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Des mets et des mots : scénographies alimentaires chez Rousseau et Sade

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Academic year: 2021

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© Ariane Sybertz, 2020

Des mets et des mots.

Scénographies alimentaires chez

Rousseau et Sade

Mémoire

Ariane Sybertz

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Des mets et des mots.

Scénographies alimentaires chez Rousseau et Sade

Mémoire

Ariane Sybertz

Sous la direction de

Thierry Belleguic, directeur de recherche Charlène Deharbe, codirectrice de recherche

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Résumé

Ce travail de recherche se propose de mettre en lumière les scénographies alimentaires dans les œuvres de deux auteurs, qui, au premier abord, semblent diamétralement opposés : Rousseau et Sade. Cependant, pour ces deux auteurs, la nature joue un rôle central, mais chacun d’eux en a une conception très différente : bienveillante et nourricière chez l’un, cruelle chez l’autre. Or la mise en scène littéraire des repas et, plus généralement, de ce qui les entoure (arts de la table, préparation culinaire, choix des aliments, etc.) dans leurs œuvres permettent d’illustrer cette thèse. Notre mémoire comprend deux parties distinctes – l’une consacrée à Rousseau, l’autre à Sade – qui soulignent cette conception antagonique de la nature, tout en insistant sur le rôle fondamental qu’elle joue chez l’un comme chez l’autre. La conception anthropologique et philosophique de l’homme chez Rousseau l’amène à valoriser une simplicité et un naturel propres à l’homme des origines, ce qui le conduit à préférer des plats sans apprêt, souvent végétariens, que l’on prend entre intimes dans le lieu simple et sobre qui, souvent, est en lien avec la nature. Pour lui, les repas composés de plats élaborés, qu’accueillent des salons luxueux, sont le signe d’une société corrompue où l’opulence de la table a pour fonction d’éblouir le regard d’autrui. Chez Sade, en revanche, les scénographies alimentaires débordent de luxe et de somptuosité : profusion et richesse des décors, repas gargantuesques et perversion du rôle de l’aliment que les libertins utilisent comme un « accessoire » dans leurs débauches effrénées. Il s’agira alors d’étudier, dans les œuvres du marquis, les rapports complexes entre aliments et débauches sexuelles, à l’occasion desquelles le corps de la victime finit par remplacer le repas.

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Abstract

This research thesis analyzes the food scenographies in the works of two different authors, who, at first glance, seem diametrically opposed: Rousseau and Sade. However, there seems to be an important common element suffusing both of their works, as indeed for both of these authors, nature plays a central role. Their respective conceptions of nature, however, drastically differ: whereas nature is seen as benevolent and nurturing by Rousseau, it is depicted as cruel by Sade. The literary staging of meals and, more generally, everything that surrounds them (tableware, culinary preparation, choice of food, etc.) in these authors’ works serves to illustrate this postulation. Our thesis includes two separate parts - one devoted to Rousseau, the other to Sade - which underline this antagonistic conception of nature, while emphasizing the fundamental role it plays in one as in the other. Rousseau's anthropological and philosophical conception of mankind leads him to value the simplicity and pureness of our ancestors, which in turn leads him to prefer dishes without artifice, often vegetarian, eaten in an intimate circle in a simple and sober place, often linked to nature. For him, meals made up of elaborate dishes and presented in luxurious dining rooms are the sign of a corrupt society, where the opulence of the food serves but to dazzle the eyes of others. In the works of Sade, on the other hand, the food scenography is full of luxury and sumptuousness: profusion and richness of the decor, gargantuan meals and perversion of the role of the food, which libertines use as an "accessory" in their wild debauchery. In the works of the marquis, our main focus is therefore devoted to the study of the complex relationships between food and sexual debauchery, during which the body of the victim can end up replacing the meal.

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v

Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Introduction générale ... 1

Chapitre I – Une alimentation proche de la nature chez Rousseau ... 15

I. « Tout est source de mal au-delà du nécessaire physique » ... 15

I.1. Une alimentation naturelle et simple chez Rousseau ... 15

I.2. Rejet du repas apprêté et sophistiqué ... 19

I.3. Valorisation de la simplicité et rejet du luxe et de l’excès ... 25

I.4. Simplicité de l’espace ... 34

II. Végétarisme rousseauiste ... 39

II.1. Rappel historique sur le végétarisme ... 39

II.2. La bonté naturelle de l’homme ... 41

II.3. Le lait : produit bon, simple et naturel ... 44

II.4. Végétarisme de Julie d’Étange ... 48

III. Sanglante boucherie ... 51

IV. Métaphores alimentaires ... 60

IV.1. Le pain d’épice ... 60

IV.2. La cerise ... 61

IV.3. La question du vin ... 65

Chapitre II La chair chez Sade ... 68

I. Théâtralité des scènes de repas ... 68

I.1. Un récit rythmé par les heures des repas ... 68

I.2. Le décor sadien dans les 120 journées de Sodome ... 72

II. L’érotisation du corps et de l’aliment ... 77

II.1. Le rôle exceptionnel des cuisinières ... 77

II.2. La nourriture érotisée ... 78

II.3. Le mécanisme du corps libertin ... 81

III. La confusion entre corps et aliment ... 85

III. 1. Excès et « anti-aliments » ... 85

III. 2. Les victimes : objets de débauche et meubles de salon ... 93

IV. L’alimentation de l’enfermement ... 99

IV.1. Tamoé : l’exemple du végétarisme ... 99

IV.2. Butua : l’exemple du cannibalisme ... 103

IV.3. Le rôle de l’alcool chez les libertins ... 108

Conclusion générale ... 111

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Introduction générale

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es1 ». Cette citation très connue et souvent citée de Brillat-Savarin illustre parfaitement le propos qui guide ces pages, et qui entend penser ensemble scénographies alimentaires et représentations du sujet chez deux auteurs apparemment aux antipodes l’un de l’autre, mais que la critique a néanmoins proposé, à plusieurs reprises, de rapprocher2. Si l’alimentaire, sous ses formes les plus diverses, fait partie depuis la plus lointaine antiquité des formes les plus variées de représentation, il aura fallu attendre Grimod de la Reynière, à la fin du XVIIIe siècle, puis Brillat-Savarin, au début du XIXe siècle, pour que la nourriture entre officiellement en littérature sous l’appellation de gastronomie. Les sciences humaines et sociales se sont depuis emparées de cet objet d’étude privilégié des communautés humaines, qu’il s’agisse d’anthropologie ou de sémiologie, de sociologie ou de théorie de la fiction, et les noms de Lévi-Strauss et Roland Barthes viennent immédiatement à l’esprit3. L’acte vital de se nourrir devient ainsi l’objet d’une attention particulière, et nombre d’études, depuis deux ou trois décennies, en témoignent éloquemment4. Dans l’archéologie ainsi dessinée du discours critique sur l’alimentaire, le siècle des Lumières constitue une étape importante, pivotale, où se pense, à nouveaux frais, le rapport de l’individu à son environnement. Dégagé du soupçon d’activité peccamineuse, l’acte de se nourrir devient, sous la plume libertine, plaisir de bouche, découverte du monde et de l’autre.

1 Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût [1826], Paris, Flammarion, coll. « Champs Classiques », 2009, p. 19. 2 Voir Philippe Roger, « Rousseau selon Sade, ou Jean-Jacques travesti », Dix-huitième Siècle, n°23, 1991, Physiologie et

médecine, p. 383-405.

3 Voir Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit. Mythologiques, Paris, Plon, 1964, t. 1 et Roland Barthes, Mythologies [1957],

Paris, Éditions du Seuil, 2007.

4 Patrick Rambourg, De la cuisine à la gastronomie. Histoire de la table française, Paris, Audibert, 2005 et Jocelyne Pérard

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Il n’en était guère ainsi du temps de Rabelais, où les mots « glouton » et « gourmand » signalaient les dangers d’un rapport trop hédoniste à un acte qu’il importait de contenir dans les limites des nécessités de la vie. Il ne faudrait cependant pas aller trop vite en besogne, et escamoter tout ce que le Moyen Âge, par exemple, ouvert aux épices lointaines, aux saveurs exotiques, a fait pour la culture culinaire qui est la nôtre aujourd’hui et qui est considérée comme l’une des principales sources de la gastronomie occidentale que nous connaissons désormais. C’est vers le XIIIe siècle que les premiers traités culinaires français voient le jour en Europe. L’un des plus reconnus en langue française est le manuscrit de Sion, conservé à la Bibliothèque cantonale du Valais. Il transmettra la version primitive du Viandier (1892), le traité de cuisine le plus important du Moyen Âge et véritable best-seller rédigé par Guillaume Tirel1. D’autres, comme l’imposant

Mesnagier de Paris (1393), recueil regroupant près de quatre cents recettes, le Du Fait de cuisine de maître Chiquart (1420), ou encore le Recueil de Riom (1466)

trouveront leur place dans la tradition qui parviendra à la modernité.

Ce n’est cependant qu’avec l’émergence des traités de civilité, qui témoigne d’un nouveau souci de sociabilité, que l’on voit apparaître un discours prenant en compte la dimension alimentaire de la sociabilité, qu’elle soit curiale ou bourgeoise. Il en est ainsi de La Civilité d’Érasme (1526), dont la faveur durera près de trois siècles. En effet, les traités de civilité, comme le rappelle Jean-Claude Bonnet2, reflètent une mutation des comportements et contribuent à définir les règles dans tous les domaines de la vie, comme les habitudes alimentaires et les manières de table. Pour Érasme, la convivialité participe d’un ethos qui doit distinguer l’homme de l’animal3. Accompagnant les profondes transformations qui vont marquer le passage de la pensée renaissante à la pensée classique puis moderne, les aliments, leur préparation, les manières de table, témoignent éloquemment d’un changement

1 Patrick Rambourg, De la cuisine à la gastronomie. Histoire de la table française, Paris, Audibert, 2005, p. 23.

2 Jean-Claude Bonnet, La Gourmandise et la faim. Histoire et symbolique de l’aliment (1730-1930), Paris, Librairie générale

française, coll. « Références », 2015, p. 21.

3 Érasme, La Civilité puérile, précédé d’une notice sur les livres de civilité depuis le XVIe siècle [1530], Paris, Ramsay, 1977,

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de mœurs lui-même symptôme d’une modification de la vision du monde1. Manger

avec une fourchette plutôt qu’avec ses doigts, essuyer ses doigts avec un linge prévu à cet effet plutôt que sur la nappe, sont autant de signes d’une sociabilité qui s’affine. La création de la salle à manger, pièce spécifiquement dévolue à l’activité de dégustation, son aménagement, celui de la table, la décoration, la place de l’assiette et des couverts sont autant d’éléments d’un nouvel ethos où manger participe d’un art en vivre en train de s’inventer. La découverte de mondes lointains et de leurs produits, comme le café, le thé, le chocolat, les épices, ne jouera pas pour peu dans l’évolution de cet art culinaire en plein épanouissement.

Dans sa Physiologie du goût (1826), Brillat-Savarin prend acte de la naissance de la gastronomie, c’est-à-dire de l’entrée communément reconnue de la gastronomie dans le champ de l’esthétique. Le moment gastronomique voit se rencontrer le mot « goût » dans sa double acception gustative et poétique. C’est ainsi qu’apparaissent des expressions comme « le bon goût » ou encore « le goût

du beau »2. Cette nouvelle perception du goût suscite un grand intérêt auprès du

public, du moins auprès du public aristocratique et bourgeois. Cette question du goût, encore nouvelle aux XVIIe et XVIIIe siècles, donne à penser aux philosophes et créateurs. Désormais, le goût est certes une capacité à discerner le beau, mais aussi une aptitude à reconnaître le bon goût, dans une démarche qui mobilise – et de ce fait reconnaît – le travail incontournable des sens dans le processus de production des connaissances (et du sens). Le rapport entre la nourriture et l’homme se modifie ainsi grâce à ce rapport hédoniste renouvelé. De nombreux ouvrages parlent dès lors du goût alimentaire afin de définir le goût de l’esprit et comparent ainsi la forme physique avec la forme intellectuelle. Une esthétisation du goût et, par voie de conséquence, une reconnaissance des métiers du goût comme relevant d’un art, naît alors vers 1730, lorsque les meneurs de ce qui deviendra la Nouvelle

1 Comme le rappelle Patrick Rambourg, « l’histoire de l’art culinaire est inséparable du façonnement des mœurs à table »

(ibid., p. 11).

2 Voir Edmund Burke, Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau [1757], éd. Baldine Saint

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Cuisine prennent l’initiative de mettre en valeur leur art à la faveur de préfaces de livres de recettes, comme Les Dons de Comus (1739) de François Marin ou encore

La Science du Maître d’Hôtel Cuisinier (1776) de Menon, et ce, afin de leur donner

la même importance que les autres arts, comme la peinture ou la musique.

La cuisine du XVIIe siècle laisse ainsi place, vers 1730, à ce qu’on appellera la Nouvelle Cuisine, plus raffinée qu’au siècle précédent, et ce, grâce au règne de Louis XV, roi gourmet qui l’influence. Le XVIIIe siècle marque l’avènement d’une nouvelle commensalité. C’est à la fin de cette période monarchique et absolutiste, qui est suivie des années révolutionnaires, que les cuisiniers sont menés à se mettre à leur compte. Alors que les métiers de bouche étaient déjà apparus au XIe siècle, ce n’est que vers 1760-1770 que le restaurant émerge comme lieu où l’on déguste la cuisine fine accompagnée d’un service élégant. Le restaurant permet évidemment d’atteindre un plus large public et l’espace de sociabilité permet au cuisinier de créer sa réputation grâce à l’opinion de la population et non plus selon les goûts d’un maître fortuné. Ce siècle des Lumières est pareillement celui des cafés, des cabarets et des auberges.

La plume n’étant jamais très loin de la fourchette, l’art de la table, qui était souvent lié à un pur plaisir du ventre, devient rapidement plus qu’un simple aliment qui nourrit l’être humain. Elle évolue en un objet poétique et esthétique, et devient bientôt source incontournable d’inspiration pour les écrivains, les philosophes et les artistes. Alors qu’un Rousseau rejette tout ce qui touche à la gastronomie et qu’il se moque de ces gourmands « qui décrivent un repas avec plus d’exactitude que n’en met Polybe à décrire un combat1 », d’autres en effet accordent à la nourriture une place qui cesse progressivement d’être accessoire, pour finalement s’imposer, à la fin du siècle, comme objet de représentation à part entière. Une littérature

1 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation [1762], dans Œuvres complètes, Genève/Paris, Slatkine/Champion, coll.

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gourmande et gastronomique se met ainsi en place et influence l’évolution du « nouveau mangeur issu de la Révolution1 ».

C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle, l’on assiste à l’avènement de la gastronomie considérée comme l’un des beaux-arts, comme emblématique d’un style de vie, d’un savoir-vivre. L’émergence de la gastronomie ne peut être dissociée d’une autre émergence, celle du sujet moderne à qui il est permis de faire l’expérience du plaisir et d’affirmer sa singularité par la distinction du goût, qui est différent de celui des autres, mais également l’importance des sens et de l’expérience. Longtemps considéré comme un sens inférieur, le goût, où se mêlent plaisir des sens et exaltation d’un sujet sensible pensé à nouveaux frais, trouve ici ses lettres de noblesse2.

Le XVIIIe siècle est, par conséquent, l’entrée de la cuisine en littérature, mais également en philosophie et en art. Les cuisiniers qui composent leurs œuvres, tentent tant bien que mal de « mieux définir le langage de leur “art” et ils en viennent

à consacrer progressivement l’avènement d’une nouvelle cuisine3 ». L’émergence

du sujet moderne fait, quant à elle, naître une nouvelle notion : l’importance de la nourriture dans l’ethos. Il s’instaure ainsi un nouveau rapport du sujet au monde et à son corps, qui inclut une dimension philosophique nouvelle des passions et du goût. Le corps obtient un statut philosophique à part entière et le principe d’individualisation s’amplifie dans ce siècle contemporain de la naissance de l’anthropologie.

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es4 », écrit Brillat-Savarin. «

Dis-1 Patrick Rambourg, De la cuisine à la gastronomie, op. cit., p. 11.

2 Voir Viktoria Von Hoffmann, Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne, Bruxelles, Peter Lang,

coll. « L’Europe alimentaire », 2013.

3 Jean-Claude Bonnet, La Gourmandise et la faim, op. cit., p. 43. 4 Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, op. cit., p. 19.

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moi ce que tes héros mangent, je te dirai quel écrivain tu es…1 », serait-on tenté d’écrire. Dans son ouvrage Sade, Fourier, Loyola, Roland Barthes propose de trier les romans selon « la franchise de leur allusion alimentaire2 », c’est-à-dire selon ce que mangent les personnages des romans et la précision de leur description. Nous proposons de suivre les traces du critique et de nous interroger essentiellement sur la mise en scène littéraire de l’acte culinaire et de ce qui l’encadre, en amont et en aval. Cette enquête, nous proposons de la consacrer ici à deux œuvres, celle de Rousseau et celle de Sade, que tout semble a priori séparer et qui pourtant se retrouvent sur de nombreux aspects. Il s’agira d’identifier, d’analyser, de commenter le travail de mise en scène littéraire de l’alimentaire dans ces deux œuvres, avec ce qu’une telle étude de la dimension poétique et esthétique des aliments met en jeu, et en œuvre, tant dans l’espace de ses déploiements que dans la dynamique des discours et des représentations.

Le repas devient un lieu de partage, de convivialité et d’amusement. L’émergence de la gastronomie accompagne donc l’évolution de nouvelles sociabilités, mais aussi l’apparition de l’intime et du privé, dans la mesure où la nourriture et ses apprêts mettent en jeu un nouveau rapport au plaisir et au corps. Alors que l’alimentation est avant tout un acte quotidien, il est fréquemment partagé dans un cadre familial. L’historien Patrick Rambourg met en avant le fait que ce partage au sein des proches renforce la valeur sentimentale, voire emblématique de la nourriture. Il explique en effet que le goût se forme dès le plus jeune âge et que l’enfant se réfère toujours à la cuisine de sa mère3. La cuisine renforce les liens d’affectivité et participe ainsi à la mémoire, comme l’on peut également le constater tout au long des Confessions (1782) de Rousseau.

1 Marie-Christine Clément, « L’Enjeu des mets et des mots dans la littérature classique », 2003, [En ligne]

http://www.lemangeur-ocha.com/wp-content/uploads/2012/05/01_lenjeu_des_mets.pdf (consulté le 14 mars 2019).

2 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel quel », 1971, p. 128. 3 Patrick Rambourg, De la cuisine à la gastronomie, op. cit., p. 16.

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Construit selon le modèle d’une approche sérielle, notre travail consistera à proposer une approche comparative et contrastée des œuvres de Rousseau et de Sade, et de la place qu’y tiennent la nourriture et la nébuleuse de ses représentations : aliments, préparation, dégustation et partage, etc. A priori, comme le souligne l’historien Philippe Roger, peu de pensées, qu’elles soient politiques, religieuses, morales ou anthropologiques, semblent aussi opposées que celles de ces deux auteurs1. Notre objectif n’en consistera pas moins, à travers l’analyse des mises en scène des repas à l’œuvre chez les deux auteurs, de les penser ensemble, et, dans cette approche, proposer une lecture des Lumières non seulement sur la question du statut de l’alimentaire et, plus précisément, du gastronomique au XVIIIe siècle, mais plus largement de la contribution de ce thème à la conversation du temps sur la question de l’individu.

Alors que dans Émile ou De l’éducation (1762) ou dans Le Discours sur

l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Jean-Jacques

Rousseau met en avant la nourriture grâce à la science du corps, à l’analyse, à la didactique et à l’éducation, dans La Nouvelle Héloïse (1761) ou dans Les

Confessions (1765), la notion de l’aliment pur et bon passe avant tout par le corps

féminin presque végétarien, délicat et pur, mais également grâce à des métaphores qui mettent en lien le corps humain et les plaisirs alimentaires de Rousseau. Sade, quant à lui, met le repas en lumière et non l’aliment singulier. Mais contrairement à Rousseau qui prône la simplicité et le repas rustique, Sade crée une théâtralisation du plat culinaire grâce à l’espace, au temps, mais également à travers les convives et les idées politiques. Partant d’un auteur prônant le végétarisme, la simplicité, le refus d’une esthétisation futile complice d’un processus civilisationnel qui oublie la nature humaine, pour ensuite porter notre regard sur l’œuvre d’un écrivain qui brave l’interdit moral et promeut un régime carné, brutal et cannibale, nous tenterons d’examiner les divergences à l’œuvre, mais aussi ce que ces divergences

1 Philippe Roger, « Rousseau selon Sade, ou Jean-Jacques travesti », Dix-huitième Siècle, n°23, 1991. Physiologie et

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apparentes peuvent cacher de filiation complice. Nous examinerons ainsi les dynamiques textuelles et les dispositifs d’inscription de l’alimentaire dans le tissu narratif de ces œuvres, en analysant conjointement évolution de l’art de la table et changement de société, esthétisation de l’acte alimentaire et émergence de l’individu moderne, étant entendu que ces considérations ressortissent à des questions qui sont autant épistémologiques, politiques que sociales, et qui débordent donc le simple cadre de l’alimentation.

Une notion sera particulièrement mobilisée dans notre analyse : celle de « scénographie » que Dominique Maingueneau – le premier théoricien à l’avoir utilisée pour l’analyse des textes – définit comme « la scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé et qu’en retour il doit valider à travers son énonciation1 ». En d’autres termes, la scénographie ne serait pas tant un art de la représentation spatiale qu’un dispositif énonciatif. D. Maingueneau prend pour exemple les Fables de La Fontaine qui n’indique pas explicitement que ses fables relèvent d’une scénographie mondaine, mais qui les inscrit implicitement dans cette scénographie par des indices textuels et intertextuels variés, comme la mention d’un genre, la préface de l’auteur, etc. Mais si D. Maingueneau applique la notion de « scénographie » à un processus énonciatif, nous avons préféré, pour l’analyse des textes que nous avons faite, utiliser cette même notion en fonction de son sens étymologique. Issu du latin « scenographia » (1545), le mot « scénographie » est composée du grec « skênê » – qui signifie « scène » et qui dans le théâtre antique désignait précisément le dispositif installé sur la scène par lequel les acteurs entraient et sortaient – et du grec « graphein » qui signifie « écrire ». Au sens strict du terme, la « scénographie » désigne donc l’art d’écrire ou de peindre des scènes en perspective. Tel est, en tout cas, le sens qu’a la notion lorsqu’on l’emploie pour la première fois au XVIe siècle : « Le corps de ce jardin-ci est relevé en schenographie ou perspective, il monte jusques à la hauteur de six toises, par six

1 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, coll.

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retours de montaignete […]1 », lit-on, par exemple, dans Théâtre d’agriculture et

mesnage des champs (1600) d’Olivier de Serres.

Par ailleurs, il nous a semblé particulièrement intéressant et novateur d’étudier les scénographies et, plus particulièrement, les scénographies alimentaires, autrement dit les passages qui décrivent les scènes de repas, chez

deux romanciers du XVIIIe siècle que tout semble opposer : Jean-Jacques

Rousseau et le marquis de Sade. En effet, de nombreuses études se sont déjà intéressées à la dimension scénographique des œuvres narratives de Rousseau et de Sade telles que L’œil de Sade. Lecture des tableaux dans les Cent Vingt Journées de Sodome et les trois Justine d’Emmanuelle Sauvage2, « Fiction et théâtralité dans l’œuvre de Sade » de Norbert Sclippa3, Les éléments théâtraux

dans le roman et l’évolution du genre romanesque en France au XVIIIe siècle, La

voix racinienne dans les romans du dix-huitième siècle, ou encore Roman et théâtre au XVIIIe siècle : le dialogue des genres de Catherine Ramond4. En revanche, les scènes de repas dans les œuvres de Rousseau et de Sade ne semblent pas avoir encore fait l’objet d’une étude en soi.

En outre, chez ces deux auteurs contemporains, la nature joue un rôle central. Dans une lettre à Malesherbes, Rousseau exprime l’amour profond qu’il éprouve à l’égard de la nature :

Quels temps croiriez-vous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? […] mes promenades solitaires, […] ces jours rapides, mais délicieux, que j’ai passés tout entiers avec

1 Olivier de Serres, Théâtre d’agriculture et mesnage des champs [1600], Paris, Huzard, 1805, vol. II, p. 305.

2 Voir Emmanuelle Sauvage, L’œil de Sade. Lecture des tableaux dans les Cent Vingt Journées de Sodome et les trois Justine,

Paris, Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 2007 et Emmanuelle Sauvage, « La tentation du théâtre dans le roman : analyse de quelques tableaux chez Sade et Richardson », Lumen, vol. 20, 2001, p. 147-160.

3 Norbert Sclippa, « Fiction et théâtralité dans l’œuvre de Sade », Fabula, Les colloques, Sade en jeu, 2019, [En ligne]

http://www.fabula.org/colloques/document5889.php, (consulté le 1er mars 2020).

4 Catherine Ramond, « Les Éléments théâtraux dans le roman et l’évolution du genre romanesque en France au XVIIIe siècle »,

thèse de doctorat réalisée sous la direction de René Démoris, Université de la Sorbonne Nouvelle Paris III, 1993 ; Catherine Ramond, La voix racinienne dans les romans du dix-huitième siècle, Paris, Champion, coll. « Les Dix-huitièmes siècles », 2014 et Catherine Ramond, Roman et théâtre au XVIIIe siècle : le dialogue des genres, Oxford, Voltaire Foundation,

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moi seul, […] avec mon chien bien-aimé, ma vieille chate, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur […] C’était là qu’elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genets et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur ; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration ; le concours de tant d’objets intéressants qui se disputaient mon attention, m’attirant sans celle de l’un à l’autre […] me faisait souvent redire en moi même : Non, Salomon dans

toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux.1

Témoigne de l’amour qu’éprouve Rousseau pour la nature la description qu’il en fait : elle est à ses yeux un véritable palais avec sa « magnificence », « l’or des genets et la pourpre des bruyères » et « la majesté des arbres », suscitant chez lui une grande « admiration ». De même, chez Sade, la nature joue un rôle clef, l’homme étant issu de la nature. À ce sujet, citons par exemple un des personnages de La Nouvelle Justine – le libertin Sylvestre – qui affirme :

Je suis l’homme de la nature, avant que d’être celui de la société ; et je dois respecter et suivre les lois de la nature, avant que d’écouter celles de la société : les premières sont des lois infaillibles, les autres me tromperont souvent. D’après ces principes, si les lois de la nature m’obligent à me soustraire à celles de la société, si elles me conseillent de les braver ou de m’en moquer, assurément je le ferai sans cesse, en prenant toutes les précautions qu’exigera ma sûreté.2

Sylvestre se définit avant tout comme un « homme de la nature » dont les lois prévalent sur celles définies par la société. Toutefois, comme on le verra, cette nature est conçue de manière diamétralement opposée par Rousseau et par Sade. Chez Rousseau, l’homme a perverti la nature qui, à l’origine, est parfaite ; elle est, par exemple, bienveillante, nourricière, etc. Malheureusement, toujours selon Rousseau, l’homme s’est écarté de cette nature originelle bienveillante. En revanche, chez Sade, la nature elle-même est cruelle, de sorte que la cruauté est inhérente à la nature. Or, nous souhaiterions montrer que, dans les œuvres de

1 Rousseau, Lettres à M. de Malesherbes, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,

1959, t. I, 3e lettre, « Montmorency, 26 janvier 1762 », p. 1139.

2 Donatien Alphonse François de Sade, La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la Vertu, dans Œuvres, Paris, Gallimard,

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Rousseau et de Sade, les scénographies alimentaires permettent d’illustrer particulièrement bien cette conception diamétralement opposée de la nature.

En outre, pour mener à bien cette étude des scénographies alimentaires, nous avons fait le choix de retenir un vaste corpus afin de pouvoir rendre compte de divers aspects tels que l’importance du repas chez les libertins, la simplicité de l’alimentation chez Rousseau ou encore la façon dont on devrait consommer la viande, qui ne fait pas l’unanimité chez nos deux auteurs. Ainsi, chez Rousseau, nous avons étudié les scénographies essentiellement dans La Nouvelle Héloïse,

Les Confessions et Émile, ou De l’éducation. De même, chez Sade, nous avons

retenu pas moins de cinq œuvres avec Aline et Valcour, l’Histoire de Juliette,

Justine, ou les Malheurs de la Vertu, La Nouvelle Justine et Les 120 Journées de

Sade. Dans ces œuvres, la présence de nombreuses scènes qui mettent en avant le repas ou, plus généralement, certains aliments, permet de justifier le choix de ce corpus. Dans les œuvres de Sade les scénographies alimentaires sont intimement liées aux débauches sexuelles, aux excès de toutes sortes et au cannibalisme.

Notre mémoire comprend deux principaux chapitres : le premier est consacré à Rousseau, le second à Sade, sans toutefois les traiter indépendamment l’un de l’autre. Il nous a semblé important d’adopter cette structure en deux parties, afin de pouvoir mieux faire valoir les thèses de ces deux auteurs qui – s’ils accordent une place centrale à la nature – n’en ont pourtant pas la même conception. D’un point de vue chronologique, commencer par Rousseau (1712-1778), qui appartient à la génération précédant celle de Sade (1740-1814) se justifiait. D’ailleurs Sade connaissait très bien les écrits de Rousseau puisque l’on sait qu’il détenait de nombreux livres de ce dernier, même s’il adoptera une philosophie de la nature bien différente de la sienne.

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De plus, cette construction bipartite de notre mémoire avec une première partie sur Rousseau et une seconde sur Sade permet également de souligner cette conception très différenciée de la nature, le citoyen de Genève insistant sur l’importance de la simplicité dans la préparation des mets et le déroulement des repas, là où le marquis de Sade montre que le cannibalisme est dans l’ordre de la nature. Par ailleurs, dans la seconde partie sur Sade, on observera une sorte de crescendo dans la cruauté, puisque la perversité qui marque le début des récits sadiens ne fait que s’intensifier pour aboutir à des meurtres atroces. Certains parallèles étaient toutefois nécessaires dans cette seconde partie, que ce soit par exemple les décors qui entourent les repas ou la question du végétarisme.

Tout d’abord, la première partie de notre mémoire s’organise surtout autour de la notion de « simplicité naturelle » qui se trouve au cœur de l’œuvre de Rousseau et que les scénographies alimentaires qu’il décrit viennent également illustrer. Cette première partie comprend elle-même quatre sous-parties. La première sous-partie analyse en premier lieu la simplicité des repas des personnages de Rousseau, comme ceux qu’organise Julie à Clarens. Or cette valorisation de la simplicité découle d’une condamnation du luxe et des repas sophistiqués qui en sont l’une des parfaites expressions. Nous montrerons alors que Rousseau souligne l’importance de l’alimentation locale, en rejetant les aliments qui viennent de loin et qui ont sollicités une main d’œuvre trop nombreuse. Finalement, pour Rousseau, la simplicité qui doit présider au repas nécessite également une sobriété de l’espace où celui-ci prend place ; il est important, selon lui, de manger dans un cadre simple et naturel afin de pouvoir profiter pleinement de son repas. Cette notion de simplicité semble donc indispensable afin de bien comprendre l’œuvre de Rousseau et son goût pour le repas simple et naturel.

Dans une deuxième sous-partie, nous avons étudié le végétarisme que prône Rousseau. En effet, tout au long de ses œuvres, Rousseau souligne l’importance de

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ce végétarisme. Alors qu’il n’adopte pas lui-même un strict végétarisme, il mentionne à plusieurs reprises l’importance de ce régime comme par exemple dans l’Émile, lorsqu’il explique que « les paysannes mangent moins de viande et plus de légumes que les femmes de la ville [et] ce régime végétal paraît plus favorable1 » ou encore, dans La Nouvelle Héloïse où son personnage de Julie « n’aime ni la viande, ni les ragoûts2 ». Après une introduction générale de la notion de végétarisme, nous verrons que, chez Rousseau, le végétarisme semble découler de sa thèse anthropologique et philosophique suivant laquelle l’homme est naturellement bon et ne peut tuer pour se nourrir. Nous achèverons ce développement en montrant que Rousseau semble encourager le végétarisme surtout chez la femme : plus douce et plus sensible que l’homme, elle devrait supprimer la viande de son alimentation, car celle-ci rendrait les hommes féroces et agressifs. Ensuite, nous analyserons la figure de l’homme carnivore chez Rousseau que nous éclairerons par un parallèle entre le citoyen de Genève et Louis-Sébastien Mercier. Tout comme Rousseau qui dénonce non seulement les bains sanglants que provoque l’abattage des animaux, mais aussi les gens qui mangent trop de viande, Louis-Sébastien Mercier, dans son Tableau

de Paris, dénonce la façon dont les bouchers parisiens abattent les bêtes ;

traitement qui effraie et dégoûte les Parisiens au XVIIIe siècle. Finalement, nous analyserons l’évolution de l’animal au sein de notre société, qui obtient de plus en plus de droits au fil des années. Nous terminerons cette première partie par l’analyse de métaphores alimentaires qui sont présentes au sein des œuvres de Rousseau, comme celle du pain d’épice, de la cerise, ou encore du vin, et qui désignent un désir d’appropriation par la bouche.

La seconde partie de notre mémoire s’attachera aux scénographies alimentaires dans l’œuvre de Sade et, notamment, au rôle du corps chez Sade. Elle s’organise également en quatre sous-parties avec d’abord la surenchère théâtrale de certaines scénographies. Sade accorde une importance particulière aux décors

1 Rousseau, Émile, ou De l’éducation, op. cit., t. VII, liv. I, p. 346.

2 Rousseau, La Nouvelle Héloïse [1761], dans Œuvres complètes, Genève/Paris, Slatkine/Champion, coll. « Rousseau

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et la vie de ses personnages s’organisent principalement autour des repas que sont le dîner et le souper. Ensuite, nous verrons comment Sade fait des aliments un élément érotique lors des débauches sexuelles, un élément qui permet au libertin de combiner le plaisir du repas au plaisir sexuel. Finalement, nous achèverons cette sous-partie par l’analyse du fonctionnement du corps libertin. En effet, les libertins analysent le mécanisme du corps humain en multipliant les expériences. Par exemple, ils imposent à leurs victimes de nouveaux régimes alimentaires pour que le corps de celles-ci s’adapte à leurs pratiques sexuelles et qu’ils puissent pleinement profiter des plaisirs sensuels. Dans une troisième sous-partie, nous étudierons les rapports entre aliment et corps, en montrant que certains aliments et certaines boissons suscitent un véritable sentiment d’excitation chez les libertins. D’ailleurs, Sade semble créer de véritables victimes-objets qui permettent aux libertins d’assouvir leurs désirs les plus pervers et les plus sadiques.

Ensuite, nous étudierons ce que nous avons appelé la nourriture de l’enfermement telle que Sade la met en place dans presque toutes ses œuvres. En effet, la plupart des libertins sadiens enferment leurs victimes afin de pouvoir les traiter comme ils le souhaitent, en tirer par exemple une jouissance sexuelle, dans un espace fermé et isolé. Enfin, nous achèverons cette seconde partie comme la première, en analysant le rôle que joue l’alcool, mais, cette fois-ci, chez les libertins. Si, chez Sade, la nature joue un rôle tout aussi essentiel que chez Rousseau, on verra que, par cette étude en miroir des deux auteurs, la conception que chacun d’eux se fait de cette nature est diamétralement opposée, de sorte qu’ils apparaissent comme des frères ennemis.

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Chapitre I – Une alimentation proche de la nature

chez Rousseau

I. « Tout est source de mal au-delà du nécessaire physique »

I.1. Une alimentation naturelle et simple chez Rousseau

Dans son poème philosophique « Le Mondain », Voltaire écrit : « J’aime le luxe, et même la mollesse, / Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, / La propreté, le goût, les ornements1 ». Issu de la grande bourgeoisie, Voltaire affectionne tout ce qui est somptueux et tout ce qui a trait aux plaisirs. À l’opposé de cette figure mondaine de premier plan, Jean-Jacques Rousseau, quant à lui, fils d’un artisan genevois, condamne explicitement le luxe qui, à ses yeux, est avant tout une source de corruption : « Dans un siècle où dominent le progrès, le changement et les bienfaits du luxe,  tout est source du mal au-delà du nécessaire physique2 », écrit-il dans son célèbre Discours sur les sciences et les arts (1750), avant d’ajouter cette phrase singulière et frappante qui semble relever du paradoxe : « [N]os âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection3 ». En d’autres termes, le progrès des sciences et des arts aurait perverti l’homme, il l’aurait éloigné d’un état de nature où l’homme, authentique, avait pour seul guide la vertu. Ces deux grands penseurs du XVIIIe siècle semblent assez bien représentatifs d’une époque où, curieusement, l’on observe une « concurrence entre une production aristocratique, qui décore les châteaux et accompagne les fêtes luxueuses, et un art nouveau qui réclame […] plus de nature et de vérité des cœurs4 ». Dans un siècle où le plaisir rime souvent avec luxe et raffinement, Rousseau condamne tout ce qui relève de l’artifice et, plus généralement, tout ce qui correspond à une mode. Alors que la haute société aime paraître, apprécie la

1 Voltaire, « Le Mondain », dans Mélanges, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 203.

2 Rousseau, Dernière réponse de J.-J. Rousseau [1752], dans Œuvres complètes, Genève/Paris, Slatkine/Champion,

coll. « Rousseau Œuvres Complètes », 2012, t. IV, p. 534, n. 1.

3 Ibid., p. 404.

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bonne compagnie et fréquente les cabarets1, Rousseau est d’avis qu’il « ne [lui] faut que des plaisirs purs, et l’argent les empoisonne tous2 ». Or, parmi ces « plaisirs purs », il y a, chez Rousseau, les repas et, plus particulièrement, les repas composés de plats simples qui mettent en valeur le vrai goût des aliments et des produits de base. Ainsi, dans Les Confessions, il écrit : « Je ne connaissais pas, et je ne connais pas encore de meilleure chère que celle d’un repas rustique3 » et un tel repas se compose habituellement de produits simples comme le laitage, les légumes ou un morceau de viande. La simplicité de ce repas tel qu’on l’apprête à la campagne s’accorde avec sa conception de l’homme des origines, dont l’existence reste proche de la nature, simple, sans apprêt et sans artifice.

Rousseau est un homme des Lumières dont la conception anthropologique accorde beaucoup d’importance à la connaissance de l’homme et au fonctionnement de son corps et de son esprit4. C’est pourquoi il souhaite avant tout retrouver un homme simple et naturel et, dans cette volonté de retrouver une simplicité et un naturel primitifs, il réfléchit également au rôle que joue la nourriture et à la place qu’elle occupe. Ainsi, dans ses écrits où il parle fréquemment des repas et des aliments et où il met en scène des scènes de repas, Rousseau souligne l’importance des aliments naturels qui rappellent ceux de l’homme des origines : « [D]es fruits, des légumes, des herbes, et enfin quelques viandes grillées sans assaisonnement et sans sel firent les festins des premiers hommes5 », écrit-il ainsi dans Émile. Selon lui, un bon repas est un repas proche de la nature, c’est-à-dire sans artifices et sans grande préparation. Selon lui, c’est en grande partie l’alimentation de l’homme qui le définit et qui forge son caractère.

1 Rousseau, Les Confessions, dans Œuvres complètes, Genève/Paris, Slatkine/Champion, coll. « Rousseau Œuvres

Complètes », 2012, t. I, liv. I, p. 106-107.

2 Id.

3 Ibid., liv. II, p. 149-150.

4 Voir Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de

l’humanité », 1995.

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Par ailleurs, comme l’écrit l’ethnologue Igor de Garine, l’homme est « le seul mammifère à faire subir à ses aliments des transformations complexes et à les ingérer de façon différée dans le temps et l’espace1 ». Si, d’une certaine manière, ce constat rappelle les observations de Rousseau, ce dernier ne prône pas pour autant une alimentation crue. Rousseau s’efforce plutôt de mettre en avant une nourriture qui ne subit aucune transformation importante. Aussi privilégie-t-il une préparation simple et un assaisonnement équilibré qui ne travestit pas le goût de l’aliment. Tout comme Rousseau, Nicolas de Bonnefons, valet et agronome de Louis XIV, critiquait déjà au XVIIe siècle la façon de « déguiser » les plats2. Il pensait, par exemple, que le potage aux choux devait entièrement sentir le chou, « celui aux poireaux, le poireau, celui aux navets, le navet3 ». De même, Rousseau se passionne non pas pour la cuisine gastronomique, mais pour une cuisine qui se rapproche le plus possible de la nature. Ce ne sont pas les aliments qui corrompent le goût, mais les assaisonnements et les divers suppléments qui rendent le plat superficiel, c’est-à-dire qui altèrent et dénaturent le goût des aliments.

De plus, comme il le mentionne dans Les Rêveries du promeneur solitaire (1782) et dans certains passages des Confessions (1782), Rousseau aime se promener dans la nature et cueillir de nombreuses plantes très variées, car, selon lui, « le règne végétal [est] un magasin d’aliments donnés par la nature à l’homme

et aux animaux4 ». Rousseau évoquait déjà cette nature riche et pourvoyeuse dans

son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) et y fait à nouveau référence dans La Nouvelle Héloïse : « Que croiriez-vous que sont ces mets si sobrement ménagés ? Du gibier rare ? Du poisson de mer ? Des productions étrangères ? Mieux que tout cela. Quelque excellent légume du pays, quelqu’un des savoureux herbages qui croissent dans nos jardins, certains poissons

1 Igor de Garine, « Introduction », dans Marie-Claire Bataille-Benguigui et Françoise Cousin (dir.), Cuisines, reflets des

sociétés, Paris, Sépia-Musée de l’Homme, 1996, p. 10.

2 Voir Patrick Rambourg, De la cuisine à la gastronomie, op. cit., p. 99.

3 Id.

4 Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire [1782], dans Œuvres complètes, Genève/Paris, Slatkine/Champion,

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du lac apprêtés d’une certaine manière, certains laitages de nos montagnes1 ». D’après lui, il faudrait donc profiter de la générosité de la nature environnante et consommer les aliments savoureux et naturels qu’elle offre et qui conviennent à tous. Par ailleurs, toujours selon Rousseau, il est également indispensable de préserver chez l’enfant le « goût primitif » et, pour cela, il convient d’éviter de transformer les aliments qu’on lui donne : « Conservons à l’enfant son goût primitif le plus qu’il est possible; que sa nourriture soit commune et simple, que son palais ne se familiarise qu’à des saveurs peu relevées et ne se forme point un goût exclusif2 ». La nécessité de préserver ce « goût primitif » avec des aliments issus directement de la nature est d’autant plus importante que, selon Rousseau, les

« saveurs fortes3 », comme celles des mets composés, les sauces ou encore les

assaisonnements abusifs répugnent l’être humain à sa naissance. Alors que Rousseau prône non seulement une nourriture issue directement de la nature, mais aussi une nourriture locale que l’on se procure dans les lieux qui nous environnent, il développe également l’idée de faire de son personnage Émile un citoyen du monde, pouvant s’adapter à toute autre culture. En effet, dans l’Émile, Rousseau écrit que « [p]lus nos goûts sont simples, plus ils sont universels […]. Voilà la trace de la nature, voilà donc aussi notre règle4 ». Le philosophe critique ainsi la complexité de la gastronomie naissante et valorise avant tout les plats forts simples afin de contribuer à la formation du palais de son élève qui doit être très souple. De ce fait, chez Rousseau, la formation du palais et, par conséquent, du goût est essentielle. Il cherche les aliments qui se rapprochent le plus de l’état naturel afin de garder chez les enfants un palais flexible capable d’apprécier toute sorte de nourriture et, notamment, des nourritures issues d’une culture différente de la leur.

Dans son livre Le Ventre des philosophes (1989), Michel Onfray écrit que Rousseau met en valeur la rusticité primitive, « celle d’avant la civilisation qui

1 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., p. 936.

2 Rousseau, Émile ou De l’éducation, dans Œuvres complètes, Genève/Paris, Slatkine/Champion, « Rousseau Œuvres

Complètes », 2012, t. VII, liv. II, p. 496.

3 Ibid., liv. I, p. 296.

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corrompt tout. La vertu réside[rait] dans la simplicité, le travail manuel, la pauvreté, l’ignorance. […] Le ragoût devient le plat typique de la décadence1 ». Un tel énoncé peut sembler paradoxal : le ragoût – qui est composé de chair cuite mélangée à une sauce assaisonnée et à un bouillon qui a été extrait de la viande – représente la transformation des matières carnées et de divers produits en général2, et serait en quelque sorte une preuve sensible (comestible et gustative) de la décadence de la société du XVIIIe siècle. En fait, selon Rousseau, le ragoût s’oppose au repas naturel, simple, rustique et, en ce sens, il est le résultat d’une certaine forme de corruption de la société.

I.2. Rejet du repas apprêté et sophistiqué

Contrairement à ce qu’écrit Michel Onfray concernant le fait que Rousseau considérerait l’alimentation comme « le seul moyen d’entretenir la vie3 », Rousseau se décrit lui-même comme un être sensuel qui aime et apprécie le goût et la saveur des aliments et non pas comme un homme qui ne songe qu’à s’alimenter pour vivre. Ainsi, dans ses Confessions, alors qu’il est en apprentissage chez un graveur, il explique : « J’aime à manger sans être avide ; je suis sensuel et non pas gourmand4 », avant d’ajouter qu’il ne s’est « jamais occupé de [sa] bouche que quand [son] cœur était oisif5 ». Cependant, les nombreuses scénographies que multiplie Rousseau dans ses Confessions montrent qu’au contraire, il apprécie énormément le fait de manger, sans jamais toutefois céder à la gourmandise : « Quand je m’entendais appeler, j’accourais fort content et muni d’un grand appétit ; car c’est encore une chose à noter que quelque malade que je puisse être l’appétit ne me manque jamais6 », écrit-il dans ses Confessions. D’ailleurs, l’aliment et, plus généralement, les repas occupent un rôle central dans la vie du philosophe qui a

1 Michel Onfray, Le Ventre des philosophes, Paris, Librairie générale française, coll. « Biblio Essais », 2013, p. 46.

2 Voir Olivier Assouly, Les Nourritures de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Garnier, coll. « Les Anciens et les Modernes –

Études de philosophies », 2016, p. 81.

3 Michel Onfray, Le Ventre des philosophes, op. cit., p. 45. 4 Rousseau, Les Confessions, op. cit., liv. I, p. 105. 5 Id.

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toujours bon appétit peu importe les circonstances. Il apprécie même tellement manger qu’il se souvient d’une des rares fois où l’appétit lui a manqué : « Ce fut le premier repas de ma vie où j’eusse manqué d’appétit1 », écrit-il toujours dans ses

Confessions alors qu’il vient tout juste de faire la connaissance de Madame de

Warens et qu’il soupe pour la première fois chez elle. Par conséquent, Rousseau affectionne tout particulièrement le moment et l’acte de manger, il le met en scène dans ses écrits, et cela sans jamais être avide de nourriture.

Aussi faut-il bien distinguer chez Rousseau la gourmandise du réel plaisir de manger qu’il éprouve. Selon lui, l’enfance se caractérise à la fois par l’innocence et par la gourmandise, car les enfants ont un appétit qu’il appelle un « appétit de la nature2 » qui, comme il l’écrit, tient « immédiatement au sens3 ». En revanche, à l’âge adulte, la gourmandise est le signe d’une régression profonde et la conséquence d’une dépravation des mœurs4 : la « gourmandise, note-t-il dans l’Émile, est le vice de tous les cœurs qui n’ont point d’étoffe5 ». Selon lui, seules la transformation de l’être humain qui mûrit et l’évolution de ses passions peuvent contribuer à restreindre cette gourmandise jusqu’à la faire disparaître entièrement. Dans l’Émile, Rousseau illustre cette idée avec le personnage de Sophie, une femme imaginaire qu’il destine au protagoniste éponyme de cette œuvre. Alors qu’il la décrit comme un personnage gourmand dans sa jeunesse, l’éducation de la jeune fille lui permet de corriger rapidement ce vice qu’il est « trop dangereux de lui laisser6 ». En effet, il est nécessaire de corriger un tel défaut qui pourrait mener à l’excès et au manque de contrôle de soi. L’être humain doit rester proche de la nature et de son l’état originel en se satisfaisant du nécessaire. Il ne doit pas tomber dans le vice et dans l’excès. De même, dans La Nouvelle Héloïse (1761), Rousseau distingue clairement la gourmandise du plaisir de manger et illustre cette différence à travers le personnage de Julie qui, par la privation, règle sa gourmandise qui

1 Ibid., liv. II, p. 137.

2 Rousseau, Émile ou De l’éducation, op. cit., t. VII, liv. II, p. 497. 3 Id.

4 Voir Olivier Assouly, Les Nourritures de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 76. 5 Rousseau, Émile ou De l’éducation, op. cit., t. VII, liv. II, p. 497.

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devient alors un plaisir pour les sens et, par conséquent, un plaisir contrôlé et acceptable. Le narrateur décrit ainsi la façon dont Julie transforme un plaisir gourmand irraisonné en un véritable plaisir gustatif :

Elle aime beaucoup le café ; chez sa mère elle en prenait tous les jours. Elle en a quitté l’habitude pour en augmenter le goût ; elle s’est bornée à n’en prendre que quand elle a des hôtes, et dans le salon d’Apollon, afin d’ajouter cet air de fête à tous les autres. C’est une petite sensualité qui la flatte plus qui lui coûte moins, et par laquelle elle aiguise et règle à la fois sa

gourmandise.1

Ce passage, extrait d’une des nombreuses scénographies alimentaires de ce roman, montre que le goût excessif de Julie pour le café, qu’elle buvait manifestement par gourmandise, est devenu, par la privation, un véritable plaisir des sens raisonné et raisonnable. Ici, Rousseau met en valeur l’importance de la privation afin de réprimer un vice et de transformer celui-ci en un plaisir renouvelé et agréable. De cette manière, le goût de Julie « ne s’use point ; elle n’a jamais besoin de le ranimer par des excès, et [Saint-Preux] la voi[t] souvent savourer avec délice un plaisir d’enfant, qui serait insipide à tout autre2 ». La tempérance serait ainsi indispensable à l’être humain afin que celui-ci puisse apprécier réellement les plaisirs gustatifs et, plus généralement, les bons repas et les aliments qui les composent. Rousseau montre alors qu’il n’est pas nécessaire de faire des excès afin d’éprouver un plaisir sensuel, mais qu’il est indispensable de se raisonner lors d’un repas pour mieux en apprécier la saveur.

Par ailleurs, si Julie est à la fois « sensuelle et gourmande dans ses repas, elle n’aime ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel, et n’a jamais goûté de vin pur. D’excellents légumes, les œufs, la crème, les fruits, voilà sa nourriture ordinaire3 ». Ses goûts correspondent alors à des plats simples, sans apprêt, rappelant en cela

1 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., t. XV, liv. II, p. 946. 2 Ibid., p. 935.

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ce qu’aime manger Rousseau. En préférant les produits naturels et non préparés comme les légumes, les œufs, la crème et les fruits, elle valorise d’une certaine manière un goût qui se veut proche de la nature, par opposition à celui qui est considéré comme le fruit de la civilisation. De fait, dans l’Émile, Rousseau rappelle que le premier aliment que tout homme découvre à sa naissance est le lait et, plus particulièrement, le lait maternel que produit la nature et que, dans les temps primitifs, les « premiers hommes » se sont nourris exclusivement de ce qu’ils trouvaient au sein d’une nature fertile :

Notre premier aliment est le lait, nous ne nous accoutumons que par degrés aux saveurs fortes, d’abord elles nous répugnent. Des fruits, des légumes, des herbes, et enfin quelques viandes grillées sans assaisonnement et sans sel firent les festins des premiers hommes. […] Enfin, plus nos goûts sont simples plus ils sont universels ; les répugnances les plus communes tombent sur des mets composés. Vit-on jamais persVit-onne avoir en dégoût l’eau ni le pain ? Voilà la trace de la nature, voilà donc aussi notre règle. Conservons à l’enfant son goût primitif le plus qu’il est possible ; que sa nourriture soit commune et simple, que son palais ne se familiarise qu’à des saveurs peu relevées et ne se forme point un goût exclusif.

Je n’examine pas ici si cette manière de vivre est plus saine ou non, ce n’est pas ainsi que je l’envisage. Il me suffit de savoir pour la préférer que c’est la plus conforme à la nature et celle qui peut le plus aisément se plier à toute autre.1

Le lait, qu’évoque régulièrement Rousseau dans ses œuvres, est présenté comme le premier aliment que consomme chaque être humain, ce qui lui confère une place cruciale. Il représente un produit bon, sain et naturel. Le lait est ainsi l’unique aliment qui peut être considéré comme étant réellement pur. Toujours selon le philosophe, les fruits, les légumes et les herbes étaient la nourriture des premiers peuples et plaisaient à tous les goûts. Il montre ainsi l’existence d’un goût universel, qui apprécie tous les aliments issus de la nature. De plus, la formation du goût est indispensable à la formation de l’être humain et ce goût universel doit être développé chez l’enfant en l’habituant aux goûts simples et naturels, car les repas trop élaborés corrompent son palais qui pourrait être trop exclusif. S’opposant formellement à ses

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contemporains, Rousseau rejette les repas trop sophistiqués, voire gastronomiques, tout en valorisant l’aliment simple et élémentaire.

Par ailleurs, dans Les Nourritures de Jean-Jacques Rousseau, Olivier Assouly essaie de répondre aux nombreuses questions concernant l’alimentation de Rousseau et le rapport de celle-ci avec sa philosophie. Il émet ainsi l’idée suivant laquelle, pour Rousseau, « les préparations de cuisiniers sont coupables d’attiser les vices et les passions1 ». Selon lui, Rousseau souhaiterait avant tout réconcilier le paraître avec l’être, l’apparence ou le semblant avec l’authenticité. Il veut retrouver l’état naturel de l’homme et critique l’avènement de la gastronomie ainsi que la théâtralisation du repas. En outre, le rejet du sel par Rousseau s’explique sans doute chez lui par la nécessité de respecter le goût de l’aliment naturel : le saler altère son goût et corrompt ses qualités gustatives, tout en le rendant artificiellement plus goûteux. Par le rejet du sel et, plus généralement, de l’assaisonnement, Rousseau condamne non seulement le travestissement de la nourriture, mais aussi une pratique culinaire propre à la civilisation. Selon lui, l’assaisonnement, même s’il ne le conseille pas, peut être ajouté au plat, mais ne peut se faire qu’à table, car la simplicité et l’authenticité qu’il recherche exigent d’identifier chaque ingrédient pour ce qu’il est véritablement. Or un assaisonnement trop prononcé corrompt indéniablement l’aliment. Toujours selon lui, ce qui est vrai de l’individu l’est aussi de l’aliment : l’on doit apprécier l’aliment pour ce qu’il est véritablement avec ses qualités naturelles intrinsèques, de sorte que sa conception de l’aliment et du repas est intimement liée à sa conception anthropologique. Notons enfin que, dans le passage cité ci-dessus, Rousseau accorde une importance notable à la cuisson de la viande. En effet, la viande que mangeaient les premiers hommes était grillée, parce que, là encore, cela était pleinement en accord avec la nature. Par ailleurs, d’un point de vue physiologique, on sait que Rousseau préfère la viande grillée à la viande bouillie qui, selon lui, est difficile à digérer. Sur cette question, le médecin suisse Samuel Auguste Tissot – contemporain de Rousseau – a émis une idée

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semblable en expliquant que les viandes « qu’on fait bouillir donnent au bouillon tout ce qu’elles ont de succulent et restent incapables de nourrir1 ».

Cet engouement pour le naturel et ce rejet du superflu auquel est associé l’assaisonnement culinaire se retrouvent également dans la scène du portrait de Julie dans La Nouvelle Héloïse. Un tel passage permet de mieux comprendre pourquoi Rousseau condamne si fortement les faux-semblants, les apparences, le superflu et, plus généralement, tout ce qui s’éloigne de la nature. En effet, dans un échange de lettres entre Saint-Preux et Julie, nous apprenons que cette dernière a envoyé son portrait à son amant Saint-Preux, mais ce portrait se révèle être un portrait presqu’entièrement artificiel et, donc, très peu ressemblant : « Je te prie, au moins, de croire qu’excepté la coiffure, cet ajustement n’a point été pris sur le mien, que le peintre a tout fait de sa grâce, et qu’il a orné ma personne des ouvrages de son imagination2 », écrit ainsi Julie dans la lettre qui accompagne le portrait. À la réception de l’objet, la réponse de Saint-Preux est sans équivoque ; le jeune homme condamne explicitement l’infidélité du tableau :

Il faut, chère Julie, que je te parle encore de ton portrait […] avec le regret d’un homme abusé par un faux espoir, et que rien ne peut dédommager de ce qu’il a perdu. Ton portrait […] est assez ressemblant […] : mais pour en être content, il faudrait ne te pas connaître.

La première chose que je lui reproche est de te ressembler et de n’être pas toi, d’avoir ta figure et d’être insensible. Vainement le peintre a cru rendre exactement tes yeux et tes traits ; il n’a point rendu ce doux sentiment qui les vivifie. C’est dans ton cœur, ma Julie, qu’est le fard de ton visage, et celui-là ne s’imite point. […] Passons au peintre d’avoir omis quelques beautés ; mais en quoi il n’a pas fait moins de tort à ton visage, c’est d’avoir omis les défauts. […] ce n’est pas seulement de tes beautés que je suis amoureux, mais de toi tout entière telle que tu es.

Quant à l’ajustement, je le passerai d’autant moins que, parée ou négligée, je t’ai toujours vue mise avec beaucoup plus de goût que tu ne l’es dans ton portrait. La coiffure est trop chargée : on me dira qu’il n’y a que des fleurs ; hé bien ! ces fleurs sont de trop.3

1 Samuel Auguste Tissot, Œuvres de Monsieur Tissot […] l’onanisme, dissertation sur les maladies produites par la

masturbation, Lausanne, François Grasset et Compagnie, 1784, t. I, p. 154.

2 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., t. XIV, liv. I, p. 535. 3 Id.

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Au lieu de représenter le naturel et la beauté d’une Julie modeste, le portrait que reçoit Saint-Preux n’est qu’une simple copie de l’image de Julie : il reproduit ses traits physiques, mais est incapable de montrer son âme. Or c’est ce qui importe réellement à Saint-Preux : « La première chose que je lui reproche est de te ressembler et de n’être pas toi […] ». Avec cet épisode du portrait de Julie et le commentaire qu’en fait Saint-Preux, Rousseau condamne le fait de donner de l’importance aux ornements, à l’artifice et à l’apparence. Alors que Saint-Preux désire un portrait conforme à la nature, c’est-à-dire qui rend compte de toutes les beautés et imperfections physiques et morales de Julie, le peintre réalise un portrait où il intègre tous les éléments esthétiques du portrait parisien de l’époque : des fleurs dans les cheveux, du rouge artificiel sur le visage et un décolleté comme le portent les Parisiennes, alors que Julie n’en a jamais. Il y a ainsi, de la part de Saint-Preux, la volonté de condamner un monde d’apparences qui repose sur le paraître, le mensonge et les faux-semblants et où le naturel et l’authenticité n’existent pas. Ce rejet du superflu, du mensonge et cette recherche perpétuelle du naturel, Rousseau l’applique à tous les domaines. Cette volonté de revenir à l’état originel est présente dans la majorité de ses œuvres et à tous les niveaux, qu’il s’agisse de la façon de s’alimenter, de sa conception de l’être humain, ou encore de la société en générale. En d’autres termes, ce que Saint-Preux reproche au portrait de Julie, Rousseau formule le même reproche à la mode d’apprêter les mets.

I.3. Valorisation de la simplicité et rejet du luxe et de l’excès

Le discours anthropologique, moral et politique de Rousseau est centré sur une nature omniprésente. Selon Robert Derathé, Rousseau « ne donne pas de définition de la nature, mais il fait le portrait de l’homme nature1 ». Toutefois, « le mot naturel est ambigu et l’auteur du Contrat social, n’a pas évité l’ambiguïté : chez lui, le naturel désigne à la fois ce qui est authentique et essentiel à la nature de

1 Robert Derathé, « L’homme selon Rousseau », dans Études sur le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Actes des

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