze ans une jeune femme dont les parents ne voulurent consentir à son mariage mais ils s’unirent secrètement ; une grossesse en résulta, fatale pour la mère. Son beau-père mort il y a un an, Valbourg s’épuise en chicane pour faire reconnaître ses droits d’époux et, par conséquent et surtout, ceux de son héritière, « cet enfant si digne de connoître ses parens, et de faire leur bonheur » selon la comtesse10. Julie avoue au comte « si bon, si modéré », et pour lors en larmes, qu’il lui inspire un amour quasi filial, et dit fortement son regret de n’avoir pas de parents (« Je saurois si bien les aimer »11), tout en remerciant sa bienfaitrice et en émettant des hypothèses sur son abandon :

Ah ! Ma bonne maman, je vous dois bien plus qu’à mes parens. Ils m’ont rejetée, abandonnée, peut-être encore qu’ils me haïssent. Je ne leur demande ni rang, ni fortune, mais ils me doivent leur tendresse : peuvent-ils m’en priver sans injustice ?12

Valbourg, plus bouleversé que jamais, est prêt à laisser échapper son secret tandis que Julie s’en veut de s’être ainsi épanchée, sûre que les convenances lui imposaient de « souffrir en silence »13. Le fils de la comtesse lui avoue que ses sentiments fraternels se sont mués en amour tandis que Verville, entrevoyant une possible conquête, essaie de monter d’Elmont contre Valbourg et de le faire consentir à faire de Julie, à ses yeux dépourvue de naissance et de rang, une simple maîtresse, tout juste bonne à enlever. Verville, pour ce faire, s’associe les services de son ancien employé, Picard. Ce fat se prétend observateur et se trompe sur les sentiments de Valbourg vis-à-vis de Julie. Le quiproquo arrange cependant les plans de Verville et il en use pour convaincre d’Elmont. Sa mère essaie en vain de libérer celui-ci de l’emprise du marquis. Julie avoue à Valbourg son amour pour Elmont et le comte lui promet de l’aider à réussir cette union avant de lui avouer sa paternité. Louison trahit Picard, informant Julie du rapt fomenté par Varville ; cet aveu est suivi de la nouvelle du procès gagné en paternité par Valbourg. La comtesse, Valbourg et Julie décident alors d’un mariage avec d’Elmont, une fois une leçon donnée à celui-ci. Julie impose donc à Picard de faire croire à un enlèvement réussi, la comtesse se substituant à elle dans la calèche qui la mène à Paris, au lieu de rendez-vous, et démasquant la vilénie de Verville puis pardonnant à son fils. Et tout se termine par une promesse d’union avec Julie.

Cette confusion dans les fratries est portée à son summum par Beaumarchais dans La

Mère coupable, ou L’Autre Tartuffe, drame en cinq actes, donné le 26 juin 1792 au Théâtre du

Marais. Si l’intrigue est si compliquée qu’elle laisse sans voix le critique de l’Almanach des

Muses chargé de la résumer14, elle frappe surtout par sa noirceur désespérée. On retrouve le comte Almaviva et son épouse, le couple Figaro et Suzanne, tous installés dans un hôtel particulier de Paris à la fin de 1790. Les Almaviva, qui ont perdu leur aîné dans une affaire de jeux, élèvent un autre enfant, le chevalier Léon, et une pupille et filleule, Florestine, orpheline d’un ami du comte mort sans le sou – en réalité fille naturelle d’Almaviva. Au grand dam de Léon qui aime sa demi-sœur, Begearss, un Irlandais, ancien secrétaire du comte, un intrigant que Figaro compare à Tartuffe, aspire à l’épouser alors qu’il est déjà marié sur son île natale. Le nom même du soupirant renvoie, à l’évidence, au Beggar’s Opera de John Gay, mais est tout autant l’anagramme de Bergasse, avocat auquel Beaumarchais s’est opposé sans succès

dans l’affaire d’adultère Guillaume Kormann, en 1789. Comme Mme Kormann qui,

fréquentant un amant haut placé pour servir les affaires de son mari avec le prime consentement de ce dernier, attendait un enfant adultérin, la comtesse Almaviva avoue que

10 Ibid., I, 6, p. 10. 11 Ibid., I, 7, p. 12. 12 Ibid., I, 7, p 12. 13 Ibid., I, 8, p. 13.

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Léon n’est pas du sang du comte mais de celui du page Chérubin. Elle se propose de terminer ses jours au couvent, un sort auquel l’a promise son époux, désireux de s’en séparer. Si ce destin est alors commun à bien des femmes adultères, étroitement dépendantes de la volonté de leur moitié (de les enfermer ou de les relever de leur macule), s’il est admis dans une France fortement misogyne, l’heure est néanmoins venue d’envisager des solutions autres, fussent-elles contraires aux vœux de l’Église : Begearss, qui par ailleurs révèle cyniquement aux uns et aux autres, pour mieux les opposer, les tromperies dont ils sont victimes, et observe l’inexorable chute de l’épouse volage, entraînée loin du ciel, « la patrie des anges » (avec toute l’ambiguïté du mot, qui renvoie aussi au nouveau-né), imagine les bienfaits du divorce s’il était promulgué15. Un espoir de résipiscence naît cependant de la découverte de l’identité

de Florestine, immédiatement admise par la comtesse. Tout, évidemment, finira dans la joie d’une famille recomposée et la ruine d’un Begearss démasqué… « Par le tableau de sa vieillesse, et voyant La Mère coupable, venez vous convaincre avec nous que tout homme qui n’est pas né un épouvantable méchant, finit toujours par être bon quand l’âge des passions s’éloigne, et surtout quand il a goûté le bonheur si doux d’être père ! C’est le but moral de la pièce […]. Au reste, sans tenir à nul parti, à nulle secte, La Mère coupable est un tableau des peines intérieures qui divisent bien des familles : peines auxquelles malheureusement le divorce, très bon d’ailleurs, ne remédie point. Quoi qu’on fasse, ces plaies secrètes, il les déchire au lieu de les cicatriser. Le sentiment de la paternité, la bonté du cœur, l’indulgence en sont les uniques remèdes », prétendra Beaumarchais dans sa préface de l’an V – alors que sa pièce a déjà été publiée en l’an II, tandis qu’il était proscrit, considéré comme émigré, traître à sa patrie, et obligé de demeurer à l’étranger où il avait vendu des armes. Observons cependant qu’au-delà des joies et des souffrances de la filiation, il faut l’adultère du père pour rendre acceptable celui de la mère. Le fléau de la balance est particulièrement favorable au sexe masculin. Pire encore : la morale banalise l’acte dont la comtesse a été victime et dont la pièce, depuis son titre, paraît la rendre coupable. Car son fils adultérin est le produit d’un viol, comme le révèle une lettre écrite à son bourreau :

La surprise nocturne que vous avez osé me faire, dans un château où vous fûtes élevé, dont vous connaissiez les détours ; la violence qui s'en est suivie; enfin votre crime, le mien, reçoit sa juste punition ; aujourd’hui jouir de Saint-Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir.16

La nation, mère de tous les orphelins

La République proclamée, il n’est plus guère possible de prolonger à perte de vue ces comédies ou ces drames sentimentaux qui mettent en scène l’ancien ordre de la noblesse. Les familles patriciennes doivent désormais compter avec la sans-culotterie. Le roi n’est plus le père de ses sujets, incarné au sein des familles par la haute figure du pater familias ; la nation, la patrie réunissent désormais les citoyens prêts à leur donner leur vie. Et, quelles que soient les lois d’exclusion bientôt imposées par la guerre, cette nation se veut inclusive, prompte à adopter par exemple les étrangers ralliés, désireuse de protéger le plus faible, comme y insistera la Constitution de 1793. De la rupture qu’induit dans la conception des relations familiales le théâtre patriotique, Pigault-Lebrun donne la preuve absolue avec une seconde pièce qui abandonne totalement cette inégalité sociale dans les rapports amoureux qui faisait le sel d’un théâtre classique prompt à user des interdits moraux pour attiser la curiosité des spectateurs. Dans L’Orphelin, comédie en trois actes en prose dont la première a lieu au Théâtre de la Cité, le 1er prairial an II (20 mai 1794), le changement de distribution est notoire

depuis L’Orpheline – et le changement de sexe de l’enfant abandonné emblématique de la

15 Beaumarchais, La Mère coupable ou L’Autre Tartuffe, Paris, Silvestre, an II, I, 4, p. 7. 16 Ibid., II, 1, p. 25.

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domination du nouvel espace public par les hommes. La pièce met désormais face à face des citoyens et des citoyennes, et non des ci-devant et leurs subordonnés : le couple Déricourt et leur fille Adèle, leur ami Blinville, leurs deux vieux domestiques, Francisque et Hélène – loin des valets entreprenants et dans la force de âge au service des petits maîtres, leur ancienneté leur offre au contraire presque une place affective dans la famille –, et Julien, l’orphelin élevé par les Déricourt depuis qu’il leur a été amené à l’âge de deux ans. L’intrigue se développe dans la maison de campagne de ces derniers, incarnation de cette bourgeoisie montante à laquelle la Révolution a offert de nouvelles responsabilités. On sait que Dericourt a des intérêts aux États-Unis, terre de liberté revendiquée par les patriotes depuis l’expédition Rochambeau et la puissance des relations diplomatiques qui ont suivi : il y a résidé trois mois et à son retour a trouvé l’orphelin, entré dans le foyer conjugal, que le devoir et l’insistance de son épouse lui ont commandé de garder sans s’intéresser davantage au secret de sa naissance. S’il songe aujourd’hui à en faire son associé et, pour partie, son héritier, c’est en proportion du travail de Julien, de son investissement dans l’entreprise familiale de négoce, réputée florissante. Encore cet argent n’a-t-il pas été accumulé par accaparement et spéculation (« J’ai rempli mes magasins dans les années d’abondance, je les ai ouverts dans les tems de disette, j’ai vendu à tout prix »17). Cette mise en avant de la vertu morale, de celle du travail et du

mérite, s’accompagne chez l’auteur d’une prise de conscience sociale qui fait écho aux grands principes révolutionnaires, auxquels adhère sans réserve Pigault-Lebrun. Un an plus tôt, cet homme de théâtre, comédien à ses heures et ami de Talma, romancier reconnu depuis

L’Enfant du carnaval (1792), servait comme volontaire aux armées, et il connaît en ce même

an II un succès retentissant avec une pièce patriotique et anticléricale, vantant l’ouverture des couvents, Les Dragons et les Bénédictines.

Quoique reconnaissants envers leurs employeurs, les vieux domestiques, dans

L’Orphelin, rêvent donc d’être leurs propres maîtres, de se servir eux-mêmes et de ne se

plaindre de personne, comme le voudrait l’égalité alors revendiquée : « autrefois, je n’étois qu’un valet, et aujourd’hui je suis un homme », revendique Francisque18. La sphère familiale

s’étend désormais à la nation toute entière, au sein de laquelle l’affirmation de l’individu, fût-il à son service, devient synonyme de revendication de la liberté. Ce changement de paradigme affecte la recherche de Julien qui, réputé « poli, spirituel et joli garçon », ne connaît pas ses parents : « Aujourd’hui il n’en faut plus : on est l’enfant de soi-même »19. De

la même façon, l’aliénation d’un mariage arrangé par les parents est clairement bannie : si Dericourt est prêt à voir son ami Blinville épouser Adèle, ils conviennent tous deux que l’union doit résulter de l’amour et que la réalité de celui-ci mérite d’être sondée (« Malheur aux pères qui sacrifient le bonheur de leurs enfans à leurs arrangemens particuliers »20). Or, Adèle et Julien s’aiment et pensent reproduire l’alliance financièrement inégale qui avait uni les Déricourt, elle riche et lui pauvre à l’époque, prenant Blinville comme entremetteur. Avant que la mélancolie ne l’assaille et ne lui suggère des poses empruntées aux canons de la peinture contemporaine (« la tête sur son coude, et rêvant je ne sais à quoi »21), ce dernier admet cet hymen et en présente le projet à Déricourt, qui y voit de l’ingratitude de la part de son fils adoptif avant de se ranger aux arguments de son ami, lui rappelant les aspirations de la sans-culotterie en matière de vertu filiale, familiale et sociale :

Il y a quelques années, un homme nul se paroit encore des vertus de ses ancêtres, et nous admirions un sot décoré d’un grand nom. Bêtise, puérilité. L’homme que j’admire, moi, n’est pas celui qui brille d’un éclat emprunté, mais celui qui ne doit rien aux autres, et tout à lui-même ; et cet homme,

17 Pigault-Lebrun, L’Orphelin, Paris, Barba, an II, acte I, scène 5, p. 14. 18 Ibid., I, 1, p. 4.

19 Ibid., I, 1, p. 5. 20 Ibid., I, 4, p. 9. 21 Ibid., I, 12, p. 38.

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c’est Julien. Tu es tellement pénétré de cette vérité que tu l’associes à ton commerce ; et tu lui refuses Adèle ! Toi, bon citoyen, bon mari, bon père, tu ne rougirois pas de condamner ta fille à dévorer son cœur, à ne voir en toi que l’auteur de ses peines, tu perdrois son estime, celle de ta femme et la mienne pour de vaines opinions ?22

Mais la réplique mise en frontispice de la pièce, dans laquelle on reconnaîtra quelque emprunt, une fois de plus, à Beaumarchais (« Ô femmes, femmes ! Si vous réfléchissiez combien le vice est bas avant de vous livrer » prend alors tout son sens, en même temps qu’elle s’inscrit dans une tradition misogyne renforcée par l’exclusion officielle des femmes des lieux de débat politique après le rapport du Conventionnel Amar d’octobre 1793. Craignant une relation incestueuse entre Adèle et Julien, Mme Dericourt avoue à Hélène que le jeune homme est un enfant adultérin ; elle refuse donc d’accepter le mariage, quelles que soient les pressions que tous lui font, Blinville et son époux croyant même qu’elle a pour le faux orphelin les yeux de Chimène. Ce refus pousse Julien à quitter la maison pour s’engager comme volontaire, le portrait de son aimée en poche, virilité et courage au feu confondus comme il sied aux topiques des pièces patriotiques (« Bien servir sa patrie, bien aimer sa maîtresse »23)24 – le personnage emprunte alors beaucoup aussi à la biographie de son auteur. Francisque l’accompagne, au service de la patrie, comme si celle-ci devenait rédemptrice, plus forte et honorable que les passions individuelles, et plus digne des liens du sang : « C’est alors qu’il deviendra l’enfant de lui-même »25, dit Francisque de son jeune maître tandis que

la citoyenne Dericourt espère pouvoir dire « Julien est un héros ; il me fait oublier sa naissance »26. Pressée par son mari, elle lui avoue la vérité et les deux époux vont à la

séparation, usant du divorce nouvellement promulgué, mais leurs enfants et Blinville intercèdent avec succès pour l’éviter, ce dernier parodiant les slogans politiques (« Haine au pervers, indulgence au foible »27).

Plus militant encore, Armand Charlemagne, dans L’Adoption villageoise ou l’Écouteur

aux portes, comédie en un acte en prose mêlée de vaudeville, jouée au Théâtre Cité-Variétés,

28 floréal an II (17 mai 1794), met en scène, toujours dans un cadre agreste de la région parisienne, Grégoire, un riche jardinier, Justin, son employé, Furet, ex-avocat, un officier public, et Julienne, domestique chez Furet et amoureuse de Justin, réputé patriote. Furet, dont le nom rappelle la défiance qu’inspirent dans la France révolutionnaire les anciens suppôts de chicane28, est justement l’incarnation de l’Ancien Régime, de la tradition (« Je ne m’écarterai jamais des principes que j’ai puisés à l’école de mes père et mère »29), de la réaction (« Un

beau jour chacun pensa, philosopha, motionna / Aussi, qu’arriva-t-il de là ? / Tout culbuta, tout s’en alla »30), sûr des voies individuelles tracées par la Providence. Il voit partout la

perversion. Julienne, qu’il méprise, est sa première victime. Il n’a de cesse de la rabaisser, la maintenant dans un rapport de maître à esclave, de lui rappeler la faute de sa mère, qu’il pense

22 Ibid., I, 9, p. 31. 23 Ibid., II, 15, p. 59.

24 Voir Erica Joy Mannucci, II patriota e il vaudeville. Teatro, pubblico e potere nella Parigi della Rivoluzione,

Naples, Vivarium, 1998.

25 L’Orphelin, III, 1, op. cit., p. 66. 26 Ibid., III, 5, p. 71.

27 Ibid., III, 8, p. 77.

28 Dans la dernière scène, l’officier public chantera : « Jadis, notaires, avocats, / Procureurs sans scrupules, / Ne

farcissaient tous leurs contrats / Que de mots ridicules ; / Mais des Républicains n’ont pas / Besoin de leurs formules » ; Et Grégoire lui répondra : « Les gens de robe ont fait bombance / Jadis aux frais des paysans ; / Tout en attrapant leur finance, / Ils se moquaient des bonnes gens. / De nous railler ils avaient carte blanche ; / Ils en usèrent trop longtemps : / Quand nous ririons à leurs dépens, / Il est permis de prendre sa revanche » Charlemagne, L’Adoption villageoise ou l’Écouteur aux portes, Paris, Cailleau, an II, p. 33.

29 Ibid., scène 3, p. 11. 30 Idem, p. 12.

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héréditaire. Car c’est une enfant abandonnée, et de surcroît une ancienne religieuse sortie du couvent à l’heure où la Révolution en ouvrait les portes :

Dès ma naissance abandonnée À la merci des bonnes gens, Au fond d’un cloître confinée, J’y vis s’écouler mes beaux ans ; Mais lorsque sur le monastère Vint luire un jour bien souhaité, Mon âme s’ouvrit toute entière Aux charmes de la Liberté.31

Justin, plein de la santé et des convictions que la vulgate républicaine reconnaît aux patriotes, lui propose de quitter son emploi pour le rejoindre chez le citoyen Grégoire : « Nous demeurerons ensemble chez Grégoire. Il n’a point d’enfans. Nous lui en servirons »32. À

Julienne qui se croit «le « fruit déplorable d’un feu coupable », « enfant méconnu », « outrage à la vertu », sans le sou, il répond en mettant en avant les lois et les mœurs nouvelles qui valorisent l’individu et la morale :

Par soi jadis on n’était rien ; On était tout par sa naissance ; Quoiqu’un sçavant eût dit fort bien : « La vertu est la différence ». Sous les loix de l’Égalité, Qu’importe de qui l’on soit fille. Quand on a de la probité, On est d’assez bonne famille33.

Or, Grégoire aspire à la paternité : « Je veux me procurer la satisfaction d’être père. Il existe une loi nouvelle, aussi douce que bienfaisante, qui donne à l’homme la faculté de suppléer à la nature »34. Il rassure Julienne, qu’il se propose d’adopter, honteuse de ses parents qu’elle imagine parjures : seul un prêtre « à l’âme indifférente et dure » pouvait ainsi lancer l’anathème « sur un couple heureux et modeste », tandis qu’ « Une République a des loix / Qui sont celles de la nature »35 et de l’amour, bien antérieures aux contrats notariés. Attiré par la dot qu’il imagine argentée et dansant bientôt à la pensée des assignats, Furet songe alors à épouser son ancienne servante et ne craint pas de lancer « Vive le sans-culotte ! »36, excipant de son tout neuf patriotisme, auquel Grégoire, qui a flairé la traîtrise, répond par ces phrases sans équivoque sur les limites de la famille républicaine, alors réduite par les lois des suspects : « Les citoyens aux lois soumis, / Sont les enfans de la patrie. / Mais l’indolent qui laisse là / Le soin de la chose publique, / L’escroc & l’intrigant … Voilà / Les bâtards de la République »37. Le manège de Furet, bien sûr, échouera, et l’officier public proposera de donner à l’adoption de Julienne et à son mariage avec Justin toute la solennité du culte national de l’an II :

31 Ibid., 1, p. 3. 32 Ibid., 2, p. 6. 33 Ibid., 2, p. 7. 34 Ibid., 6, p. 14. 35 Ibid., 7, p. 16. 36 Ibid., 10, p. 22. 37 Ibid., 10, p. 24.

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Vous sçavez qu’on célèbre dans peu de jours, la fête de l’Etre suprême. C’est sous ses auspices, sur l’autel de la patrie, en présence de vos magistrats et de vos concitoyens que vous ratifierez solennellement le pacte sacré que vous venez de contracter.38

Le nouveau couple, unanime, promettra un enfant à la République. Justin le jardinier, confondant statut et fonctions dans une métaphore autrefois proposée par les pères et les prédicateurs, jure de faire fructifier « tour à tour [sa] femme et la terre », mais place encore au-dessus le dévouement à la patrie, pour laquelle il ira combattre (scène finale).

L’apothéose de l’adoption républicaine est cependant proposée par Pierre-Antoine Augustin Piis, né chevalier à Saint-Domingue en 1755 (il mourra à Paris en 1832), ancien secrétaire du comte d’Artois, qui a obtenu à la fin des années 1770 une réputation de dramaturge entretenue par les représentations de son œuvre à la foire Saint-Germain. Rallié à la Révolution, et fondateur du Théâtre du Vaudeville avec son ami Barré, en 1792, il y crée

La Nourrice républicaine, ou les Plaisirs de l’adoption le 5 germinal an II (25 mars 1794).

Comédie en un acte mêlée de vaudevilles, elle met en scène neuf personnages : la famille Deschamps (les parents et leurs trois enfants) – des propriétaires fonciers cultivant le blé et pratiquant l’élevage –, un maire, un greffier, deux officiers municipaux et un garde national. La maison Deschamps fait face à la maison commune. En attendant le retour de son aîné, un engagé auquel vient d’être promis un congé, la propriétaire berce deux enfants (son dernier et un nourrisson) auxquels elle chante une comptine toute républicaine :

Jadis un pauvre enfant Craignait un revenant. Avec la carmagnole, Le cœur lui vient, Avec la carmagnole,

Le cœur lui vient en dormant.39

Elle promet même d’habituer les bambins au bruit du canon et jure de les mettre au pas des soldats. Le cadet et le benjamin récitent leur catéchisme républicain : liberté, égalité, fraternité, Être suprême, propriété, égalité sont dans cet ordre vantés. Le nourrisson est orphelin : sa mère est morte en couches, son père, riche propriétaire, est soupçonné d’être « un peu, même beaucoup aristocrate », mais de s’être racheté de son appartenance de caste en guerroyant pour la république, dans le même régiment que le plus vieux des fils Deschamps40. Ce dernier arrive enfin, vantant, avant même de déposer son havresac, les victoires des « soldats de la liberté » contre les Allemands, les Anglais et les Espagnols, de Toulon à Wissembourg ; mais il apprend aussi à la cantonade que le père du nourrisson a trahi, passant à l’ennemi – une émigration qui vaut bannissement et mort civile après les lois des 15 avril, 3 juin et 25 juillet 1793. En présence du corps municipal, les Deschamps décident immédiatement d’adopter l’enfant. Au maire qui craint le temps où celui-ci verra un autre nom sur son acte de naissance, le père résume ainsi l’acculturation dont il bénéficiera :

Il aura pris nos sentimens, En prenant notre nourriture, Et du simple nom de Deschamps, Il sera fier, je le jure ;

Car c’est un nom que mes parens, Fidèles à l’agriculture,

Ici, depuis quatre cents ans,

38 Ibid., 14, p. 33.

39 Pierre-Antoine Augustin Piis, La Nourrice républicaine, ou les Plaisirs de l’adoption, imprimée à Paris, rue

des Droits de l’Homme, an II, scène 1, p. 3.

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Tiennent de la nature.41

À travers cette adoption exemplaire, sur laquelle le maire compte pour provoquer l’émulation, s’exprime la fraternité nouvelle, celle qui, des frères d’armes d’abord, passe aux frères de sang ensuite, celle qui porte au plus haut les valeurs de nation et de patrie, une grande famille qui subsume les plus petites. Les jeux des plus jeunes enfants Deschamps sont là pour le rappeler, qui à son drapeau, qui à son tambour autour de l’arbre de la liberté et des trois couleurs arborées par les édiles tandis que l’adoption est rehaussée par son insertion dans une fête civique: comme le veut le maire, « il s’agit maintenant d’élever le berceau de l’orphelin à une certaine hauteur ; c’est une coutume qui n’est point de rigueur mais que vous pouvez, sans altérer le sens de la loi, joindre à la cérémonie »42. Tous les membres de la famille Deschamps lèvent alors le berceau et le mettent sous les auspices de l’Être suprême, lui offrant cette forme particulière et d’exposition et de baptême républicain devant une foule qui s’écrie : « Vive la République et la loi de l’adoption »43– et l’on ne peut s’empêcher de

penser au rôle si important des hommes de théâtre dans les mises en scène de la déchristianisation44.

Le Directoire ou la confusion des mœurs et des passions

Avec le Directoire, une parenthèse semble se refermer. Quoique le calendrier des fêtes s’enrichisse de nouvelles cérémonies vantant enfance et maternité, la mise en scène des actes civils (baptêmes, mariages ou enterrements) est largement abandonnée. Les âpres, conflictuelles et amorales constructions familiales qui marquaient le théâtre des débuts de la Révolution réapparaissent, d’autant plus amplifiées que les mœurs des Incroyables semblent autoriser tous les épanchements. Ainsi chez l’avocat Hyacinthe Dorvo (1768-1851), devenu avec la Révolution un auteur à succès des théâtres parisiens, marchant sur les brisées de son ami Charlemagne, qui lui donne le titre de l’une de ses comédies en trois actes et en vers : Je

cherche mon père, jouée au Théâtre de la Cité le 29 floréal an V (8 mai 1797). Un garçon de

boutique, Cadet, est amoureux de la fille de l’ancien procureur Bridois, Denise. Mais il se heurte à la veuve Arcangèle, une limonadière qui, après l’avoir élevé en se faisant appeler « tante », veut l’épouser et le chasse devant son refus – elle le sait fils de Bridois. Sa possessivité s’exprime en regard de la flétrissure que la société lui a infligée pour cet enfant suspect, auquel elle révèle partie de son identité :

Tu n’es point mon neveu, tu ne m’appartiens pas; Ta mère en expirant t’a remis dans mes bras, Elle et moi demeurions alors à Valenciennes : De ce que je te dis, j’ai des preuves certaines. Mais jusqu’à ce moment, si j’ai pris soin de toi, Ta personne, ton cœur, ton sang, tout est à moi. De mes parens pour toi trompant la vigilance, Je te fis dans ces lieux élever dès l’enfance, Pour toi j’y bravai tout, haine, dégoûts, ennuis ; Enfin, si tu m’y vois, c’est pour toi que j’y suis. Compare mon état avec ton origine,

J’ai du bien, c’est à toi, toi que je le destine.

41 Ibid., 8, p. 21. 42 Ibid., 13, p. 27. 43 Idem, p. 31.

44 Philippe Bourdin, « Artistes et missions patriotiques en Rhône et Loire (1793-1794) », in Philippe Bourdin et

Gérard Loubinoux (dir.), Révolution française et arts de la scène (Actes du colloque de Vizille, 13, 14, 15 juin 2002), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2004, p. 131-162 ; « Les tribulations patriotiques d’un missionnaire jacobin : Philippe-Antoine Dorfeuille », Cahiers d'histoire de Lyon, t. XLII, 1997, n° 2, p. 217-265.

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Je t’offre tout, oui tout, renonce à tes amours, Et demain nous serons réunis pour toujours.45

Avant qu’il ne la quitte, la veuve remet des papiers à Cadet, qui lui révéleront les secrets de sa naissance et le nom de son père, mais refuse de les lire à l’analphabète. Un ami perruquier, Brivac, ouvre ces preuves, qui s’avèrent en piètre état : noms effacés ou entachés de pâtés d’encre. Si bien que le quiproquo s’installe : le perruquier croit être le père de Cadet. Cette révélation ne provoque pas une joie intense chez le jeune homme, qui revendique sa liberté (« Je suis venu sans lui dans ce monde, et je peux, / De la même façon m’en aller si je veux »46). Face à un maître de poste, Bridan, désireux d’épouser Denise, il usera de même de son égalité :

Tout aussi bien que vous, sachez que j’ai mon père. Oui, monsieur ; puis d’ailleurs, quand je n’en aurois pas, Faudroit pas pour cela faire votre embarras,

Qu’importe qui m’ait fait, je suis honnête, sage, J’ai des bras comme vous, du bon sens, un visage, Et sans votre perruque, en guise de cheveux, Je pourrois de niveau nous mettre tous les deux.47

Quoiqu’avertie par la veuve que Cadet est son frère, Denise ne renonce pas à leur union incestueuse et les deux femmes s’affrontent sur leur conception de Dieu, rédempteur pour la première, de bonté pour la seconde. Tout est cependant bien qui finit bien puisque Bridan se révèle être le père de Cadet. Ainsi, à travers une erreur sur les noms (Bridois, Brivac, Bridan), la comédie use des amours interdites de la tragédie classique. Mais ce sont systématiquement les femmes qui portent la faute du désir, de l’adultère ou de l’inceste. L’absence des parents, réduits à un état civil contestable, semble gage de toutes les libertés – celle de l’adoptante, celle de l’adopté –, bousculant tous les a priori moraux. Du reste, Cadet, au final, ne manque pas de rechercher une quatrième paternité dans la reconnaissance du public :

L’exemple séduira, je vois, beaucoup de gens, Qui comme moi bientôt chercheront leurs parens.48

Puisque la violence des passions se déchaîne, le déterminisme supposé du climat, qui devient l’alpha et l’oméga des premières considérations anthropologiques ou ethnologiques du XVIIIe siècle, est réinvesti dans un argumentaire théâtral, nourrissant un exotisme apprécié du public. Abufar, ou la Famille arabe, de Ducis, donné au Théâtre de la République le 25 germinal an III (14 avril 1795), digresse encore une fois sur l’amour né entre enfant légitime et enfant adopté, transposant, selon une méthode littéraire éprouvée, l’action et la société (fort hiérarchisée) dans un lointain improbable. L’intrigue est ainsi résumée par l’Almanach des

Muses de l’an IV, dont le critique n’est qu’à demi séduit :

Peinture des mœurs patriarchales, mises en contraste avec l’influence d’un climat brûlant sur les affections des hommes. Intrigue purement romanesque, puisqu’elle roule sur l’ignorance où sont la plupart des personnages de la naissance de Saléma. C’est un enfant qu’Abufar a recueilli dans le désert et dont la mère a péri en lui donnant la vie. Pour que cette orpheline ne fût pas traitée dans sa famille en étrangère, il la fait passer pour sa fille. Mais Farhan, son fils, a conçu pour elle le plus violent amour, et le lui a inspiré : il s’ensuit que tous deux se croyent coupables de désirs incestueux, et que des remords combattent le feu qui les consume. Farhan s’est longtemps absenté ; il revient toujours dévoré de la même passion. Son père exige qu’il se marie, et n’essuie que des refus. Il s’imagine longtemps que ce fils

45 Hyacinthe Dorvo, Je cherche mon père, Paris, Barba, an V, I, 6, p. 26. 46 Ibid., II, 5, p. 39.

47 Ibid., II, 6, p. 41. 48 Ibid., III, 9, p. 72.

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malheureux aime sa fille Obéïde, ce qui contredit ses vues : nœud mesquin, méprise peu vraisemblable. Dès qu’il connoît le véritable objet de l’amour de Farhan, il leur découvre le secret de la naissance de l’orpheline, et les unit. Ainsi il n’y a dans la pièce aucun événement tragique : mais ce qui est vraiment digne de la tragédie, c’est l’énergie des sentimens, c’est la profonde et sombre mélancolie qui caractérise la passion de Farhan et de Saléma.

Style riche, abondant, mais traînant et embarrassé. Réussite équivoque la première fois. Au moyen de plusieurs coupures et corrections, grand succès aux représentations suivantes.49

Comme parfois, le succès entraîne la parodie. Radet, Barré et Desfontaines animent donc la scène du Vaudeville, le 26 floréal an III (15 mai 1795), de leur Abuzar ou la famille

extravagante. Abufar est devenu le Juif Cassandre, Farhan le Noir Arlequin-Fanfan, Saléma

Foléma et Obéïde Nulléide. Quant au Persan Pharasmin, il est maintenant Jean, organiste auvergnat… jouant du « nazar », un instrument censé accompagner l’orgue de Barbarie – qui rime bien sûr avec Arabie, une Arabie mythifiée comparée à une Auvergne qui ne l’est pas moins, afin de moquer la vanité des décors peints50 ! La xénophobie éclate à toutes les répliques : le Juif est usurier, profiteur et avare mais tout autant accueillant, l’Arabe sans humanité. Le premier, attiré par un coffre qu’on lui avait dit rempli d’or, y découvre un enfant, si beau qu’il le prend pour le Messie : « Mais quel fut son étonnement ! / Le Messie étoit une fille »51 – en l’occurrence Foléma. C’est un employé de la maison, Gilles Lambin, qui est cette fois amoureux d’elle et que Cassandre préfère renvoyer en l’installant boutiquier ; la scène de son départ, son échange avec Nulléide offrent des sous-entendus fortement sexués :

- NULLEIDE : L’âne est-il bridé ? - GILLES : Il est bridé.

- NULLEIDE : Il est bridé ! - GILLES : Le débridai-je ? - NULLEIDE : Débridez-le !52

Arrive Arlequin-Fanfan, qui, après avoir traversé la Perse, revient sans perte ni gain dans son commerce, pour ce morigéné par son père qui veut sitôt marier ce « Juif errant » qu’il suppose être un libertin aventurier. Après quelques quiproquos, Gilles épousera Nulléide, Arlequin Foléma, Jean la servante Vérité et Cassandre la nourrice Ténaire, autant de mariages qui mêlent les religions dans un syncrétisme de bon aloi, remettent les familles dans l’ordre et la vertu, car « s’il s’en fait deux au dénouement / D’une terrible tragédie, / Ce n’est pas trop, assurément, / De quatre pour une parodie »53.

Alors que l’Église, les pouvoirs publics, l’opinion même réprouvent l’adultère, il n’est aucunement un sujet tabou pour les dramaturges, d’autant que plusieurs y ont goûté et en font

49 Almanach des Muses pour l’an quatrième de la République française, Paris, Louis, 1796, p. 268-269. 50 Les didascalies de la pièce de Ducis donnent idée de l’idéal décoratif auquel aspirait l’auteur : « Le théâtre

représente dans le désert les tentes éparses d’une tribu, les tentes d’Abufar et de sa famille, celle qui est destinée pour recevoir les étrangers, et un autel domestique. Une partie du désert est assez fertile : on y voit quelques pâturages, des chameaux, des chevaux, des chèvres, des brebis qui paissent en liberté ; des fleurs, quelques ruches à miel, des palmiers, les arbres qui distillent l’encens et autres productions du pays. L’autre partie du désert est stérile ; on n’y voit que des sables, quelques citernes, des puits à fleur de terre fermés avec des grosses pierres, quelques hauteurs frappées d’un soleil brûlant ; sur la plus élevée de ces hauteurs, deux palmiers qui unissent leurs rameaux et dominent sur un espace immense des tombeaux formant la sépulture de la tribu ; dans le lointain, quelques cèdres, quelques ruines aperçues à peine, et, aux extrémités de l’horizon, un ciel qui se confond avec les sables ». In Œuvres de Jean-François Ducis, tome second, Paris, Neveu, 1819, p. 271-272.

51 Radet, Barré et Desfontaines, Abuzar ou la famille extravagante, Paris, Imprimerie de la rue des Droits de

l’Homme, an V, scène 4, p. 11.

52 Ibid., 6, p. 16.

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une source d’inspiration ou de règlement de comptes. Si la paternité n’était juridiquement possible que dans le mariage, la scène en offre une acception plus large et généreuse, encore qu’elle renvoie le plus souvent la femme au péché d’Ève – à elle la tromperie, à l’homme la mansuétude. Elle subsume en l’an II le schéma traditionnel qui voudrait que le bonheur de la société, cette grande famille de citoyens, soit la somme de celui des familles particulières : chacun est d’abord fils ou fille de la nation, et l’émancipation commune résulte de l’addition des libertés individuelles. Le « Non est parentus, sed ipsius Dei » de Thomas d’Aquin, devient dans la bouche de Danton : « Les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents ». L’enfant, mais essentiellement l’enfant impubère, est en effet au cœur de cette nouvelle conception, conçu non comme continuateur d’une lignée ou d’un sang mais, qu’il soit légitime ou naturel, comme digne de l’amour et de l’éducation paternels ou maternels. Comme la proclamation de la liberté du mariage donnait à celui-ci une force issue du sentiment amoureux, les législateurs affirment donc le droit de l’homme à se reconnaître père, celui de la femme à être mère : une « paternité civile », selon le mot de Cambacérès, une maternité de même, au détriment de l’argument biologique. Les juristes voient alors dans l’adoption (une simple déclaration devant l’officier de l’état civil) le moyen d’assurer le bonheur des citoyens sans descendance et des enfants sans parents, d’offrir un avenir aux orphelins, de régulariser des liens de paternité hors mariage – manière de respecter le célibat, à condition toutefois que la mère y consente54. Le théâtre, à l’évidence, fût-ce en recourant à des intrigues classiques, tente une propédeutique de ces voies nouvelles pour la famille. Il le fait timidement si l’on compare le corpus étudié aux 855 créations des années 1792-1795, moins si l’on considère le succès des représentations55. Encore est-il fortement tributaire des aléas du droit et de ses concepteurs, et d’une sensibilité extrême à la conjoncture.

Philippe Bourdin

Centre d’Histoire « Espaces & Cultures » Université Clermont-Auvergne ANR THEREPSICORE

54 Voir Jean Delumeau, Daniel Roche (dir.), Histoire des pères et de la paternité, Larousse, 1990, p. 282 et sq. 55 Voir André Tissier, Les spectacles à Paris pendant la Révolution, Paris, Droz, 2002. Pour le succès de

L’Orphelin (55 représentations à Paris entre 1792 et 1795, aux théâtres Palais-Cité Variétés et Variétés-Égalité), celui, plus relatif, de La Nourrice républicaine (41 fois jouée au Vaudeville), il faut compter avec le relatif insuccès de La Mère coupable (28 jours tenus aux théâtres de la rue Feydeau et du Marais), et de L’Adoption villageoise (17 représentations aux théâtres Palais-Cité Variétés et Variétés-Égalité).

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