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Les Cenci d'Antonin Artaud, un théậtre cruel? : suivi de Le Foyer - texte dramatique

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

par

Laurent Duval

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

octobre 2005

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Published Heritage Branch

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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Le présent mémoire est divisé en deux volets. Constituant la partie création du mémoire de maîtrise, la pièce de théâtre Le Foyer nous a permis, par le biais de la création théâtrale, de privilégier certaines techniques littéraires et procédés dramatiques élaborés par Antonin Artaud (1896-1948) dans son manifeste Le Théâtre et son Double (1938). En lien avec l'œuvre théâtrale d'Artaud, le volet critique du mémoire vise, pour sa part, à dégager des enjeux manifestes dans l'exercice d'écriture littéraire. Plus spécifiquement, ce volet nous a servi à évaluer le rapport que la pièce de théâtre Les Cenci entretient avec la métaphysique d'Artaud. Il montre en quoi Les Cenci n'est pas un exercice métaphysique et incantatoire à part entière, de manière à déterminer les libertés qu'Artaud a prises par rapport à sa théorie lors de la mise en pratique de son Théâtre de la Cruauté, le premier pas d'une démarche de recherche pour un théâtre total.

Abstract

The thesis is divided in two sections; the first section consists in a critical document while the second presents my own creative writing, a play intitled Le Foyer. My use of theatrical writing in Le Foyer sought to privilege certain litterary techniques and dramatic processes elaborated by Antonin Artaud (1896-1948) in his manifesto The Theatre and his Double (1938). The thesis' theoretical section explores various issues at stake in my creative writing exercise: the link between the play Les Cenci and Artaud's metaphysic is questionned. 1 aimed to demoristrate how Les Cenci is an improbable example of the concept of Theatre of Cruelty. 1 stressed the liberties the playwright has taken with his theory when putting it into practice in a first attempt to create total theatre.

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Introduction

Chapitre 1 : Le Théâtre de la Cruauté

1.1 Le théâtre et la subversion des valeurs

1.2 Atteindre une notion supérieure de théâtre par le langage Chapitre 2 : Les Cenci entre métaphysique et incantation

2.1 Analyse sémiologique 2.2 Texte-Représentation

2.3 Le modèle actantiel au théâtre 2.4 Le personnage

Chapitre 3 : Analyse sémiologique de Les, Cenci 3.1. Analyse du modèle actantiel

3.2 Analyse du personnage

3.2.1 Détermination des ensembles paradigmatiques

3.2.2 Détermination du discours du personnage comme processus construit 3.2.3 Détermination de la théâtralisation du personnage

3.3 Présence des postulats artaudiens au sein de la pièce 3.3.1 Infidélités (rejets et bifurcations)

3.3.3 Conclusion: Artaud et l'improbable succession Chapitre 4 : Lien entre les volets critique et création

4.1 Le SIDA et son double

4.2 Le volet création: La pièce Le Foyer Le Foyer - texte dramatique

Bibliographie sélective Page

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Par le biais de la création théâtrale, nous avons tenté de privilégier certaines techniques littéraires et procédés dramatiques élaborés par Antonin Artaud (1896-1948) dans son manifeste Le Théâtre et son Double (1938). Le présent travail vise à dégager quelques enjeux de l'exercice créatif, manifestes dans l'écriture du texte dramatique et des didascalies. Ces questions sont en lien avec l' œuvre théâtrale d'Artaud à laquelle cette partie critique est dédiée.

Bien que l'œuvre théâtrale d'Artaud soit moins appuyée par un corps de doctrine que précisée à partir d'intuitions fondamentales, elle n'en demeure pas moins la tentative de conception d'une théorie (Le Théâtre et son Double) et d'une praxis (Les Cenci) censée mettre en lumière les postulats théoriques du manifeste. Artaud semblait croire qu'il avait donné une dimension métaphysique aux Cenci. Suite à l'insuccès de la pièce de théâtre, on peut se permettre de questionner sa valeur et celle du rapport qu'elle entretient à la métaphysique d'Artaud, développée dans le manifeste théorique. À quel point la pièce Les Cenci prépare-t-elle la voie au Théâtre de la Cruauté? En quoi est-elle la démonstration des idées qu'Artaud expose dans Le Théâtre et son Double?

Dans ce qui suit, nous chercherons à montrer en quoi Les Cenci n'est pas un exercice métaphysique et incantatoire à part entière, de manière à déterminer les libertés qu'Artaud a prises par rapport à sa théorie lors de la mise en pratique de son Théâtre de la Cruauté, le premier pas d'une démarche de recherche pour un théâtre total. Dans le premier chapitre, nous détaillerons dans le texte théorique Le Théâtre et son Double les grandes idées de l'auteur et nous définirons brièvement la terminologie employée par Artaud ainsi que sa métaphysique. Dans le deuxième chapitre, nous détaillerons certains aspects de l'approche qu'Anne Ubersfeld présente dans son ouvrage Lire le théâtre (1978) et qui nous serviront à étudier Les Cenci en vue de déterminer les procédés et signes textuels qui préfigurent la représentation au sein du texte de théâtre. Dans le troisième chapitre, nous procéderons à une analyse comparative des deux textes en confrontant les idées développées dans Le Théâtre et son Double à la pièce Les Cenci afin

1 Voir A. Artaud, Œuvres complètes, t. V: Autour du Théâtre et son Double et des Cenci, Nouvelle édition

(7)

de

a)

déterminer les procédés et les signes textuels qui renvoient à la métaphysique d'Artaud et b) montrer le non-respect de certains postulats théoriques. Ultimement, nous détecterons ce qui, dans cette pièce, ne se réclame pas de la théorie d'Artaud et ce qui constitue une bifurcation par rapport aux postulats initiaux. Aussi, nous nous questionnerons sur la possibilité qu'auraient eue les éléments mis de côté d'appuyer le projet d'Artaud. Concluant le volet critique, le dernier chapitre exposera la façon dont nous avons tenté d'utiliser, dans l'exercice de création, les ressources et les possibilités du théâtre artaudien.

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à la révolution soviétique de 1917, vont établir la première tradition théâtrale de la non-représentation en Occident. La scène sera dès lors perçue comme une machine servant l'acteur lors' de l,a représentation et non comme un décor réaliste. Après la Première Guerre mondiale, des écrivains groupés autour de Tristan Tzara (1896-1963) réclameront un art irrationnel et sans forme, pensé comme un procédé et non comme un produit, pour critiquer l'impasse dans laquelle se trouvait l'art officiel de l'époque. Multipliant tumultes et provocations, les dadaïstes rejoindront les surréalistes en 1919, à Paris. Le mouvement Dada (1916-1923) et les performances improvisées dans des cabarets partout en Europe vont permettre aux surréalistes (1924-1969) de développer, dès 1924, une dramaturgie liée aux recherches artistiques de l'époque. Plus théorique que véritablement effective, la création dramatique des surréalistes cherchera à développer une intimité hallucinatoire entre la scène et le public, une illusion brouillant la distance entre l'acteur et le spectateur. Les surréalistes n'aborderont l'art dramatique que dans l'intention de proposer un nouveau théâtre. Ils vont «continuer le travail de sape des dadaïstes, d'une manière moins extrémiste et plus démonstrative en s'en prenant non au langage, mais à la fable dans sa cohérence et sa continuité, et aux catégories dramaturgiques usuelles (espace limité, temps homogène), le tout fortement teinté de parodie et de fantaisie potache2. »

C'est dans ce contexte qu'Antonin Artaud (1896-1948) rejoint, en 1924, les rangs du groupe d'André Breton alors en pleine activité. En 1925, Artaud assume la direction du Bureau de recherches surréalistes et prend en charge la rédaction des numéros 2 et 3 de La Révolution surréaliste3• Suite à l'adhésion du groupe au Parti communiste en 1926, Artaud rompt définitivement avec le Surréalisme pour s'intéresser presque exclusivement au théâtre. Déjà, entre 1920 et 1923, Artaud avait cumulé plusieurs rôles au théâtre et au cinéma, ainsi qu'un bon nombre de collaborations intéressantes avec les plus grands noms de l'époque: Copeau, Baty, Lugné-Poe, Pitoeff, Autant-Lara, Morat, Vandal, Hébertot et,

2 M. Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, p.1578.

3 Voir A. Parinau, « Entretien André Breton - André Parinaud », dans Artaud et le théâtre de notre temps,

(9)

surtout, Charles Dullin dont le travail théâtral marqua Artaud4• Très tôt, il se découvre une aversion pour la tradition théâtrale occidentale, à laquelle il reproche une perversion des valeurs - un embourgeoisement - remontant au XVIIe siècle. Devant une recrudescence du théâtre philosophique et du théâtre de boulevard en France et ce, après l'échec dû théâtre symboliste, Artaud ressent l'urgence de la contestation. En compagnie de Roger Vitrac et Robert Aron, il met sur pied sa propre compagnie, Le Théâtre Alfred Jarry, qui ne fonctionnera que de 1927 à 1930, mais qui lui permettra de poser les jalons du Théâtre de la Cruauté. Le premier août 1931

S,

Artaud assiste à l'Exposition coloniale à Paris, voit un spectacle de danse balinaise dans lequel il croit trouver concrétisées les nouvelles voies de l'art dramatique et écrit tous les textes fondateurs du Théâtre de la Cruauté, textes qui seront publiés en 1938 sous le titre Le Théâtre et son Double.

D'abord tiré à quatre cents exemplaires en février 1938, alors qu'Artaud est déjà interné à l'asile de Sainte-Anne6, et réédité trois ans avant sa mort, Le Théâtre et son Double constitue un amalgame de fragments d'origine hétérogène et comprend des extraits de lettres, de poèmes, de proses, de comptes-rendus et d'essais rédigés depuis 1931 et regroupés dans un ordre non chronologique. De ce curieux assemblage, une démarche unique se dégage: la réinvention, à tout prix, du théâtre occidental, plongé selon l'auteur dans un état de décrépitude avancée.

Ce véhément face à face entre l'auteur et un destinataire non identifié, qu'il interpelle et invective, se caractérise par un style qui relève souvent de l'oralité et qui nous rappelle que plusieurs des textes composant le recueil furent d'abord des conférences. Ponctué d'accès de colère censés perturber et provoquer le destinataire, Le Théâtre et son Double présente une forme conditionnée par la virulence du propos. Mais le manifeste, dont pourtant l'issue semble être la réalisation pratique des techniques qui y sont prescrites, ne donne pas dans les détails et l'auteur, même s'il se plaît à répéter, à marteler, à nuancer et à expliquer métaphoriquement certaines notions, demeure vague quant à l'élaboration de principes théoriques clairs, ce que lui ont reproché ses

4 Voir P. Thévenin, {( 1896-1948 », dans Artaud et le théâtre de notre temps, Cahiers de la Compagnie M.R.-J.L.B., p. 18-22.

5 Voir A. Artaud. Œuvres complètes, t. IV: Le Théâtre et son Double, Le Théâtre de Séraphin, Les Cenci,

Nouvelle édition revue et augmentée, p.294. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle

OCIV.

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détracteurs. Artaud s'explique sur ce point. D'abord, « [ ... ] ce que je veuxfaire est plus facile àfaire qu'à dire» et « [ ... ] je ne veux pas risquer d'être plagié comme cela m'est arrivé plusieurs fois7. » Relevons donc, à l'intérieur de ce manifeste dont le lyrisme indi~cutable jure un peu avec cette volonté qu'a l'auteur de ne plus voir l'esthétisme charmer d'une manière intrinsèque, certains de ces principes théoriques et tentons d'en dégager des lois.

Dès la préface du recueil intitulée Le Théâtre et la culture, on peut voir que le projet idéologique d'Artaud se scinde en deux: 1) renoncer à la culture occidentale et au théâtre embourgeoisé qu'elle a engendré; 2) créer un théâtre qui renouvelle la vie et « l 'homme impavide se rend le maître de ce qui n'est pas encore et le fait naître8• »

1.1 Le théâtre et la subversion des valeurs occidentales

Dans son manifeste, Artaud condamne la culture occidentale contemporaine qu'il qualifie d'artificielle et qu'il accuse d'être le siège d'une rupture entre les choses, les paroles, les idées et les signes qui en sont la représentation9• Il peste contre la tendance occidentale à n'attribuer à l'art qu'une valeur d'agrément et de repos en le faisant tenir dans une utilisation purement formelle des figures. Par son impuissance et par le profit que nous retirons de l'art qui s'attarde sur des formes, la culture occidentale se trouve séparée de la vie. Le théâtre, tel qu'Artaud le perçoit, pourrait permettre la réactivation de la culture. Loin d'y parvenir, le théâtre occidental laisse à l'arrière-plan tout ce qui est essentiellement théâtral pour se concentrer sur l'aspect dialogué. Or, le théâtre devrait se servir de tous les langages et il est imprudent de le confiner au langage de la parole écrite qui limite son efficacité. À cet égard, Artaud questionne la notoriété des anciens chefs-d'œuvre occidentaux qu'il juge désuets. Selon lui, le théâtre est le seul endroit au monde où un geste ne se répète pas deux fois; le conformisme bourgeois a donc tort de vouloir toujours ressasser les anciens chefs-d'œuvre, dont l'efficacité textuelle, empreinte de

psychologie depuis la Renaissance, s'épuise rapidement.

Dans Théâtre oriental et Théâtre occidental, Artaud oppose une conception verbale du théâtre (l'occidentale) à une concept~on physique (l'orientale), laquelle

7 A.Artaud, OCIV, p.113.

8 Ibid, p.14.

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s'approche davantage du théâtre pur dont il souhaite la réalisation. Dans le théâtre oriental à tendance métaphysique, «il y a une prise de possession par les formes de leur sens et de leurs significations sur plusieurs plans possibles qui permet au théâtre oriental de conserver ses relations magiques avec tous les degrés objectifs du magnétisme universel'lo.

»

Pour se réformer, le théâtre occidental devrait parvenir à exprimer des vérités secrètes enfouies sous les formesll. Tenant à la fois de la danse, du chant, de la

pantomime et de la musique, un théâtre de tradition orientale est, selon lui, susceptible de

«

remettre le théâtre à son plan de création autonome et pure, sous l'angle de l 'hallucination et de la peur12•

»

Artaud identifie quelques caractéristiques du théâtre

oriental qui pourraient potentiellement être partagées par sa propre vision du fait théâtral : prépondérance absolue de la mise en scène devenue une cérémonie sacrée, sens d'un nouveau langage physique à base de signes et non plus de mots; application d'une métaphysique de gestes, c'est-à-dire de conventions réglées permettant aux acteurs l'utilisation d'une gestuelle précise conduisant à l'élaboration d'un langage théâtral extérieur où tout correspond; dépersonnalisation systématique de l'acteur; influence des rites qui génèrent la peur et l'angoisse chez le spectateur, ainsi qu'une lutte métaphysique de l'âme (refus du spectacle gratuit); théâtre à la fois populaire et spirituel; thèmes qui semblent générés par la scène elle-même; présence d'une véritable alchimie mentale concrétisant toute l'abstraction d'un état d'esprit; emploi du double à plusieurs niveaux -bref, réalisation stupéfiante du théâtre pur.

1.2 Atteindre une notion supérieure du théâtre par le langage

En rompant avec une certaine tradition théâtrale embourgeoisée, Artaud pose l'imminence d'un théâtre nouveau qui serait le lieu d'un retour à la vie véritable, à « cette sorte de

fr~gile

et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes13• » Il précise cette

notion de vie véritable: « Le théâtre doit s'égaler à la vie, non pas à la vie individuelle, à cet aspect individuel de la vie où triomphent les caractères, mais une sorte de vie libérée,

10 Ibid, p.70.

II Selon Artaud, « La plus haute idée du théâtre qui soit est celle qui nous réconcilie philosophiquement

avec le Devenir, (. . .) qui suggère la transmutation des idées dans les choses, beaucoup plus que celles de la transformation et du heurt des sentiments dans les mots. », Ibid., p. 105.

12 Ibid., p. 51.

(12)

qui balaye l'individualité humaine et où l'homme n'est plus qu'un reflet14• » Pour l'auteur

du Théâtre et son Double, le théâtre n'aurait jamais dû avoir pour but d'éclaircir les conflits d'ordre psychologique propres à

«

l 'homme-charogne 15 » moderne.

La réforme du théâtre occidental qui permettrait à la culture de revenir à la vie doit être réalisée grâce à l'invention d'un nouveau langage. En effet, il faut briser le langage actuel pour toucher la vie et ainsi refaire le théâtre16. L'engouement qu'entretient

l'auteur pour le théâtre oriental le force donc à poser la question d'un langage qui, remplaçant la parole dialoguée comme dans le théâtre balinais, «n'utiliserait que les formes, ou le bruit, ou le geste [ ... ]17. » Nous l'avons vu, Artaud refuse que le théâtre soit considéré comme une branche de la littérature. Il insiste sur le fait que « [ ... ] la scène est un lieu physique et concret qui demande qu'on le remplisse, et qu'on lui fasse parler son langage concret18 », c'est-à-dire un langage qui doit d'abord et avant tout plaire aux sens et non à l'esprit. Parce que tout vrai sentiment est intraduisible, le langage verbal trahit les réalités mentales alors que le langage physique les atteint. La thèse d'Artaud a été bien souvent mal comprise comme le refus catégorique du texte19• Ce qu'Artaud désire c'est

d'accorder une valeur métaphysique à la parole, « réduire sa place et modifier son statut en lui donnant une valeur concrète et spatiale et en lui conférant un pouvoir d'ébranlement physique à la fois anarchique et créateur2o.

»

En d'autres termes, ce langage propre au théâtre consisterait en

«

une poésie dans l'espace » et prendrait l'aspect de tous les moyens qui, se manifestant de manière matérielle sur une scène, ont chacun leur poésie propre, laquelle a la faculté de se combiner à la poésie des autres langages scéniques (musique, danse, plastique, pantomime, mimique, gesticulation, intonations, architecture, éclairage, décors, costumes, etc.). C'est ainsi qu'Artaud définit la théâtralité. Il s'agirait de traduire directement les idées par des signes, par des gestes, des attitudes de l'esprit, des aspects de la nature. Artaud identifie la mise en scène comme la clef du théâtre qu'il revendique. Ce serait par la mise en scène et par la création spontanée que ce

14 Ibid, p. 112.

15 Ibid, p. 40.

16 Ibid, p.I4. 17 Ibid., p. 67.

18 Ibid, p. 36.

19 Voir A. Uberslfed, Lire le théâtre, p.iS.

(13)

langage dans l'espace et en mouvement deviendrait efficace:

«

L'idée d'une pièce faite de la scène directement, en se heurtant aux obstacles de la réalisation et de la scène impose la découverte d'un langage actif, actif et anarchique, où les délimitations habituelles des sentiments et des mots soient abandonnéei1• » En fait, Artaud désire

établir Une métaphysique du langage, qui viserait à faire exprimer au théâtre ce qu'il n'exprime pas d'habitude, à le considérer comme une incantation, et ainsi atteindre une notion supérieure du théâtre.

Grâce à un nouveau langage métaphysique, le théâtre souhaité par Artaud devrait être en mesure de renouer avec la gravité, avec le danger, avec l'humour vrai et avec la dissociation physique et anarchique du rire, dont le passage importun d'une image pensée à une image vraie réalise l'idée. Ce théâtre serait métaphysique. Il introduirait donc sur la scène un petit souffle de cette peur métaphysique à la base du théâtre ancien.

« [ ... ]

Tout cet amas compact de gestes, de signes, d'attitudes, de sonorités, qui constitue le langage de la réalisation et de la scène, [ ... ] entraîne nécessairement la pensée à prendre des attitudes profondes qui sont ce que l'on pourrait appeler de la métaphysique en activité22•

»

Ce faisant, le théâtre retrouverait l'acception religieuse et mystique dont la dimension contemporaine et embourgeoisée a complètement perdu le sens. Plus précisément, Artaud insiste sur l'importance de s'en référer aux grandes cosmogonies traditionnelles pour y dégager les grands Mythes qui, mis aux goûts du jour par la mise en scène, s'adresseront à l' homme total.

Si le retour à la vie de la culture s'effectue grâce à une métaphysique du langage dramatique, c'est par le biais du spectateur, car c'est d'abord chez lui que l'on perçoit l'effet du théâtre. Artaud assigne pour but à son théâtre de provoquer, au moyen d'une confrontation avec l'acteur, une catharsis violente chez le spectateur pour que celui-ci se libère d'états affectifs inhibés. Il utilise deux métaphores pour préciser sa pensée. Il établit un parallèle intéressant entre la démarche alchimique et la démarche théâtrale, toutes deux « des arts pour ainsi dire virtuels, qui ne portent pas plus leur fin que leur

réalité en eux-mêmei3.» Comme l'alchimie est, par ses symboles, le double d'une opération efficace dans la réalité, le théâtre est le double d'une réalité dangereuse et

21 A. Artaud, OC/V, p. 39. 22 Ibid., p. 43.

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typique. Tout comme l'alchimie, qui se propose de purifier la matière pour en extraire une substance, le théâtre cherche à matérialiser un drame essentiel, à la base des grands mythes de notre société, et contenant des perspectives infinies de conflits produits par l'antagonisme de la matière et de l'esprit. Ces conflits affectent directement le spectateur qui expérimente' une pièce comme on éprouverait une maladie, en l'occurrence la peste, seconde métaphore du théâtre. Artaud effectue ce rapprochement entre la peste et le théâtre en mettant leurs actions respectives sur le plan de l'épidémie. Il définit la peste non seulement comme une entité psychique, un mal spirituel, ma~s bien comme un spectacle dans lequel on assiste à une subversion des valeurs traditionnelles. En fait, c'est plutôt le théâtre qui est la métaphore de la peste. À l'image de cette dernière, le théâtre est contagieux et entraîne le délire24; il est vu comme « une gratuité immédiate qui pousse à des actes inutiles et sans profit pour l'actualiti5 »; il bouscule le repos des sens et

«

agit comme un fléau vengeur, une crise salutaire, obéissant à une véritable loi de la nature. Par la destruction, il opère une action bienfaisante, il démasque l 'hypocrisie et secoue l'inertie [ ... ]26.

»

Le théâtre libère des conflits et dégage des forces. Ce n'est pas sa faute si ces forces libérées sont noires, c'est celle de la vie.

C'est dans En finir avec les chefs-d'oeuvre qu'Artaud nomme pour la première , fois Théâtre de la Cruauté la démarche de renouvellement théâtral au terme de laquelle

«

le théâtre aura la force d'influer sur l'aspect et la formation des chosei7 » en hypnotisant et en exacerbant la sensibilité du spectateur. Précisons que le terme cruauté possède ici une acceptation précise; Artaud l'entend dans le sens gnostique de rigueur, de détermination irréversible, de

«

douleur hors de la nécessité inéluctable de laquelle la vie ne saurait s'exercer28• » Grâce au Théâtre de la Cruauté «nous serons capables [ ... ] de

supporter une idée religieuse du théâtre [ ... ], de retrouver en nous ces énergies [ ... ] qui créent l'ordre et font remonter le taux de la vie29• » Artaud attend du Théâtre de la

Cruauté qu'il produise une action immédiate et violente proche de la transe. Il reprend cette idée dans Le Théâtre et la Cruauté, un texte où il se propose de mettre en scène

24 Ibid., p. 26. 25 Ibid., p. 23. 26 O. Virmaux, p. 9. 27 A. Artaud, OCIV, p.77. 28 Ibid., p. 99. 29 Ibid., p.77-78.

(15)

«

des personnages fameux, des crimes atroces, de surhumains dévouements, capables d'extraire les forces qui s'agitent en eux30 », afin de transformer le théâtre en un rêve qu'il faut voir comme tel et non comme le double de la réalité.

En somme, Artaud conçoit un théâtre qui rejette le confort visuel offert par le drame réaliste et reconfigure la relation entre acteur et spectateur. Au lieu de laisser croire au spectateur qu'il est en présence d'une certaine image de la réalité, on lui fait expérimenter une pièce en l'incluant dans le spectacle au moyen d'une expérience théâtrale communiquant corporellement, telle une maladie, des sensations au public. Un spectacle deviendra un événement total, pur et ritll;el, un événement de présence et non de représentation. Artaud assigne pour ambition au Théâtre de la Cruautë1 a) « de ramener au théâtre la notion d'une vie passionnée et convulsive32 », c'est-à-dire de ramener l'esprit vers la source de ses conflits, b) de rendre manifeste le double du théâtre, ou l'agent magique dont il est la figuration, pour unir sur scène la pensée, le geste et l'acte et ainsi modifier le rôle de la parole traditionnelle, c) de provoquer, au moyen d'une rencontre intime avec l'acteur, une catharsis violente chez le spectateur pour que celui-ci puisse se libérer d'affects malsains longtemps refoulés, d) d'ouvrir la voie à une connaissance des localisations du corps en établissant une mathématique précise des trajets nerveux dans le corps de l'acteur. Nécessaire au point de vue du fond et de la forme, cette rénovation de l'art dramatique a pour objet premier la mise en scène, sans négliger toutefois les autres aspects du théâtre. Or, malgré un programme chargé et un éventail de promesses intéressantes, La Société anonyme du Théâtre de la Cruauté ne réussira à produire qu'un spectacle, Les Cenci en 1935.

30 Ibid., p. 83.

31 Ibid, p. 86-96. 32 Ibid., p.Il8.

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Théâtre de la Cruauté, qui ne se relèvera pas de ce premier échec. Se voulant le catalyseur d'une transformation de l'art théâtral occidental, la pièce ne connut pas le succès escompté. Librement inspirée de la pièce de Percy Bysshe Shelley (1819), dont Artaud s'approprie la structure et le lyrisme, et du récit de Stendhal (1837), dont il garde l'ambiance de l'époque et l'aspect sanglant, Les Cenci fut présentée, en grande première gala, le 7 mai 1935 au Théâtre des Folies-Wagram, au profit du Cercle François Villon destiné à secourir les chômeurs intellectuels. Les représentations ne dureront que dix-sept jours, dû à d'importants manques de fonds.

La pièce retrace les événements entourant la déchéance de la famille de Francesco Cenci (1549-1598) dont le père, trésorier général de la Chambre Apostolique sous Grégoire XIII et Sixte V, avait rassemblé une des plus grandes fortunes d'Italie33• Emprisonné à plusieurs reprises pour meurtre et indécence, Francesco Cenci était tyrannique et cruel. Il prit en grippe les sept enfants issus de son premier mariage, refusa de soutenir financièrement ses trois fils aînés et se montra violent à l'égard de Béatrice, la cadette de ses filles, à qui il interdit le mariage. Enfermée en compagnie de la seconde femme de Francesco dans la forteresse médiévale de La Petrella, Béatrice ourdit le meurtre de son père, qu'elle fit assassiner par le châtelain en poste. Au terme d'une année de confrontations judiciaires qui donnèrent suite à l'un des procès les plus retentissants de la fin du XVIe siècle, Béatrice Cenci fut inculpée du crime et décapitée aux côtés de sa belle-mère Lucretia et de son frère Giacomo en 1599 à Rome, sous le pontificat de Clément VIII.

Comme le mentionne Alain Virmaux, Les Cenci ne fut que l'ébauche d'un spectacle intégral, dont Artaud a rêvé sans pouvoir l'atteindre34• Une tentative amorcée dont nous imputons volontiers la faillite à la partition textuelle. Le texte dont nous disposons est un amalgame des différentes versions de ce spectacle. Il intègre la copie remise aux éditions Gallimard, le registre de mise en scène communiqué par Jean-Marie Conty et une copie manuscrite de Les Cenci communiquée par Anie Faure. C'est de la

33 Voir 1. Musillo Mitchell, Beatrice Cenci, P.9

(17)

version du registre de mise en scène qu'il se rapproche le plus, car c'est cette version qui fut utilisées par les comédiens lors des représentations35• C'est donc de cette version dont nous nous servirons pour l'étude présentée dans le prochain chapitre.

2.1 Analyse sémiologique

Couvrant tous les aspects du texte et de la représentation dans une perspective sémiotique, la méthode développée par Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre (1978) nous permettra de procéder à une analyse de la pièce Les Cenci. Il s'agira de mettre en lumière la présence ou l'absence des idées qu'Artaud a développées dans son manifeste Le Théâtre et son Double. Plus précisément, il s'agira d'identifier les pratiques sémiotiques et textuelles préconisées par Artaud pour faire éclater le discours dominant, celui qui interpose entre le texte et la représentation tout un écran invisible de désirs36 et de voir si ces pratiques concordent avec sa notion du Théâtre de la Cruauté.

2.2 Texte-Représentation

Selon Ubersfeld, la première contradiction que recèle l'art du théâtre est l'opposition texte-représentation37• La sémiologie du théâtre doit considérer l'ensemble du discours théâtral comme un lieu intégralement signifiant, autant dans la forme et la substance du contenu que dans celles de l'expression. Cette distinction amène l'auteur à présenter deux attitudes par rapport à la performance théâtrale: la première privilégie le texte, ou une certaine lecture arrêtée du texte, faisant du metteur en scène le traducteur fidèle des paroles de l'auteur; la seconde, plus courante dans le théâtre contemporain -dont on peut dire qu'Artaud fut un des précurseurs - accorde la primauté à la représentation par rapport au texte, ce dernier se trouvant relégué au rang d'élément de la performance théâtrale. La notion d'équivalence sémantique entre le texte et la représentation est fausse, car le contexte d'expression n'est jamais le même au niveau du système linguistique et du système représentationnel. La performance théâtrale est donc constituée d'un ensemble de signes articulés en deux sous-ensembles: le texte et la représentation.

35 A. Artaud, OCIV, p. 337. 36 Voir A. Ubersfeld, p. 8. 37 Voir Ibid., p.l2.

(18)

Ubersfeld va poser d'emblée qu'il y a, à l'intérieur de tout texte théâtral, des matrices textuelles de représentativitë8• Tout texte de théâtre composé d'un dialogue et de didascalies pragmatiques (permettant à l'auteur de préciser le contexte de la communication), comporte des failles, des signes non linguistiques. Le travail sur un texte de théâtre par un métteur en scène suppose le décodage de ces signes non linguistiques. Cette observation amène Ubersfeld à distinguer deux textes: un texte conventionnel et un texte qui médiatise le texte conventionnel et la représentation. Ce dernier préfigure la représentation et correspond aux notes de mise en scène des praticiens du théâtre. Ubersfeld montre ainsi comment la théâtralité, loin de s'adjoindre en supplément à un texte qui serait autosuffisant, est inscrite en son cœur même, se déployant dans un texte conceptuel. On a donc l'équation T (texte)

+

T' (texte conceptuel) = P (représentation)39, où T' s'interpose nécessairement entre T et P, en leur servant de médiateur. Mais si T'est assimilable à T, comme pratique linguistique, il est absolument différent de P, dont la matière et les codes sont d'un autre ordre4o• La représentation, qu'Ubersfeld traite en procès de communication41, fàit appel à des signes verbaux (matière d'expression

acoustique) et non verbaux (codes visuels, musicaux, proxémiques, etc.), de sorte que le signe théâtral de la représentation qui peut être à la fois indice, icône et, parfois, symbole, est une notion complexe mais souple. Il est impossible de repérer un signe minimal, une unité d'analyse, au niveau de la représentation. Selon Ubersfeld, tout signe théâtral est . passible d'une resémantisation et fonctionne comme une question posée au spectateur. La difficulté principale dans l'analyse du signe au théâtre est donc liée à sa polysémie et, par là, au processus de constitution du sens. À partir de l'existence de ces deux systèmes de signes au théâtre,l'un verbal, celui du texte T, l'autre verbal et non verbal, celui de la représentation P, on a : T= Sa/Sé -» R et P= Sa' ISé' -» r

où R, le référent du texte théâtral, «renvoie à une certaine image du monde, à une certaine figure contextuelle des objets du monde extérieur42

Le référent de la

38 Voir Ibid., p.16.· 39 Voir Ibid., p. 23. 40 Voir Ibid.

41 Voir Ibid., p. 32. Comme le texte théâtral, la représentation est constituée de signes qui s'inscrivent dans

un procès de communication comprenant un émetteur multiple, un message (T+P), des codes (linguistiques, perceptifs, socioculturels, théâtraux) et un récepteur-public; un procès de communication à l'intérieur duquel sont perceptibles les six fonctions du langage selon Jakobson.

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représentation (r) s'identifie non seulement au référent du texte (R), mais il «peut aussi être matériellement présent sur la scène sous unè forme concrète ou figurée [ ... ]. On voit le statut singulier du signe iconique au théâtre,' il s'identifie à son propre référent, qui lui colle dessus43• » Ainsi, «l'ensemble des signes textuels T sont tels et sont construits

tels (par l'auteur) qu'ils renvoient à deux ordres de réalité, dans le monde et sur la scène; l'ensemble de signe P est construit comme le système référentiel de T = le réel à

quoi renvoie l'écriture théâtrale; mais en même temps, comme tout signe, il a son propre référent actuel, r (sans compter, par ricochet, le référent R de T)44.

»

La première attitude selon laquelle on privilégie le texte avant la représentation voudrait que Sé=Sé' et donc que R=r, comme s'il y avait redoublement de sens entre le texte et la représentation et que la matérialité du Sa n'influait pas sur le sens. C'est la formule du théâtre traditionnel. La seconde attitude, elle, fait jouer un rôle de second plan à l'ensemble des signes textuels. C'est vraisemblablement la nature même du signe théâtral (T +P) qui conditionne le statut particulier du théâtre à savoir son côté représentationnel renouvelable indéfiniment: chaque fois que l'on rejoue (P) un texte théâtral (T), P est reconstruite comme un référent nouveau de T, avec un nouveau R et un nouveau r45•

La performance théâtrale est donc constituée d'un ensemble de signes articulé en deux sous-ensembles: T et P. Ces signes s'inscrivent dans un procès de communication dont ils constituent le message et dont l'ensemble peut éclairer la représentation en tant que pratique concrète. Au théâtre, comme dans toute autre forme d'art, la richesse des signes, l'étendue et la complexité des systèmes qu'ils forment, dépassent l'intention première de communiquer. Il y a toujours perte et gain d'informations par rapport au projet primitif. Or, la communication au théâtre demeure intentionnelle dans son ensemble et dans ses signes essentiels. Ubersfeld admet que les six fonctions du langage distinguées par Jakobson sont pertinentes pour les signes du texte comme pour ceux de la représentation.

Grâce à cette mise en contexte de la méthode d'Ubersfeld, nous pourrons amorcer l'étude sémiologique de la pièce en partant de certains acquis. Le registre de mise en

43 Ibid., p. 28.

44 Ibid., p. 29.

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scène de la production théâtrale des Cenci s'approche en partie du texte T' que nous tentons d'éclairer. Rendant compte à la fois du travail théorique fait sur le texte dramatique et du travail pratique de la mise en espace de ce même texte, le registre facilite notre tâche, mais ne tient pas compte de la représentation. Nous n'en sommes donc pas encore tout à fait au texte T' .

Afin de reconnaître les procédés sémiotiques et textuels préconisés par Artaud pour faire éclater le discours dominant et de voir si ces procédés s'accordent avec sa perception du Théâtre de la Cruauté, nous étudierons Les Cenci en favorisant deux aspects de la méthode d'Ubersfeld que nous jugeons particulièrement opératoires dans le cadre de notre analyse: le modèle actantiel et le personnage.

2.3 Le modèle actantiel au théâtre

D'abord, il faut déterminer quelles sont les macrostructures du récit, la totalité textuelle du récit correspondant à une seule grande phrase. La détermination de la structure actantielle nous permettra de cerner le lieu où s'articulent structure et histoire. Le caractère du texte de théâtre suppose un empilage de signes simultanés, la concurrence de plusieurs modèles actantiels et l'impossibilité d'une succession fixe des fonctions. Ubersfeld montre comment la théâtralité s'inscrit dès le niveau des macro structures textuelles du théâtre. C'est bel et bien la pluralité des modèles actantiels qui permet au texte (T) de préparer la construction de systèmes signifiants pluriels et spatialisés. Ubersfeld cherche à comprendre dans quelle mesure la structure actantielle fonctionne à l'intérieur du texte théâtral et dans quelle mesure elle commande le rapport TIP. Au théâtre, nous ne sommes pas confrontés à un seul modèle actantiel, mais au moins à deux, car le système sémiologique de la représentation joue avec les structures sémiologiques du texte en fonction d'un autre code. Les actants46 assument dans la phrase de base du récit une fonction syntaxique (objet, sujet, opposant, adjuvant, destinateur et destinataire) et sont liés entre eux par une flèche de désir toujours positif où se réfugie la psychologie refoulée des relations entre actants. Dl veut que (S désire 0) à l'intention de D2. La première difficulté que pose l'établissement du schéma actantiel est la détermination du

46 Voir Ibid., p. 49. Un actant peut être une abstraction, un personnage peut assumer simultanément des

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sujet, car comme nous l'avons dit, le genre théâtral présuppose une pluralité de modèles actantiels surtout au niveau de la représentation où toute une série de présences paradigmatiques se substitue à tel ou tel actant. Afin de déterminer le schéma actantiel d'un texte, il faut construire une série de modèles à partir des principaux personnages pris comme sujet, en vue d'identifier les fonctions syntaxiques de tous les actants. Le rapport entre les modèles actantiels construits indiquera le lieu du conflit dramatique. La réduction des modèles actantiels par superposition laissera apparaître un ou plusieurs modèles principaux. L'analyse actantielle permet donc de déterminer le lieu de l'idéologie et les questions posées. Après cet exercice quelque peu intuitif, nous arriverons à un modèle principal.

Bien entendu, il y a, au théâtre, une réversibilité possible des rôles, surtout au moment de la représentation. « L'écriture plurielle du théâtre permet cette double programmation, qui conditionne l 'efficacité d~ la confrontation dramatique, dans la mesure où l'affrontement des désirs (. . .) est réglé par le rapport aux autres actants ( ...

/7

»

La représentation assure ou détruit l'ambivalence textuelle en accordant la primauté à l'une ou l'autre des structures sémiologiques. Le modèle actantiel permet à la représentation de trouver quel conflit il faudra privilégier, la structure profonde du récit théâtral pouvant rendre compte de plusieurs lectures possibles.

On voit comment l'analyse sémiologique pose à la représentation la question de la prédominance des conflits. En effet, le problème posé à la représentation est celui du choix entre un modèle actantiel privilégié ou le maintien de plusieurs modèles actantiels concurrentiels. Travail d'autant plus difficile que le modèle actantiel est en mouvance tout au long de l' œuvre, marquant ainsi la convergence de l'action vers le véritable conflit.

Bref, la détermination du code actantiel principal doit aussi procéder d'une autre démarche que celle qui consiste à en construire une série à partir des principaux actants pris comme sujet. C'est peut-être en examinant la notion de personnage et en se penchant sur le fonctionnement actoriel de la pièce qu'il sera possible de partir, non plus du code actantiel pour arriver aux personnages, mais plutôt du personnage pour arriver à ce code actantiel. Ainsi les traits distinctifs qui définissent l'acteur (unité lexicalisée du récit

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littéraire, [ ... ] particularisation d'un actant, [ ... ] unité anthropomorphe qui manifesterait dans le récit la notion que recouvre le terme d' actant48) devraient former un système oppositionnel constituant un ensemble actoriel orientant la lisibilité de la représentation, par un jeu de déterminations et d'oppositions simples.

2.4 Le personnage

La notion de personnage (textuel-scénique) dans son rapport au texte et à la représentation est une notion essentielle à toute sémiologie du théâtre et il faut la tenir pour un lieu géométrique de structures diverses, avec une fonction de médiateur qui lui permet d'unifier la dispersion des signes simultanés. Le personnage n'est pas une substance, il est une production située à l'intersection de deux ensembles sémiotiques, textuel ou scénique, un objet d'analyse.

Comme le personnage peut être assimilé à un lexème, il apparaît avec sa fonction grammaticale, ce qui constitue son premier axe de fonctionnement. Ainsi, le personnage peut occuper une case actantielle dans un modèle et c'est la détermination de ses fonctions syntaxiques qui précise son profil actantiel. Le fonctionnement actantiel du personnage est souvent en contradiction avec l'importance de son discours ou avec sa place dans l'action. Le personnage en tant que lexème peut aussi avoir une fonction rhétorique; il fait partie du discours textuel total et il y figure comme la métonymie ou la synecdoque d'un ensemble paradigmatique ou la métonymie d'un au plusieurs autres personnages. Le personnage peut aussi être la métaphore de plusieurs ordres de réalités et même faire figure d'oxymore en exprimant la tension dramatique produite par l'union de deux ordres de réalité opposés. C'est au niveau rhétorique de l'analyse du personnage que fait son apparition le rapport au référent; «on peut considérer le personnage comme la métonymie et/ou la métaphore d'un référenl9• » Nous saisissons le caractère construit du personnage, objet de la vision conjuguée d'un auteur, d'un metteur en scène, d'un acteur

et d'un spectateur. Nous quittons ici le niveau textuel pour toucher à celui de la

représentation.

48 Ibid., p. 79. 49 Ibid., p.99.

(23)

Un deuxième axe de fonctionnement du personnage sera celui qui le lie aux déterminations sémiotiques, soit celles qui feront du personnage «un acteur avec un certain nombre de caractéristiques qu'il partage partiellement ou totalement avec d'autres personnages

so

» et celles qui feront du personnage un acteur individualisé. « Toute détermination individuelle du personnage peut jouer un double rôle: a) elle peut faire du personnage un individu avec une âme, hypostase de la Personne, en relation avec une problématique idéaliste du sujet transcendantal; b) elle peut aussi faire de l'individu un élément très déterminé d'un procès historiquesl» promouvant ainsi un sens nouveau.

Finalement, un dernier axe de fonctionnement du personnage est lié à sa nature de sujet du discours, car c'est l'ensemble de ses traits distinctifs et ses rapports aux autres personnages (sa situation de parole) qui permet d'éclairer son discours. Au théâtre, la parole n'a pas de signifiance au-delà de l'énonciation. Ce qui complique les choses, c'est qu'au théâtre tout discours a deux sujets de l'énonciation, le personnage et le je-écrivant. Le discours appartenant au personnage est celui qu'on peut déceler en s'attardant au nombre de répliques, aux rapports de parole du personnage avec les autres et au repérage des types de discours, pour ensuite le lire comme message.

La détermination du ou plutôt des modèles actantiels permet d'établir la fonction syntaxique du personnage. Une analyse assez sommaire du discours dont le personnage est le sujet de l'énonciation et du discours dont il est le sujet de l'énoncé permet, par superposition des verbes, de déterminer avec précision l'objet du désir du personnage. Une analyse sommaire des étapes de l'action dramatique (ou de la fable) permet de déterminer l'action principale et d'écrire la phrase de base, formulation du modèle actantiel principal. La démarche suivante marque l'essai de chaque personnage en tant que sujet du modèle actantiel, afin de déterminer les modèles dont l'existence simultanée indique le lieu du conflit, et aussi d'éliminer les modèles non satisfaisants. Après quoi il

reste à examiner comment tel personnage trouve sa place simultanément ou

successivement dans les différentes cases du modèles2• Aussi, la détermination des

ensembles paradigmatiques auxquels appartient le personnage peut nous permettre de

50 Ibid., p.10l.

51 Ibid., p. 102-103. 52 Ibid., p. 107.

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rendre compte du fonctionnement référentiel et, conjointement, du fonctionnement poétique du personnage et ainsi établir ses traits distinctifs, non seulement pour lui-même, mais dans ses rapports conjonctifs et oppositionnels avec les autres53• Ubersfeld conclut l'analyse du personnage par une note sur la théâtralisation du personnage. N'ayant d'existence que par la représentation concrète, le personnage-texte est modifié par les signes qu'apporte la présence du comédien, dont l'ensemble des rôles joués marque le rôle nouveau par une stratification créatrice. La théâtralisation du personnage est déjà marquée textuellement par sa parole, par son nom ou par son caractère historique.

Ce cadre méthodologique nous servira à étudier Les Cenci en vue de déterminer les procédés et signes textuels qui constituent T'et préfigurent la représentation au sein du texte de théâtre. Au terme de cette analyse, nous confronterons les idées développées dans Le Théâtre et son Double à la pièce Les Cenci afin de déterminer les indices textuels renvoyant à la métaphysique d'Artaud et montrer le non-respect de certaines perspectives théoriques. Nous décèlerons ensuite ce qui, dans cette pièce, ne se prévaut pas du projet artaudien et ce qui constitue une alternative par rapport au concept d'origine.

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3.1. Analyse du modèle actantiel

Les théories de sémantique structurales de Greimas dont se sert Ubersfeld reposent sur un système contenant deux niveaux autonomes de structures textuelles: a) la macro structure ou structure profonde décrivant les relations et les fonctions entre actants, et b) la structure de surface faisant état de l'action et des particularités des acteurs. La macro structure du texte dramatique Les Cenci correspond à une grande phrase, dont les relations syntaxiques correspondent, elles, à l'image de la structure textuelle. La phrase de base du texte dramatique est un schéma syntaxique de la structure profonde que l'on peut illustrer à l'aide du schéma actantiel de Greimas. Pour ce faire, il nous faut analyser le discours dont l~ personnage est le sujet de l'énonciation et de l'énoncé dans le but de déterminer, par superposition des verbes, l'objet du désir ou du vouloir des personnages. Cette méthode, appliquée aux Cenci d' Artaud, donne le modèle actantiel suivant54 :

Destin Camillo (Pape),

Cenci---» Béatrice ---» Cenci, Soi, Destin,

Orsino Famille Meurtre Orsino

---

,---Camillo Famille Camillo (Pape) Cenci

De ce modèle actantiel qui relève d'un certain choix d'interprétation, trois triangles importants se dégagent. Un des triangles illustre l'action de la pièce entre les actants sujet, objet et opposant. L'actant-sujet Béatrice désire le meurtre de son père. L'actant Cenci s'oppose directement à ce désir; il y a donc choc des deux désirs qui se rencontrent sur l'objet, d'où le conflit principal de l'action dramatique. Le cas de opposant Camillo est particulier. Ce dernier ne s'oppose pas à l'objet du désir de

l'actant-54 Nous voyons qu'un actant n'est pas forcément un personnage. Aussi, dans l'ordre de la macrostructure,

on ne parlera pas de personnages mais d'abstraction, même si parfois un actant semble figurer un personnage : S = Béatrice.

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sujet, puisque le meurtre de Cenci, qu'il espère en fait, lui profite. La flèche du désir reliant l'actant-opposant Camillo au reste du schéma est donc dirigée vers le sujet Béatrice: il s'oppose à Béatrice, car en détruisant l'autorité paternelle, c'est l'autorité sociale et, par extension, celle de l'Église qu'elle atteint.

Un'triangle reliant les cases destinateur, sujet et objet explique la motivation profonde du désir du sujet ainsi que les raisons idéologiques de l'action, car c'est le destinateur, de par sa nature abstraite, voire socio-historique, qui inspire l'action de la pièce. Dans Les Cenci, l'action est inspirée par le projet d'Artaud tel qu'énoncé dans Le Théâtre et son Double et aussi par la pourriture de cette société patriarcale bourgeoise qui attise et punit toute révolte. Les Cenci devait être l'expression d'un théâtre d'abord rituel et magique, lié à des forces, basé sur une religion, des croyances effectives, et dont l'efficacité, se traduisant en gestes, serait liée aux rites du théâtre qui sont l'exercice d'un besoin magique spirituel 55 • Selon Artaud, même si les croyances rituelles s'éteignent, le

geste extérieur du théâtre demeure, vidé de sa substance interne soit, mais encore transcendant sur le plan de l'imagination et de l'esprit. Il n'y a plus de véritable pouvoir ou idée occulte derrière ce geste, mais un substratum poétique réel continue à s'agiter derrière lui comme par rejet. Ce reflet des idées mortes demeure dans l'état poétique du geste, état qui constitue la poésie à l'état pur. À partir de cet état pourtant l'esprit continue à créer des mythes et le théâtre à les représenter. Le théâtre continue à vivre au-delà du réel, à proposer au spectateur un état de vie poétique qui, si on le poussait à bout, ne conduirait qu'à des précipices, préférables tout de même à la vie psychologique simple sous laquelle étouffe le théâtre français de l'époque qui ne crée plus de mythes56• Dans un

spectacle qu'Artaud considèrerait idéal - et dont Les Cenci constitue une tentative - les hommes viendraient à leur place, avec leurs passions et leur psychologie personnelle, mais pris comme l 'harmonisation de certaines forces, sous l'angle des événements et de la fatalité historique où ils ont joué leur rôle57• Conformément à la règle voulant que les actants abstraits soient souvent métonymÎquement présents sur la scène, il y a un personnage qui incarne ces idées destinatrices, Francesco Cenci lui-même. La présence, à l'intérieur de la case destinateur, à la fois d'un élément abstrait, cette fatalité, et d'un

55 Voir A. Artaud, OCV, p.16. 56 Voir Ibid., p.l6.

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élément animé, Cenci, aboutit à l'identification de l'un à l'autre58• Ainsi, le destin, ou plutôt une force supérieure, s'incarne en Francesco Cenci et le pousse à désirer sa fille. L'inceste combiné à l'expérience de cette force supérieure (Dl) chez le sujet Béatrice (S) l'engage à désirer l'arrêt de l'influence de cette force sur son père, arrêt qui ne peut s'accomplir que par le meurtre de Francesco (0), les deux actants étant liés. L'actant Orsino se trouve aussi dans la case destinateur. Même s'il ne fait qu'aider à la concrétisation d'un désir qu'un actant plus puissant a véritablement engendré, il n'en demeure pas moins destinateur de par sa volonté de conquérir Béatrice et, éconduit par cette dernière, de perdre la famille. On voit comment la caractérisation psychologique peut dépendre étroitement de l'idéologie59•

La case du destinataire demeure plus problématique. Alors que le destinateur porte la signification idéologique du texte60 - soit la présence de cette force supérieure qui

influence la famille - la case du destinataire montre l'issue du conflit dramatique par laquelle le bénéficiaire du désir du sujet pour l'objet trouve son compte. Dans le cas de cette fable de vengeance, l'actant Béatrice, en plus d'être sujet, se trouve à bénéficier de l'action qu'elle pose puisqu'elle est délivrée de Cenci. De la même manière, Cenci se trouve aussi à être le destinataire de son propre meurtre. Poussant l'actant Cenci à désirer Béatrice et provoquant chez le sujet Béatrice la volonté de tuer Cenci, la fatalité est également destinataire, car la réalisation du désir du sujet envers l'objet lui permet une pleine réalisation. Le destin organise donc la structure du récit en orchestrant un réseau d'actants qui obéissent à des motifs dont ils ne peuvent comprendre les déterminations. La famille est aussi le destinataire du désir du sujet pour l'objet, car l'élagage d'un de ses éléments entraînera d'abord sa délivrance et ensuite sa perte. La réalisation du destin par l'expression du désir de meurtre chez le sujet Béatrice profitera directement à Camillo, et par extension à toute la chambre apostolique, qui convoite la fortune familiale. Nous sommes confrontés à un destinataire multiple. Ceci nous permet de tracer un troisième triangle qui relie, entre elles, les cases destinataire, sujet et objet.

Enfin, ·le couple adjuvant-opposant éclaire, par son opposition, un conflit particulier. Le travail de l'adjuvant famille est de rendre possible le désir du sujet Béatrice

58 Voir A. Ubersfeld, p. 55. 59 Voir Ibid, p. 64.

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pour le meurtre de Cenci, car a priori elle en profitera avant d'en souffrir, d'où la flèche de désir directement orientée vers l'objet. Orsino fait évidemment aussi figure d'adjuvant. Le cas de l'actant Camillo est particulier. Nous avons vu comment il s'oppose au sujet Béatrice. Or, comme la disparition de Cenci lui profite directement et qu'il ira même jusqu'à suggérer ce meurtre, cet actant apparaît aussi dans la case adjuvant.

L'action principale ainsi déterminée nous a permis de formuler le modèle actantiel principal, lequel met en évidence la fonction syntaxique des personnages. Cependant, la nature pluridimensionnelle du texte dramatique suppose la concurrence de plusieurs modèles actantiels dont l'existence concomitante peut révéler les lieux de conflit. Bien que nous croyions avoir décelé le modèle principal, un doute subsiste quant à l'identité du sujet de ce schéma. En effet, puisque Artaud incarnait aussi le rôle de Francesco, rôle clé au sein de l'action dramatique, il est possible qu'un autre modèle actantiel se soit imposé simultanément ou successivement à l'autre, lors de la représentation, mettant Francesco Cenci à la place de l'actant sujet:

Fatalité Cenci Soi, Fatalité, Famille

Beatrice, ruine de la famille

Camillo Famille, Orsino

Il ne fait pas de doute que ce modèle soit valable pour l' œuvre entière et non seulement pour les scènes dans lesquelles il apparaît, le désire qu'il illustre étant le fait qui déclenche l'action principale, c'est-à-dire la révolte de Béatrice. Cependant, comme Artaud était à la fois l'auteur et le metteur en scène de la pièce à l'étude et qu'il a laissé plusieurs notes faisant part de ses intentions de mise en scène, il faut en conclure que c'est le premier modèle actantiel présenté qu'il a tenté de primer lors de la représentation. Ainsi, dans son dossier sur Les Cenci, Artaud dit du personnage:

Le personnage présente, d'une part, une obéissance aux ordres du destin

accomplissant avec passivité et avec toute sa conscience la fatalité le liant aux astres, et d'une autre part, une déchirure qui, après cette soumission à la fatalité, lui fait se

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demander s'il ne s'est pas trompé, et le fait se révolter dans une sorte de confrontation supérieure « où les fantômes de l'être planent61• »

Cette description s'applique à l'actant Béatrice qui, poussé par une suite d'événements, commettra une action dont les conséquences le plongeront dans une situation de doute, le conflit interne qu'il incarne ordonnant tout le drame. L'actant Cenci, quant à lui, accomplit la fatalité, mais ne vit pas pleinement, avant de disparaître, cette déchirure dont parle Artaud. On peut prétendre que le second modèle actantiel ayant Cenci comme sujet n'est probablement pas le principal et il est préférable de le mettre de côté. Néanmoins, de la superposition de ces deux modèles, on peut tirer la conclusion suivante: dans les deux cas, la fatalité, présente dans les cases destinataire et destinateur, organise le drame conformément au projet d'Artaud tel qu'exposé dans Le Théâtre et son Double, ce qui revient à dire que la fatalité, prise comme l'expression d'une certaine force métaphysique, dicte la conduite des actants personnages.

La représentation de mai 1935 a constitué l'issue ultime et l'achèvement de ce texte dramatique. En la prenant en compte, dans la mesure de ce que nous en savons, il est aisé de voir qu'elle met en relief quelques problèmes. D'abord, le type d'identification auquel le public était susceptible de se prêter a bel et bien déterminé l'interprétation du texte qu'a retenue Artaud. D'autant plus que dans le contexte précis de son projet théâtral, le public se devait de jouer un rôle dont les particularités étaient précisées dans le programme remis avant la pièce, dans les journaux, etc. Le public devait se servir du théâtre comme d'un révélateur afin d'apercevoir les puissances sombres de sa propre collectivité, sa force cachée, et de prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu'il n'aurait jamais connue sans lui62•

Aussi, il faut savoir que des modifications peuvent être apportées à l'intérieur même du modèle actantiel privilégié, dans la mesure où l'on peut interpréter les actants différemment selon une foule de facteurs, dont la physionomie d'un comédien et la

perception du metteur en scène. Il nç>us est impossible de connaître complètement les

choix que fit Artaud par rapport à cette question. L'actant Camillo pourrait, par exemple, ne pas occuper la case adjuvant dépendamment de l'interprétation que l'on fait de la

61 A. Artaud, OCV, p. 19-20. 62 Voir A. Artaud, OCIV, p.31.

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deuxième scène du deuxième acte. C'est donc par les choix qu'il a opérés lors de la mise en scène qu'Artaud a rendu la structure de son projet visible aux spectateurs.

Examinons maintenant la structure actorielle, c'est-à-dire la structure de surface. Dans le deuxième chapitre, nous avons détaillé ce qu'est l'unité lexicalisée que l'on nomme acteur, unité qui contraste avec l'unité actantielle. Ainsi, l'actant sujet Béatrice est lexicalisé en acteur-femme portant le nom de Béatrice. Dans l'analyse d'un texte dramatique, l'acteur du récit correspond le plus souvent à un comédien sur la scène. Cependant, comme plusieurs cases actantielles peuvent correspondre au même acteur, plusieurs acteurs peuvent aussi être le même actant: Lucrétia, Bernardo et Giacomo représentent l'actant famille et fonctionnent tous plus ou moins de la même façon. À l'unité d'acteur vient s'ajouter celle du personnage, autre unité de la structure de surface. Nous ne tiendrons pas compte de ce qu'Ubersfeld nomme le rôle, qu'elle définit comme un

«

acteur codé limité par une fonction déterminéi3

»

et qui apparaît dans une forme de théâtre plus codée que ce qu'Artaud tentait de faire, son projet s'inscrivant, selon lui, en marge de tout le reste de la production théâtrale de l'époque.

3.2 Analyse du personnage

Dans l'analyse sémiologique d'un texte dramatique, le personnage occupe un statut particulier puisque, par le phénomène de dénégation, le lecteur de théâtre sait que le personnage n'est pas une personne possédant une psyché fictive. Il sait bien qu'éventuellement ce sera un comédien qui incarnera ce personnage sur la scène. À l'intérieur du texte de théâtre, chaque personnage se définit dans son rapport aux autres par l'établissement du modèle actantiel. Dans une sémiologie du théâtre, le personnage reste une unité importante, car il permet de grouper sous un lexème tout un ensemble de signes paradigmatiques : il est un lieu de fonctions diverses où se rencontrent les thèmes essentiels du texte. Entreprenons donc une analyse des personnages des Cenci qui sera

fondée sur le modèle actantiel principal et orientée sur la fonction des personnages dans le

spectacle.

3.2.1 Détermination des ensembles paradigmatiques

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Nous avons établi un modèle actantiel dans lequel Béatrice est définie comme sujet par un désir de meurtre qui constitue le centre de la structure syntaxIque de l'action. Voyons comment ce personnage fonctionne dans son association au paradigme du meurtre. Dès la scène d'exposition, nous sommes confrontés à ce paradigme qui d'emblée définit un bon nombre de rapports entre les personnages64• Le personnage Béatrice se définit par rapport à l'expression d'une volonté d'agir contre une certaine cruauté qui l'oppresse et qui est personnifiée par Cenci. «Mon père. - Voilà mon mauvais destin65• »

Dans le deuxième acte, Béatrice exprime son devoir d'haïr son père mais s'y abandonne avec difficulté; elle préfère pourtant mourir que de céder aux avances de Cenci dont elle pénètre le caractère. Il nous faudra attendre le troisième acte avant que Béatrice ne formule un désir resté latent depuis le début de la pièce. Après avoir fait mention de l'inceste à sa famille, Béatrice manifeste sa volonté de vengeance, veut dire publiquement son déshonneur et souhaite tuer son père. Le tableau final montre Béatrice accepter le crime, mais en refuser la culpabilité; elle décrie l'injustice de l'union des autorités paternelle et papale contre ce qu'elles ont créé. En condamnant ses bourreaux, elle craint que sa mort ne la rapproche de son père.

La détermination des ensembles paradigmatiques auxquels appartiennent les personnages nous permettra de définir les fonctions rhétoriques du personnage en relation ou en opposition avec d'autres personnages et d'établir une liste des principaux traits. Ainsi, Béatrice Cenci appartient aux paradigmes :

-Cenci (membre de la famille) vs Camillo, Orsino, Andréa, Colonna, assassins, gardes. -Femme Geune et belle) en conjonction-opposition avec Lucrétia.

-Fatalité (victime de la) vs ceux qui ne le sont pas: Camillo, Orsino, Colonna. -Autorité (soumise à) vs ceux qui l'exercent: surtout Cenci et Camillo (pape).

-Désir (objet de) vs ceux qui ne le sont pas: Cenci, Camillo, Orsino, Giacomo, Colonna. -Meurtre (coupable de) vs ceux qui ne le sont pas: Bernardo, Orsino, Camillo, Colonna. -XVIe siècle vs XIXe siècle vs XXe siècle: héroïne littéraire de Shelley, Stendhal, mais

aussi Hawthorne, Guerrazzi, Landor, Slowacki, Rozycki, etc.

64 Les Cenci s'ouvre sur cette phrase de Camillo: « Peuh ... Un meutre n'est pas une affaire. » 65 A. Artaud, OCIV, p. 136.

Figure

TABLEAU 8: la dérape.

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